Darwin (Le Dantec)
La Revue de Paris8ème année, Tome 5, Sep-Oct 1901. (p. 609-632).


DARWIN

Lamarck, dès le début du XIXe siècle, avait enseigné que les espèces aujourd’hui vivantes descendent d’espèces différentes ayant vécu antérieurement et dont la plupart ont disparu ; il avait même énoncé deux principes admirables au moyen desquels on pouvait comprendre simplement le mécanisme de l’évolution progressive des êtres. Une pléïade de savants illustres avait adopté la théorie de Lamarck et, de l’autre côté du Rhin, Gœthe applaudissait aux efforts de la jeune école transformiste. Mais le moment n’était pas venu ; la preuve du transformisme ne pouvait pas encore être donnée d’une manière assez frappante : l’autorité de Cuvier étouffa dans le germe cette nouveauté dangereuse et l’enterra si bien qu’on put la croire définitivement éliminée de la science. C’est en 1859 seulement que le livre de Darwin la fit sortir du tombeau ; elle eut une renaissance si brillante que l’on oublia facilement les efforts des Lamarck et des Saint-Hilaire et que l’on considéra la théorie nouvelle comme fille de Darwin ; cependant l’illustre naturaliste anglais n’en était que le père adoptif, mais un père adoptif capable de donner, pour toujours, à une enfant moralement abandonnée, droit de cité dans le domaine scientifique.

Il y a dans l’œuvre de Darwin deux parties très distinctes, qui méritent d’être étudiées à part, bien qu’elles soient étroitement mêlées dans son livre. La première et la plus importante, c’est une colossale accumulation de faits admirablement observés et ingénieusement rapprochés, qui constituent ce que l’on peut appeler la preuve du transformisme ; la deuxième est le principe de la sélection naturelle, par lequel l’auteur relie et explique tous ces faits. En réalité, le principe de la sélection naturelle, tel que l’a utilisé son auteur, n’explique pas tout, mais il paraît tout expliquer, et cette illusion a, sans doute, été pour beaucoup dans le succès du livre de Darwin. Il est probable que, en 1859, bien peu de gens eussent été capables d’accepter les preuves du transformisme sans une explication qui parût satisfaisante ; d’ailleurs, indépendamment de sa valeur explicative, le principe de la sélection naturelle relie admirablement les faits accumulés dans l’Origine des Espèces, qui, sans ce fil d’Ariane, eût été un dédale inextricable où les plus ingénieux se seraient perdus. Il est donc indispensable d’exposer d’abord ce principe, qui relie toutes les pièces de l’édifice.

On a critiqué la sélection naturelle ; des hommes occupant une haute situation scientifique, tels que Flourens, ont essayé d’en ridiculiser l’auteur ; or, le principe de Darwin est une vérité évidente. Il n’en est pas de même de l’explication de la formation des espèces à l’aide de ce principe, ou du moins de ce principe seul ; ici, la discussion est permise, et il est même facile de réfuter victorieusement l’argumentation de Darwin. Dans l’Origine des Espèces, le principe et les applications du principe sont si intimement mélangés que l’on a pu croire que la sélection naturelle était inséparable du transformisme. Or, cela est faux, et je dirai même que ces deux questions sont absolument indépendantes l’une de l’autre ; mais il est curieux de constater que la plupart des premiers adversaires de Darwin se sont attaqués au principe de la sélection naturelle, croyant attaquer le transformisme même, et se sont heurtés ainsi à une cuirasse sans défaut.

On pourrait dire que le principe de la sélection naturelle expose que les choses sont à chaque instant comme elles sont, et non autrement, et que cela a été vrai à un moment quelconque de l’histoire du monde. Je ne pense pas que quelqu’un songe à s’inscrire en faux contre une assertion aussi banale et, cependant, c’est là tout le principe du grand évolutionniste anglais.

Si l’on remonte très loin dans les périodes géologiques et que l’on divise le temps écoulé en une infinité d’intervalles très petits, d’une seconde par exemple, il sera vrai, à la fin de chaque intervalle, que, à ce moment précis, les choses sont comme elles sont et non autrement ; personne n’en peut douter. Il sera vrai aussi — nos connaissances actuelles nous autorisent à l’affirmer — que, dans un intervalle d’une seconde, beaucoup de choses auront changé ; l’état du monde, à la fin d’une seconde donnée, sera donc différent de ce qu’il était à la fin de la seconde précédente ; le monde aura évolué. Ces deux propositions sont l’évidence même.

Il reste à établir un troisième point, qui ne sera pas évident comme les deux premiers : c’est que l’état du monde à la fin d’une seconde donnée résulte de ce qu’il était à la fin de la seconde précédente, et de l’action des causes naturelles dans cet intervalle d’une seconde. Si vous admettez cette proposition, vous êtes déterministe, c’est-à-dire que vous croyez que l’état actuel du monde était déterminé fatalement par son état à la fin de la période primaire par exemple, autrement dit que le monde silurien avec ses trilobites devait conduire fatalement à notre monde actuel, où il n’y a plus de trilobites, mais où il y a des hommes, des chevaux, des éléphants, qui n’existaient pas à l’époque silurienne. Divisez en effet en intervalles d’une seconde le temps qui s’est écoulé depuis l’époque silurienne ; l’état du monde au commencement d’un intervalle détermine fatalement l’état du monde à la fin de cet intervalle, puisque vous admettez que, seules, des causes naturelles ont agi pendant la seconde considérée ; un mathématicien idéal, connaissant toutes les lois naturelles et l’état exact du monde à un moment quelconque, eût donc pu prévoir rigoureusement ce que devait être l’état du monde une seconde plus tard, et ainsi de suite, de seconde en seconde, jusqu’à maintenant.

Voilà ce que prétend Darwin, bien qu’il n’ait jamais exprimé sa pensée d’une manière analogue à celle que je viens d’employer et bien qu’il eût peut-être désapprouvé cette traduction libre, mais fidèle, de son système. Ainsi, 1o  à un moment donné les choses sont comme elles sont et non autrement ; 2o  entre deux moments différents il y a des variations ; 3o  toute variation est due à des causes naturelles. De ces trois points, les deux premiers, qui sont immédiatement évidents, constituent le principe de la sélection naturelle ; le troisième, le seul qui ait besoin de démonstration, Darwin l’effleure à peine.

Il serait surprenant qu’à l’aide de vérités évidentes comme les deux premières, vérités indépendantes des propriétés des corps, on pût expliquer quelque chose ; aussi n’explique-t-on rien, et même, sous la forme que je leur ai intentionnellement donnée, ces vérités ne seraient d’aucune utilité ; au contraire, sous la forme que leur a donnée Darwin, elles permettent un langage clair et fécond, mais elles ne sont qu’une forme de langage, et d’une forme de langage on peut tirer des facilités de raisonnement, jamais des faits ou des preuves. La sélection naturelle appliquée à la biologie, c’est, comme les mathématiques appliquées à la physique, une langue infiniment précieuse ; or, si les mathématiciens n’avaient eu, comme point de départ, les lois physiques élémentaires, ils n’auraient jamais fait que d’élégant bavardage, et l’œuvre des Fresnel ou des Maxwell eût été stérile. La langue créée par Darwin est la langue adéquate à l’étude du transformisme, mais elle est indépendante du transformisme, et elle eût pu s’appliquer de la même manière à la narration des faits biologiques si la variation des espèces avait été restreinte dans des limites étroites. Quand Flourens, voulant lutter contre le transformisme, s’est moqué de la sélection naturelle, il a agi comme un physicien qui, pour saper la théorie des ondulations, aurait attaqué le calcul différentiel.

Il ne suffit pas d’affirmer que le principe de Darwin est une vérité évidente ; il faut encore en fournir la preuve, d’autant plus que, dans la forme que je lui ai donnée, on aura peine à reconnaître ce principe célèbre. C’est que l’illustre évolutionniste l’a formulé d’une manière moins générale, pour les êtres vivants seulement, et en tenant compte implicitement de ces deux propriétés élémentaires des êtres vivants, la multiplication et la mort. Or, ces deux propriétés, que tout le monde a constatées, n’ont rien à voir avec le transformisme ; les espèces pourraient fort bien être fixes alors que les individus se multiplieraient et mourraient ; si donc il n’y a réellement, dans le principe de Darwin, que les vérités énoncées plus haut, il est évident, dès maintenant, qu’on n’en saurait tirer une preuve ni pour ni contre la transformation des espèces.

Les êtres vivants se multiplient, c’est-à-dire qu’ils donnent naissance à des individus semblables à eux-mêmes ; or, en vertu de ce principe qu’on ne peut rien construire sans matériaux, la multiplication d’un individu ne peut s’opérer sans un emprunt de substance ; cet emprunt de substance, prélevé naturellement sur le milieu dans lequel vit l’individu, est ce qu’on appelle l’alimentation. Plus la multiplication est abondante, plus la quantité des aliments empruntés au milieu est considérable : pour faire mille pucerons il faut dix fois plus des mêmes éléments, que pour en faire cent. Or, les milieux dans lesquels vivent les êtres à la surface de la terre étant limités, la multiplication des individus ne peut être illimitée.

Les substances alimentaires employées à la confection des êtres vivants ne sont pas perdues ; elles restent, sous une forme nouvelle, utilisables par d’autres êtres vivants : nous voyons en effet tous les jours que certains êtres mangent d’autres êtres pour s’alimenter. Une fois que toutes les substances alimentaires d’un milieu sont transformées en êtres vivants, la possibilité de la naissance d’un individu est subordonnée à la mort d’un ou plusieurs individus préexistants.

Je ne sais quel littérateur facétieux eut jadis l’idée de tracer le tableau d’un monde dans lequel la mort n’aurait pas existé ; il mettait en présence de tout jeunes gens, des ancêtres d’un âge invraisemblable, et tirait de cette situation des considérations fantaisistes. Dans son hypothèse, si je me souviens bien, les hommes seuls étaient immortels ; il avait négligé d’accorder la même immortalité aux autres animaux et aux plantes ; or, même en ce cas, il y a beau temps que le monde vivant serait figé dans une immobilité éternelle. Cet auteur avait oublié que, pour faire le corps d’un individu, il faut des substances constitutives ; au bout d’un certain nombre de générations humaines, tout ce qui, à la surface de la terre, peut être transformé en corps humain aurait été employé ; il n’y aurait plus eu de chevaux, de vaches, de choux, de blé, rien que des hommes, qui, condamnés à vivre, mais ne pouvant plus se nourrir, ne se reproduiraient plus, ne marcheraient plus, ne parleraient plus, seraient de véritables momies. Cette hypothèse ridicule traduit sous une forme frappante ce fait indiscutable, que, la quantité des substances alimentaires étant limitée, la formation d’un nouvel individu est subordonnée à la mort d’un ou plusieurs individus préexistants.

Ceci est la formule la plus générale de la lutte pour l’existence que Darwin a rendue si célèbre ; il vaut peut-être mieux adopter, pour exprimer la même idée, l’expression « concurrence vitale » qui, moins imagée, il est vrai, a du moins l’avantage de rendre mieux compte de tous les faits. Quand un tigre attaque un éléphant pour le manger, il y a lutte ; mais lorsque je consomme une inoffensive salade, il serait prétentieux de ma part de dire que je lutte pour l’existence ; je transforme simplement en substance humaine les éléments que la salade avait transformés en sa substance propre et, si je meurs demain, les microbes et les vers transformeront à leur tour les éléments de mon corps en substance de microbe ou de ver. Il y a concurrence vitale, c’est-à-dire que, étant donné le patrimoine limité des substances alimentaires fournies par la terre aux êtres vivants, chacun de ces êtres en utilise, suivant ses moyens, le plus qu’il peut, pour se nourrir et se multiplier, et est ainsi en concurrence avec tout être ayant des besoins analogues aux siens.

Chaque être a des propriétés personnelles, des moyens d’action personnels, des besoins personnels, qui diffèrent des propriétés, des moyens d’action et des besoins d’un être différent. Tout cela entre en jeu dans la concurrence vitale ; étant donné le nombre immense des êtres qui existent à la surface de la terre, on voit combien est compliqué l’ensemble des phénomènes que présente à chaque instant cette concurrence incessante. Le langage créé par Darwin va nous aider à simplifier cette complication.

Ce qui se passe aujourd’hui en Patagonie n’a pas d’influence directe sur ce qui se passe dans mon jardin ; seuls, les individus voisins les uns des autres sont directement en concurrence. Je suppose donc, qu’en un point donné de la terre, j’introduise à la fois un certain nombre d’êtres vivants ; immédiatement une concurrence s’établira entre ces êtres nouveaux et avec ceux qui préexistaient dans l’endroit choisi. Quel sera le résultat de cette concurrence ? Le plus souvent, je ne saurai pas le prévoir ; ce que je puis affirmer en revanche, sans crainte de me tromper, c’est que, au bout de quelque temps, parmi tous ces êtres tant préexistants que nouvellement introduits, les uns auront persisté ou se seront multipliés ; les autres seront morts ; mais, je le répète, je ne sais pas d’avance lesquels persisteront ; et, si j’essaie de le prévoir, en tenant compte de leurs propriétés, j’aurai des chances de me tromper.

Le langage de Darwin me tire d’affaire immédiatement : ceux qui persisteront seront les plus aptes, les mieux armés pour la lutte dans les conditions présentes ; ceux qui disparaîtront seront les moins bien armés ; il y aura sélection naturelle, c’est-à-dire élimination naturelle des moins aptes au profit des plus aptes.

Évidemment, ce n’est là qu’un artifice de langage ; si l’on me répond : « Fort bien, mais quels sont les plus aptes ? » je serai très embarrassé, tant sont complexes les conditions de la concurrence ; ce que je pourrai faire de mieux, ce sera de prier mon interlocuteur d’attendre que la lutte soit terminée pour proclamer le vainqueur ; je définirai donc les plus aptes après coup ; j’appellerai les plus aptes ceux qui auront persisté.

Dirai-je pour cela que j’ai établi la loi de la persistance du plus apte ? Le mot loi serait un bien grand mot pour rappeler une simple forme de langage, car, si je définis après coup les plus aptes par leur persistance, ma loi se réduira en réalité à la formule : « ce sont ceux qui ont persisté qui ont persisté ; » ou encore, sous la forme sélection naturelle : « Il y a eu élimination de ceux qui ont été éliminés. »

Voilà les principes contre lesquels a bataillé Flourens. « Ou l’élection[1] naturelle n’est rien, dit-il, ou c’est la nature. Mais la nature douée d’élection, la nature personnifiée !… Dernière erreur du dernier siècle !… Le XIXe ne fait plus de personnifications. » Le langage serait bien difficile si l’on interdisait les phrases où le sujet du verbe représente une force ou un ensemble de forces ; dire que la pesanteur fait tomber les corps, est-ce personnifier la pesanteur ?

Les phénomènes de la concurrence vitale sont très complexes, et ne peuvent s’exprimer qu’à l’aide de termes synthétiques. L’expression « sélection naturelle » représente précisément l’ensemble de toutes les causes qui interviennent dans la concurrence vitale. Là où Darwin emploie le terme « sélection naturelle », Bernardin de Saint-Pierre eût employé le mot providence, avec une acception identique, sauf que le mot providence implique que les forces naturelles sont des instruments dans la main d’une personne supérieure, qui prévoit les effets des causes et connaît le but. — La sélection naturelle, c’est la providence « dépersonnifiée ».

Il est probable, d’ailleurs, que si Darwin n’avait pas annoncé qu’il expliquait par la sélection naturelle l’évolution progressive des espèces, on n’aurait pas songé à faire à son principe, qui est une vérité évidente, les critiques vaines qu’on lui a opposées. Cependant, la forme du langage darwinien semble permettre la prévision des événements. Il la permet en effet dans l’hypothèse où l’on connaîtrait à l’avance toutes les conditions des phénomènes ; or, nous ne sommes jamais tout à fait assurés de connaître à l’avance toutes les conditions des phénomènes et la prudence scientifique nous interdit de définir le plus apte avant d’avoir constaté définitivement sa supériorité dans les circonstances présentes.

Les éleveurs de la Virginie ne possèdent que des cochons noirs ; pourquoi ? C’est qu’il existe dans ce pays une plante, le lachnanthes, qui est vénéneuse pour les cochons blancs et inoffensive pour les noirs. Rien ne pouvait faire prévoir a priori cette relation entre la pigmentation et la résistance à un certain poison. Supposez que nous ayons simultanément introduit, en liberté dans un parc de la Virginie, des cochons blancs très forts et très bien portants et des cochons noirs faibles et malingres ; il aurait été naturel de penser que les premiers devaient s’y acclimater plus facilement que les seconds ; et, en prédisant ce résultat, nous nous serions trompés. Dirons-nous donc que, d’une manière générale, les cochons noirs sont plus aptes que les cochons blancs à la vie en liberté ? Ce serait s’exposer à une erreur volontaire, car, dans tel autre pâturage, il peut exister une plante ou une maladie qui tue les cochons noirs et respecte les blancs[2]. On ne peut définir l’aptitude que dans des circonstances précises. Tout changement dans les circonstances peut transformer les résultats de la concurrence vitale. Il n’y a pas des êtres plus aptes que d’autres êtres ; il y a des êtres qui, dans des circonstances données, l’emportent sur d’autres êtres, rien de plus.

Un loup est-il plus apte qu’un veau ? Mettez des loups dans un enclos fermé et riche en pâturages, ils y mourront de faim ; les veaux au contraire y prospéreront. Les veaux sont-ils donc plus aptes que les loups ? non assurément, car, si nous introduisons des loups dans l’enclos où sont déjà les veaux, ceux-ci seront mangés.

Le principe de Darwin peut donc s’énoncer ainsi : lorsque plusieurs êtres se trouvent assemblés en un même endroit, ils ne peuvent y prospérer tous, parce que les matières alimentaires sont limitées ; il se produit une concurrence vitale qui détermine une sélection naturelle dont le résultat est la persistance des êtres les plus aptes dans les conditions considérées. Ces êtres les plus aptes, nous ne pouvons les connaître qu’a posteriori, en constatant les résultats de la concurrence. Or, pour qui veut étudier l’origine des espèces ou, en d’autres termes, raconter l’histoire passée de chacune des espèces qui existent aujourd’hui, ce langage a posteriori suffit parfaitement ; bien mieux, il ne permet pas de se tromper, puisqu’il n’exprime jamais que des vérités certaines. Il raconte l’histoire, sans faire la philosophie de l’histoire. Si un historien se contente d’exposer la succession des empires dans les périodes dont on a conservé des documents certains, il ne peut pas se tromper ; il emploie le langage darwinien, puisqu’il constate, en réalité, que les plus aptes ont sans cesse persisté dans la lutte entre les peuples. Il s’expose au contraire à des erreurs s’il essaie d’expliquer, dans chaque cas, pourquoi tel parti a été vainqueur ou vaincu, ou, ce qui revient au même, comment l’on aurait pu prévoir ce qui est arrivé. Ses erreurs deviennent plus dangereuses encore, si, de ses considérations philosophiques sur les luttes passées, il tire un conseil pratique aux belligérants actuels dont il ignore encore le sort futur, oubliant que les conditions sont autres aujourd’hui qu’elles ne furent dans l’un quelconque des cas pris comme exemples dans l’histoire.

Si les espèces n’avaient pas varié, le langage de Darwin n’aurait aucune importance philosophique ; il nous raconterait simplement que, dans les temps passés, les individus qui sont morts sans laisser de postérité ont été vaincus, dans la concurrence vitale, par d’autres individus mieux armés pour la lutte dans les circonstances réalisées à ce moment précis ; les circonstances changeant sans cesse, les résultats des luttes successives n’auraient qu’un intérêt historique, et nous expliqueraient uniquement la distribution actuelle des êtres vivants à la surface de la terre, de même que l’histoire des hommes, telle que nous l’enseignent les historiens narrateurs, nous apprend uniquement comment s’est réalisée la répartition actuelle des peuples.

Ainsi, la narration darwinienne de l’histoire des êtres conduit immédiatement à la distribution actuelle des animaux et des plantes ou, comme l’on dit aujourd’hui, à la géographie zoologique et botanique, même pour qui n’admet point que les êtres aient varié. Il semble donc que cette partie au moins de l’œuvre de Darwin dût être acceptée, sans hésitation, par les non-transformistes aussi bien que par les transformistes, puisque personne ne peut nier que le passé ait produit le présent. Or, si, après avoir établi une simple géographie descriptive des êtres vivants, on veut interpréter l’histoire qui a conduit à cette distribution géographique, on est invinciblement amené à penser que les espèces ont varié ; on y est amené d’une façon si impérieuse que, à moins d’être sous l’empire d’un parti pris plus puissant que les considérations d’ordre scientifique, on ne conçoit même plus que le transformisme soit discutable. C’est ce qui est arrivé à Darwin lorsqu’il fit son voyage sur le Beagle. Mais il n’est pas indispensable de faire un si grand voyage pour se rendre compte des arguments que le transformisme peut tirer de la distribution géographique des êtres ; il suffit d’étudier successivement deux régions séparées par une barrière naturelle importante. Sans doute ces barrières naturelles sont devenues moins infranchissables depuis que l’homme civilisé, en multipliant les moyens de communication, en facilitant les relations entre les divers peuples, a mis aux prises des espèces animales séparées depuis longtemps ; c’est ainsi que nos bateaux ont porté des rats dans des îles isolées, et ont introduit en Australie les lapins qui menacent son avenir. L’uniformité croît rapidement avec le développement des relations humaines, et déjà beaucoup de faits très saillants sont masqués ; il faut se rabattre sur des observations plus précises et plus délicates.

Darwin a accumulé un très grand nombre d’observations minutieuses de géographie zoologique et botanique. Il faut lire ces chapitres de son ouvrage, que leur caractère anecdotique rend d’une lecture très agréable : tout lecteur deviendra transformiste malgré soi rien que pour les avoir lus.

Je ne puis entrer ici dans le détail des faits analysés dans l’Origine des espèces ; mais je voudrais donner une idée de leur nature et de la manière dont on peut en tirer un argument pour le transformisme.

Les îles éloignées les unes des autres au sein des grands océans ont des habitants différents, au moins en ce qui concerne les espèces incapables de traverser de grandes étendues de mer. Les partisans de la fixité des espèces ne sont pas embarrassés par cette constatation ; ils déclarent que ces espèces ont été créées là où elles sont et telles qu’elles sont ; elles sont restées au lieu où elles furent mises par des créations locales distinctes. Or, la géologie nous apprend que les îles n’ont pas toujours été ce qu’elles sont aujourd’hui : il y a eu des remaniements fréquents de la distribution des terres et des eaux ; tel groupe d’îles a été autrefois un continent, à une époque où la vie existait déjà, où les animaux étaient déjà créés. Après que les mouvements du sol eurent morcelé ce continent, d’où vient donc que les diverses espèces se soient localisées dans les diverses îles, au lieu d’être mélangées dans chaque île comme elles l’étaient sur le continent primitif ?

Darwin démontre d’ailleurs que les habitants des îles n’ont pas nécessairement tous existé dans ces îles dès leur séparation d’avec les continents : ils ont aussi pu y être introduits depuis, par un hasard. Il étudie les moyens de transport à travers les océans (courants, bois flottés, oiseaux voyageurs, etc.), et cette partie anecdotique de son livre est à la fois instructive et amusante. Mais si certaines espèces n’existent pas dans certaines îles, pourquoi ont-elles disparu précisément de l’endroit où elles existaient primitivement ? Et pourquoi des espèces voisines, mais différentes, existent-elles dans des îles voisines ?

L’observation de ces faits et de beaucoup d’autres analogues amena Darwin à penser que l’espèce est variable ; que des êtres primitivement semblables se sont trouvés isolés les uns des autres dans des îles, soit par suite du morcellement d’un continent, soit à cause du transport fortuit de quelques individus par les courants marins, les bois flottés ou les oiseaux voyageurs ; que, depuis leur isolement, leur histoire a été différente dans ces différentes îles ; que les différences se sont, par suite, accumulées au cours des générations successives, chez leurs descendants, au point que les représentants actuels d’une même espèce primitive dans des îles différentes sont aujourd’hui d’espèces différentes mais voisines. Et, dans cette hypothèse, l’histoire narrative dont je parlais tout à l’heure présente un intérêt capital, puisqu’elle ne nous expose plus seulement les vicissitudes des êtres, mais bien des transformations spécifiques qui résultent de ces vicissitudes. C’est pour raconter cette histoire que la langue darwinienne va être infiniment précieuse.

Si l’on est débarrassé de toute idée préconçue, si l’on raisonne en pleine liberté d’esprit, on trouve que l’interprétation transformiste des faits de distribution géographique est infiniment simple et infiniment vraisemblable. Voyons donc maintenant ce que donne la sélection naturelle quand on l’applique à des êtres variables, étudions ce qui résulte de l’introduction, dans l’histoire des êtres racontée en langage darwinien, d’un élément nouveau, la variation.

Les êtres varient, l’observation la plus élémentaire le prouve, et les partisans les plus fanatiques de la fixité des espèces ne peuvent le nier : un fils ressemble à son père, mais est différent de son père. Mais quelle est l’étendue possible des variations ?

Darwin ne se demande pas quelle est la cause des variations ; il les constate et s’en sert, sans chercher d’où elles viennent. Il a livré la variation à l’ensemble des causes obscures et mal définies que nous appelons le hasard, parce qu’il jugea que la sélection naturelle suffisait partout et toujours à corriger le hasard et à en tirer des coordinations merveilleuses. Voici comment il raisonne.

Dans une espèce donnée, animale ou végétale, il naît beaucoup plus d’individus qu’il n’en peut vivre. Wallace a fait, pour les moins bons pondeurs des oiseaux de nos bois, le calcul, amusant dans sa forme paradoxale, qu’il meurt fatalement, chaque année, deux fois plus de pinsons ou de fauvettes qu’il n’y en a : en d’autres termes, s’il y a, par exemple, mille pinsons dans un canton, ce nombre ne reste stationnaire qu’à la condition qu’il meure deux mille pinsons par an dans ce canton. Pour les harengs, la proportion est infiniment plus forte, en raison du nombre formidable des œufs que produit une seule femelle : il faut qu’il meure chaque année une quantité innombrable de harengs pour que les harengs n’arrivent pas bientôt à encombrer tous les océans.

Hamlet prétend qu’être honnête homme, c’est être trié sur une centaine ; la constatation de Wallace prouve qu’être un pinson vivant, c’est être trié sur trois pinsons au moins, qu’être un hareng vivant, c’est être trié sur un millier de harengs. Ce qui opère ce tri, c’est l’ensemble des causes que Darwin synthétise dans la sélection naturelle. Et c’est pourquoi les espèces animales ou végétales se perfectionnent sans cesse : étant donné qu’il se produit constamment plus d’individus qu’il n’en faut, les meilleurs seuls se conservent et se reproduisent ; ces meilleurs d’entre les individus d’une génération transmettent héréditairement à leurs rejetons les qualités par lesquelles ils l’emportaient sur leurs contemporains, de sorte que l’ensemble de la seconde génération est meilleur que l’ensemble de la première ; dans cette seconde génération, les meilleurs seuls persistent, et ainsi de suite, si bien qu’il se produit un perfectionnement progressif de l’espèce.

Les meilleurs, nous l’avons vu, ce sont les êtres les plus aptes à vivre dans les conditions considérées et, par conséquent, le résultat de la sélection naturelle n’est pas, en réalité, un perfectionnement de l’espèce, mais une adaptation de plus en plus étroite aux conditions locales. Les cochons noirs l’emportent sur les cochons blancs dans la Virginie, mais il n’en résulte pas qu’ils sont plus parfaits. Tout au contraire, dans certains cas, nous constatons que l’adaptation plus étroite à des conditions données d’existence entraîne une dégradation de l’espèce. Certains insectes, chez lesquels le développement des ailes est variable suivant les individus, sont représentés dans les petites îles de l’océan par des variétés tout à fait aptères. Pourquoi ? C’est qu’à chaque génération, au début de l’introduction de l’espèce dans l’île, il y avait un certain nombre d’individus ailés et d’autres sans ailes ; ceux qui volaient avaient des chances d’être jetés à la mer par le vent et couraient, par conséquent, plus de risques que les individus aptères ; progressivement, la sélection par le vent, s’exerçant sans cesse au profit de ces derniers, a fini par faire disparaître complètement les premiers. Dirons-nous qu’il y a eu, dans ce cas, perfectionnement de l’espèce ? Évidemment non, car, partout ailleurs que dans une petite île, c’est un avantage pour les insectes d’avoir des ailes. Nous dirons donc qu’il y a eu seulement adaptation progressive aux conditions spéciales de milieu.

Le résultat fatal de la sélection naturelle, c’est d’adapter les êtres aux conditions réalisées dans les localités où ils se trouvent. Darwin l’a remarqué, et il en a conclu qu’il n’y a pas lieu de s’étonner de l’harmonie de la nature, de l’appropriation des organes les plus complexes aux fonctions les plus diverses ; il est, en effet, fort compréhensible que, sous l’influence de la sélection naturelle, les individus qui présentent un caractère utile dans des conditions données l’aient emporté sur d’autres individus dépourvus de ce caractère utile ; c’est ce que Darwin appelle la fixation des caractères utiles par sélection naturelle.

Les êtres que nous voyons vivre tous les jours sont admirablement coordonnés ; ils possèdent des organes merveilleusement disposés pour accomplir toutes les fonctions utiles à la conservation de la vie ; leur mécanisme est si compliqué que, lorsqu’on les regarde pour la première fois sans notions scientifiques profondes, on ne peut s’empêcher de considérer ces machines si précises comme l’œuvre d’un constructeur infiniment habile ; de là est né le dogme de la création. Ces êtres, dit Darwin, sont le résultat d’une évolution progressive ; ils dérivent d’êtres plus simples qui dérivent eux-mêmes d’êtres plus simples, et ainsi de suite, en remontant indéfiniment jusqu’aux êtres les plus simples que l’on puisse concevoir. Jusqu’ici, c’est la théorie transformiste dans toute sa généralité ; ce qui est propre à Darwin, c’est l’interprétation de cette évolution progressive. Tous les caractères de complication qui font de la machine animale une chose si merveilleuse ont apparu successivement, par hasard, dans la série des ancêtres de l’animal considéré ; chacun de ces caractères, étant apparu fortuitement, a été naturellement fixé par la sélection parce qu’il était utile.

Vous constatez, par exemple, que l’homme possède des mains qui sont très commodes pour la préhension. Sans doute, dit Darwin : puisque ces appendices sont commodes, il est tout naturel qu’ils existent ; pour qu’un organe existe, il faut qu’il soit ou qu’il ait été au moins une fois, dans le cours des temps géologiques, utile à l’espèce qui le possède.

C’est ici l’endroit périlleux du darwinisme. Il est évident que, par ce point, il se rapproche du finalisme ; car, de dire que l’homme a des mains pour prendre les objets dont il a besoin, ou que l’homme a des mains parce que cela est commode pour prendre les objets dont il a besoin, c’est tout un, et la constatation de l’utilité d’un caractère satisfait également les darwinistes et les finalistes. Pourtant Darwin a cru fermement que la sélection naturelle donnait le coup de la mort à la théorie antiscientifique des causes finales, en fournissant une explication rationnelle des faits d’adaptation. Reste à savoir si son explication est réellement complète.

Les Darwiniens le croient, et trouvent admissible une apparition fortuite de tous les caractères de notre organisme. Que, par exemple, nous ayons tant d’articulations construites sur des modèles presque identiques, nous le devons, dit Darwin, à une série de hasards qui ont produit successivement toutes ces articulations éminemment utiles. Or, pour attribuer un rôle si considérable au hasard, même au cours d’une très longue suite de générations, il faut une foi presque aussi robuste que pour admettre l’apparition fortuite d’un homme tout entier. On comprendrait à la rigueur cette interprétation si risquée si l’on n’en avait pas de meilleure : l’homme a besoin de comprendre et se paie de mauvaises raisons quand il n’en trouve pas de bonnes ; mais, longtemps avant que vînt Darwin, Lamarck avait formulé des principes qui permettent de comprendre, autrement que par un simple hasard, l’apparition de ces caractères si complexes. Darwin n’a rien voulu devoir à ses devanciers ; il a cru sincèrement que la sélection naturelle expliquait tout, et en effet, lorsqu’on lit l’Origine des espèces, les raisonnements de Darwin apparaissent si serrés et si ingénieux, qu’on ne peut y résister que difficilement.

De ce qu’on ne croit pas à la possibilité d’attribuer au simple hasard l’apparition de tous les caractères utiles, il ne suit pas que le hasard n’ait pu jouer cependant un rôle dans la formation des espèces ; Darwin et Huxley donnent des exemples fort probants de caractères utiles, dus au hasard, et fixés par la sélection. Le meilleur de ces exemples est, sans contredit, celui des moutons Ancons ; à vrai dire, l’utilité du caractère fortuit observé dans ce cas est une utilité pour l’homme et non une utilité pour le mouton même qui l’a présenté ; mais, comme Darwin le fait remarquer avec raison, dans ce cas, la sélection a été opérée artificiellement par l’homme, parce que le caractère lui était utile ; elle eût été opérée par la nature, exactement de la même manière, si le caractère en question avait été utile au mouton.

Ce fait caractéristique mérite d’être rappelé ; le voici, tel que l’a raconté le colonel David Humphreys, membre de la Société royale.

Un certain Seth Wright, propriétaire d’une ferme sur les bords de la rivière Charles, dans l’État de Massachusetts, possédait un troupeau de quinze brebis et un bélier de l’espèce ordinaire. En 1791, une des brebis mit bas un agneau mâle et, sans qu’on puisse en connaître la raison, cet agneau différait du père et de la mère par la longueur relative de son corps et par ses jambes courtes et incurvées en dehors. Cet agneau ne pouvait donc rivaliser avec les autres moutons du troupeau quand ils prenaient leurs ébats et sautaient, au grand ennui du bon fermier, par-dessus les haies des voisins.

Les Américains sont gens avisés. Les voisins du fermier de Massachusetts reconnurent bien vite que ce serait pour eux une excellente affaire si tous ses moutons avaient les tendances casanières que possédait, par le fait même de sa constitution, le petit agneau nouveau-né, et ils conseillèrent à Wright de tuer son vieux bélier et de le remplacer par le nouveau venu. Leur sagacité prévoyante se trouva justifiée ; de l’accouplement du jeune bélier monstrueux avec les brebis normales du troupeau, résultèrent de jeunes animaux dont les uns présentaient, dans toute sa pureté, la monstruosité du père, et dont les autres étaient, au contraire, absolument normaux comme leur mère. L’éleveur sacrifia les types normaux et conserva les types monstrueux, que l’on appela Ancons, à cause de leurs jambes incurvées en dehors ; il croisa dès lors entre eux les mâles et les femelles du type Ancon, et leurs produits finirent par être tous des Ancons purs.

Voilà donc, comme le fait remarquer Huxley, un exemple remarquable et bien établi d’une race fort distincte qui se produit per saltum ; en outre, cette race se propage du premier coup dans toute sa pureté et ne présente pas de formes mixtes, même lorsqu’on la croise avec une autre. La race était même si tranchée que, si l’on réunissait par hasard les Ancons aux moutons ordinaires, on remarquait que les Ancons se tenaient à part. Il y a toute raison de croire qu’on aurait pu conserver indéfiniment cette race ; mais elle fut négligée quand on eut introduit en Amérique le mouton mérinos, aussi docile et aussi tranquille que l’Ancon, et produisant une laine et une viande bien supérieures.

Que prouve cet exemple ? Uniquement que le hasard peut produire des caractères utiles et que la sélection naturelle peut les fixer ; il est donc admissible que, parmi les caractères utiles à chaque espèce aujourd’hui vivante, quelques-uns aient pu apparaître une première fois par hasard ; mais n’est-il pas exagéré d’en conclure que tous les caractères utiles, c’est-à-dire, en réalité, tous les caractères de tous les êtres vivants, sont apparus une première fois par hasard ? Darwin l’admet ; il croit que le hasard, guidé par la sélection naturelle, nous donne l’explication totale de l’évolution progressive des espèces. Mais les principes de Lamarck fournissent une interprétation complète et scientifique de la formation des êtres vivants, et je pense que le lecteur de Darwin, même s’il a été convaincu d’abord, n’hésitera pas à abandonner cette première conviction quand il connaîtra les phénomènes de l’adaptation directe aux conditions de milieu. Les admirables lois de Lamarck découlent elles-mêmes de l’application de la sélection naturelle aux éléments cellulaires qui constituent les organismes supérieurs ; sur ce terrain d’entente les Darwiniens et les Lamarckiens finiront sans doute par s’accorder.

Une des principales préoccupations de Darwin a été de montrer l’utilité de caractères qui pouvaient paraître, au premier abord, indifférents ou même nuisibles, de manière à prouver que la sélection naturelle n’était jamais en défaut. Cette démonstration était parfaitement inutile puisque le principe de la sélection naturelle n’est que l’expression d’une vérité évidente ; mais il ne faut pas regretter, néanmoins, que Darwin ait pris la peine de la faire, car cela nous a valu une accumulation d’observations méticuleuses et très intéressantes. J’ai déjà signalé plus haut le cas si curieux des cochons noirs que respecte un poison fatal aux cochons blancs ; l’Origine des espèces fourmille d’exemples de cette nature et met en évidence l’importance très considérable de facteurs que l’on serait tenté de considérer comme insignifiants au premier abord. Tout se tient dans la nature, et il n’y a aucun phénomène dont on ait le droit de ne pas tenir compte ; qui aurait songé que l’établissement d’une clôture autour d’un lopin de terre dût modifier profondément les conditions de la vie végétale dans l’espace enclos ? Or, voici ce que raconte Darwin.

« Auprès de Farnham, dans le comté de Surrey, se trouvent d’immenses landes, plantées çà et là, sur le sommet des collines, de quelques groupes de vieux pins d’Écosse ; pendant ces dix dernières années, on a enclos quelques-unes de ces landes, et aujourd’hui il pousse de toutes parts une quantité de jeunes pins, venus naturellement, et si rapprochés les uns des autres que tous ne peuvent pas vivre. Quand j’ai appris que ces jeunes arbres n’avaient été ni semés ni plantés, j’ai été tellement surpris que je me suis rendu à plusieurs endroits d’où je pouvais embrasser du regard des centaines d’hectares de landes qui n’avaient pas été enclos ; or, il m’a été impossible de rien découvrir, sauf les vieux arbres. En examinant avec plus de soin l’état de la lande, j’ai découvert une multitude de petits plants qui avaient été rongés par les bestiaux. Sur l’espace d’un seul mètre carré, à une distance de quelques centaines de mètres de l’un des vieux arbres, j’ai compté trente-deux jeunes plants ; l’un d’eux avait vingt-six anneaux ; il avait donc essayé, pendant bien des années, d’élever sa tête au-dessus des tiges de la bruyère, et n’y avait pas réussi. Rien d’étonnant donc à ce que le sol se couvrît de jeunes pins vigoureux dès que les clôtures ont été établies. Et, cependant, ces landes sont si stériles et si étendues, que personne n’aurait pu s’imaginer que les bestiaux aient pu y trouver des aliments. Nous voyons ici que l’existence du pin d’Écosse dépend absolument de la présence ou de l’absence des bestiaux ; dans quelques parties du monde, l’existence du bétail dépend de certains insectes… »

Je choisis cet exemple entre mille pour montrer que le génie de Darwin a enseigné aux naturalistes à observer, à ne pas négliger des faits d’apparence secondaire qui peuvent être très importants, et ce n’est pas là le moindre service qu’ait rendu à la science l’œuvre du grand biologiste anglais.

Toujours préoccupé de démontrer qu’il n’y a pas d’exception au principe de la sélection naturelle, Darwin a été fatalement amené à s’occuper des caractères que l’on peut considérer comme représentant dans la nature un luxe inutile, les caractères esthétiques, la beauté des fleurs et la beauté des animaux, et dans cette étude encore il a fait une ample moisson de faits extrêmement intéressants.

Chacun se souvient de la fable le Cerf et la Vigne. Fier de sa ramure comme d’un ornement admirable, le cerf en est bien empêtré quand il s’agit de se soustraire par la fuite à la poursuite de ses ennemis. Voilà donc un caractère, la présence des bois sur le front du mâle, qui semble non seulement inutile, mais encore nuisible à son vaniteux possesseur. Il en est de même pour les couleurs brillantes des oiseaux mâles : ces couleurs doivent les désigner de plus loin à l’attaque des oiseaux de proie, tandis que les femelles, plus ternes, sont naturellement dissimulées au milieu des branches. D’autres oiseaux mâles, au lieu de briller par leur plumage, sont d’admirables chanteurs, mais il semble que leur chant mélodieux doive attirer les éperviers et les chouettes. La sélection naturelle serait donc en défaut, puisque des caractères manifestement nuisibles se conservent et se transmettent de génération en génération ! — Darwin s’est trouvé là aux prises avec une difficulté évidente. Il n’a pas songé à nier le danger que présentait pour les mâles l’existence de ces caractères esthétiques, mais il s’est dit que ce danger devait être compensé, et au delà, par une utilité quelconque ; il a trouvé cette utilité dans le goût des femelles pour tout ce qui est beau ; les mâles les plus brillants par leur couleur ou par leur voix sont en effet les plus exposés à être mangés par les rapaces, mais ils ont aussi plus de chance de se reproduire et de transmettre leur beauté à leurs descendants mâles, parce que les femelles se laissent plus volontiers féconder par eux. Darwin a appelé sélection sexuelle le processus par lequel les possesseurs des heureux dons de la force et de la beauté ont évincé ou vaincu leurs concurrents moins bien doués. Quand les mâles ont acquis leur structure actuelle, non parce qu’ils étaient plus aptes à survivre dans la lutte pour l’existence, mais parce qu’ils avaient gagné sur les autres mâles un avantage qu’ils ont transmis à leurs descendants mâles, la sélection sexuelle est entrée en jeu. Puis, fidèle à son système du hasard, il constate qu’« un léger degré de variabilité menant à un avantage, si léger qu’il fût, dans des luttes mortelles réitérées entre les mâles, suffirait à l’œuvre de la sélection sexuelle… Les femelles ont, par une sélection prolongée des mâles les plus attrayants, ajouté à leur beauté et à leurs autres qualités attrayantes. » Il est clair que la sélection sexuelle n’est qu’un cas particulier du processus plus général de la sélection naturelle ; mais ici, la femelle opère le choix qui doit réaliser le perfectionnement de l’espèce.

Wallace n’accepte pas cette interprétation de Darwin : au lieu de faire intervenir la sélection sexuelle qui aurait rendu les mâles plus beaux, il fait intervenir simplement la sélection naturelle qui rend les femelles plus ternes, et les protège ainsi contre le danger d’attirer l’attention, surtout pendant l’incubation. Un argument que peut invoquer Wallace, c’est que les femelles d’oiseaux à nids découverts sont de couleur terne ou au moins de la couleur du milieu, tandis que les femelles d’oiseaux à nids couverts ont le plumage aussi brillant que les mâles. Il y a intérêt à accepter les deux explications antagonistes de Darwin et de Wallace, dont chacune peut être précieuse dans des cas différents.

Quant à la beauté des fleurs, il ne semble pas qu’elle soit explicable par la sélection sexuelle : les plus belles fleurs sont hermaphrodites, c’est-à-dire qu’elles contiennent à la fois des organes mâles et femelles ; on ne peut donc songer à trouver à la beauté de la fleur une utilité sexuelle analogue à celle de la beauté du mâle chez les animaux. Mais alors le parfum et l’élégance des plantes de nos jardins ne seraient qu’un véritable luxe, agréable à ceux qui regardent les fleurs, sans servir de rien aux plantes elles-mêmes ! Darwin ne pouvait accepter une telle conclusion ; il a cherché où était l’erreur, il a trouvé, et cette découverte biologique, des plus importantes, qui fait pénétrer le plus avant dans la connaissance des phénomènes sexuels : c’est qu’il n’y a pas d’êtres hermaphrodites. Ceux qui paraissent l’être parce qu’ils ont à la fois des glandes des deux sexes ne peuvent pas se féconder eux-mêmes ; il faut que la fécondation soit croisée[3]. Or, s’il fallait compter uniquement sur le vent pour transporter le pollen sur le pistil, la fécondation de la plupart des fleurs resterait problématique ; elle serait en outre à peu près impossible pour les plantes qui, comme le muflier, ont la corolle normalement fermée. Darwin l’a compris : ce sont les insectes qui, butinant de fleur en fleur, transportent de l’une à l’autre le pollen indispensable ; ce sont eux qui prennent la peine d’ouvrir la fleur du muflier pour y introduire la substance fécondante. Ainsi, la beauté de la fleur est utile ; elle attire l’insecte fécondateur. Si la beauté du paon mâle a été développée au cours des générations par le choix amoureux des paons femelles, c’est l’amour du papillon pour la rose qui a développé la beauté de la rose et son parfum.

La plupart des plantes sécrètent une liqueur sucrée ; cette sécrétion se fait parfois au moyen de glandes placées à la base des stipules chez quelques légumineuses, et sur le revers des feuilles du laurier commun. Les insectes recherchent avec avidité cette liqueur, qui se trouve toujours en petite quantité, mais leur visite n’est d’aucun avantage pour la plante. « Or, supposons, dit Darwin, qu’un certain nombre de plantes d’une espèce quelconque sécrètent cette liqueur ou ce nectar à l’intérieur de leurs fleurs. Les insectes en quête de ce nectar se couvrent de pollen et le transportent alors d’une fleur à l’autre. Les fleurs de deux individus distincts de la même espèce se trouvent croisées par ce fait ; or, le croisement engendre des plants vigoureux qui ont la plus grande chance de vivre et de se perpétuer. Les plantes qui produiraient les fleurs aux glandes les plus larges et qui, par conséquent, sécréteraient le plus de liqueur seraient plus souvent visitées par les insectes et se croiseraient le plus souvent aussi ; en conséquence, elles finiraient, dans le cours du temps, par l’emporter sur toutes les autres et par former une variété locale. Les fleurs dont les étamines et les pistils seraient placés, par rapport à la grosseur et aux habitudes des insectes qui les visitent, de manière à favoriser, de quelque façon que ce soit, le transport du pollen, seraient pareillement avantagées. » Ainsi, lorsqu’une plante, grâce à ses développements successifs, est de plus en plus recherchée par les insectes, ceux-ci, portent inconsciemment le pollen de fleur à fleur. On comprend ainsi qu’une fleur et un insecte puissent lentement se modifier et s’adapter mutuellement de la manière la plus parfaite, par la conservation continue de tous les individus présentant de légères déviations de structure avantageuses pour l’un et l’autre.

Éclairé par cette notion nouvelle, Darwin a fait des observations minutieuses qui sont pleines d’intérêt. L’exemple du trèfle et des bourdons est classique aujourd’hui ; je le cite néanmoins en entier, car il prouve mieux que tout autre combien peuvent avoir d’influence sur certains phénomènes naturels des faits qui en paraissent absolument indépendants au premier abord : « Après de nombreuses expériences, j’ai reconnu, dit Darwin, que le bourdon est presque indispensable pour la fécondation de la pensée (viola tricolor), parce que les autres insectes du genre abeille ne visitent pas cette fleur. J’ai reconnu également que les visites des abeilles sont nécessaires pour la fécondation de quelques espèces de trèfle ; vingt pieds de trèfle de Hollande (trifollum repens), par exemple, ont produit deux mille deux cent quatre-vingt-dix graines, alors que vingt autres pieds, dont les abeilles ne pouvaient pas approcher, n’en ont pas produit une seule. Le bourdon seul visite le trèfle rouge, parce que les autres abeilles ne peuvent pas en atteindre le nectar. On affirme que les phalènes peuvent féconder cette plante ; mais j’en doute fort, parce que le poids de leur corps n’est pas suffisant pour déprimer les pétales alaires. Nous pouvons donc considérer comme très probable que, si le genre bourdon venait à disparaître ou devenait très rare en Angleterre, la pensée et le trèfle rouge deviendraient aussi très rares ou disparaîtraient complètement. Le nombre des bourdons, dépend, dans une grande mesure, du nombre des mulots qui détruisent leurs nids et leurs rayons de miel ; or, le colonel Newmann, qui a longtemps étudié les habitudes du bourdon, croit que plus des deux tiers de ces insectes sont ainsi détruits chaque année en Angleterre. D’autre part, chacun sait que le nombre des mulots dépend de celui des chats, et le colonel Newmann ajoute que les nids de bourdon sont plus abondants près des villages et des petites villes, ce qu’il attribue au plus grand nombre de chats qui détruisent les mulots. Il est donc parfaitement possible que la présence d’un félin dans une localité puisse déterminer dans cette même localité l’abondance de certaines plantes, en raison de l’intervention des souris et des abeilles. » On a enjolivé cette histoire, déjà si jolie, en disant que Darwin montre l’influence du nombre des vieilles filles sur le prix du bœuf au marché de Londres, parce que les vieilles filles élèvent beaucoup de chats et que les bœufs se nourrissent volontiers de trèfle.

Les exemples précédents suffisent à montrer combien de découvertes admirables a fait faire à Darwin le désir de tout expliquer par la sélection naturelle. Ce principe de l’utilité des caractères existants, au lieu de stériliser son inventeur dans un finalisme antiscientifique, lui a donné, au contraire, une activité plus grande et l’a amené à poser devant les naturalistes modernes un grand nombre de questions auxquelles personne n’avait songé jusque-là ; si donc la sélection naturelle n’explique pas tout, comme l’a cru Darwin, son introduction en biologie a été extrêmement féconde, outre que, grâce à elle et à l’apparence d’explication qu’elle donnait de l’évolution progressive des espèces, le transformisme, étouffé par Cuvier, a pu renaître de ses cendres.

FÉLIX LE DANTEC
  1. Quand l’ouvrage de Darwin parut, l’expression « natural selection » fut traduite en français « élection naturelle ». Ce n’est que plus tard que le mot anglais selection a été adopté dans notre langue.
  2. Ou encore, ce qui est plus vraisemblable, une maladie qui respecte un certain nombre d’individus noirs ou blancs et tue les autres, le caractère de résistance à cette maladie étant absolument indépendant de la pigmentation.
  3. On ne considère pas aujourd’hui cette nécessité comme absolue ; il y a peut-être des cas où des êtres se montrent vraiment hermaphrodites, mais, cependant, il est indéniable que même pour ces êtres la fécondation croisée est avantageuse.