Dauphiné-bon-cœur/02/01

Texte établi par Xavier Drevet,  (p. 89-104).

CHAPITRE Ier.

Il a mal pris son moment, le bonhomme !

Il faisait à peine jour. Avec la lumière blafarde de ce blafard jour de février s’était levée une bise aigre qui coupait le visage et menaçait de faire de cette journée la plus mauvaise des journées de ce long et lamentable hiver. Car l’on était en 1709, et l’on sait que cette année, une des années terribles de notre pays, fut remarquable entre toutes par la rigueur atroce de sa température et la durée de ce froid qui lui valut ce surnom, qu’elle a gardé dans l’histoire de l’année du grand hiver.

On a oublié bien des choses ; on s’est consolé de bien des misères ; mais quel est celui ou celle qui n’a entendu parler, sinon par les livres, tout au moins par les traditions, de l’année du grand hiver ?

Au temps où l’on peut encore espérer de tièdes heures automnales, le froid brutal, sans crier gare ! était venu.

À l’heure où l’aurore plus matinale montre ses gaies couleurs à l’horizon, où l’hiver honteux s’enfuit devant les jours grandissants, le froid était resté !

Et il était resté, tenace, violent, sans lâcher prise pendant un seul jour. C’était affreux !

C’était la veille de la Fête des rois qu’il avait commencé à manifester ses plus grandes rigueurs. Il tombait de la neige et l’Isère charriait des glaçons depuis plusieurs jours ; mais, le matin de la fête, les habitants de Saint-Laurent, de la Perrière et du quartier du Bœuf, cessèrent d’entendre le clapotement des vagues, le bruit du torrent qui roule : les flots s’étaient complètement solidifiés, la rivière était prise. Elle le fut pendant longtemps. Et quand elle reprit son cours, un autre fléau survint : l’inondation.

Aussi, que de misères ! Les plus riches manquèrent de quelque chose. La chronique officielle constate que le roi donna ses pierreries en gage et envoya sa vaisselle à la Monnaie. Louis XIV et Mme de Maintenon, elle-même, en furent réduits, sous ce qu’on était convenu d’appeler « les lambris dorés de Versailles, à manger du pain où la farine d’avoine remplaçait l’habituelle fine fleur de froment.

Et s’il en était ainsi tout en haut, que devait-ce être tout en bas ?

On ne sait… Seuls, les registres paroissiaux de l’époque pourraient constater avec quelle rapidité se poursuivait, grâce au froid, grâce à la faim, grâce à la guerre, la dépopulation de la France.

Ajoutez à cela qu’on était en guerre avec à peu près toutes les puissances, que nos plus belles villes du Nord et de l’Est, Lille, Strasbourg, étaient envahies ; le roi avait beau souhaiter la paix, les Anglais, les Hollandais, les Impériaux ne voulaient la lui vendre qu’à des conditions exorbitantes, et les hostilités continuaient.

Les soldats allaient pieds nus, ne marchant plus, hélas ! à la victoire. L’armée, ne recevant aucun subside, se démoralisait et ne vivait qu’en pillant ; les impôts étaient dévorés par avance ; le Trésor, vide, ne trouvait plus à se remplir par l’emprunt, et la France, après avoir été longtemps la législatrice du monde, se voyait abandonnée, méprisée, honnie, même de ceux qui avaient le plus servilement recouru à elle au temps de sa grandeur.

La détresse régnait dans la capitale. La détresse désolait les plus reculées des provinces.

Une des plus éprouvées en ce temps de souffrance universelle fut notre pauvre Dauphiné. Sans cesse menacé par le duc de Savoie, il avait fallu, dès 1708, compléter les fortifications de Grenoble que les remparts de Lesdiguières n’étaient plus suffisants à protéger. Villars y pourvut. La misère atteignait ses limites extrêmes. Aucune expression n’en saurait rendre la profondeur et l’horreur. Dans les villes comme dans les campagnes, l’argent — et encore celui-ci était-il rare — ne suffisait pas à procurer le strict nécessaire. On raconte comme chose digne de mémoire qu’à Paris les riches s’envoyèrent, en guise de présents de jour de l’an, de petits fagots de cotrets ; en province, en Dauphiné surtout, on ne put pas même se faire ces pauvres cadeaux, car la province était beaucoup plus épuisée que Paris.

Le froid, dépassant toutes les limites de rigueur et de durée, en certains endroits, on brûla, pour se chauffer, jusqu’aux arbres des promenades publiques. Dans des provinces plus méridionales encore que la nôtre, le vin gela dans les celliers. Tous les jours, on trouvait morts de froid ou de faim, au bord des routes, quelques-uns de ces mendiants que la charité ne laissait autrefois manquer de rien. Les loups, traqués par la neige, sortaient des bois et s’avançaient jusqu’aux portes des villes. Les ours et autres fauves, pressés par la faim, s’aventuraient dans les villages, faisant chère lie de tout ce qui leur tombait sous la griffe, femmes, enfants, animaux sans défense.

Dieu ! comme la misère rend féroce ! Il arrivait que dans les maisons où la nichée était déjà nombreuse, la venue d’un nouveau-né, une bénédiction ! était accueillie comme le pire des malheurs. C’était un affamé de plus, un misérable de plus, voilà tout.

Cet événement, qui mettait et met encore en fête toute la parenté, même celle du degré le plus éloigné, donnait plus lieu, que par exceptions bien rares, à ces agapes de famille, à la fois joyeuses et bruyantes, où les viandes de toute sorte se font aider, pour la digestion, des vins de tous les crus… d’alentour ; où toutes les chansons, où toutes les joyeusetés, où toutes les facéties s’envolent par essaim tumultueux. Les temps étaient si durs !…

Elles devisaient probablement de cela — et de quoi auraient-elles jasé ? — sinon des misères du moment, de la cherté des blés, de la disette de toutes choses dont souffrait le pauvre monde, — ces deux commères à la démarche vive, à l’œil malin, que notre bonne chance de conteur nous fait rencontrer ce matin-là, de très-bonne heure, au moment où elles quittent leur demeure de l’isle Claveyson pour se rendre par le chemin le plus court, c’est-à-dire la rue du Puits, dite aujourd’hui Grand’Rue, la place Saint André, la rue du Palais, le ban de Mauconseil — aujourd’hui place aux Herbes, — la rue Marchande, au but de leur sortie, la rue Chenoise.

Mais où vont-elles, si affairées, si pressées ?

Écoutons-les. Nous ne pourrons manquer de le savoir.

Eh quoi ! nous ne les comprenons pas ? Ah ! c’est qu’elles s’expriment dans un dialecte qui nous est devenu presque étranger. Elles parlent patois. Avec un peu de bonne volonté, nos oreilles se feront à ce langage, celui de nos pères, celui de nos aïeux, à quelque classe de la société qu’ils appartinssent, et qui avait un si charmant et si libre parfum de terroir.

Une épaisse et chaude douillette les enveloppe ; de bons chaussons les protègent contre les glissades rendues fréquentes par le verglas. Sans paraître appartenir aux plus hautes classes sociales, peut-être même point non plus à la bourgeoisie riche, elles semblent sortir de cette bonne et forte race d’artisans que le travail, un travail patient et obstiné, met dans une sorte d’aisance.

Étant encore jeunes, les deux sœurs n’étaient point trop laides, mais l’on prévoyait que cette beauté ne ferait, comme on dit, qu’un déjeuner de soleil, et qu’elles resteraient trop longues, trop maigres, de vraies crussendele, ainsi que le disait déjà leur voisine, dame Martine Grosbec. Jappeta était un peu bavarde, comme l’indiquait son nom, qui n’était, d’ailleurs, qu’un surnom ; Franquetta avait, pour sa part, la tête bien près du bonnet. En somme, les deux meilleures âmes du monde, unies comme deux doigts d’une même main.

— Nous n’aurions pas dû sortir toutes deux à la fois, disait l’une ; si quelque chaland vient et qu’il trouve la boutique fermée…

— Un chaland ! y penses-tu ? Hier, nous n’avons pas quitté le comptoir un instant l’une ou l’autre, et avons-nous fait autre chose que tricoter nos bas ? Dis-moi combien tu as vendu pendant toute la journée ?

— Moi, rien du tout ; mais toi, tu as réussi à faire acheter à Mme Bonnot, épouse de M. le secrétaire du roi au Parlement, plusieurs aunes de garniture dont elle affirmait pourtant qu’elle n’avait pas le moindre besoin, tandis que tu lui disais fort politiquement qu’une demoiselle de Lacoste ne doit pas regarder à la dépense comme une femme du petit peuple…

— Eh ! ne faut-il pas songer à la layette du poupon qu’elle attend ? Je lui ai prédit que ce serait un garçon, et comme elle a grande envie d’en avoir un pour premier-né, mon pronostic lui a fait oublier que, par le temps qui court, on ne met guère de falbalas aux langes. Puis, va, ne t’inquiète pas sur ce qui pourrait survenir à la boutique en notre absence. J’ai recommandé au père Sing d’avoir l’œil ouvert, et tu sais que, pour rendre service à un voisin, il n’en faut pas chercher d’autre que le sonneur de Saint-André.

— L’œil, un œil ouvert…, je vous promets cela, m’a-t-il répliqué malicieusement, mais pas plus, puisque je suis borgne. N’importe, personne ne passera devant mon échoppe pour entrer chez vous, sans que je le sache et que j’accoure !

— À propos, sœur, ne penses-tu pas que nous ferions bien d’aller prendre en passant la cousine Beissière ? Elle doit tenir le petit sur les fonds baptismaux, et nous ferions avec elle notre première visite à la jacinière.

— Tu as raison, Jappeta. D’ailleurs, nous voici à l’entrée de la rue du Palais, cela ne nous détournera pas. Tiens, justement, voilà son mari qui ouvre la boutique.

— Bonjour, cousin Beissière, dit Franquetta, l’aînée des deux sœurs, à un homme d’âge moyen, costumé en bon bourgeois, qui enlevait les auvents d’une boutique située à droite en entrant sous la voûte du palais de justice ; derrière les petits carreaux plombés de la devanture se voyaient deux rangées d’in-folios reliés en basane, ou d’in-octavos plus richement habillés. Cette exposition révélait la profession de l’homme qui, sans le secours du moindre commis, procédait à l’ouverture du magasin. Ce magasin était occupé par la bibliothèque d’un libraire.

— Quel bon vent vous amène si matin, cousines ? dirais-je, s’il ne faisait une aussi vilaine bise. Veniez vous voir Marie ? Elle est partie comme six heures sonnaient à l’horloge de Saint-André, pour aller voir la femme de Jacques, qui est accouchée de cette nuit, dit maître Beissière aux deux sœurs. Vous savez, son futur filleul est un garçon. Marie est bien contente. Entrez donc, il ne fait pas bon rester dehors par cette froidure.

— Merci, cousin, nous allons de ce pas chez Jacques, et puisque la cousine y est, notre visite fera coup double ; nous venions justement la prendre pour aller ensemble visiter Dorothée. Au revoir ! nous embrasserons le futur filleul de Marie pour vous.

— Alors, faites-le deux fois, car je l’aime déjà. Il n’a pas trop bien choisi son moment pour venir au monde, l’enfant ; mais ces misères ne peuvent pas toujours durer. Au revoir !

— Les deux sœurs, pour regagner le temps perdu en conversation, hâtèrent le pas et furent bientôt arrivées au domicile de la nouvelle accouchée.

C’était dans la rue Chenoise, dont les maisons, alors irrégulières au possible, se profilaient sans aucun souci des lois de l’alignement. Tout près de la place Notre-Dame, depuis le logis Maupertuis jusqu’à la maison dont un des étages supérieurs était occupé par la famille du nouveau-né, tout alors appartenait, par voie de legs, à l’hospice de Grenoble, qui tirait revenu des loyers.

La maison où nous entrons avec les deux sœurs, une maison construite dans le style de la Renaissance, faisait contraste, par sa façade élégante et régulière, avec les façades des constructions voisines, noires, sales, repoussantes, où grouillait une population des plus mêlées. Plusieurs boutiques occupaient le rez-de-chaussée. L’une d’elles était louée à un sculpteur marbrier du nom de Bernard, qui vendait, suivant l’occurrence, des pierres tombales pour les riches défunts, des bénitiers ou des autels pour les églises, et des tablettes de marbre plus ou moins richement historiées pour les cheminées. Bernard était un artiste aussi habile que consciencieux. Il avait la clientèle du clergé et celle des nobles ; son commerce prospérait. Seulement, la dureté des temps, la rareté de l’argent, lui faisaient à lui aussi plus de loisirs qu’il n’eût souhaité. Mais c’était une manière de philosophe, qui prenait les choses comme elles venaient et ne s’affligeait pas outre mesure d’un revers. Après les sept vaches maigres sont venues les sept vaches grasses, disait-il tranquillement. Et chacun chez lui acceptait l’augure.

Sur le seuil de la boutique ornée d’un côté d’une urne funéraire sans destination assurée, et de l’autre d’une cheminée à modillon agréablement sculptée, destinées l’une et l’autre à servir d’enseigne au marbrier, se tenait la femme de celui-ci, Mme Bernard, ou plutôt, comme on disait alors, demoiselle Marie Berthet, épouse Bernard. Elle berçait dans ses bras, en lui chantant une chanson pour l’apaiser, un gros nourrisson de six mois qui se démenait comme un petit diable et accompagnait en faux-bourdon, par ses cris, le chant de sa mère.

— Eh bien, quoi ! nous ne sommes pas gentil aujourd’hui, Pierrot ? dit la Franquetta en essayant de mettre sur les joues rebondies du marmot un baiser que celui-ci esquiva, mais qui n’en retentit pas moins très-sonore dans le vide.

— Que voulez-vous ? Il met ses premières dents et, fort comme il l’est, cela l’éprouve. Voilà trois nuits blanches qu’il nous fait passer, le petit mauvais ! à mon homme et à moi.

— Ça ne sera rien ! ça ne sera rien ! se hâta d’opiner Jappeta, qui eût été désolée de ne pouvoir placer un mot. Et la cousine ? Savez-vous comment ça se passe ?

— Oh ! très-bien ! Toute la maison est dans l’allégresse. Pensez donc ! Dorothée n’avait eu que des filles jusqu’à présent. Aussi, elle mange des yeux son nouveau-né. Il y a déjà la-haut réunion nombreuse. Oh ! vous pouvez monter ; vous verrez une famille bien en joie, ce qui n’est pas commun à présent. On parle d’un banquet donné à l’occasion du baptême et qui réunira toutes les connaissances et toute la parenté. Vous en serez, je suppose. Joseph croit qu’il sera invité, et moi aussi. À tout à l’heure, Franquetta ! Bonjour, Jappeta !

S’arrachant aux douceurs d’une conversation qui les charmait à demi seulement, car la femme du marbrier ne leur laissait point prendre part assez importante au dialogue, Jappeta et Franquetta s’élancèrent dans l’escalier à large rampe de pierre sculptée qui accédait à la demeure du père du nouveau-né.

Sur le palier du premier étage, elles rencontrèrent un homme porteur de plusieurs paquets et qui, jugeant à leur allure qu’elles étaient très-pressées, se rangea pour les laisser passer et aussi pour ne pas être bousculé par elles.

Franquetta poussa sa sœur du coude :

— N’as-tu pas reconnu maître Léonard Pouchot, le syndic de gantiers ? Il est aussi chargé qu’un âne de vendange. Apparemment, c’est lui qui sera parrain. Sais-tu que voilà un marmot qui n’aura pas à se plaindre ? Seul, maître Pouchot était assez riche pour faire convenablement les frais d’un baptême. Et que de présents il apporte ! Nous allons voir tout cela.

Elles montèrent jusqu’au troisième étage.

Bonjour, cousines ; bonjour cousin, furent les premiers mots plusieurs fois échangés entre les nouvelles arrivantes et celui qui venait de leur ouvrir la porte et n’était autre que le père du futur chrétien.

— Ne refermez pas, voici maître Pouchot qui monte ; il ne va pas vite ; il est si embarrassé par tous ses cadeaux. Quand Dieu envoie à naître, il envoie à paître. Enfin, le voilà ; nous allons complimenter Dorothée et admirer son poupon. Tout va bien ?

— Très-bien ! on n’a jamais vu d’enfants si tranquille ; c’est à croire qu’il est en cire.

Les compliments et les embrassades recommencèrent auprès de l’accouchée et de son nourrisson. Celle-ci n’était plus une très-jeune femme, et l’enfant dont elle venait d’être mère était son troisième-né, mais son premier garçon. Toute à la joie de voir ses désirs comblés, elle était rayonnante et ne paraissait pas fatiguée par le bruit des conversations établies à son chevet. La chambre était pleine de femmes qui, en venant prendre des nouvelles de sa santé, lui avaient apporté les nouvelles de la ville. Un caquetage bruyant et confus remplissait la pièce où la température s’élevait rapidement, malgré le froid extérieur. C’est là, sans doute, dans quelque coin, que se tenait le poète patois un peu trop libre qui crayonna le Batifel de la Gisen ? Mais quel art il lui fallut pour retenir ce jappetti tapageur !

Nouvelles de la ville et aussi du dehors, les querelles de ménages, les faits et gestes des amoureux, les annonces d’union, les naissances, les décès, les projets des uns, les ambitions des autres, la famine, la guerre, choses gaies, choses tristes, on parlait de tout à la fois avec cette liberté, ce sans-gêne d’expressions et de gestes que se permettaient alors même les plus honnêtes. La morale était peut-être un peu entamée par ces langues en belle humeur ; mais, de nos jours, ne subit-elle pas de plus rudes accrocs ? On médisait du prochain, à charge de revanche, et sans acrimonie aucune ; les bons mots de Féliben se croisant avec les réparties de Pernette, rencontraient les réflexions piquantes de dame Grosbec ou de demoiselle Tricota, et provoquaient dans l’assemblée des éclats de fou-rire qui partaient comme des fusées et faisaient plus de bien à l’accouchée que cent potions ou électuaires.

D’ailleurs, ni des unes ni des autres il n’était question. La marraine Marie Beissière avait servi à la gisen la rôtie sucrée destinée à lui rendre les forces dépensées pour la mise au monde d’un homme, et celle-ci l’avait consommée jusqu’à la dernière miette ; comme l’avait dit l’heureux père, tout allait bien !

L’arrivée de maître Léonard Pouchot fit cesser comme par enchantement tous les bavardages. Les commères se pressèrent autour du lit de l’accouchée pour admirer les beaux et utiles présents apportés par le futur parrain. On complimenta celui-ci sur sa magnificence, celle-là sur sa bonne fortune, et l’on prit rendez-vous pour la cérémonie religieuse du baptême, la seule usitée à cette époque, et qui devait avoir lieu à vệpres, c’est-à-dire dans l’après-midi.

Dans l’après-midi, à l’heure fixée, chacun et chacune se trouvèrent prêts. Les plus beaux habits avaient été tirés des armoires ; vraiment, l’on n’eût pas cru, à voir tout ce monde souriant, en vêtements de fête, que l’on était à l’un des plus mauvais jours de cette mauvaise année 1709.

Deux à deux, parrain et marraine effectifs, parrain et marraine babillards, sage-femme et poupon enveloppé du paillassieu, père et proches parents, puis toute la série des amis et connaissances, descendirent joyeusement l’escalier d’aspect monumental, se répandirent dans la rue deux par deux, en procession — en rang d’oignons — comme disait plus pittoresquement qu’académiquement dame Grosbec. De la rue Chenoise, le cortège déboucha sur la place Notre-Dame. Les sons joyeux de la cloche les ayant devancés et annoncés, tous les gamins du quartier avaient pris l’éveil. Hàves, déguenillés, la misère sur le visage et dans le ventre, ces petits malheureux regardaient avec des yeux d’envie, avec une convoitise quasi-féroce, cette troupe de gens proprement mis et qui, dans une heure à peine, allaient bien dîner. Ils ne disaient rien, ne poussaient pas même ces glapissements sourds exprimant à la fois mille choses différentes, que ne savent pas retenir ces petits becs et ces petites langues. Il y en avait de juchés jusque sur les mausolées du cimetière qu’il fallait traverser avant d’entrer dans l’église, et, vraiment, à les voir si pâles, si chétifs, si accablés, on pouvait se demander s’il n’eût pas été plus heureux pour eux d’être couchés sous ces marbres que de grouiller dessus.

Le dernier couple était entré dans l’église. Quelques enfants avaient suivi ; d’autres étaient restés au dehors, malgré le froid, à jouer aux osselets sur les marches de pierre de la grande croix de mission ; les uns pour se chauffer, d’autres pour oublier qu’ils avaient faim.

M. Buisson, curé-archiprêtre de la paroisse Saint Hugues de Notre-Dame, assisté de deux acolytes, se préparait à officier lui-même. Les cierges flamboyaient, les enfants de chœur, en surplis blancs, apportaient le sel, l’eau lustrale et le saint chrême ; les cloches carillonnaient à pleins cieux. Et pourtant ce n’était pas pour le fils d’un grand de ce monde que Léonard Pouchot, syndic vénéré de la corporation des gantiers, et Marie Beissière, sa commère, allaient réciter le Credo. Mais maître Pouchot était généreux comme pas un ; on le savait. Fournisseur de la cour et des princes, il gagnait beaucoup d’argent par ses rapports avec l’étranger, et, étant l’un des rares fabricants qui n’eussent pas été obligés de renvoyer leurs ouvriers ou d’en diminuer le nombre, il se faisait un devoir de conscience de faire profiter les moins heureux que lui des fruits de son labeur.

C’était une famille assez considérable que celle des Pouchot, et certains de ses membres, sans compter Léonard, arrivèrent à une véritable notoriété.

Joseph Pouchot, qui fut appelé, en 1791, de la cure de la Tronche à l’évêché de Grenoble avec M. Reymond, ancien curé de Vienne, lorsque l’évêque Henri Dulau, élu en 1788, eut refusé de prêter le serment décrété par la Constitution civile du clergé, était le propre fils de M. Leonard Pouchot ; né en novembre 1720, il mourut en 1792.

Pierre Pouchot, capitaine au régiment de Béarn, auteur de Mémoires sur la guerre de l’Amérique septentrionale, qui se distingua en plusieurs occasions et périt misérablement en Corse, dans une embuscade, en 1769, était aussi fils du syndic Léonard.

— Quel prénom avez-vous l’intention de donner à cet enfant ? demanda M. l’archiprêtre en se tournant vers le parrain.

— Celui de son père, qui est un honnête homme, répondit maître Pouchot : Jacques…

— C’est le nom d’un bien grand apôtre. Il aura dans le ciel un puissant protecteur, répliqua M. l’archiprêtre.

— Ainsi-soit-il ! appuya dame Grosbec.

Toutes les prières sont dites. La foule qui entourait les fonts baptismaux de Saint-Hugues s’est écoulée en partie dans la sacristie dont la porte est voisine. M. l’archiprêtre prend la plume et se met en devoir d’écrire sur son grand registre la formule traditionnelle destinée tout à la fois, en ce temps-là, à constater la naissance et le baptême.

Et voici ce qu’il écrivit :

« Le 25 février 1709, j’ai baptisé Jacques, né d’hier, fils de sieur Jacques Vocanson, marchand gantier, et de demoiselle Dorothée Lacroix, mariés ; étant parrain sieur Léonard Pouchot, marchand gantier ; marraine, demoiselle Marie Chagnier, femme de sieur François Beissière, libraire. Le père a signé en présence des soussignés : Vocanson, Pouchot, Marie Chagnier, Vocanson, Beissière, J. Vocanson, Buisson, archiprêtre. »

La cérémonie était terminée. L’existence civile et religieuse du petit Jacques Vocanson était constatée suivant les us du temps ; il ne restait plus au cortège qu’à se retirer pour se rendre au cabaret du Jardin-Vert, un cabaret où il n’y avait pas le moindre jardin et qui n’était jamais fleuri. Maître Pouchot, qui en faisait les frais, avait commandé là le repas du baptême. Ce cabaret, en grand renom alors pour ses ravioles, ses pognes et ses matefaims, était situé dans la rue Chenoise, et les fenêtres de sa grande salle prenaient jour sur le ruisseau du Verderet. Je ne suis pas bien persuadée qu’il n’existe pas encore au même endroit et sous la même enseigne.

Pour sortir de l’église, le cortège se reforma augmenté de deux musiciens qui, restés sur la place pendant la cérémonie, en saluèrent l’apparition avec les sons criards de leur violon.

Deux garçons boulangers, porteurs chacun d’une grande et lourde corbeille recouverte d’une serviette bien blanche, attendaient sous le porche la sortie des invités. Quand le parrain et la marraine apparurent, tous deux en tête, ayant l’air joyeux et satisfait de gens qui viennent de bien faire, les mitrons enlevèrent les serviettes recouvrant les corbeilles, et celles-ci se montrèrent pleines d’une multitude de petits pains ronds, dorés avec de l’œuf et du safran.

Toute la troupe enfantine se pressait avec des regards d’envie autour des bienheureuses corbeilles.

— Tout ceci est pour vous, mes petits, dit le parrain avec bienveillance ; ce sont les dragées de la marraine.

Et, sur un signe de lui, les garçons boulangers commencèrent la distribution.

Un moment rendus muets par la joie et par la surprise, les enfants comprirent bientôt toute l’étendue de leur bonheur. Du pair, du bon pain blanc, et tant qu’on en voulait, car aux deux premières corbeilles en avaient succédé d’autres, le nombre des petites mains tendues augmentant sans cesse ! Le miracle de la multiplication des pains se reproduisait, mais seulement humain. Quelle fête ! Aussi, de ces petites poitrines serrées si longtemps par la faim, dilatées alors par l’allégresse, un cri, un double cri vibrant, sincère, s’éleva : « Des griches ! de bonnes griches fraiches ! »

Puis celui-ci, moins égoïste :

« Vive maître Pouchot ! vive dame Beissière ! »

Quelques-uns, bien avisés, ajoutèrent aussi :

« Vive le petit Jacques Vocanson !