Darwin : sa vie, son œuvre, sa philosophie/07

Presses universitaires de France (p. 83-87).

LA SÉLECTION SEXUELLE


De même que l’homme peut améliorer la race de ses coqs de combat par la sélection de ceux de ces oiseaux qui sont victorieux dans l’arène, de même les mâles les plus forts et les plus vigoureux, ou les mieux armés, ont prévalu à l’état de nature, ce qui a eu pour résultat l’amélioration de la race naturelle ou de l’espèce. Un faible degré de variabilité, s’il en résulte un avantage si léger qu’il soit dans des combats meurtriers souvent répétés, suffit à l’œuvre de la sélection sexuelle ; or il est certain que les caractères sexuels secondaires sont éminemment variables. De même que l’homme en se plaçant au point de vue exclusif qu’il se fait de la beauté parvient à embellir ses coqs de basse-cour ou, pour parler plus strictement, arrive à modifier la beauté acquise par l’espèce parente, parvient à donner au Bantam Sebright par exemple un plumage nouveau et élégant, un port relevé tout particulier, de même il semble que, à l’état de nature, les oiseaux femelles en choisissant toujours les mâles les plus attrayants ont développé la beauté ou les autres qualités de ces derniers. Ceci implique sans doute de la part de la femelle un discernement et un goût qu’on est au premier abord disposé à lui refuser ; mais j’espère démontrer plus loin par un grand nombre de faits que les femelles possèdent cette aptitude. Il convient d’ajouter que, en attribuant aux animaux inférieurs le sens du beau, nous ne supposons certes pas que ce sens soit comparable à celui de l’homme civilisé, doué qu’il est d’idées multiples et complexes ; il serait donc plus juste de comparer le sens pour le beau que possèdent les animaux à celui que possèdent les sauvages, qui admirent les objets brillants ou curieux et aiment à s’en parer.

Notre ignorance sur bien des points fait qu’il nous reste encore quelque incertitude sur le mode précis d’action de la sélection sexuelle. Néanmoins si les naturalistes qui admettent déjà la mutabilité des espèces veulent bien lire les chapitres suivants ils comprendront, je pense, avec moi, que la sélection sexuelle a joué un rôle important dans l’histoire du monde organique. Il est certain que, chez presque toutes les espèces d’animaux, il y a lutte entre les mâles pour la possession de la femelle ; ce fait est si notoirement connu qu’il serait inutile de citer des exemples. Par conséquent, si l’on admet que les femelles ont une capacité mentale suffisante pour exercer un choix, elles sont à même de choisir le mâle qui leur convient. Il semble d’ailleurs que, dans un grand nombre de cas, les circonstances tendent à rendre la lutte entre les mâles extrêmement vive. Ainsi chez les oiseaux migrateurs les mâles arrivent ordinairement avant les femelles dans les localités où doit se faire la reproduction de l’espèce ; il en résulte qu’un grand nombre de mâles sont tout prêts à se disputer les femelles… En somme il n’est pas douteux que, chez presque tous les animaux à sexes séparés, il y a une lutte périodique et constante entre les mâles pour la possession des femelles.

Il y a cependant un point important qui mérite toute notre attention. Comment se fait-il que les mâles qui l’emportent sur les autres dans la lutte ou ceux que préfèrent les femelles laissent plus de descendants possédant comme eux une certaine supériorité, que les mâles vaincus et moins attrayants ? Sans cette condition la sélection sexuelle serait impuissante à perfectionner et à augmenter les caractères qui donnent à certains mâles un avantage sur d’autres. Lorsque les sexes existent en nombre absolument égal, les mâles les moins bien doués trouvent en définitive des femelles (sauf là où règne la polygamie) et laissent autant de descendants, aussi bien adaptés pour les besoins de l’existence que les mâles les mieux partagés. J’avais autrefois conclu de divers faits et de certaines considérations que, chez la plupart des animaux à caractères sexuels secondaires bien développés, le nombre des mâles excédait de beaucoup celui des femelles ; mais il ne semble pas que cette hypothèse soit complètement exacte. Si les mâles étaient aux femelles comme deux est à un, ou comme trois est à deux ou même dans une proportion un peu moindre, la question serait bien simple : car les mâles attrayants ou les mieux armés laisseraient le plus grand nombre de descendants. Mais après avoir étudié autant que possible les proportions numériques des sexes, je ne crois pas qu’on puisse ordinairement constater une grande disproportion numérique. Dans la plupart des cas la sélection sexuelle paraît avoir agi de la manière suivante.

Supposons une espèce quelconque, un oiseau par exemple, et partageons en deux groupes égaux les femelles qui habitent un district ; l’un comprend les femelles les plus vigoureuses et les mieux nourries ; l’autre, celles qui le sont moins. Les premières, cela n’est pas douteux, seront prêtes à reproduire au printemps avant les autres, … réussiront aussi à élever en moyenne le plus grand nombre de descendants. Les mâles, ainsi que nous l’avons vu, sont généralement prêts à reproduire avant les femelles ; les mâles les plus forts, et chez quelques espèces les mieux armés, chassent leurs rivaux plus faibles et s’accouplent avec les femelles les plus vigoureuses et les plus saines, car celles-ci sont les premières prêtes à reproduire. Les couples ainsi constitués doivent certainement élever plus de jeunes que les femelles en retard, qui, en supposant l’égalité numérique des sexes, sont forcées de s’unir aux mâles vaincus et moins vigoureux ; or il y a là tout ce qu’il faut pour augmenter dans le cours des générations successives la taille, la force et le courage des mâles ou pour perfectionner leurs armes.

Il est cependant une foule de cas où les mâles qui remportent la victoire sur d’autres mâles n’arrivent à posséder les femelles que grâce au choix de ces dernières. La cour que se font les animaux n’est en aucune façon aussi brève et aussi simple qu’on pourrait le supposer. Les mâles les mieux ornés, les meilleurs chanteurs, ceux qui font les gambades les plus bouffonnes, excitent davantage les femelles qui préfèrent s’accoupler avec eux ; mais il est très probable, comme on a eu d’ailleurs l’occasion de l’observer quelquefois, qu’elles préfèrent en même temps les mâles les plus vigoureux et les plus ardents. Les femelles les plus vigoureuses, qui sont les premières prêtes à se reproduire, ont donc un grand choix de mâles, et, bien qu’elles ne choisissent pas toujours les plus robustes ou les mieux armés, elles s’adressent en somme à des mâles qui, possédant déjà ces qualités à un haut degré, sont sous d’autres rapports plus attrayants. Les couples formés précocement ont, pour élever leur progéniture, de grands avantages du côté femelle aussi bien que du côté mâle. Cette cause, agissant pendant une longue série de générations, a selon toute apparence suffi non seulement pour faire la force et le caractère belliqueux des mâles, mais aussi leurs divers ornements et leurs autres attraits.

(La Descendance de l’homme
et la sélection sexuelle.)