David et Géricault - Souvenirs du Collège de France (1846)

David et Géricault - Souvenirs du Collège de France (1846)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 138 (p. 241-262).
DAVID — GÉRICAULT
SOUVENIRS DU COLLÈGE DE FRANCE
(1846)


I

Lorsqu’une œuvre d’art me retient longtemps devant elle et que je lui reviens, c’est qu’à part le talent de l’artiste, mon regard pénètre une chose qui importe singulièrement à l’historien : la révélation d’un moment du passé qui l’occupe aujourd’hui, et qu’il racontera demain.

Révélation très variée, qui complète un fait, — une idée, — une époque, — une heure de la vie d’un peuple.

Ou bien encore, dans le portrait, toujours si utile à consulter, elle donne le dessous qu’on tient à cacher, mais que l’investigation sagace du peintre a su faire affleurer discrètement à la surface, au profit des jugemens de l’avenir.

Grand bonheur, que l’histoire doit se hâter de saisir. La peinture, lorsque le burin ne lui assure pas une sorte d’immortalité, est chose si éphémère !

Rembrandt l’avait si bien senti, qu’à la fin, quittant les pinceaux, il ne fit plus que graver ses œuvres.

Excellent exemple, qu’il serait bon de suivre. La gravure devrait être l’un des premiers soucis de l’école des Beaux-Arts. Elle devrait, par tous les moyens possibles, encourager, propager son enseignement.

Oui, plus j’étudie et j’interroge l’art véritable, plus je trouve qu’en bien des cas il est un merveilleux interprète du génie national d’un peuple. Le temps me manque pour en fournir ici des preuves multiples ; pour insister aussi sur mon regret, quand je constate que la France, de bonne heure si avancée à tant d’autres points de vue, en ceci fut en retard.

La révélation de l’âme de la patrie, dans l’art — chez elle — n’a percé que lentement. Au XVe siècle, on croit la voir apparaître naïve, mais c’est plutôt l’Italie.

Au XVIe siècle, elle s’élance dans la sculpture, et trop peut-être. Jean Goujon tourne volontiers à l’arabesque. Il commence par la femme et finit par l’ondine. Germain Pilon, qui eut la grâce et la force réunies, nous révèle une France plus vraie, quoiqu’un peu mignarde parfois.

Tout autre, — toujours dans la sculpture, — éclate le génie de la France au XVIIe siècle. L’œuvre immortelle de Puget n’exprime pas seulement la passion austère du grand artiste, elle est encore l’exode des malheurs du temps. Leur sombre genèse est racontée, même dans les monumens officiels, où la liberté de l’artiste subit à l’ordinaire, dans l’exécution, de multiples entraves.

Ce fier génie échappe ; il ne consent à donner que ce qu’il voit ! En lui, le peuple a son avènement. Peuple pacifique, écrasé par toutes les calamités à la fois : la guerre (voir le Petit Alexandre du Louvre), les razzias du fisc, les persécutions religieuses : galères, prisons, enlèvemens d’enfans, etc.

Le Milon, les Atlas, de Toulon, la petite Andromède, sont autant de symboles des tragédies de l’époque dont les froids Mémoires ne donnent guère l’idée.

Le caractère national se révèle aussi dans le goût des ornemens, des décorations. Si ce goût est parfois exagéré, il faut convenir qu’il y a souvent une vraie noblesse dans l’édifice en lui-même. Je ne citerai que la hardiesse élégante de la porte Saint-Denis, la coupole des Invalides, l’aînée de notre Panthéon. Noble et mélancolique monument, construit dans les années meurtrières du grand siècle. Asile étroit, insuffisant pour tant d’hommes qui revenaient mutilés.

Il subsiste plutôt pour rappeler au souvenir les peuples anéantis, les millions de morts dispersés qui n’ont pas eu de tombeau.

Si maintenant nous consultons la peinture de la même époque, nous trouvons, au contraire, que la nationalité mollit ou s’efface. La bourgeoisie que nous peint Lebrun, bouffie en même temps que médiocre, aspire vainement à la majesté. Elle a beau s’exhausser, — en haut, — par la monstrueuse perruque, — en bas, se dresser sur des talons de proportions invraisemblables, elle n’atteint point son but. Ce n’est pas là la vraie majesté, et ce n’est pas non plus la France.

C’est l’emphase espagnole.

Vienne donc la délicieuse peinture du XVIIIe siècle, qui nous ramène à la vraie nature ; qui croit, avec tant de raison, qu’il n’y a rien de mieux à faire que de la bien pénétrer et de la suivre ; qui, d’abord, s’attache à reproduire celle que l’époque prise le plus : la nature féminine.

Nul n’a excellé comme Watteau à donner la femme dans la vie, le mouvement ; nul n’a su mieux rendre sa grâce et son charme, ni mieux poser sur les épaules sa jolie tête fine, expressive, sans mobilité fatigante ; ni faire mieux parler sa bouche et son sourire, les yeux aussi. Ce qui à chaque instant en jaillit, dans les éclairs d’une douce gaieté, c’est bien la scintillation de l’esprit français. Il illumine tout. On a dit que le modèle de Watteau, c’était l’Italienne. Bien à tort ! C’est presque toujours la Française qui l’occupe, qu’il met en scène, bien que sa maigreur, — spéciale à la fin du siècle, — l’attriste. Ce qui le séduit, l’ensorcelle, c’est ce mystère singulier de grâce et de mouvement qui n’est qu’à elle, dans un si juste équilibre.

Pour être vrai, disons qu’il appartient à notre race tout entière, et que Watteau l’a également saisi, ce rythme unique, dans son tableau : Comment le Français marche.

Vous voyez sous la pluie, dans la boue, — lestement, comme au bal, — marcher un bataillon de nos maigres soldats. Lui seul, le plus nerveux des peintres, a surpris, saisi les adresses invisibles, variables, de cette chose inconnue : « le pas. »

Hélas ! ce jeu de la physionomie, cette vivacité dans l’allure, et la scintillation du regard, on dirait que tout cela s’efface, s’éteint, avant même que le siècle ne finisse…

La révolution de 89 éclate ; le peuple en reçoit le choc électrique ; et le voilà de nouveau rentré en scène, le principal acteur du drame qui se déroule.

Aura-t-il, cette fois encore, pour interprète, quelque puissant génie ?

Nullement.

Et David, direz-vous ?

David ?… Non, car il ne spécifie pas, il reste dans le général. À part le Serment du jeu de Paume, les Funérailles de Lepelletier, on ne se douterait jamais qu’il ait été mêlé lui-même à la Révolution, et pour elle plein d’enthousiasme.

Le dessin de son Marat mort est fort beau ; mais lorsqu’il le peint, ce n’est plus qu’un Marat quelconque, mou, faible, vague, sans nationalité, — si accusée ici, — sans respect, non plus, de l’individualité.

C’est la Terreur en peinture, mais ce n’est pas Marat.

Il a pourtant, ce maître, par éclairs, un sens profond de la nature, on le voit à ses dessins. Plusieurs de ses portraits ont aussi une grande valeur d’expression. Je pense, entre autres, à celui de M. Lenoir, le fondateur du Musée des monumens français.

Ce qui est infiniment regrettable, c’est que ce sentiment de la nature — un si précieux auxiliaire pour l’artiste ! — David, au lieu de s’y abandonner, semble plutôt le redouter et le fuir.

Qu’est-ce pourtant que la spécification, sinon le juste hommage rendu à la liberté individuelle ?

David ne fut donc pas, comme certains l’affirment légèrement, l’interprète de la Révolution. Il le serait plutôt de l’Empire. Bonaparte se Tétait attaché avant même d’être consul. Il fut fidèle à l’empereur, peignit les dates officielles de son règne, le Couronnement, la Distribution des aigles, etc. Mais cela ne symbolisait pas la France, et c’est le point de vue qui m’occupe.

A part Napoléon et les siens, David, dans son œuvre qui est considérable, a peint surtout l’antique.

Son éducation l’y avait préparé. Neveu, gendre d’architectes, il entra, en quittant le collège, chez son parent Boucher. Mais celui-ci, vieux et bien près de la mort, n’enseignait guère plus. Il légua son élève au peintre Vien, qui le prit avec lui lorsqu’il fut nommé directeur de l’École de Rome.

David avait alors vingt-sept ans, l’âge où la personnalité de l’artiste a déjà pris l’essor. Mais à copier, copier toujours, pendant cinq longues années, ce que l’on connaissait alors de l’antique : le secondaire et l’immobile, comme représentation des dieux et des déesses, il semble que David ait perdu, en partie, ce qu’il pouvait avoir d’originalité.

On a fort admiré les bas-reliefs qu’il a introduits dans ses compositions. Mais d’abord, pourquoi des bas-reliefs en peinture ? Ils viennent là pour figer la vie. La rigidité du marbre se retrouve dans les personnages. Les orfèvres et les peintres du XIVe siècle ne sont pas plus symétriques. Romulus et Tatius sont opposés aussi régulièrement que les deux jambages d’une porte.

L’Ecole romaine ne réussit pas toujours à ceux qui la pratiquent. Ou bien elle les submerge dans la peinture étrangère à nos mœurs, ou bien, elle les stéréotype, les durcit, les paralyse, par l’étude, non de l’antique complet, organisé, mais en fragmens d’antiques souvent médiocres, toujours scindés, — donc faux.

Qu’en résulte-t-il ? Que l’élève, devenu maître à son tour, enseigne dans le sens de sa propre éducation. C’est ce qui arriva pour David. Tous ses élèves copiaient le profil de la jambe de Romulus, de Tatius. (Ceci m’a été conté par M. Belloc, l’éminent directeur de notre Ecole municipale de dessin.)

Or, l’ensemble seul donne le vrai, et le donne dans son harmonie.

Le danger qu’il y a encore pour l’artiste de trop copier l’antique, c’est qu’il y perd le sens de sa propre tradition. Et, pour un Français, surtout, il n’est rien de plus nuisible que de l’oublier.

A vrai dire, l’Empire y poussait. Un seul homme, une seule époque dans l’histoire, rien avant, rien après, c’était le rêve de Bonaparte.

De la France du passé, plus de nouvelles ! Géricault racontait avoir vu les élèves de David jouer à la balle contre un Lebrun.

Je n’en fais certes pas le maître responsable ! je note seulement le fait, comme une expression du caractère du temps. Raphaël était à peine toléré, il n’y avait que mépris pour Rubens, Rembrandt, etc.

Ce même dédain de ce qui avait précédé se retrouve, du reste, dans les modes et l’ameublement de l’époque. C’est un changement universel. La ligne de vie par excellence, la ligne courbe, onduleuse, semble à jamais abolie, proscrite. Le sec, le rigide et sa froideur, en tout prédominent.

Ce genre nouveau avait sans doute le mérite du bon marché. En cela, il convenait à l’ascension des classes auxquelles le luxe coquet de l’ancienne école était inaccessible.

Mais les riches, quelle raison avaient-ils de la délaisser ? S’il fallait à leur inconstance autre chose que l’adorable Louis XV qui, dans le meuble, s’inspire des courbes de l’arbre qu’il emploie ; ou l’élégant Louis XVI, pourquoi empruntera l’élément tudesque, ou à l’élément anglais, bizarrement bariolé de trois choses, aristocratique, marchand, puritain ?

Puisqu’on décidait de biffer tout ce qui appartenait à notre art national, sans doute pour faire accroire qu’il n’avait jusque-là produit rien de bon, il eût été plus naturel, plus logique, de recourir à l’art grec, j’entends le vrai, celui qui, à travers les siècles, a toujours servi l’inspiration.

Qui veut le bien juger, ne doit pas s’en tenir au secondaire, mais remonter à la réelle antiquité, celle qui sut interpréter la vie, la rendre dans toutes ses manifestations, pour l’avoir étudiée, non seulement en soi, mais encore autour de soi.

Or, David, en dehors de la nature humaine, ignora, méprisa ces manifestations dans les êtres que notre orgueil qualifie, à tort, d’inférieurs. Aussi, comparez le cheval sur lequel Napoléon passa le Saint-Bernard, aux chevaux du Parthénon !…

A quoi tient que ceux-ci joignent à la sublimité des formes, une intensité de vie surprenante dans l’action, et pourtant si juste ? Cela tient, à ce que ceux qui les ont tirés du marbre et créés une seconde fois, observaient de très près la nature, qu’ils la prenaient pour guide, aidés, en cela, par les révélations de l’anatomie.

Non seulement ils disséquaient les esclaves, mais encore des bêtes, surtout les chevaux. Les uns et les autres leur donnaient, dans le détail, tout ce qui importe, la justesse des attaches essentielles ; et le dessous, qui apprend la cause des formes, le secret de leurs mouvemens réciproques, et leur harmonie dans la variété.

Nous voilà bien loin de cette antiquité secondaire, immobile, que David a eu le tort de copier trop exclusivement !

Comment donc ce maître n’a-t-il pas compris que l’imitation doit être laissée aux peuples qui n’ont ni passé ni tradition ?…

Ce n’est certes pas le cas de la France.


II


Lorsque, me plaçant uniquement au point de vue de la tradition nationale révélée dans l’art, j’ai opposé David à Géricault, et dit de celui-ci qu’il fut, en ce sens, le premier peintre français de l’époque, on s’est montré fort surpris. Un de mes auditeurs vient même de m’écrire pour réclamer.

Et pourtant, je ne m’en dédirai pas.

Oui, Géricault est le seul qui ait pris la France en elle-même, en dehors de toute imitation.

Poussin a peint des Italiens, David des Romains et des Grecs ; Géricault, dans l’étrange réaction de 1816, où la France sembla se renier elle-même, Géricault de plus en plus l’adopta !

Il protesta pour elle, par l’originalité toute française de son génie et par le choix exclusif des types nationaux. Il ne subit pas l’invasion, il conserva ferme et pure la pensée nationale, ne donna rien à la réaction.

Cela est héroïque.

La haute valeur de son œuvre, — à part le dessin, le coloris, le mouvement, — c’est qu’elle est le vivant symbole de la patrie à l’heure de sa mortelle défaillance. Ce génie, ordinairement ferme et sévère, du premier coup peignit l’empire et le jugea ; du moins l’empire de 1812 : la guerre, et nulle idée !

Par le Chasseur au Départ ; — le Cuirassier blessé, celui-ci, image de tout un peuple qui descend à l’abîme ; — par le Naufrage de la « Méduse », portrait de la France au moment tragique où elle entre dans le tombeau, le grand peintre a écrit en trois pages ineffaçables la période funèbre qui tient en trois années : 1812-1815.

Le plus poète fut ici le plus observateur. Avec l’idéal, il eut le réel. Observateur, il le fut jusqu’à la minutie, ne laissant rien à la fantaisie, au caprice.

Voilà pourquoi Géricault, grand comme œuvre, apparaît plus grand encore comme méthode.

Son éducation le prépara d’autant mieux à être l’historien de son temps, qu’elle fut toute française. Il ne connut l’Italie qu’après avoir donné la moitié de son œuvre magistrale. La voyant méconnue du public, il s’éloigna par découragement. Mais bientôt malade de nostalgie, il revint à la France, reprit son idée historique, donna cette fois « le naufrage de la patrie ». C’est le Radeau de la « Méduse ».

Le maître de Géricault ne fut pas David. Celui-ci avait 40 ans lorsque Géricault vint au monde, par conséquent près de soixante, lorsqu’il sortit du collège. Carle Vernet, peintre de chasses, de meutes, de chevaux, avant qu’il ne se fît peintre de batailles, fut son premier maître. Géricault lui dut, peut-être, le goût précoce et très vif qu’il eut pour les chevaux.

Dans l’intervalle des leçons de l’atelier, il s’en allait à la caserne de Courbevoie les étudier d’après nature, non seulement dans les écuries, ce qui lui permettait de dessiner de longues files de croupes, mais encore en pleine liberté. Il s’enquérait de tout : de la race, de l’âge, du caractère… Il étudiait les formes de chacun, le poil même, afin de mieux saisir la spécification, comme vérité individuelle.

En même temps, il s’exerçait à pénétrer la difficile science du raccourci, si admirablement rendu dans sa première œuvre, le Chasseur au Départ. Il a marqué là, de main de maître, jusqu’où l’expression des mouvemens est possible en peinture.

Il sentit encore très vite que les animaux reproduisent et développent telle ou telle partie de l’homme à divers degrés, et qu’en anatomie les deux études doivent être conduites parallèlement, si l’on veut qu’elles soient fécondes dans l’application.

Par cette pénétration de ce qu’imprime le dessous à la surface et détermine les formes extérieures, Géricault fut un disciple remarquable de Geoffroy Saint-Hilaire.

Le second maître après Vernet, le doux, le sec Guérin, n’influa guère. Il ne comprenait rien à l’exubérante vigueur de son élève, et la traitait d’extravagance. Disons, à l’honneur de David, que son jugement fut tout autre. Il a raconté lui-même son étonnement profond, lorsque, à côté du portrait de Marat que venait d’exposer Gros, son élève, il vit le Chasseur au Départ de Géricault. Admirable d’impartialité, David, sans hésitation, le proclama supérieur.

La loi des contrastes, qui oppose souvent à un maître timide un élève fougueux, est l’affirmation de la liberté chez les êtres puissans. Ils rompent avec les obstacles, s’affranchissent. Ainsi Géricault échappe à Guérin, Delacroix à Scheffer, Gros à David. Toutefois, celui-ci ne s’émancipe pas si complètement, qu’il ne rappelle dans telles de ses œuvres les défauts que j’ai reprochés à son maître, en parlant du portrait de Marat.

Je ne citerai à l’appui qu’un dessin de Gros qui est au Louvre, et qui représente l’empereur sortant de Moscou en flammes.

Eh bien ! tout y est mol, vague, faible, comme dans tel roman historique. Rien n’est caractérisé d’un trait spécifique. Le Kremlin n’est pas un Kremlin ; on le cherche, on voudrait revoir, en ce jour de fatalité, la sublimité fantasque et terrible de ses minarets barbares, de ses kiosques de pierre, cette Asie pétrifiée qui nous a fait frissonner tous, devant le panorama de Moscou.

Et l’empereur, non plus, n’est pas l’empereur, c’est un maigre Bonaparte, l’élève de Brienne, et non l’homme déjà fatigué, gras, blanc, d’une pâleur mate, qu’il était en 1812. Ce qui manque ici, je le répète, c’est la spécification, tel trait précis, vif et fort, par où l’objet sort du tableau, va prendre le spectateur, s’en empare, saisit son imagination, sa mémoire, pour toujours.

Mais ce qu’eut en propre Gros, ceci à l’inverse de David, ce fut, comme Géricault, de sentir la France. Pris par la réquisition, et retenu en Italie, à Gênes, au milieu des officiers de l’état-major, il ébauche quelques portraits qui attirent l’attention de Joséphine. Elle les signale à Bonaparte. Il est frappé de leur valeur, veut avoir aussi le sien, et se fait dessiner après Arcole.

Mais les fumées de la poudre bientôt enivrent l’artiste, et voilà le soldat passé peintre de batailles ! Par lui, nous avons nos batailles d’Orient. Les Pestiférés de Jaffa, son premier chef-d’œuvre, montre les malades étendus ou assis sur leur couche de douleur. Hâves, déjà avancés dans la mort, de tout leur corps s’exhale une terrible odeur de cadavre… Mais Bonaparte apparaît, et le miracle s’opère. Il suffit qu’il les touche, ils sont guéris !… C’est le demi-dieu, déjà guérissant la France. Ici, Gros, autant que les malades, a subi la fascination du magicien.

Sa Bataille d’Eylau est autre chose. Rien de plus funèbre. On se rappelle qu’en voyant devant lui, — autant que pouvait s’étendre le regard, — la neige rouge de sang, et, sur cet immense linceul, tant de membres épars, des bras, des jambes, des têtes arrachées, dont les yeux, dilatés par la stupeur, restaient fixés sur cette scène de carnage, l’empereur ne put se contenir. Le premier cri humain s’échappa de la poitrine de cet impitoyable destructeur d’hommes… « Quel fléau que la guerre ! »

C’est ce cri d’horreur que Gros a essayé de rendre. N’est-ce pas aussi un cri d’alarme ? Le vainqueur, on le sent, a déjà la terreur de l’inconnu des glaces, et la prévision de Moscou.

Revenons à Géricault. Ce grand artiste n’a pas eu le bonheur de David, qui a vu son œuvre à peu près complète, gardée par nos musées, par la France.

Géricault mort, ce fut, dans son atelier, un vrai pillage. Chacun prenait, emportait, disant : « C’est sans valeur, il ne se vend pas. »

Où sont maintenant toutes les préparations de son œuvre capitale, le Radeau ? Où sont les esquisses grandioses qu’il rapporta de Rome, la course des chevaux barbes que des hommes intrépides arrêtent par leurs naseaux saignans ? Où est la Peste de Barcelone, et tant d’autres œuvres immortelles ? Les préparations du Naufrage, plus touchantes que la réalisation, disent assez la force de cœur qui était en lui.

Hélas ! tout s’en est allé aux quatre élémens. M. Greenwich affirmait que le seul peintre Colin avait, pour sa part, cent cinquante de ces esquisses, entre autres le dessin des chevaux de Rome.

Ce que l’État garde de lui, la sublime trilogie, reléguée au Palais-Royal ou ailleurs, a été longtemps invisible.

Et pourtant, l’on ne peut juger de la valeur réelle d’un artiste que par l’ensemble de son œuvre. Combien j’ai senti cela, fortement, à la Pinacothèque de Munich, devant les quatre-vingts Rubens réunis !

Mais toi-même, pauvre grand artiste, qu’es-tu devenu ? Je vois tes membres, comme ton œuvre, dispersés, épars, mutilés !… Ton cœur à Munich, ta tête à Paris… Ton cœur, peut-être captif d’un ennemi qui le cache ; tes œuvres cachées aussi, et d’autant mieux contrefaites par tel artiste secondaire, médiocre, qui se les attribue.

Ton tombeau lui-même s’en va, et jusqu’ici, je suis seul à m’en apercevoir (1846).

Pourquoi donc l’État n’a-t-il jamais eu l’idée de se constituer le gardien des morts illustres, lorsque la famille est éteinte, ou que, vivante, elle se montre négligente, oublieuse ?

Celui qui, de son vivant, n’eut ni jalousie ni impatience du succès qui lui était si obstinément refusé, celui-là dort sans doute dans son tombeau, résigné à l’abandon. C’est à nous de nous souvenir. Ah ! qui n’aurait pitié[1] !…

Mais, chose plus grave que l’oubli de ses cendres ! c’est la guerre qu’on a faite à son œuvre. En 1840, M. Belloc vit, un matin, entrer dans son atelier une députation de la section des Beaux-Arts. Elle venait lui demander de ne plus faire figurer, sur les programmes des sujets proposés aux élèves de son école, le nom de Géricault !

Officiellement proscrit, il n’a pas eu, non plus, la consolation de faire école parmi ses camarades.

Trop puissant pour être oublié, chacun, l’interprétant à sa manière, a pris quelque chose de ses qualités ou de ses défauts.

Scheffer, qui l’a peint mort, en a la sentimentalité profonde ;

Delacroix, la matérialité violente ;

Étex, l’inspiration byronienne du Radeau ;

Barye, l’intelligence de l’animal, qu’il exagère.

Sa vigueur fougueuse fut telle qu’elle éclate encore dans la copie d’une copie, faite par la main timide d’une toute jeune fille. Elle explique les exagérations de ceux qu’il a inspirés.

Ce tableau donne la fin d’une tempête qui a dû causer bien des naufrages ! Dans un dernier spasme, le flot vient de lancer, en épave, deux corps. Ils gisent au pied de sombres et bas rochers. Quels corps ? Hélas ! une mère et son enfant, que, dans la mort même, elle relient étroitement embrassé. D’elle, on ne voit que les beaux et longs cheveux noirs ; de lui, aussi, la tête est seule visible, mais elle apparaît de face… Je ne sais rien qui trouble davantage, que l’énigmatique regard d’un petit enfant qui se meurt ! Ici, la mort a déjà fait son œuvre, mais les yeux continuent à vous regarder à travers les paupières demi-closes… Que, dans ce petit être à peine commencé, le regard ait une telle puissance, cela vous perce le cœur…

Le mot profond de Shakspeare revient avec force : « La pitié, sous la figure d’un enfant nouveau-né ! »

« Il était fougueux et doux. » Deux qualités qui ne s’excluent nullement.

Le mot est d’une femme des plus intelligentes, qui l’a beaucoup connu. Elle le jugeait ainsi au moral. Au physique, elle en faisait ce portrait : « Grand, sévère, avec des yeux d’une beauté singulière, rêveurs, doux et profonds à l’orientale. »

Tels ils sont, en effet, dans la lithographie, — mauvaise du reste. Et tels ils sont restés dans la mort même. Le beau, le noble masque, si fier et si triste, retient encore cette douceur, sauf l’âpreté artistique et l’ardeur de l’œil qui happait et gardait la forme. Tous ces bons témoignages ne trompent pas. Il était, en réalité, plein de bienveillance, toujours prêt à rendre service, à soutenir, encourager, aider de ses conseils ou de son argent, quoiqu’il fût bien pauvre lui-même. Souvent il l’était jusqu’à la détresse. À ces heures cruelles, où tout manquait, l’inquiétude poignante lui arrachait parfois ce cri : « Ah ! si seulement je pouvais vendre pour cent sols ! » C’était toute sa plainte. Ce qui l’honore, c’est que dans le pire dénûment, il ne perdit jamais le respect de son art. Aucune hâte. Son atelier touchait celui d’un grand faiseur qui se vantait d’expédier un portrait de maître en deux jours.

Géricault disait de cette production à la vapeur : « Il est certain qu’il a toujours fini avant que je n’aie commencé. »

Nulle autre critique ; et nulle envie de ses succès rémunérateurs. Sa grande âme planait si haut, qu’elle semblait déjà vivre dans l’éternité.

J’aimais à faire causer celle qui parlait si bien de lui, — Mlle de Montgolfier, — à réveiller ses souvenirs.

Un soir que nous étions assis au coin du feu, dans mon cabinet de travail, elle me raconta l’occasion de leur première rencontre.

« C’était en 1816 ; j’allais à peu près tous les jours à Trianon, avec mon amie, M"18 Belloc, peindre l’Arcadie du Poussin. Par une belle après-midi d’automne, il entra dans notre galerie, accompagné de M. Paulin Guérin. Très animé, il lui narrait son indignation lorsque, à l’entrée des alliés, il avait vu le faible, l’élégant Canova, sculpteur des rois et de l’aristocratie, emballer pour eux nos chefs-d’œuvre du Louvre.

« — Je me suis tenu tout le temps dans la cour, disait-il, d’une voix étranglée par l’émotion, pour les voir partir et les pleurer un à un.

« Ce récit douloureux, était de plus plein de grâce. Il nous fut impossible d’y rester étrangères, — sans paroles toutefois. Mais nos yeux humides parlaient et lui disaient toutes nos sympathies. Il s’en autorisa pour revenir.

« Nous étions là seules et jeunes toutes deux, avec la crainte du qu’en-dira-t-on ? Lui n’y songeait guère. Il frappait si gentiment à la porte-croisée qu’il fallait bien lui ouvrir. Il souriait d’un si bon sourire, que toute prudence était oubliée.

« En venant, il remplissait ses poches de marrons d’Inde tombés dans le parc, et tout en causant, il les taillait à ravir, d’après les figures du Poussin. L’hiver, il continua ses visites ; mais pour diminuer notre embarras de leur fréquence, il avait imaginé d’amener avec lui un blondin de trois ans qu’il appelait son filleul… La séance achevée, Géricault nous demandait toujours la permission de nous reconduire jusqu’à la voiture, ce qu’il fallait bien encore lui accorder, et, nous ne songions pas, je l’avoue, à abréger le chemin. Seul le pauvre petit, que notre conversation n’amusait guère et qui avait froid, ne l’entendait pas ainsi. A chaque instant il se retournait et disait tristement : « Mon parrain, c’est bien long par cette allée ! »

La jolie scène, si bien contée, datait de 1817, l’année même où, ayant donné le Cuirassier, Géricault se voyant de nouveau méconnu, partit pour l’Italie.

En écoutant Mlle de Montgolfier, je tenais dans mes mains le masque funèbre que j’avais détaché de la muraille. Nous le regardâmes ensemble une dernière fois, les yeux voilés de larmes.

C’est qu’outre les tristesses de la mort, ce masque garde celle d’un destin inaccompli… Au moment où éclatent son originalité, sa puissance souveraine, la vie lui échappe. A vrai dire, il allait de lui-même au-devant de la mort, ne se doutant pas des gages certains qu’il tenait déjà de son immortalité.

Il n’eut pas non plus la foi dans l’éternité de la Patrie… Comment ne l’eut-il pas, alors qu’il venait de lui créer ses puissans et immortels symboles, sa première peinture populaire ?

La France était en lui.

Grâce à Dieu, elle nous est restée pour en témoigner, cette admirable trilogie, dramatique au début, à la fin funèbre.

Le Chasseur au Départ date de 1812. Géricault avait alors vingt et un ans.

A vrai dire, c’est l’élan et non le départ, car le riche costume est déjà fatigué. Ta culotte de peau est déjà bien tannée, mon brave… Le cheval, qui est vrai, est pourtant fantastique par le raccourci, qui en fait un griffon.

Toutefois, ce n’est pas le cheval pâle, apocalyptique… C’est un vrai limousin, vivant, très fin, de race pure. Il est vrai aussi, dans son violent écart pour éviter un canon déjà presque enterré… la bataille par-dessus les ruines de la bataille, car celles-ci duraient souvent trois jours.

Le cavalier est mûr, non fatigué, mais tanné lui-même par la guerre… Le cheval, bien plus jeune, a un feu terrible ; il pince la terre des deux pointes des sabots ; la queue est flamboyante…

L’homme, admirablement ferme en selle sur son cheval cabré. Il est si guerrier, qu’il n’a plus même la furie de la guerre, parfaitement nerveux, ayant tant sué, le bras mince en comparaison de la cuisse, — partie inactive du cavalier, — mais ce bras doit imprimer, une rotation vive et brève au petit sabre courbe.

Il se tourne vers nous… Est-ce un adieu ? Il sait qu’il ne reviendra pas. Cette fois, il part pour mourir… Pourquoi pas ? Ni ostentation, ni résignation ; c’est tout bonnement un homme ferme et de bronze, comme s’il était mort déjà plusieurs fois.

Au fond tourbillonne la tempête de la guerre. A gauche, de noirs profils de chevaux, les naseaux rougis… A droite, un volcan d’artillerie, des batteries foudroyées…

Et pourtant, sous cette destruction fleurit la nature ; la terre est verte et belle. D’un pauvre petit ruisseau auquel on a tant puisé, tant bu, qu’il en est presque tari, reste encore une flaque sur laquelle l’herbe pousse drue, vigoureuse. Tout avertit que sans la fumée de la poudre, nous verrions peut-être un beau ciel, car il y a une terre et un ciel encore.

Le second tableau ouvre l’ère des défaites. Vient-il les annoncer ce Cuirassier grandiose, qui a tant de peine à retenir sa monture sur la pente où tout à l’heure va s’abîmer l’Empire ?

On voit que la chute, la déroute, le soldat, le peuple, ont touché bien autrement le cœur de l’artiste-historien, que l’officier des guides, le terrible cavalier, le brillant capitaine, séché, tanné, bronzé.

Ici, il fait comme l’épitaphe du soldat de 1814. Ce bon géant si pale, géant de taille, et pourtant si homme et si touchant ! Un soldat, mais un homme encore ; la guerre, on le sent bien, ne l’a pas endurci. Blessé, démonté, il concentre en vain ce qui lui reste de force, et se raidit, pour arrêter son coursier colossal sur la descente rapide, glissante… Il n’échappera pas…

Derrière plane un noir tourbillon d’hiver et de Russie, l’ombre du soir et de la mort ; il n’y aura pas de matin…

Tout le reste semble un paysage de France, la terre de la patrie… Il y revient, après le tour du globe ; il y rentre… pour mourir.

Mais nous voici au dernier acte de la tragédie sanglante. C’est la fin de la fin pour l’empire ; on le dirait, même pour la France… C’est elle, c’est la société tout entière du siècle, que Géricault embarque avec lui.

Rien d’une improvisation fantaisiste. Le radeau qui l’emporte vers l’infini de la grande mer où elle va s’engloutir, est bien un véritable radeau. Il l’a fait construire en bois, selon les règles, pour qu’il puisse naviguer. Et, tous ces morts qui le couvrent, sont aussi, pour la plupart, de réels portraits. J’ai dit que son cerveau, avide de toute information, happait, au passage, tout ce qui pouvait le servir.

Pendant qu’il peignait son exode funèbre, M. S…, conservateur de la Bibliothèque de la Sorbonne, cachait à Sèvres une jaunisse. Géricault le rencontre : « O mon ami, que tu es beau !… » Et sans tenir compte de sa résistance, il l’entraîne, en fait son hôte.

« Tu seras bien mieux ici que sur les collines de Sèvres. » De nouveau il le contemple, saisit ses pinceaux, et le couche à la place d’honneur parmi les cadavres du radeau. (Raconté par M. Hachette.)

D’autres encore y étaient, de ceux qui, revenus de si loin, par miracle, n’ont revu la France que pour descendre avec elle au tombeau.

Le portrait, dans son ensemble, était si cruellement vrai que l’original refusa de se reconnaître et s’en détourna avec dégoût.

« Pourquoi tant de morts ; ne pouvait-il faire un naufrage plus gai ? »

Public léger ! qui ne vient chercher aux expositions que du plaisir, regarde en courant, n’approfondit rien… Il ne comprit pas davantage la signification du geste de celui qui survit seul au milieu de tous ces morts.

« Puisque rien n’apparaît sur mer, ni barque, ni vaisseau, à qui donc fait-il signe ? »

Pour tous, ce geste était l’image du désespoir. Eh bien, non !… Ce dernier qui ne peut mourir, c’est le siècle lui-même… Son geste, pour vous une énigme, fait appel à quelqu’un que lui voit : Ce quelqu’un, c’est l’avenir !

Il reste plein de promesses. Elles se révèlent au regard par la noblesse de ces hommes, tous morts pour la Patrie. C’est bien l’avènement du vrai peuple, calme dans sa force, simplement héroïque.

Avec de tels hommes (il en reste encore, Dieu merci, malgré l’effroyable hécatombe) un pays ne peut mourir.

Je sais bien que celui qui symbolise le siècle, la France, de sa main restée libre, se tâte le cœur, et semble craindre qu’il ne batte plus…

Cette crainte, c’est celle de l’artiste. Il l’a gagnée à manier tant de cadavres, à sentir passer et repasser tant de fois en lui le frisson de la mort.

Il en fût revenu.

« La mort, a dit Michel-Ange, est un baiser de Dieu. »

Pour cette âme vulnérable, la pire blessure, ce fut de voir, après les dérisions de la critique, son tableau lui revenir.

A son premier découragement, — 1817, — il s’était volontairement exilé en Italie. Cette fois, il lui préféra l’Angleterre, où il chercha, non les consolations de l’art, mais l’oubli dans les sensations violentes, les seuls périls qu’on peut se faire en pleine paix. Il monta des chevaux indomptés, effrénés… Si habile qu’il fût à les manier, il fit une chute dangereuse, qu’aggrava le mauvais état de sa santé.

Le cœur était encore plus malade que le corps. Absent de la France, il éprouvait, comme à son premier voyage, qu’elle était indispensable à sa vie.

Il repassa donc le détroit. Mais de tomber en plein triomphe du faux, ce fut pour lui son propre naufrage.

En peinture, la vogue était aux improvisations agréables, de vulgarité rapide. Il n’y avait donc plus de place pour lui. Il le crut du moins.

Alors, il ne voulut plus vivre. Il demanda secours à la nature, puisque la patrie l’oubliait, s’oubliait elle-même.

Il se replongea d’abord au tourbillon des bals, au vertige des foules, aux plaisirs anonymes, obscurs, et fut plus triste encore.

Un ami, qui fut le mien, voulut le sauver de lui-même, l’arracher à ces plaisirs indignes de sa grande âme, où il semblait chercher l’accélération de la mort. Un soir, il le rencontra à la porte de l’Opéra, parmi cette foule joyeuse, femmes parées, les voitures, les lumières ; lui, en grande toilette, gants jaunes, mais bien changé… La douceur infinie de son puissant regard avait déjà fait place à l’expression âpre du terrible masque. C’était toujours le génie, mais non plus l’expression de la force ; celle plutôt d’une mortelle ardeur pour saisir ce monde fugitif, et dans l’orbite profondément creusée, l’œil de plus en plus sauvage du faucon.

Mon ami, qui voyait en lui la France et l’art dans leur plus haute expression, essaya de l’arrêter là, pria et supplia. En vain ! Triste, sombre, il échappa, s’engouffra au brillant tourbillon.

Il savait bien pourtant ceci, que les grands hommes qui ont exercé une toute-puissante influence sur leur siècle, n’ont duré contre la nature, et n’ont pu accomplir leur destinée tout entière que par deux moyens : les uns l’ont tenue à distance avec quelque mépris, les autres l’ont éludée aux diverses périodes de leur existence, tels : Titien, Michel-Ange, Rembrandt, Shakspeare, Gœthe, Voltaire, etc.

Mais, avec du feu dans les veines, du feu dans le sang, éluder est-il toujours facile ?

On a reproché à Géricault ses excès, leur attribuant sa fin prématurée. S’il en était ainsi, il faudrait plutôt le plaindre, car il fut le premier à souffrir des tyrannies de sa trop grande force.

Qu’on juge du péril, avec une nature qui sans cesse nous guette, nous attire, voudrait nous reprendre à elle. Il eût fallu un tempérament moins puissant, pour savoir se défendre de la double prise qu’elle a sur nous, pouvant nous absorber à la fois, par la contemplation, et par la jouissance et le mélange.

Personne n’était là pour l’avertir ! à part cet ami qui ne pouvait le voir que les dimanches, étant très occupé ; il était seul, sans famille, sans assistance pour le fortifier contre lui-même.

Les encouragemens aussi lui manquèrent. Et l’artiste en a si grand besoin dans les heures d’anxiété où il doute de lui-même ! La complète solitude n’est bonne que dans la période d’incubation d’une idée, d’un projet. Celui-ci prenant mille formes pendant ce travail de gestation, l’artiste, en réalité, n’est pas seul, mais en nombreuse compagnie.

Il n’en est plus de même, quand l’idée réalisée se sépare de lui, devient création indépendante de son auteur.

Qui est sûr, alors, d’avoir réussi ?

Un confident qui eût écouté Géricault parlant de ses doutes… un intérieur fait de tendresse, d’émulation, à ces momens difficiles que nous connaissons tous… cela l’eût remis en train de produire, et nous eût valu quelque œuvre immortelle.

Il aimait le plaisir comme Bichat, auquel il ressemblait de figure. Mais, dans les moins nobles jouissances où le jeta sa vie isolée, il conservait quelque chose du sentiment de l’amour.

S’il se trouvait mal de ses relations avec ses trop éphémères maîtresses, il rougissait, disait : « Comment vouliez-vous que j’eusse le courage de dégrader, par des défiances, une si belle créature ! »

Sa récompense fut d’être aimé par les moins fidèles. M. Belloc qui a hérité de l’un de ses garde-main, et qui sait tant de choses intéressantes de sa vie intime, ajoutait, après m’avoir raconté ce trait de noble délicatesse : « Mourant, il eut cette consolation d’être soigné par quatre jeunes filles, qui, toutes jalouses de lui, ne s’étaient pas moins réunies pour essayer de lui adoucir les dernières souffrances, de l’égayer de leur sourire, de l’endormir les yeux pleins de la douce et charmante vision de leur jeunesse, de leur amitié. »

Hélas ! la mort, qu’il avait appelée, fut pour lui lente et cruelle, lui donnant le temps de savourer toute l’amertume d’un destin inachevé. Chose dure ! ce fut dans l’impuissance du malade, lorsqu’il ne peignit plus, qu’il sentit l’immensité de ce qu’il aurait fait et ne pouvait plus faire.

L’infini du regret éclate dans la lettre mélancolique qu’il écrit au peintre Colin, aux dernières lignes surtout : «… Je t’envie tellement la faculté de travailler, de peindre, que je puis, sans crainte d’être taxé de pédanterie, t’engager à ne pas perdre un seul des instans que ta bonne santé te permet d’y employer. Ta jeunesse aussi se passera, mon jeune ami… »

Il mourait, et sentait qu’il était à sa première époque, à son âge héroïque, de volonté, d’effort. La grâce lui était inaccessible encore, le charme féminin, le mouvement, le sourire de l’enfant, il le cherchait en vain. Souvent il lui arrivait de dire avec mélancolie : « J’ai voulu faire une femme, et il se trouve que j’ai fait un lion. »

Mort trop jeune, il ne fut qu’un héros dans l’art ; il ne put atteindre la grâce, la bienheureuse époque où se sont reposés les maîtres.

Regardez encore ce masque tragique… il dit bien le point où il en est resté. L’artiste et la nature sont en présence, comme chez Dante : le serpent et l’homme s’absorbant tour à tour.

La grâce, pourtant, rayonnait dans toute sa personne, dans ses grands yeux profonds ; elle était aussi dans son cœur, et, comme peintre, il l’aurait atteinte.

Que ne s’obstinait-il à vivre, espérer, croire, aimer ? Il devait, au lieu de mourir, augmenter, étendre la vie, ne pas rester à la surface terne et froide qu’il rencontrait en haut de la société, mais descendre dans les foules. La France d’alors, encore toute frémissante de ses batailles, plus sensible après ses malheurs, trempée de larmes héroïques, eût réchauffé son grand artiste.

Le Corrège des souffrances, celui qui dira sur la toile les frémissemens nerveux de la douleur, le grand maître de la Pitié, qui d’un invincible génie, brisera l’égoïsme, fondra le cœur de l’homme, n’est pas venu encore.

La foule, tous les mystères des grandes masses humaines, la fantasmagorie des sombres ateliers, le remuement des armées, le bruit visible de l’émeute, qui peindra tout cela ?

Le tort de Géricault, ce fut d’en rester à cette horrible saignée de deux millions d’hommes. Il ne vit de la France que sa pâleur cadavérique ; il pleura sur elle, comme les saintes femmes au tombeau du Christ, sans pressentir, lui non plus, qu’elle n’y resterait pas.

Il ne se douta pas, encore, qu’une grande carrière l’attendait… Ah ! s’il eût vécu, si seulement la mort lui eût accordé ce court répit que demandait à Dieu Ezéchiel, nous aurions certainement, aujourd’hui, en face de la scène funèbre du radeau de la Méduse, quelque œuvre admirable de ferme foi et d’invincible espérance. Il était né pour être l’interprète, l’organe d’une société libre, et, pour risquer ce mot, le premier magistrat, dont chaque tableau eût été un héroïque enseignement. Pour cela, il eût fallu le grand amour où il eût pu toujours avancer, aimer davantage, s’étendre, s’approfondir au sentiment de la patrie.

Sous des apparences de mort, une France existait, vivante et forte, cachée dans la terre, enfouie sous l’invasion. Géricault n’y descendit pas, il ne sut pas la voir, il crut à son naufrage. De là ce radeau sans espoir où elle flotte, faisant signe aux vagues, au vide, ne voyant nul secours… Et lui aussi, ne voyant rien venir, s’est laissé glisser du radeau.

Ah ! si je l’avais connu ! je l’aurais sauvé peut-être… Fort de mon expérience d’historien, je lui aurais appris que les vraies nations ne se laissent pas si aisément entamer en leur vie profonde, leur âme.

La prétendue mort des nations est une vivification sévère. Elles se contractent, elles souffrent ; et alors elles trouvent dans la douleur la vraie voix qui jamais, sans cela, ne fût sortie d’elles. Comme le blessé qu’on ampute, ce cri de mort constate la vie. Ceux qui torturent les nations, qui leur arrachent ces cris immortels d’où leur âme jaillit tout entière, en sont indirectement les révélateurs, les fondateurs, tout en voulant les détruire.

Ce qui meurt, c’est l’artificiel.

La ruine de Napoléon fut d’avoir cru que les nationalités s’effacent. Quand il a frappé sur l’Allemagne ces redoutables coups d’épée, un coup sûr le midi, Austerlitz, un coup sûr le nord, Iéna, alors s’élève la voix de Fichte qui nie ce réel vaincu :

« Le monde, pure création de notre esprit. »

Et lorsque l’Angleterre, devenue banque et boutique, croit avoir tué la France, et qu’elle s’est changée elle-même, il reste un Anglais à qui cette victoire de marchand fait mal au cœur. Il quitte cette orgueilleuse Albion déchue, se moque de sa fausse victoire, et cet Anglais désabusé de tout, — Byron, — s’en va mourir en Grèce (19 avril 1824).

Géricault l’a précédé de quelques mois. Il est mort le 18 janvier, à l’âge de trente-quatre ans.

Ces deux grands poètes de la mort se sont-ils connus ? Peut-être. Géricault a pu rencontrer Byron pendant le séjour qu’il lit en Angleterre. J’affirme, toutefois, que Byron ne dut avoir sur lui que peu de prise. Le génie satanique de l’auteur de Manfred ne se rapproche du sien que par des traits tout extérieurs. Géricault fut éminemment sociable.

L’Anglais vécut de haïr l’Angleterre. Et le Français mourut de croire à la mort de la France.

Je suis aussi certain que Géricault ne subit pas, non plus, l’influence des tristes, des stériles écoles qui, de nos jours, ont enseigné le doute énervant. Le génie solitaire d’Oberman n’est point celui de Géricault. Senancour, Grainville, ont été parmi les interprètes de leur temps ; mais le premier n’en a donné que l’ennui, ce qui n’est pas la même chose que d’en porter en soi le deuil.

L’ennui ne fut jamais fécond.


III


Et maintenant, voulez-vous savoir pourquoi, tout à l’opposé de la foule, qui ne cherche guère dans les musées qu’un passe-temps frivole, je vais de préférence aux œuvres austères ; et pourquoi celle de Géricault m’a retenu si souvent devant elle, pensif et soucieux ?

C’est qu’en la regardant, je me suis maintes fois demandé s’il n’y a pas, pour une nation, de pire malheur que celui de perdre ses enfans ?

La mort de l’âme d’un peuple n’est-elle pas plus à redouter que toutes les calamités extérieures qui peuvent fondre sur lui ?

Eh bien, à l’heure présente — 1846 — où en sommes-nous, où en est la France, au bout de trente années de paix qui lui ont permis de réparer ses pertes ?

Il n’est indifférent pour personne de le savoir, et moins encore pour celui qui enseigne la morale et l’histoire. Celui-ci sait que l’intensité ou la défaillance de la vie nationale décide, en grande partie, de celle de l’individu. Il faut se défaire de cette idée qu’il puisse être grand avec une patrie petite, j’entends moralement amoindrie ; car nous la ressentons partout, nous la respirons, in ea movemur et sumus. Nous en vivons. Nous en mourons.

Eh bien, devant ce cimetière flottant sur la mer houleuse, comme l’homme qui se tâte le cœur, je m’interroge aussi : Ai-je au mien, aujourd’hui, la même espérance, la même joie patriotique qu’en 1830 ?

Parfois, j’éprouve une sensation singulière, celle d’être, moi aussi, embarqué sur un radeau qui sombrerait tout doucement.

Est-ce une illusion ?… Hélas ! la France a tant de manières de travailler contre elle, et d’approcher du suicide ! Elle y va, par l’oubli ou l’abdication du moi, par l’indifférence à sa propre tradition et par l’admiration du non moi, qui l’égare dans l’imitation étrangère. Chose surprenante, étrange, de la part d’un pays travaillé par l’indestructible levain de la race primitive, qui toujours en dessous fermente.

Et pourtant, le péril réel, c’est l’intérieur, la tentation qu’a la France de douter de soi-même, après une révolution qui a émancipé le monde. Je suis bien loin de dire que nous ne devions pas nous informer des autres nations, nous instruire de ce qu’elles ont de bon, de profitable ; et, si nous pouvons nous l’assimiler, de le prendre.

Ce que je réprouve, et tout homme de bon sens le fera comme moi, c’est la fausse assimilation, ce sont les emprunts irréfléchis, intempestifs qui, ne répondant en rien au génie de notre race, doivent forcément rester stériles.

Je rappellerai, par exemple, le besoin d’imiter l’Allemagne, que j’ai vu frénétique sous la Restauration. En littérature, l’engouement fut poussé si loin, qu’on eût pu le qualifier d’anti-national.

Dans cette période alarmante, mes études m’obligèrent d’aller me fixer pour quelques semaines à Heidelberg. J’avais à me mettre en contact plus étroit avec bon nombre d’auteurs allemands dont il m’eût été difficile de réunir en France tous les ouvrages.

Ma chambre d’étudiant, fort dégarnie quand j’y entrai, se trouva richement meublée d’une montagne de livres étalés un peu partout ; ils me faisaient nombreuse société.

Du matin au soir, je lisais, lisais, avec une avidité dévorante. C’est là que je me suis nourri des antiquités du droit de Grimm, riche pâture ! que j’ai vécu dans l’intimité de Luther, admirant, disputant avec lui… Querelles fécondes, dont l’esprit et le cœur se trouvaient chaque fois singulièrement relevés. Ces entretiens étaient mon délassement des lectures ardues.

Quand ma soif d’investigation se fut un peu calmée, je liai connaissance avec les vivans studieux qui, comme moi, venaient chercher, dans une solitude relative, le silence recueilli dont ils avaient besoin pour pénétrer plus avant dans leurs études.

Ils étaient avides de la France, autant que je l’étais de la bonne, de la véritable Allemagne, toujours à admirer.

Alimenté d’elle en tous sens, je revins, la portant pour ainsi dire en moi. D’autant plus curieusement, je me rapprochai de ceux qui prétendaient représenter ici l’école allemande. Naïvement, j’espérais en être augmenté.

La déception fut prompte. Dès les premiers entretiens, je sentis combien ces fanatiques admirateurs de l’Allemagne, qui ne juraient que par elle, la comprenaient peu. Sa littérature, dont ils faisaient si grand bruit, ils ne la savaient pas ; ils lui étaient même si étrangers, qu’ils la prenaient, précisément, par ce qu’elle a de plus français.

En musique, au Conservatoire, c’était la même confusion, Beethoven se voyait irrévérencieusement mêlé à toutes sortes de choses inférieures. Les partisans à outrance de l’éclectisme n’y contredisaient nullement. Ils s’étonnaient plutôt de m’entendre réclamer contre un pareil mélange. « Ces rapprochemens que vous condamnez ne sont qu’éphémères ; il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. »

Ephémères, c’est possible ! mais ils ont duré assez pour rejeter toute une génération hors de ses voies naturelles ; sans compter, qu’il en reste toujours quelque chose de fâcheux pour la génération qui succède.

N’avons-nous pas, d’ailleurs, après l’Allemagne, admiré l’Angleterre ? Demain ce sera le tour de l’Amérique. À mon avis, ce genre d’invasion est plus périlleux pour un pays comme le nôtre que l’invasion d’une armée.

La force de résistance réside dans l’affirmation du moi, individu ou nation. Si nous voulons durer, gardons-nous, serrons nos rangs dans une même pensée : l’unité de la patrie.

Aux jeunes qui sont dans toute leur énergie, n’ayant pas fait leur œuvre, je ne me lasserai pas de répéter le conseil que je me suis bien souvent donné à moi-même :

Efforcez-vous de marcher sur un rail, sans déviation, ni à droite ni à gauche. Ayez un but précis, ne vous laissez pas détourner par l’accessoire. Vous y viendrez plus tard avec moins d’inconvénient, ou même utilement peut-être. Mais en commençant, soyez Français d’abord, puis, gardez l’esprit de suite, fuyez la dispersion qui énerve la volonté.

L’effacement de la personnalité, chez les jeunes, tient surtout à l’éparpillement. Si vous êtes concentrés, sérieux et forts dans votre carrière, la France, qui est vous-mêmes, recommencera ; les influences de mort ne pourront plus rien contre elle.

Je la sens plus affaiblie que malade. Pourquoi donc affaiblie ? Par la désunion qui est en vous-mêmes, autant que par les partis qui la divisent !

Vous réunir dans une pensée patriotique serait déjà bien ; mais, en outre, que chacun de vous, dans la solitude, la serve encore ! Pour aider au renouvellement de la France, n’attendez pas les autres, commencez par vous réformer vous-mêmes.

Vous croyez la chose difficile ? Mais non, rien n’est plus simple ; vous y arriverez par le travail, le sacrifice volontaire de chaque jour, par la pratique des vertus efficaces, excellente hygiène d’ailleurs pour l’âme. Alors la France sera relevée, sauvée par vous, et vous par elle.

N’en doutez pas, l’avenir est en vous, dans votre cœur. Il est là, ou il n’est point. Les obstacles de même sont en vous. Pour les aplanir, en triompher, il faut seulement la volonté persévérante, courageuse, la foi en Dieu et en soi-même.

Ayez cette grande volonté, ayez-la avec suite, et vous n’aurez pas à faire signe, comme là-bas le naufragé de la Méduse. L’avenir, celui qui se fait jour par jour, vous appartiendra, il sera ce que vous l’aurez fait vous-mêmes.

Il y faudra sans doute quelque effort. Que le grand artiste malheureux vous serve pour la vie de leçon. Ne cédez pas comme lui au découragement. Descendez, plus avant qu’il ne le fit, au monde souterrain, pénétrez, parcourez l’immensité des profondeurs sociales, au lieu de vous tenir à la surface et de vous asseoir pour mourir.

« La terre est sèche et froide », dites-vous. Peut-être, à la première couche où vous marchez. Mais pourquoi vous y arrêter ? Que n’expérimentez-vous la chaleur de l’abîme inconnu ? Si, en y plongeant, vous vous sentiez tout à coup descendu de l’hiver dans l’été !…

La chose difficile, je le sais bien, c’est que, pour enfanter, il faut une double condition : être à la fois solitaire et sociable. Solitaire pour concentrer la sève, couver les germes ; sociable pour les rendre féconds.

Ces deux conditions sont étroitement liées. Les forts entre les forts que je vous ai cités, ont eu ces deux puissances : leur solitude fut sociable, et, dans une société serrée, même écrasante, leur force les maintint solitaires. Ils créèrent dans la foule, avec elle, malgré elle, se servant de l’obstacle même.

Cet heureux don manqua également à Géricault. Il ne sut pas unir ces deux choses. Génie austère, mais tendre, trop sensible à la société, il n’en supporta pas l’indifférence. Il s’attrista des sécheresses d’un monde qui passait, et ne sentit pas qu’en lui, il en portait un autre qui n’eût jamais passé.

Ce que la France garde de lui en témoigne. Une œuvre qui, sous des apparences de mort, n’éveille, dans l’âme de celui qui sait la bien voir, que des idées de résurrection, cette œuvre est, en réalité, une œuvre de vie puissante, de durée égale au sentiment qui l’a inspirée, c’est-à-dire impérissable.

Ce sentiment fut un violent amour de la Patrie…

Voilà pourquoi j’ai trouvé utile et bon de m’y arrêter avec vous longuement.


JULES MICHELET.

  1. Ce cri du cœur a été tardivement entendu, en 1884.