David-Frédéric Strauss et sa correspondance

David-Frédéric Strauss et sa correspondance
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 204-215).
DAVID-FRÉDÉRIC STRAUSS
ET SA CORRESPONDANCE

Quoi qu’on puisse penser du Dr David-Frédéric Strauss et de sa fameuse Vie de Jésus, il faut lui rendre cette justice que, si ses ouvrages lui firent beaucoup d’ennemis, qu’il se plaisait à maltraiter, il sut dès sa jeunesse se faire des amis chauds, auxquels il demeura toujours fidèle. La plupart avaient été ses compagnons d’étude, ses camarades d’école et d’université. Nommons en première ligne Frédéric Vischer, auteur d’un savant traité d’esthétique, M. Edouard Zeller, le célèbre historien de la philosophie grecque, un professeur de gymnase, Christian Märklin, quelques ecclésiastiques protestans, tels que MM. Käferle et Ernest Rapp. Il faut reconnaître aussi que, quoique ces professeurs, ces pasteurs, ces écrivains eussent des opinions religieuses ou politiques très différentes des siennes, ces dissidences n’influaient point sur les sentimens qu’il leur témoignait, et qu’il était capable de s’attacher à des hommes qui pensaient autrement que le Dr Strauss.

Il goûtait vivement Horace ; jusqu’à sa mort, il l’a lu et relu ; il admirait le poète, il admirait encore plus le disciple d’Épicure, et comme Horace il avait le talent de l’amitié. Quelqu’un disait : « J’avais deux amis ; je me suis brouillé avec l’un parce qu’il ne me parlait jamais de moi, avec l’autre parce qu’il ne me parlait jamais de lui. » Strauss parlait abondamment à ses amis et d’eux et de lui. Autant que le lui permettaient son caractère froid, son tempérament flegmatique, il entrait dans leurs intérêts, dans leurs affaires, prenait part à leurs joies et à leurs chagrins, leur donnait de bons avis, d’utiles conseils ; quelquefois aussi il leur en demandait, leur ouvrait son cœur, leur contait ses bonnes et ses mauvaises fortunes, leur confiait ses projets, ses espérances, ses déconvenues et les courtes illusions par lesquelles de temps à autre, en s’y appliquant, il réussissait à tromper ses ennuis. Il faisait un cas médiocre de l’espèce humaine et ne pensait pas lui devoir de grands égards ; mais il s’acquittait en conscience de ses obligations envers un très petit nombre d’élus qu’il jugeait dignes de son estime. Il disait : « Moi, mes amis et les autres. » Il s’intéressa toujours beaucoup à lui-même et dans l’occasion à ses amis ; il ne s’est jamais intéressé aux autres.

Il aimait à causer, le verre à la main, avec les gens qui lui plaisaient ; il aimait aussi à leur écrire. M. Zellera rassemblé sa correspondance, il y a fait un triage. Les six cents lettres qu’il vient de publier en valaient la peine et classent Strauss parmi les meilleurs épistolaires d’outre-Rhin[1]. Il était écrivain ; il se vantait avec raison d’avoir eu dès sa jeunesse le souci de la forme et du bien-dire, d’avoir toujours été sévère pour lui-même comme pour les autres. Quelque respect qu’il portât à MM. Mommsen et Treitschke, il reprochait au premier d’avoir la patte trop lourde, au second trop de goût pour le pathos. On retrouve dans sa correspondance, avec plus de grâce, d’enjouement, de désinvolture, ce style net, précis, ferme, limpide qui double le prix de ses livres et lui assigne une place à part parmi les théologiens allemands.

Ses lettres ne sont pas seulement agréables à lire, elles sont instructives. A la vérité elles ne nous révèlent pas un Strauss inconnu ; mais elles nous donnent une idée plus nette et plus vivante de celui que nous connaissions par ses ouvrages. Il se plaignait un jour au pasteur Rapp que la nature lui avait donné une forte tête, et un système nerveux trop irritable qui la troublait, la dérangeait dans ses opérations. Il était injuste envers la nature. Comme tout le monde, il avait ses nerfs, mais la forte tête finissait toujours par en avoir raison. Il était de la race des cérébraux. Il s’est imaginé parfois que ce qui se passait dans son cœur avait quelque importance ; il revenait bientôt de son erreur, il était le premier à reconnaître que son cerveau était la pièce principale de sa machine, que c’était là que se passaient les véritables événemens de sa vie.

Ajoutons que ce docteur, qui ne vivait réellement que par la tête et par l’esprit, avait donné de très bonne heure à ses pensées leur forme définitive, qu’à travers toutes les phases de son existence, il est toujours resté le même. Presque tous les grands penseurs ont accompli une évolution, subi des métamorphoses ; ils ont eu des hésitations, des repentirs ; l’âge, l’expérience, ont modifié leurs inclinations et leurs doctrines : ceux qui étaient nés croyans se sont pris à douter, ceux qui ne croyaient à rien ont senti le besoin de croire, les pessimistes ont eu des lueurs d’espérance, les optimistes des accès d’hypocondrie. Ainsi que le commun des mortels, Strauss a connu les vicissitudes du sort et de l’humeur ; mais les émotions diverses qu’il a pu ressentir n’ont exercé aucune influence sur ses convictions, sur le fond immuable de ses idées.

Ce Wurtembergeois, qui naquit à Ludwigsburg le 27 janvier 1808, qui y mourut le 8 février 1874, s’était dans l’intervalle beaucoup promené. Il aimait les déménagemens, il avait du goût pour la vie nomade, errante ; poussé par une secrète inquiétude, il se flattait de renouveler son âme en changeant de place, il espérait que dans un autre terrain, la plante qui semblait épuisée produirait des fleurs nouvelles. Il se trompait ; qu’il habitât Stuttgart, Heilbronn, Darmstadt, il était toujours le Dr Strauss de Ludwigsburg. Ce qu’il avait affirmé dans sa jeunesse, il l’affirmera jusqu’à la fin ; ce qu’il avait nié, il le niera sans relâche, sans intermittence, et, fidèle à ses affections, il le sera plus encore à ses haines. A trente ans il avait achevé sa tâche, rempli sa destinée ; il était déjà tout ce qu’il pouvait être. Les trente-six années qu’il passera encore en ce monde n’ajouteront rien ni à sa philosophie, ni à son bonheur, ni à sa renommée. Strauss est l’exemple peut-être unique d’un esprit supérieur qui n’a pas eu d’histoire.

Il avait été étonnamment précoce ; tel homme de génie a dû se chercher longtemps avant de se trouver ; il s’était trouvé tout de suite et sans effort. Les crises de conscience, les angoisses, les tourmens d’une âme qui perd tout à coup sa foi et sent mourir son Dieu lui furent épargnés. Il avait décidé au sortir du berceau que les vérités surnaturelles sont des contes de nourrice, que cette foi divine, qu’on a définie un anéantissement de la raison, un silence d’adoration devant des choses incompréhensibles, n’était pas à son usage, et il disait à ses maîtres : « Si vous voulez que je vous croie, persuadez ma raison. » Il se destinait pourtant à la carrière pastorale. A dix-sept ans, il entra dans le séminaire théologique de l’Université de Tubingen. Il en sortit à vingt-deux ans, après un brillant examen, et fut nommé vicaire d’un pasteur de village : « Nous avons fait le même jour nos premières armes et notre première prédication, écrivait-il le 12 novembre 1830 à son ami Marklin. Jusqu’ici tout va bien. Mes paroissiens sont des gens cultivés, qui me témoignent quelque respect et quelque bienveillance. Le maître d’école est bon, et la jeunesse ne marche plus tout à fait à quatre pattes. J’ai du temps pour mes études particulières. Je pioche la logique de Hegel ; alchimiste à la main légère, je transforme le rien en être et l’être en rien, et je me flatte d’exceller bientôt dans cet exercice. »

Qu’enseignera à ses ouailles ce vicaire qui méprise les contes de nourrice ? Il est condamné, semble-t-il, à les scandaliser en leur disant ce qu’il pense ou à se déplaire à lui-même en leur disant ce qu’il ne pense pas. Si délicate, si équivoque qu’elle paraisse, sa situation ne l’embarrasse point. « Qu’allons-nous faire ? dit-il à son ami. Nous forcerons-nous à croire ? C’est impossible. Tenterons-nous d’inoculer notre rationalisme à nos paroissiens ? Ce serait fâcheux et contraire à notre devoir. Jetterons-nous le froc aux orties ? Nous serions aussi sots qu’un roi qui abdiquerait la couronne parce que le servage subsiste encore dans le pays qu’il gouverne, que le servage lui répugne et qu’il ne peut l’abolir. » Il y a toujours moyen de se tirer d’affaire. Rien n’est plus simple que de s’accommoder aux préjugés du peuple et de lui parler sa langue, la seule qu’il comprenne, en lui disant dans ce jargon qui lui plaît des choses presque raisonnables. Il faut conserver religieusement les vieilles formules et verser le vin nouveau dans les vieux vases, considérer les vieux dogmes comme les symboles des vérités spéculatives et le donner à entendre, sans toutefois s’en expliquer ouvertement. Les gens d’esprit comprendront et seront contens de comprendre, les simples ne comprendront pas, mais ils ne seront pas scandalisés. Trente ans plus tard, le pasteur Rapp fut accusé par ses paroissiens d’enseigner un catéchisme hérétique à leurs enfans, et il eut maille à partir avec son consistoire. Strauss lui reprocha de ne pas savoir s’y prendre : « C’est ta faute, lui écrivit-il en substance. Tu as voulu communiquer à ton troupeau tes propres convictions, tes idées personnelles, et tu as manqué aux devoirs comme aux bienséances de ton état. Un pasteur doit faire acte de renoncement et prêcher à ses paroissiens non sa propre foi, mais la leur, et sans consulter ses préférences, leur donner la nourriture qui leur agrée, en mêlant discrètement à leur pain une mystérieuse épice, qui en change le goût. Ainsi tout le monde sera content, et les consistoires ne se fâcheront point. » Rapp était un triste cuisinier ; il ignorait l’art d’apprêter les sauces.

Strauss ne fut pas longtemps vicaire. Il ne tarda pas à reconnaître que cette diplomatie ecclésiastique qu’il recommandait à ses amis ne valait rien pour lui-même, qu’elle ne convenait qu’aux pacifiques, aux gens d’humeur tranquille, qui ne veulent avoir d’affaires avec personne et préfèrent les douceurs de la vie à la gloire, qu’il appartenait à la race des polémistes, des batailleurs, qu’il avait un goût passionné pour les guerres de l’esprit, que non seulement il lui en coûtait peu de scandaliser son prochain, qu’il y prenait un secret plaisir, qu’il avait été mis au monde pour combattre les légendes et pourfendre les dogmes ou, comme il le disait encore, « pour faire le métier de balai ou de fouet. » Désormais, son occupation favorite sera de balayer les opinions reçues et de fouetter ceux qui les enseignent. Il avait un grand avantage sur beaucoup d’hérésiarques : sans être riche, il possédait une foi lune suffisante pour vivre dans l’indépendance ; il n’avait pas besoin de gagner son pain ; il pouvait renoncer à toute fonction officielle, à toutes les places que donnent à titre onéreux les gouvernemens et les consistoires. Il eut bientôt fait de recouvrer sa liberté : le chien de garde, à qui son collier pesait, se fit loup.

Il a vingt-sept ans à peine, et il a déjà publié sa Vie de Jésus, son œuvre capitale, un de ces livres dont on peut dire qu’ils font époque. Le voilà célèbre et assuré que son nom ne périra pas. Ses admirateurs le portent aux nues ; ses ennemis le chargent d’opprobres, de malédictions. Mais tout le monde convient qu’il n’est pas un homme ordinaire, qu’il joint à une prodigieuse science une dialectique acérée, le génie de l’analyse et de la discussion. On convient aussi qu’il a renouvelé la critique religieuse, qu’il lui a appris une langue qu’elle n’avait pas encore parlée, que cet incrédule n’a jamais le ton injurieux ni moqueur, qu’on chercherait vainement dans son livre un propos léger, une plaisanterie, un sarcasme, qu’il garde toujours son sérieux, en l’assaisonnant parfois d’une froide ironie, déplaisante peut-être, mais digne et discrète. Ce raisonneur courtois est le plus négatif de tous les hommes. Il brise tout ce qu’il touche, sans se croire tenu de remplacer ce qu’il détruit. Entre ses mains redoutables, les récits évangéliques, convertis en mythes, se sont réduits à rien, à presque rien ; il a fait le vide ; mettez-y ce qu’il vous plaira. Quelques années plus tard, il publie un second livre aussi remarquable que le premier, mais plus intéressant pour les théologiens que pour le grand public. C’est une histoire des dogmes, destinée à nous apprendre comment ils naissent, comment ils se transforment, comment ils finissent. Il les suit dans leur histoire à travers les siècles, nous raconte leurs métamorphoses, et leur inévitable décadence. Qu’en reste-t-il ? Une poussière grise au fond d’un creuset, et dans l’air une fumée bleue que le vent emporte et dissipe.

Il est encore bien jeune, et il a fini sa besogne, il a donné tout ce qu’on pouvait attendre de lui, tout ce qu’il en attendait lui-même. — « C’est très beau d’être un balai ; dit-il ; mais que deviennent les balais quand il n’y a plus rien à balayer ? » Il s’enquiert, il s’évertue, il se tracasse, il tâche de trouver quelque occupation nouvelle à son esprit et à sa plume. « Les prolétaires, dit-il encore, se plaignent qu’on les fait trop travailler ; je connais un malheur plus grand ; c’est celui d’un homme qui ne sait que faire. » Il rééditera ses livres, il écrira quelques biographies. C’est un genre d’ouvrages pour lequel il se sent du goût et du talent. Mais si la chanson est nouvelle, la musique est toujours la même. Les seuls personnages plus ou moins connus dont il ait envie de raconter l’histoire sont ceux qui lui ressemblent, des polémistes, des batailleurs, qui ont attaqué les légendes et les dogmes. Dogmes et légendes, hors de là, il n’est rien dans ce vaste univers qui soit capable de l’émouvoir, de le passionner. Il voudrait ressusciter ces morts pour avoir le plaisir de les tuer une fois de plus. Il méprise les esprits bornés, il a découvert les bornes du sien.

À plusieurs reprises, il fit d’inutiles tentatives pour se soustraire à sa destinée, et c’est vraiment ce qu’il y a de plus curieux dans son histoire. Il se révolte, il appellera sans cesse du jugement qui le condamne à faire jusqu’à sa mort « un métier de malheur, Unglücksfach ». Il a pris la théologie en dégoût, il se l’imagine du moins. Cette idole rébarbative, à laquelle il avait voué ses jours, ses services et sa plume, lui paraît fort déplaisante ; il voudrait lui substituer quelque divinité plus gracieuse et plus humaine. Il ne lui échappera point, elle le tient en sa puissance ; il mourra dans la peau d’un théologien : « Un homme tel que moi, écrivait-il à son ami Rapp en 1838, ne peut se sentir à l’aise que lorsqu’il est possédé d’un démon. L’idée qui me posséda longtemps, après avoir été chenille, a filé son cocon, et le papillon s’est envolé. Aujourd’hui mon âme est vide, et les lutins qui me hantent s’en disputent l’empire. L’un d’eux sera-t-il assez puissant pour s’emparer de moi ? C’est mon vœu le plus cher ; sans démon, je suis un homme mort. »

La philosophie l’attirait peu, il se défiait de tous les systèmes et confessait que « son hégélianisme n’était plus qu’une dent branlante sur laquelle il n’osait manger », mais qu’il n’avait rien à mettre à la place. Un jour la fantaisie lui vient de se faire conteur, romancier. Quand on est fort judicieux et qu’on a l’esprit d’analyse, on ne se fait pas longtemps des illusions sur soi-même. Il reconnut bientôt que, s’il avait le sentiment et le culte de la forme, il était dépourvu de toute imagination créatrice, et qu’il n’était vraiment chez lui que dans le monde des abstractions : « J’ai lu dans le livre de Rachel le jugement qu’elle porte sur Veit et que je puis m’appliquer. Il avait de grands dons, la faculté de tout apprendre et de passer sa science au crible ; mais il n’avait pas une nature riche, féconde, plantureuse ; il ne possédait pas le don des idées involontaires ; il ne lui suffisait pas de se laisser aller pour produire quelque chose de beau, et comme il était fort clairvoyant, il sentait ce qui lui manquait. »

Il a découvert qu’il n’était pas en son pouvoir de trouver un sujet de roman ou de nouvelle ; si on le lui fournissait, peut-être serait-il capable de le débrouiller, de le mettre au point. Il s’adresse à son ami Vischer : « Je n’ai pas l’imagination inventive ; mais je m’entends à ordonner, à grouper, à exposer et à composer. Donne-moi un sujet approprié à mon tour d’esprit… » Faut-il s’en prendre jau fournisseur de sujets ou au metteur en œuvre ? L’entreprise n’aboutit point. Mais s’il n’écrivit jamais de nouvelles, il fit souvent des vers, et il s’en trouva bien : il disait que c’était en versifiant qu’il avait appris à écrire en prose. Il a composé d’agréables poésies ; qu’il ne prenait point pour des chefs-d’œuvre. C’étaient des vers d’amateur, son impitoyable clairvoyance ne lui permettait pas d’en douter, et dans ses accès de dépit, de sourde colère contre lui-même, il les jetait au feu. Puis il se repentait de les avoir brûlés ; il achetait un joli cahier relié en maroquin violet, et il recopiait de mémoire ceux qui lui avaient laissé le meilleur souvenir, après quoi il en composait d’autres. Il en a fait jusque sur son lit de mort. Mais s’ils l’avaient aidé à passer le temps, à amuser ses loisirs, à dégourdir sa langueur, il savait bien ce qu’ils valaient et que le démon ne s’était pas mêlé de cette affaire. « Quiconque, disait-il, a le goût de produire et manque d’imagination s’aperçoit bientôt qu’il a cru embrasser Junon et qu’il n’a embrassé qu’une nuée. » Vers, nouvelles, critique littéraire, critique d’art, il a voulu tour à tour essayer de tout. Il aimait le théâtre, la peinture, la musique, et s’il faut l’en croire, Mozart l’a fait quelquefois pleurer. Mais il sentait bien qu’en musique comme en littérature, il n’aurait jamais que la science d’un ignorant, qu’il ne possédait à fond que l’histoire des dogmes et la critique des évangiles, qu’en toute autre matière, il était un dilettante, et il méprisait le dilettantisme : « Je n’avais pas été mis au monde pour être un esprit universel, mais pour me cantonner dans une spécialité où je serais de première force, et ma mauvaise étoile a voulu, que cette spécialité fût la théologie. »

Cependant la révolution de 1848 a éclaté et mis l’Allemagne en feu. Peut-être fournira-t-elle de l’emploi à ce théologien malgré lui, qui aspire à changer de métier. Il ne tient qu’à lui de se transformer en tribun ; il ne sait pas seulement écrire, il sait parler, et sa parole a de l’autorité et du poids. Cette fois encore il ne se fit aucune illusion. Il comprit tout de suite qu’il ne serait jamais qu’un politicien très médiocre et très impopulaire, qu’il n’avait ni les qualités ni les passions ni les défauts d’un tribun, que la politique n’était point son fait. On l’engagea vivement à se porter candidat à la députation. Il y consentit de mauvaise grâce, se laissa faire violence et ne tarda pas à se repentir de sa faiblesse. Il se plaignait que sa nervosité naturelle lui rendait pénible l’obligation de siéger dans une assemblée, qu’il lui était insupportable de vivre dans un commerce constant avec des hommes d’une autre espèce que lui, que les uns lui étaient absolument indifférens, que les autres lui inspiraient une secrète aversion. Aussi bien lui en coûtait-il beaucoup de s’enrégimenter dans un parti. Il se sentait et se disait individualiste dans l’âme ; très attaché à ses opinions particulières, il entendait n’en faire le sacrifice à personne, conserver en toute rencontre son entière liberté d’appréciation et de vote. Quand on a l’esprit tranchant et l’humeur solitaire, on ne se fait pas député. Ce qu’il y avait de plus grave dans sa situation, c’est qu’en l’envoyant siéger au Parlement de Stuttgart, les électeurs de Ludwigsburg avaient commis une lourde méprise ; ils avaient cru choisir pour leur représentant un radical à tous crins. Qui pouvait se douter que l’auteur de la Vie de Jésus, le plus révolutionnaire, le plus mécréant des théologiens, était en politique un conservateur convaincu et revêche, un chaud défenseur des traditions et des principes de l’ordre social ? Il éprouvait pour la démocratie, écrivait-il à ses amis, la même aversion que pouvaient ressentir pour le déluge universel les animaux terrestres enfermés dans l’arche de Noé. Elle lui apparaissait comme un élément hostile, où il lui était impossible de vivre, de respirer. Il la soupçonnait d’abhorrer la culture de l’esprit autant que les privilèges, la propriété féodale et le droit de chasse. « S’il faut choisir entre le despotisme des princes et celui des masses, je suis résolument pour le premier… Sous le despotisme russe je me sentirais les ailes coupées, mais je pourrais encore exister ; la domination des masses m’anéantirait. Rien ne me paraît plus haïssable, parce que je ne connais rien qui nie à ce point tout ce que j’aime et tout ce que je suis. »

Son mandat, ses fonctions de député lui pesaient chaque jour davantage. Il parlait rarement, mais on ne peut toujours se taire. Quand d’aventure il montait à la tribune, l’orateur était applaudi, mais on accueillait ses conclusions par des murmures, des grognemens, des sifflets. « Que suis-je venu faire ici ? » pensait-il. Après avoir pris quelque temps son mal en patience, il trouva un prétexte pour s’en aller ; il dit adieu à ce qu’il appelait « la malpropreté politique, die politische Sauerei. » Il retourna s’enfermer dans son cabinet d’étude, où la théologie l’attendait, les pieds sur les chenets : elle était sûre de lui, sûre qu’il lui reviendrait, que tôt ou tard on lui ramènerait son déserteur.

Et la femme ! pensera-t-on peut-être. N’eut-elle jamais rien à dire dans ce conflit ? Cette dangereuse rivale de la théologie ne joua-t-elle jamais aucun rôle, ne tint-elle aucune place dans l’existence de ce docteur ?

« La théorie est grise, a dit le diable, l’arbre de la vie est vert. » C’est la femme qui nous enseigne à préférer la vie à la science, le vert au gris. Strauss avait vingt-cinq ans quand il la découvrit pour la première fois. Elle lui apparut sous la forme d’une jeune inconnue, qui s’était éprise de son talent, de sa renommée naissante. Elle vint un jour frapper à sa porte et, avec une candeur toute germanique, elle s’offrit à lui comme une fleur qui désire qu’on la cueille. Il respecta son innocence, mais cette aventure extraordinaire l’avait ému, agité. Il se comparait « à ces fakirs de l’Inde qui se flattaient d’acquérir une gloire surhumaine par d’héroïques mortifications, et à qui des divinités jalouses envoyaient des visions de femmes pour les séduire. » Quoique sa sagesse ne se démentit pas, la jeune inconnue lui avait amolli le cœur, il avait senti ses glaces se fondre ; il était désormais plus accessible aux tentations.

Une seconde rencontre devait laisser des traces plus profondes dans sa vie. Une cantatrice de grand talent et d’une rare beauté, Agnès Schebest, vint donner des représentations à Stuttgart. A peine l’eut-il aperçue, le fakir se sentit pris, vaincu. Il se lit présenter, on se voyait souvent, on se promenait ensemble. Il composa pour elle des sonnets, il célébrait ses louanges dans les journaux, et toute théorie lui semblait vaine et méprisable auprès de cette délicieuse réalité. Elle lui avait fait bon visage et bon accueil ; mais elle avait le pied léger ; elle partit, le rendant à ses études, à l’inévitable théologie, qui lui sembla plus grise que jamais. Quelques années plus tard, la fée reparut à l’improviste ; ce fut un enchantement, une fureur, et tremblant qu’elle ne lui échappât de nouveau, il conçut la funeste pensée de l’épouser.

Il était fort exigeant. Il se flattait que cette adorable créature dont il était romanesquement amoureux, qu’il trouvait aussi belle qu’une statue en marbre de Paros, aussi belle que le plus beau des songes, acquerrait facilement les qualités d’une ménagère accomplie, d’un comptable infaillible, d’une irréprochable cuisinière. Il avait cependant des doutes, des inquiétudes : — « Que la Schebest, écrivait-il au professeur Märklin, soit par son cœur comme par son esprit digne d’épouser le meilleur des hommes et capable de le rendre heureux, je crois en être certain. Je suis également sûr de l’inclination que j’ai pour elle. Et pourtant cette aventure me donne fort à penser. Saura-t-elle vraiment tenir un ménage ? N’est-il pas bien tard pour transplanter cette fleur dans une terre nouvelle ? Si je suis sûr de l’aimer, suis-je certain qu’elle m’aimera toujours ? Un docteur Faust, qui a pâli, séché sur les livres, peut-il compter sur l’éternel attachement d’une femme qui possède le don d’éternelle jeunesse ? Ne suis-je pas trop vieux pour changer de mœurs et de vie, pour renoncer à ma solitude, à mon indépendance ? Que faire ? Dois-je lui engager ma foi ? Ce serait imprudent. Dois-je rompre ? Je ne le puis, et au surplus ce serait une résolution bien précipitée. Si tout doit finir par une tragédie, que le destin s’accomplisse ! » Après avoir quelque temps délibéré, il lit le saut, il épousa Agnès Schebest, elle lui donna un fils et une fille, et bientôt ils se séparaient.

Avait-il des torts graves à lui reprocher ? M. Zeller, qui connaît le fond de cette histoire, a été fort discret, et par égard pour les deux enfans, il a supprimé beaucoup de lettres. Si l’on en juge par celles qu’il a publiées, Strauss accusait sa femme « d’avoir l’humeur trop légère, trop de goût pour la plaisanterie et trop de contentement d’elle-même. » Il y avait entre eux incompatibilité de caractères et il était incapable de glisser, de couler légèrement sur les détails, de pardonner les petits péchés. Il ne se piquait pas de tolérance ; peu endurant de son naturel, il fut aussi sévère pour Agnès Schebest qu’il avait pu l’être pour les orthodoxes à l’esprit court, qui malgré ses victorieuses démonstrations, s’obstinaient à croire que les quatre évangélistes ne s’étaient jamais contredits. Et cependant cette séparation qu’il avait voulue lui laissa longtemps une blessure au cœur. Il ne songea pas un moment à reprendre la vie commune ; mais depuis qu’il ne voyait plus sa femme, le vieux charme opérait de nouveau. Il lui fit quelques avances ; il lui envoyait de petits présens, des fruits, du vin. Elle lui écrivit pour le remercier, et ses lettres lui déplurent : « Les choses sont ainsi. Pressé du besoin d’aimer une femme et de la porter dans mon cœur, profondément attaché à cette femme et par nos enfans et par le souvenir des beaux jours et par les côtés séduisans de son caractère, je mettais à profit la distance où elle était de moi pour me la représenter telle que j’aurais voulu qu’elle fût. Ses lettres m’ont réveillé de mon rêve, je l’ai retrouvée telle qu’elle est, et tout est fini entre nous ; mais j’ai des heures de désespoir. »

On peut se rassurer, il ne se tuera pas. « Mon cher Rapp, qu’est-ce que la vie ? Un citron cent fois pressé, sur lequel on a versé cent fois de l’eau, et on s’imagine que ce qu’on boit est encore du jus de citron… Je l’aime, je la hais, dira-t-il ailleurs, je l’ai répudiée et je ne puis l’oublier. Je peux dire la même chose de ma femme spirituelle, la théologie. Je me suis laissé attraper par mes deux femmes. » Son désespoir s’est changé en une douce mélancolie, qui lui inspire quelques-uns de ses meilleurs vers : « Que j’habite une terre étrangère, je n’en puis douter ; où se trouve ma vraie patrie, je ne le sais pas. Il me semble que j’avais une fois deux enfans qui m’étaient chers ; ne serait-ce pas un rêve ? je ne le sais point. J’ai répudié une femme ; mon amour se changea-t-il en haine ou ma haine en amour ? qui me le dira ? On prétend que j’écrivis jadis des livres ; est-ce vérité ou moquerie ? je l’ignore. Le monde, à ce que j’apprends, me traite d’incrédule ; ne serais-je point un dévot ? c’est encore une chose que j’ignore. La mort ne me fit jamais peur ; ne serais-je pas mort depuis longtemps ? en vérité je ne le sais point. »

La crise avait été courte ; ses souvenirs s’effacèrent peu à peu ; il ne regretta plus rien. Quoiqu’il éprouvât quelque plaisir "à voir de temps à autre ses enfans, il était rentré dans son naturel, avait repris toutes ses habitudes de vieux garçon. Il étudiait, travaillait, retouchait ses premiers livres, en publiait de nouveaux où il répétait sur un ton plus dur, plus acerbe, ce qu’il avait déjà dit et répété. Quand il était de loisir, il récitait des vers d’Horace, écrivait à ses amis ou passait des heures à la Kneipe, buvant de la bière et devisant avec le tiers et le quart. Agnès Schebest avait en vain traversé sa vie. On peut lire tous ses ouvrages sans se douter qu’un jour il pleura en entendant la Flûte enchantée, et qu’un autre jour il fut ou crut être follement amoureux d’une belle voix qui avait de beaux yeux.

Il n’a pas écrit une ligne où la femme ait laissé son empreinte, un mot qu’elle ait inspiré. On a dit que les grandes pensées viennent du cœur, et c’est un cœur bien incomplet que celui où la femme n’a fait que passer, où elle ne s’est jamais établie à demeure. Ce grand dialecticien n’avait pas l’âme généreuse, ni cette tendresse de conscience qui mêle un peu de miel à l’amertume des controverses et des disputes. Il méprisait « la vieille chanson qui a bercé si longtemps la misère humaine. » Il ne se croyait pas tenu d’en inventer une autre. Il ôtait aux malheureux leurs illusions et leur annonçait des vérités tristes, leur laissant le soin de se consoler comme ils pourraient. Pourquoi les eût-il plaints ? Il n’avait jamais connu, disait-il, la joie de vivre, et nonobstant il avait vécu.

On peut regretter que son cœur fût fermé à la pitié ; mais on ne peut nier que son amené fût forte. Il avait quitté Darmstadt à l’âge de soixante-cinq ans pour retourner dans sa ville natale. A peine s’y était-il installé, il fut attaqué d’une incurable et cruelle maladie. Son fils, qui exerçait la médecine à Stuttgart, l’opéra inutilement d’une tumeur aux intestins. Il vécut quelques semaines encore. Il avait supporté de longues souffrances sans que son courage se démentit un moment, et il vit approcher la mort le sourire aux lèvres. Il ne cessa pas d’écrire à ses amis, à qui on avait défendu sa porte. Ses dernières lettres font foi que ce malade condamné s’intéressait encore à leur santé et à leurs affaires, qu’il s’occupait de littérature, dissertait sur Horace et sur Catulle, qu’il ne s’abusait point sur la gravité de son cas et qu’il subit son sort avec une résignation stoïque. Il semblait s’appliquer à prouver que l’incrédulité est pour certaines têtes un oreiller aussi tendre que la religion.

Dix ans auparavant, il avait conduit le convoi funèbre de son frère, et comme il le disait, dans cette triste cérémonie le chant des alouettes lui avait paru plus doux, plus édifiant que la prière du pasteur. Aussi avait-il décidé qu’aucun ecclésiastique n’assisterait à ses derniers momens. Il n’avait éprouvé qu’une fois le regret de ne pas croire à une autre vie ; c’était près du lit de sa mère mourante, elle lui semblait digne d’être immortelle.

Il disait qu’il était arrivé par la voie du raisonnement à admettre comme certain le dogme de la mortalité de l’âme, que plus tard, à l’user, il l’avait trouvé aimable, utile et bienfaisant. Trois mois avant de mourir, il écrivait à son fidèle Rapp : « C’est Platon qui a introduit dans l’Occident la foi à la vie éternelle. Son Socrate meurt avec les consolations de notre très sainte religion, à cela près qu’il y avait mis la marque de son génie. Le premier philosophe qui osa mettre l’homme en face de la mort sans la lui déguiser fut Épicure. C’est pourquoi le dernier chapitre de l’histoire de l’épicurien Atticus par Cornélius Nepos a pour moi plus de prix que les derniers chapitres du Phédon. » Son plus cher désir était de mourir tout entier ; il en avait assez de l’existence, il se souciait peu d’en commencer une autre. Il aspirait au néant, à l’éternel sommeil. Il l’a dit en prose et en vers : « Échapper à tout mal, me dérober à tout chagrin, m’endormir et ne me réveiller jamais, voilà ce que je souhaite et ce que j’attends. »

Ce théologien ne possédait aucune des trois vertus théologales : il n’eut jamais ni l’espérance ni la charité, et sa foi n’était qu’une confiance absolue en l’efficacité de sa dissolvante dialectique, la ferme conviction que les hommes qui croient ne sont que des enfans. Mais il est une qualité qu’on ne lui saurait contester : il était parfaitement sincère. Il avait toujours dit exactement ce qu’il pensait, sans faire aucun sacrifice ni à l’opinion ni à la politique, ni au respect humain, ni à ses propres intérêts, et sa conduite fut toujours conséquente à sa doctrine. Quelque justice qu’on lui rende, il ne s’impose pas à nos sympathies. Dans un court billet qu’il eut la force d’écrire à Rapp quatre jours avant sa mort, il lui confessait qu’il était un esprit dur et raide, ein spröder Mensch, et que même en parlant à ses amis, sa langue ne se dénouait pas facilement. Il nous inspire une admiration mêlée de quelque malaise : il a cru dès sa jeunesse que raisonner est le tout de l’homme ; il ne s’est jamais douté que, pour comprendre, il faut aimer.

Un critique avait dit d’un de ses derniers livres : « C’est un ouvrage excellent, un vrai miroir de cristal ; mais il est diablement froid ! » Cet homme si distingué nous étonne, nous consterne par la frigidité de son esprit. Le démon qui le posséda n’était pas un génie du feu ; il était d’origine aquatique, il ressemblait à ces nixes, habitantes des eaux profondes, qui n’ont la forme humaine que jusqu’aux hanches et se terminent en queue de poisson. Quelquefois cependant, quand elles se mêlent à la société des hommes, elles se déguisent si bien qu’on les prend pour de vraies femmes ; mais on les reconnaît à la traîne de leur robe qui est toujours mouillée, et leurs mains pâles glacent le cœur sur lequel elles se posent.


G. VALBERT.

  1. Ausgewählte Briefe von David Friedrich Strauss, herausgegeben und erläutert von Eduard Zeller. Bonn, 1895, Verlag von Emil Strauss.