Danton (Romain Rolland)/Acte III

Danton (Romain Rolland)
DantonHachette (p. 230-271).
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ACTE III


LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

FOUQUIER-TINVILLE, accusateur public, HERMAN, président. JURY, GENDARMES, FOULE. — Au banc des accusés, DANTON, DESMOULINS, HÉRAULT, PHILIPPEAUX, WESTERMANN, — CHABOT, LES FREY, personnages muets ; — FABRE D’ÉGLANTINE, dans un fauteuil au milieu d’eux. — Au premier rang du public, le peintre David et quelques amis. — Les fenêtres de la salle sont ouvertes. On entend le remous de la foule au dehors. De temps en temps, apparaît par le guichet d’une porte, derrière le président, la tête de VADIER, surveillant le procès. — Près de la porte, debout, le général HANRIOT. Herman et Fouquier-Tinville jettent par moments des regards inquiets vers lui.

On interroge Chabot et les Frey. — Danton s’agite avec indignation. Desmoulins semble accablé. Hérault, calme, regarde en souriant. Philippeaux, les mâchoires serrées, les yeux fixes, se prépare à la riposte. Fabre, souffrant, est affaissé dans son fauteuil. — La foule se pousse et regarde avidement. Elle souligne toutes les péripéties du procès, à la façon d’un public qui assiste à un mélodrame, — amusée et émue tout ensemble[1].

LE PRÉSIDENT, aux Frey.

Vous êtes les agents de Pitt.[P 1] Vous avez voulu corrompre la Convention. Pour favoriser vos spéculations et vos rapines, vous avez fait le projet d’acheter les représentants du peuple. Vous avez tarifé chacune des consciences.

DANTON, retentissant.

Président, donne-moi la parole ![P 2]

LE PRÉSIDENT.

Votre tour viendra, Danton.

DANTON.

Qu’ai-je à faire au milieu de ces ordures ? Quel rapport entre moi et ces voleurs ?

LE PRÉSIDENT.

On vous le dira.

DANTON.

La noblesse naturelle de mon caractère me défend d’accabler ces gueux. Vous le savez, et vous abusez de mon silence, pour tâcher de me confondre dans l’esprit du peuple avec des banquiers malpropres, des tripoteurs, des concussionnaires.[P 3]

HÉRAULT.

Ne t’agite pas, Danton.

LE PRÉSIDENT.

Respectez la justice ; vous vous expliquerez tout à l’heure.

FOUQUIER-TINVILLE.

Tiens-toi tranquille, Danton. Tu auras à répondre comme tes coaccusés, au chef de corruption.

DANTON.

La corruption de Danton ne se met pas à la remorque de la canaille. Donne-lui au moins la première place. Danton ne saurait être le second en rien, ni dans le vice ni dans la vertu.[P 4]

PHILIPPEAUX.

Tais-toi et sois prudent.

LE PRÉSIDENT, aux Frey.

Vous êtes juifs de naissance, originaires de Moravie ; vous vous appelez Tropuscka. Vous avez ensuite pris le nom de Schoenfeld, sous lequel vous avez acheté en Autriche des lettres de noblesse ; puis vous êtes passés en France, et vous vous nommez Frey, pour le moment. Une de vos sœurs a reçu le baptême[P 5], et est entretenue par un baron allemand. L’autre a épousé Chabot, ci-devant capucin[P 6], actuellement représentant à la Convention. Vous vous étiez associés à quelques aventuriers de race douteuse comme vous : Diederischen, originaire du Holstein, employé de banque à Vienne ; Gusman, dit l’Espagnol, qui se faisait passer pour un baron allemand ; le ci-devant abbé d’Espagnac, fournisseur des armées. La complicité de quelques députés achetés favorisait vos agiotages. Chabot vous servait d’intermédiaire avec ses collègues. Il s’était lui-même évalué à 150 000 livres.[P 7] Il se chargea de votre part d’en porter 100 000 à Fabre d’Églantine.[P 8] Fabre falsifia pour ce prix le décret de la Convention, relatif à la liquidation de la Compagnie des Indes. Je fais passer l’original sous les yeux du jury.[P 9]

VADIER, entr’ouvrant doucement le guichet de la porte, fait signe au général Hanriot, debout près de la porte.

Tout va bien, Hanriot ?

HANRIOT, bas.

Ça ira.

VADIER, désignant Fouquier et le tribunal.

Ils ne bronchent pas ?

HANRIOT, de même.

N’aie pas peur. J’ai l’œil.

VADIER.

C’est bon ; n’hésite pas ; et si l’accusateur fléchit, arrête-le.

Il referme le guichet.
HÉRAULT, regardant le peuple.

Comme le peuple nous regarde !

DANTON, honteux au fond, mais se forçant à rire.

Il n’est pas habitué à voir ce mufle sur le banc d’infamie ; ce n’est pas un spectacle banal : Danton escamoté par ces charlatans de la foire. Ha ! ha ! il faut en rire ![P 10]. — Regarde David, là-bas ; sa langue lui sort de la bouche, il bave de haine comme un chien[P 11]. — Tonnerre ! tiens-toi donc, Desmoulins ! Cambre-toi, que diable ! Le peuple a les yeux sur nous.

CAMILLE.

Ah ! Danton, jamais je ne reverrai Lucile !

DANTON.

Allons, tu coucheras avec elle, cette nuit.

CAMILLE.

Sauve-moi, Danton, arrache-moi d’ici ; je ne sais plus que faire, je ne pourrai me défendre.

DANTON.

Tu es plus faible qu’une fille. Ferme ! songe que nous faisons de l’histoire.

CAMILLE.

Ah ! je me soucie bien de l’histoire ![P 12].

DANTON.

Si tu veux revoir Lucile, ne prends pas des airs de criminel écroulé sous la loi ! Qu’est-ce que tu regardes ?

CAMILLE.

Vois, Danton, — là…

DANTON.

Quoi ? Qu’est-ce que tu me montres ?

CAMILLE.

Près de la fenêtre, ce jeune homme…

DANTON.

Ce gamin effronté, avec une mèche de cheveux qui lui tombe sur les yeux, ce clerc de procureur qui pince la taille à une femme ?

CAMILLE.

Ce n’est rien, j’ai eu une hallucination, j’ai vu… je me suis vu…

DANTON.

Toi ?

CAMILLE.

Je me suis vu brusquement à sa place, assistant au procès des Girondins, mes victimes, — oh ! Danton !

Pendant ce temps, la pièce dite falsifiée par Fabre a passé sous les yeux du jury.
LE PRÉSIDENT.

Fabre, persistez-vous dans vos dénégations ?[P 13].

FABRE D’ÉGLANTINE, très tranquille, las, ironique.

Il est inutile que je recommence à m’expliquer, vous ne m’écoutez point, votre siège est fait. J’ai montré tout à l’heure que sur le projet régulier de décret que j’avais rédigé, des traîtres ont introduit des additions et suppressions, qui en changent le caractère. Cela est clair à qui veut regarder les pièces dans un esprit de justice. Ce n’est pas le cas ici ; je sais que je suis condamné d’avance. J’ai eu le malheur de déplaire à Robespierre, et vous avez à cœur de panser son amour-propre blessé. Ma vie est perdue. Soit ! elle est trop usée, et me fait trop souffrir, pour que je fasse pour elle un effort qui me fatigue.

FOUQUIER.

Tu outrages la justice, et tu calomnies Robespierre. Ce n’est point Robespierre qui t’accuse de corruption : c’est Cambon. Ce n’est point Robespierre qui t’accuse de conspiration : c’est Billaud-Varenne. Ton esprit d’intrigue est connu. Il te sert à faire des complots scélérats et de méchantes pièces.

FABRE.

Halte-là ! Ne sutor ultra crepidam… Messieurs, du parterre, je vous prends à témoin : mes pièces ne vous ont-elles pas tout à fait divertis ?[P 14]… Fouquier peut faire tomber ma tête, mais non pas mon Philinte[P 15].

FOUQUIER.

Une curiosité malsaine t’a fait considérer l’Assemblée de la Nation comme une sorte de théâtre, où tu cherchais pour en jouer les ressorts secrets de l’âme. Tu faisais usage de tout : l’ambition des uns, la paresse des autres, l’inquiétude, l’envie, tout t’était bon. Cette impudente habileté a fait de toi le chef d’un véritable système de contre-révolution, soit que ton effronterie et ton humeur brouillonne se plût à bouleverser l’ordre établi, par je ne sais quel mépris malsain de la raison humaine, soit plutôt que ton aristocratisme avéré et ta cupidité aient reçu dès longtemps des arrhes de Pitt pour ruiner la République[P 16]. En 92, on te trouve déjà conspirant avec les ennemis. Danton t’envoie auprès de Dumouriez pour ces négociations criminelles, qui ont sauvé les Prussiens, près d’être anéantis[P 17]. — Mais ceci nous amène aux autres prévenus[P 18]. Je te laisse, puisqu’aussi bien ils ont tant de hâte que j’arrache leurs masques. Je te reprendrai tout à l’heure, et je montrerai le nœud qui rattache tous les fils de cette monstrueuse intrigue.

Les accusés s’agitent. Le peuple devient plus attentif. Danton dit quelques mots brefs d’encouragement aux siens.
FABRE, impertinent, à Fouquier.

Plan mal fait, intrigue confuse ; trop de personnages ; on ne sait d’où ils viennent, et l’on sait trop où l’on va : inutile de tant parler. Ta pièce est détestable, Fouquier. Tu ferais mieux de me faire couper la tête tout de suite : j’ai mal aux dents[P 19].

LE PRÉSIDENT, à Hérault de Séchelles,

Accusé, vos noms et qualités[P 20].

HÉRAULT.

Feu Hérault-Séchelles. Ci-devant avocat-général au Châtelet : je siégeais dans cette salle. Ci-devant président de la Convention : j’ai inauguré en son nom la Constitution républicaine. Ci-devant membre du Comité de Salut public ; ci-devant ami de Saint-Just et de Couthon, qui m’assassinent[P 21].

LE PRÉSIDENT.

Vous êtes un aristocrate. Votre fortune date de vos relations avec la cour, et de votre présentation à la femme Capet par la Polignac. Vous n’avez jamais interrompu vos relations avec les émigrés ; vous étiez l’ami de Proly l’Autrichien, bâtard du prince de Kaunitz, guillotiné le mois passé. Vous avez divulgué les secrets du Comité de Salut public, et livré des papiers importants aux cours étrangères. Malgré la loi, vous avez donné asile au ci-devant commissaire des guerres, Catus, poursuivi comme émigré et comme conspirateur. Vous avez poussé l’audace jusqu’à aller le réclamer et prendre sa défense à la section Lepelletier, où il était arrêté[P 22].

HÉRAULT.

Sauf un point : la divulgation des secrets d’État, que je nie formellement, et que je vous mets au défi de prouver, tout le reste est exact. Je le reconnais hautement.

LE PRÉSIDENT.

Quelle explication en donnez-vous ?

HÉRAULT.

Aucune explication. J’avais des amis. Nulle volonté d’État ne pouvait m’empêcher de les aimer et de les aider dans le besoin.

LE PRÉSIDENT.

Vous aviez été président de la Convention. C’était à vous de donner à la nation l’exemple de l’obéissance aux lois.

HÉRAULT.

Je lui donne l’exemple de la mort pour le devoir.

LE PRÉSIDENT.

Est-ce tout ce que vous avez à dire ?

HÉRAULT.

Tout.

FOUQUIER.

À un autre, Herman[P 23] !

LE PRÉSIDENT, à Desmoulins.

Vos nom, prénoms, qualités.

CAMILLE, très troublé.

Lucie-Camille-Simplice Desmoulins, député à la Convention.

LE PRÉSIDENT.

Votre âge ?

CAMILLE.

L’âge du sans-culotte Jésus, quand il fut sacrifié : trente-trois ans[P 24].

LE PRÉSIDENT.

Vous êtes accusé d’avoir diffamé la République. Vous avez calomnié les actes de l’État, comparé la gloire où nous vivons aux turpitudes des Césars romains. Vous avez réveillé les espérances des aristocrates, excité le soupçon contre la nécessité des répressions, entravé l’œuvre de la défense nationale. Avec une humanité simulée, que dément votre caractère passé, vous avez voulu ouvrir les prisons aux suspects pour submerger la République sous le flot des vengeances de la contre-révolution. — Qu’avez-vous à répondre ?

CAMILLE, très troublé, essaie de répondre, balbutie, porte la main à son front, avec angoisse. Ses amis le regardent, inquiets.

Je demande l’indulgence du tribunal. Je ne sais ce que j’ai. Je ne puis parler[P 25].

LE PRÉSIDENT.

Vous reconnaissez les faits dont on vous accuse ?

CAMILLE.

Non, non.

LE PRÉSIDENT.

Alors, défendez-vous.

CAMILLE.

Je ne puis. Pardonnez-moi. J’ai une brusque faiblesse[P 26].

Ses amis s’empressent autour de lui. Il s’est assis, respire avec peine et s’essuie le front avec son mouchoir. Le président hausse les épaules.
FOUQUIER.

Oui ou non, avoues-tu ?

PHILIPPEAUX.

Lisez les passages que vous inculpez !

DANTON.

Oui, lis-les, ose les lire au peuple ; qu’il juge de quel côté sont ses amis !

LE PRÉSIDENT.

Je les ai suffisamment désignés ; il ne convient pas de donner un retentissement nouveau à des paroles dangereuses.

DANTON.

Dangereuses pour qui ? pour les bandits ?[P 27].

FOUQUIER.

Cette comédie est préparée d’avance ; nous allons passer outre.

CAMILLE, avec angoisse.

Je suis honteux,… je vous demande pardon à tous… Mais voici plusieurs nuits que je ne dors point ; les calomnies dont je suis victime m’ont bouleversé ; je ne suis pas maître de moi, et je sais mal parler. Qu’on me donne un instant de répit : j’ai une sorte de vertige[P 28].

FOUQUIER.

Nous n’avons pas de temps à perdre.

DANTON.

À quelle heure es-tu donc tenu de livrer nos têtes ? Ne peux-tu attendre, bourreau ?

PHILIPPEAUX.

Tu attendras Desmoulins ; vous n’avez pas encore le droit d’égorger les gens sans les entendre[P 29].

FABRE.

Tu sais qu’il est sensible et impressionnable : tu veux profiter d’une faiblesse pour l’égorger : tu ne le feras pas, nous vivant.

HÉRAULT, ironique.

C’est le duel de l’empereur Commode, qui, armé d’un sabre de cavalerie, forçait son ennemi à se battre avec un fleuret garni de liège.

LE PRÉSIDENT.

Silence !

LES QUATRE.

Silence, toi-même, bourreau ! Peuple, protège nos droits, les droits sacrés de la défense[P 30] !

Le peuple s’agite.
DANTON, frappant dans les mains de Desmoulins.

Allons, mon enfant, relève ton courage.

CAMILLE, encore très las, mais redevenu maître de lui, serre la main de Danton, lui sourit et se lève.

Merci, amis, mon inexplicable faiblesse se dissipe ; votre affection me ranime[P 31]. — Voilà ce que vous n’aurez jamais, monstres : l’amour d’amis tels que ceux-ci ! — Vous m’accusez d’avoir dit librement ma pensée ? Je m’en fais gloire. Fidèle à la République, que j’ai fondée, je resterai libre, quoi qu’il m’en coûte. J’ai insulté la liberté, dites-vous ? J’ai dit que la liberté, c’est le bonheur, c’est la raison, c’est l’égalité, c’est la justice. Voilà mes outrages ! Peuple, juge par là des éloges qu’ils réclament[P 32].

LE PRÉSIDENT.

Ne vous adressez pas au peuple.

CAMILLE.

À qui veux-tu que je m’adresse ? Aux aristocrates[P 33] ? — J’ai demandé un Comité de clémence ; j’ai voulu que ce peuple jouît enfin de la liberté, qu’il semble n’avoir conquise que pour satisfaire les rancunes d’une poignée de scélérats. J’ai voulu que les bommes missent fin à leurs querelles, et que l’amour fit d’eux une grande famille fraternellement unie. Il paraît que de tels souhaits sont un crime. — Et moi, j’appelle un crime la furieuse politique qui avilit la nation, qui diffame le peuple, en lui faisant mettre la main dans le sang innocent, à la face de l’univers[P 34].

LE PRÉSIDENT.

Ce n’est pas vous qui accusez, c’est vous qu’on accuse.

CAMILLE.

Eh bien, je m’accuse moi-même, si vous voulez, je m’accuse de n’avoir pas pensé toujours comme aujourd’hui. Trop longtemps, j’ai cru à la haine, la passion du combat m’a égaré, j’ai fait trop de mal moi-même ; j’ai attisé les vengeances ; la hache fut plus d’une fois aiguisée par mes écrits. Ici, des innocents furent conduits par ma parole : voilà mon crime, mon vrai crime, celui que je partage avec vous, celui que j’expie aujourd’hui !

LE PRÉSIDENT.

De qui voulez-vous parler ?

FOUQUIER-TINVILLE.

De qui regrettes-tu la mort ?

PHILIPPEAUX.

Tais-toi, Desmoulins !

FABBE.

C’est un piège. Prends garde !

DANTON.

Foutre ! avale la langue !

CAMILLE.

Je parle des Girondins[P 35].

Le peuple murmure.
LE PRÉSIDENT.

L’accusé reconnaît de lui-même qu’il a trempé dans les complots des Brissotistes.

CAMILLE, hausse les épaules.

C’est mon Brissot dévoilé qui les fit condamner.

FOUQUIER-TINVILLE.

Mais tu le regrettes aujourd’hui ?

CAMILLE, sans répondre.

Ô mes collègues ! je vous dirai comme Brutus à Cicéron : « Nous craignons trop la mort et l’exil et la pauvreté. Nimium timemus mortem et exilium et paupertatem. » Cette vie mérite-t-elle donc que nous la prolongions aux dépens de l’honneur ? Il n’est aucun de nous qui ne soit parvenu au sommet de la montagne de la vie. Il ne nous reste plus qu’à la descendre à travers mille précipices, inévitables même pour l’homme le plus obscur. Cette descente ne nous offrira aucuns paysages, aucuns sites qui ne se soient offerts mille fois plus délicieux à ce Salomon qui disait, au milieu de ses sept cents femmes, et en foulant tout ce mobilier de bonheur : « J’ai trouvé que les morts sont plus heureux que les vivants, et que le plus heureux est celui qui n’est jamais né »[2].

Il s’assied.
DANTON.

Imbécile ! tu nous coupes la tête ! Il l’embrasse[P 36].

On vient avertir Danton que son tour est venu. Il se lève et va vers le tribunal[P 37].
LE PRÉSIDENT, à Danton.

Accusé, vos nom, prénoms, âge, qualité et demeure.

DANTON, d’une voix retentissante.

Ma demeure ? Bientôt le néant. Mon nom ? Au Panthéon[P 38].

Le peuple frémit. Il parle, semble approuver ; puis brusquement, un silence absolu après les paroles du président.
LE PRÉSIDENT.

Vous connaissez la loi : répondez exactement.

DANTON.

Je suis Georges-Jacques Danton, âgé de trente-quatre ans, natif d’Arcis-sur-Aube, avocat, député à la Convention, domicilié à Paris, rue des Cordeliers.

LE PRÉSIDENT.

Danton, la Convention nationale vous accuse d’avoir conspiré avec Mirabeau et Dumouriez, d’avoir connu leurs projets liberticides, et de les avoir secrètement appuyés.

Danton éclate d’un rire de tonnerre[P 39]. Les juges interloqués, le peuple, et même les accusés, se penchent pour le regarder, puis sont pris par la contagion de son rire. La salle toit entière retentit des transports de cette joie homérique. Danton frappe du poing la barre devant lui.
DANTON, riant.

La Liberté conspire contre la Liberté ! Danton conspire contre Danton ! — Scélérats !… Regardez-moi en face. La Liberté, elle est ici ! Il prend sa tête entre ses mains. Elle est dans ce masque pétri par sa sauvage empreinte ; elle est dans ces yeux incendiés par ses flammes volcaniques ; elle est dans cette voix, dont les mugissements font trembler les palais des tyrans jusque dans leurs fondements. Prenez ma tête, clouez-la au bouclier de la République. Elle fera encore, comme Méduse, tomber morts d’effroi les ennemis de la Liberté[P 40].

LE PRÉSIDENT.

Je ne vous demande point voire éloge, mais votre défense.

DANTON.

Un homme comme moi ne se défend pas : mes actions parlent d’elles-mêmes. Je n’ai rien à défendre, rien à expliquer. Il n’y a rien de caché dans ma vie. Je ne m’entoure point de mystères, pour forniquer avec une vieille femme, comme Robespierre[P 41]. Ma porte est grande ouverte, il n’y a point de rideaux à mon lit ; la France entière sait quand je bois et quand je fais l’amour. Je suis peuple : mes vices et mes vertus appartiennent au peuple ; je ne lui voile rien. Je me montre au monde, le ventre nu[P 42].

LE PRÉSIDENT.

Danton, ce langage impudent outrage la justice. L’ignominie de vos expressions montre la bassesse de votre âme. La modération est le propre de l’innocence, et l’audace celui du crime.

DANTON.

Si l’audace est un crime, j’embrasse le crime, Président, je le baise à pleine bouche, et te laisse la vertu : les vaches maigres de Pharaon ne me font point envie. J’aime l’audace et je m’en vante : l’audace aux rudes étreintes, aux lourdes mamelles, où boivent les héros. La Révolution est fille de l’audace. C’est elle qui fit crouler les Bastilles ; c’est elle qui par ma voix lança le peuple de Paris contre la royauté ; c’est elle qui par mon poing saisit la tête coupée de Louis le Raccourci par ses grasses oreilles, et la jeta à la face des tyrans et de leur Dieu[P 43].

Le peuple approuve et s’agite.
LE PRÉSIDENT.

Toutes ces violences ne servent de rien. Je vous rappelle aux accusations précises, dirigées contre vous, et je vous invite à y répondre exactement, en ne sortant point des faits.

DANTON.

Est-ce d’un révolutionnaire comme moi qu’il faut attendre une réponse froide ? Mon âme est comme l’airain qui brûle dans la forge. La statue de la Liberté est en fonte dans mon sein. Et c’est moi qu’on veut enfermer dans une roue d’écureuil ! C’est moi qu’on veut astreindre à un questionnaire de catéchisme ! Je crèverai le filet dont vous voulez me lier ; mon torse brisera la chemise trop étroite. — On m’accuse, dites-vous ! Où sont-ils, ceux qui m’accusent ? Qu’ils se montrent, et je les couvrirai de l’opprobre qu’ils méritent[P 44] !

LE PRÉSIDENT.

Encore une fois, Danton, vous manquez à la représentation nationale, au tribunal et au peuple souverain qui a le droit de demander compte de vos actions. Marat fut accusé comme vous. Il ne s’indigna point contre ses accusateurs. À des faits il n’opposa point des fureurs d’athlète et de rhéteur ; il s’appliqua à se justifier, et y parvint. Je ne puis vous proposer de meilleur modèle que ce grand citoyen[P 45].

DANTON.

Je vais donc descendre à ma justification, je vais suivre le plan adopté par Saint-Just… En parcourant cette liste d’horreurs, je sens toute mon existence frémir ! — Moi, vendu à Mirabeau, Orléans, Dumouriez ! Je les ai toujours combattus. J’ai contrarié les desseins de Mirabeau, quand je les croyais dangereux pour la liberté. J’ai défendu Marat contre lui. Je n’ai vu Dumouriez que pour lui demander compte des millions qu’il avait gaspillés. Je pressentais ses projets, et, pour les entraver, je caressai la vanité du drôle. Fallait-il le pousser à bout, quand il tenait dans ses mains le salut de la République ? Oui, je lui envoyai Fabre ; oui, je lui fis promettre qu’il serait généralissime ; mais je chargeais en même temps Billaud de le surveiller de près. Va-t-on me reprocher d’avoir menti à un traître ? J’ai commis bien d’autres crimes pour la patrie ! On ne sauve pas un État avec des vertus de sacristie. Tous les crimes, tous, je les eusse portés sur ces épaules, sans plier, s’il l’eût fallu pour vous sauver, vous tous, juges, peuple, vils imposteurs même qui m’accusez ![P 46]… Moi, conspirer avec la royauté ! Je me souviens, en effet, d’avoir provoqué le rétablissement de la puissance monarchique au 10 août, le triomphe des fédéralistes au 31 mai, la victoire des Prussiens à Valmy ![P 47]… Mes accusateurs ! qu’on me les produise ! Je demande à parler des coquins qui perdent République. J’ai des choses essentielles à révéler ; je demande à être entendu[P 48].

LE PRÉSIDENT.

Ces sorties indécentes ne peuvent que nuire à votre cause. Ceux qui vous accusent jouissent de l’estime publique. Disculpez-vous d’abord : un accusé ne devient digne de foi que lorsqu’il s’est lavé des soupçons qui ôtent toute valeur à ses dénonciations. — Votre républicanisme n’est pas seul en cause ; on accuse votre caractère tout entier, vos mœurs scandaleuses, vos débauches, vos prodigalités, vos rapines, vos concussions.

DANTON.

Ne te débonde pas d’un coup ! Rebouche le tonneau de ton éloquence[P 49] ; dispense-la goutte à goutte, que rien n’en soit perdu. — De quoi m’accuse-t-on ? D’aimer la vie, d’en jouir ?… Certes, j’aime la vie. Tous les pédants d’Arras et de Genève ne parviendront pas à étouffer la joie qui fermente dans la terre de Champagne, gonflant les bourgeons de vignes et les désirs des hommes. Vais-je rougir de ma force ? La nature m’a donné en partage les formes athlétiques et de vastes besoins. Exempt du malheur d’être né d’une race privilégiée et abâtardie, j’ai conservé, à travers les orages d’une carrière dévorante, toute ma vigueur native. De quoi vous plaignez-vous ? C’est cette vigueur qui vous a sauvés. Que vous importe que je passe mes nuits au Palais-Royal ? Je ne fais pas tort d’une caresse à la Liberté. Mes flancs suffisent à tous les embrassements. Vous proscrivez le plaisir ? La France a-t-elle fait vœu de chasteté ? Sommes-nous tombés sous la férule d’un magister maussade, ou, parce qu’un vieux renard a la queue coupée, faut-il que nous perdions la nôtre ?[P 50].

LE PRÉSIDENT.

On vous accuse d’avoir détourné à votre profit une partie de l’argent qui vous était confié par l’État ; vous avez employé les fonds secrets à vos plaisirs ; vous avez pressuré la Belgique et ramené de Bruxelles trois chariots de butin.

DANTON.

J’ai déjà répondu à ces sottes inventions. Quand j’étais ministre de la Révolution, on m’a déposé 50 millions : je le reconnais ; j’ai offert d’en rendre un compte fidèle. Cambon m’a donné 400 000 livres pour dépenses secrètes. J’en ai dépensé 200 000 à bureau ouvert. J’ai donné carte blanche à Fabre, à Billaud. Ces fonds ont été les leviers, avec lesquels j’ai soulevé les départements. — Quant à la ridicule histoire des serviettes de l’archiduchesse, rapportées de Belgique, et démarquées par moi, me prend-on pour un voleur de mouchoirs ? On a ouvert mes malles à Béthune ; on a dressé procès-verbal ; il n’y avait que mes hardes et un corset de molleton[P 51]. Ce corset effarouche-t-il la pudeur de Robespierre[P 52] ? Est-ce là ce qu’on me reproche ?

LE PRÉSIDENT.

La preuve de vos rapines est dans la large vie que vous menez depuis deux ans, et que votre médiocrité de fortune ne vous eût pas permise, si vous ne l’aviez engraissée des dépouilles de l’État.

DANTON.

Avec le remboursement de ma charge d’avocat aux conseils, j’ai acheté quelque bien dans le district d’Arcis. J’ai assuré de petites rentes à maman, à mon beau-père, à la brave citoyenne qui m’a nourri. Ces sommes n’excèdent pas la valeur de ma charge avant la Révolution. — Quant à la vie que j’ai menée à Paris ou Arcis, il se peut que je ne me sois pas astreint à une ignoble économie. Je n’oblige pas mes amis, quand je les reçois, à la soupe aux herbes de la mère Duplay[P 53]. Je ne sais pas plus lésiner pour moi que pour les autres. N’avez-vous point honte de chicaner Danton sur ce qu’il boit et sur ce qu’il mange ? Une méprisable hypocrisie menace d’infecter la nation. Elle rougit de la nature ; l’énergie lui fait peur, elle se voile la face devant un geste libre. Les vertus négatives lui tiennent lieu des autres. Pourvu qu’un homme ait l’estomac mauvais et les sens atrophiés, pourvu qu’il vive d’un peu de fromage et couche dans un lit étroit, vous le nommez Incorruptible, et ce mot le dispense de courage et d’esprit. Je méprise ces vertus anémiques. La vertu, c’est d’être grand, pour soi et pour la patrie. Quand vous avez le bonheur d’avoir un grand homme parmi vous, n’allez pas lui reprocher son pain. Les besoins, les passions, les sacrifices, tout chez lui est bâti sur un autre plan que chez les autres. Achille mangeait le dos d’un bœuf à son repas. S’il faut à un Danton de vastes aliments pour nourrir sa fournaise, jetez-les sans compter : ici est l’incendie, dont les flammes vous protègent contre les bêtes fauves qui guettent la République[P 54].

LE PRÉSIDENT.

Vous reconnaissez donc les dilapidations dont on vous accuse ?

DANTON.

Tu mens, je viens de les nier[P 55]. J’ai vécu largement, honnêtement, ménager, mais non avare des sommes qui m’étaient confiées. J’ai rendu à Danton ce que je devais à Danton. Faites venir les témoins que j’ai réclamés, et nous éclaircirons les doutes. Ce ne sont pas des accusations et des réponses qui doivent rester dans le vague ; seule une discussion précise, point par point, mettra fin au procès. Ces témoins, où sont-ils ? Pourquoi tarde-t-on à les faire venir[P 56] ?

LE PRÉSIDENT.

Votre voix se fatigue, Danton : reposez-vous.

DANTON.

Ce n’est rien, je puis continuer.

LE PRÉSIDENT.

Vous reprendrez tout à l’heure votre justification avec plus de calme.

DANTON, furieux.

Je suis calme ! — Mes témoins ! il y a trois jours que je les réclame[P 57] ; aucun n’est encore assigné. Je somme l’accusateur public de me déclarer, en face du peuple, pourquoi la justice m’est refusée[P 58].

FOUQUIER-TINVILLE.

Je ne me suis point opposé à leur citation, et je ne m’y oppose point[P 59].

DANTON.

Fais-les donc venir ; rien ne se fait sans tes ordres.

FOUQUIER-TINVILLE.

Je déclare donc permettre que les témoins soient appelés[P 60], — autres toutefois que ceux désignés par les accusés dans la Convention : car l’accusation émane de l’Assemblée tout entière, et il serait ridicule de prétendre faire concourir à votre justification vos propres accusateurs, surtout les représentants du peuple, dépositaires du pouvoir suprême, qui n’en doivent compte qu’au peuple.

HÉRAULT.

Ah ! la bonne jésuiterie !

Il rit avec Fabre.
DANTON.

Ainsi mes collègues pourront m’assassiner, et il me sera défendu de confondre mes assassins ?

FOUQUIER-TINVILLE.

Oses-tu insulter la représentation nationale ?

PHILIPPEAUX.

Nous ne sommes donc ici que pour la forme ? On veut nous réduire à jouer un rôle muet ?

CAMILLE.

Peuple, tu l’entends ! Ils ont peur de la vérité. Ils craignent les témoignages qui les écrasent[P 61].

LE PRÉSIDENT.

Ne vous adressez pas au peuple.

PHILIPPEAUX.

Le peuple est notre seul juge ; vous n’êtes rien sans lui[P 62].

CAMILLE.

J’en appelle à la Convention[P 63] !

DANTON.

Vous voulez nous bâillonner. Vous n’y parviendrez pas. Ma voix remuera Paris jusque dans ses entrailles. La lumière ! la lumière[P 64] !

LE PRÉSIDENT.

Silence !

LE PEUPLE.

Les témoins ![P 65]

Les juges s’effarent.
FOUQUIER-TINVILLE.

Il est temps de faire cesser ce débat scandaleux ; je vais écrire à la Convention[P 66], lui transmettre votre requête : nous lui obéirons.

Le peuple applaudit. — Fouquier et Herman se consultent, écrivent, lisent à voix basse ce qu’ils ont écrit.
CAMILLE, exultant.

Ah ! la cause est gagnée !

DANTON.

Nous allons confondre ces gueux ; vous allez les voir écroulés, le nez dans leur ordure[P 67]. Si le peuple français est ce qu’il doit être, je vais être obligé de demander leur grâce.

PHILIPPEAUX.

La grâce de ceux qui veulent notre mort !

CAMILLE, gaiment.

Bah ! nous nommerons Saint-Just maître d’école à Blérancourt, et Robespierre marguillier à Saint-Omer[P 68].

HÉRAULT, haussant les épaules.

Ils sont incorrigibles. Ils espéreront encore, dans la charrette.

DANTON.

Les imbéciles ! accuser Danton et Desmoulins de combattre la République ! C’est Barère qui est patriote à présent, n’est-ce pas ? Et Danton aristocrate ![P 69]… La France n’avalera pas ces bourdes, de longtemps. — À un juré. — Nous crois-tu conspirateurs ? Voyez, il rit, il ne croit pas. Écrivez qu’il a ri.

FOUQUIER, s’interrompant au milieu de son travail.

Je vous prie de cesser ces conversations particulières. La loi ne le permet pas.

DANTON.

Tu vas apprendre à ton père comment on fait des enfants[P 70] ? C’est moi qui ai fait instituer ce tribunal ; je dois m’y connaître.

CAMILLE.

Je reprends goût à la lumière. Il y a un moment, elle me semblait éteinte, morte, comme dans un tombeau.

DANTON.

Ce n’est pas elle qui a repris ses couleurs, c’est toi. Tu n’en menais pas large tout à l’heure.

CAMILLE.

Je suis humilié de ma faiblesse. Mon corps est lâche.

DANTON.

Intrigant ! tu as voulu te rendre sympathique aux femmes ? Tu as réussi. Vois cette fille là-bas qui te fait de l’œil.

HÉRAULT, doucement.

Mes pauvres amis, vous me faites pitié.

DANTON.

Pourquoi, joli garçon ?

HÉRAULT.

Vous vendez la peau de l’ours, et la vôtre est déjà livrée.

DANTON.

Ma peau ? Oui, je sais, elle a des amateurs. Saint-Just la convoite. Eh bien, qu’il vienne la prendre ! S’il réussit, je veux bien qu’il s’en fasse une descente de lit.

HÉRAULT.

À quoi sert de s’agiter ?

Il hausse les épaules et se tait. Pendant ce temps, Fouquier a écrit une lettre, qu’un garde prend et emporte.
LE PRÉSIDENT.

En attendant la réponse de la Convention, nous allons continuer l’interrogatoire. Les gendarmes font rasseoir les accusés[P 71]. À Philippeaux. Vos nom, prénoms, qualités.

PHILIPPEAUX.

Pierre-Nicolas Philippeaux, ci-devant juge au présidial du Mans, représentant du peuple à la Convention.

LE PRÉSIDENT.

Votre âge ?

PHILIPPEAUX.

Trente-cinq ans.

LE PRÉSIDENT.

Vous avez tenté de paralyser la défense nationale, pendant votre mission en Vendée ; vous avez voulu jeter le discrédit sur le Comité de Salut public, par d’injurieux pamphlets ; vous avez fait partie de la conspiration de Danton et de Fabre pour rétablir la royauté.

PHILIPPEAUX.

J’ai exposé à l’indignation publique les brigandages de quelques généraux. C’était mon devoir : je l’ai rempli.

LE PRÉSIDENT.

Votre devoir était, — dans la lutte implacable dont la France est le prix, — de tendre tous les ressorts de l’action nationale. Vous les avez brisés.

PHILIPPEAUX.

Ronsin et Rossignol déshonorent l’humanité[P 72].

FOUQUIER-TINVILLE.

Tu n’étais pas représentant de l’humanité, mais de la patrie.

PHILIPPEAUX.

Ma patrie, c’est l’humanité[P 73].

LE PRÉSIDENT.

Ceux qui excitent votre pitié, les royalistes écrasés par Rossignol, respectaient-ils l’humanité ?

PHILIPPEAUX.

Rien n’excuse le crime.

FOUQUIER-TINVILLE.

La victoire[P 74].

PHILIPPEAUX.

Accusateur, je t’accuse.

CAMILLE.

Je dénonce au peuple ces paroles infâmes.

FOUQUIER-TINVILLE, haussant les épaules.

Que le peuple juge !

Le peuple est partagé ; il a applaudi Fouquier et cause bruyamment.
DANTON, bas à Desmoulins.

Tais-toi, animal ! tu jettes des pierres dans mon jardin.

CAMILLE, étonné.

Comment ?

DANTON.

J’en ai dit bien d’autres !

LE PRÉSIDENT, à Westermann [P 75].

Accusé, levez-vous.

WESTERMANN.

C’est à moi ? Tonnerre ! en avant !

LE PRÉSIDENT.

Votre nom ?

WESTERMANN.

Tu le sais bien.

LE PRÉSIDENT.

Votre nom !

WESTERMANN, haussant les épaules.

Faiseurs d’embarras !… Demande-le au peuple.

LE PRÉSIDENT.

Vous êtes François-Joseph Westermann, originaire d’Alsace, général de brigade. Vous avez quarante-trois ans. C’est vous qui deviez être l’épée du complot. Danton vous a fait revenir à Paris pour commander les troupes de la contre-révolution. Vous avez commis des atrocités dans votre armée. Vous avez été cause de la défaite de Châtillon. D’accord avec Philippeaux, vous avez tâché d’abattre les patriotes que vous aviez la charge de défendre. — Vos antécédents sont d’ailleurs déplorables. Vous avez eu trois accusations de vol.

WESTERMANN.

Tu mens, cochon ![P 76].

LE PRÉSIDENT.

Je vais vous faire reconduire en prison pour insultes à la justice, et juger sans vous entendre.

WESTERMANN.

À quinze ans, j’étais soldat. Le 10 août, j’ai commandé le peuple à la prise des Tuileries. J’ai combattu à Jemmapes. Dumouriez m’a abandonné en Hollande, au milieu des ennemis ; j’ai ramené ma légion à Anvers. Ensuite j’ai été en Vendée ; j’ai donné de la tablature aux brigands de Charette et de Cathelineau. Savenay, Ancenis, le Mans sont gras de leurs charognes. Les jean-foutres m’accusent d’avoir été cruel ? Ils ne disent pas assez : j’ai été féroce pour les lâches. Veut-on des preuves contre moi ? En voici : à Pontorson, j’ai fait charger par ma cavalerie mes soldats qui fuyaient. À Châtillon, j’ai fendu la figure à coups de sabre à un officier couard. J’aurais fait brûler mon armée, s’il l’avait fallu, pour la victoire… J’ai pillé, dis-tu ? En quoi cela te regarde-t-il ? Vous êtes des imbéciles. J’ai fait mon métier de soldat ; je ne suis pas un commerçant. Mon devoir est de défendre la terre de la patrie, par tous les moyens : je l’ai rempli pendant trente ans, sans ménager ma sueur ni mon sang. J’ai reçu sept blessures, toutes par devant ; je n’en ai qu’une par derrière : mon acte d’accusation[P 77].

LE PRÉSIDENT.

Vous avez plusieurs fois, devant témoins, proféré des paroles insultantes contre la Convention. Vous avez menacé de faire tomber le palais sur le dos des représentants.

WESTERMANN.

C’est vrai. Je hais cette racaille soupçonneuse et bavarde, qui entrave toute action par sa niaiserie jalouse. J’ai dit que la Convention avait besoin d’un coup de balai et que je me chargeais d’enlever le fumier[P 78].

FOUQUIER-TINVILLE.

Tu reconnais la conspiration ?

WESTERMANN.

Que parles-tu de conspiration ? J’ai pensé seul. J’ai agi seul. Je ne suis l’ami d’aucun de ceux qui sont ici. J’ai causé quelquefois avec Danton, j’estime son énergie ; mais c’est aussi un avocat, et je n’ai pas confiance dans les avocats. La France ne peut être sauvée par des discours, mais par des sabres[P 79].

LE PRÉSIDENT.

Cela suffit. L’affaire est claire.

WESTERMANN.

Guillotinez-moi ! La guillotine aussi est un coup de sabre. Je ne demande qu’une chose : qu’on me couche sur le dos ; je veux faire face au couteau[P 80].

Vadier et Billaud-Varenne entrent. Fouquier se lève et va leur serrer la main. Rumeur dans la foule[P 81].
BILLAUD-VARENNE, à mi-voix.

Les scélérats, nous les tenons !

VADIER, à mi-voix, à Fouquier.

Voici de quoi vous mettre à votre aise.

FOUQUIER, de même.

Nous en avions besoin.

Agitation, — puis profond silence. Fouquier lit, debout, — les deux Conventionnels debout auprès de lui.
FOUQUIER, lisant.

« La Convention nationale, après avoir entendu le rapport de ses Comités de Salut public et de Sûreté générale, décrète que le Tribunal révolutionnaire continuera l’instruction relative à la conjuration de Danton et autres[P 82], que le président emploiera tous les moyens que la loi lui donne afin de faire respecter son autorité et de réprimer toute tentative des accusés pour troubler la tranquillité publique et entraver la marche de la justice, — décrète que tout prévenu de conspiration, qui résistera ou insultera la justice nationale, sera mis hors des débats sur le champ[P 83]. »

Stupeur. Puis brusquement la foule parle fort, avec animation, et les accusés, d’abord atterrés, éclatent.
CAMILLE.

Infamie ! on nous étouffe[P 84] !

PHILIPPEAUX.

Ce ne sont pas des juges, ce sont des bouchers.

DANTON, à Fouquier.

Tu n’as pas tout lu. Il y a encore autre chose. La réponse ! La réponse à notre demande[P 85] !

LE PRÉSIDENT.

Silence !

FOUQUIER [P 86].

La Convention donne communication de la lettre suivante, que les Comités ont reçue de l’administration de la police, afin que le tribunal voie quel péril menace la Liberté[P 87].

Lisant : « Commune de Paris[P 88].

« Nous, administrateurs du département de police, sur une lettre à nous écrite par le concierge de la maison d’arrêt du Luxembourg, nous nous sommes à l’instant transportés en ladite maison d’arrêt, et nous avons fait comparaître devant nous le citoyen Laflotte, ci-devant ministre de la République à Florence, détenu en ladite maison depuis environ six jours ; lequel nous a déclaré qu’hier, entre six et sept heures du soir, étant dans la chambre du citoyen général Arthur Dillon, ledit Dillon, après l’avoir tiré à part, lui dit qu’il fallait résister à l’oppression, que les hommes de tête et de cœur détenus au Luxembourg et aux autres maisons d’arrêt devaient se réunir ; que la femme de Desmoulins mettait à sa disposition mille écus, à l’effet de pouvoir ameuter du monde autour du tribunal révolutionnaire…[P 89] »

CAMILLE, hors de lui.

Les misérables ! non contents de m’assassiner, ils veulent encore assassiner ma femme ! — Il s’arrache les cheveux.

DANTON, montrant le poing à Fouquier.

Canailles ! Canailles ! ils ont inventé ce complot pour nous perdre[P 90]

Rumeur du peuple.
FOUQUIER, continuant à lire, dominant le bruit, réussissant à reprendre l’intérêt de la foule.

« … Laflotte se décida à feindre de partager leurs idées pour mieux connaître leur plan. Dillon, s’imaginant l’avoir associé à son infâme complot, lui détailla les différents projets. Laflotte se met à la disposition du Comité de Salut public pour lui en révéler les détails… »

L’agitation de la foule couvre sa voix.
CAMILLE, comme fou.

Monstres ! Cannibales ! Il froisse les papiers qu’il tient à la main, et les jette à la tête de Fouquier. — Au peuple : À l’aide ! au secours[P 91] !

DANTON, tonitruant,

Lâches meurtriers, pendant que vous y êtes, faites-nous lier sur ce banc, prenez un couteau et saignez-nous[P 92] !

PHILIPPEAUX.

Tyrannie !

DANTON.

Peuple, ils nous tuent, ils t’égorgent avec nous ! On assassine Danton ! Paris, lève-toi ! lève-toi[P 93] !

WESTERMANN.

Aux armes[P 94] !

Immense grondement au dedans et au dehors.
FOUQUIER, pâle, ému, — aux deux Conventionnels.

Que faire ? D’un moment à l’autre, la foule va se ruer.

BILLAUD.

Les brigands !… Hanriot, fais évacuer la salle.

VADIER.

Ce serait le signal de la lutte, et qui sait si nous serions les plus forts ?

FOUQUIER, qui vient de regarder par la fenêtre.

La foule est ameutée sur le quai. Elle peut forcer les portes.

DANTON.

Peuple, nous pouvons tout, nous avons triomphé des rois, des armées de l’Europe. Au combat ! Écrasons les tyrans !

VADIER, à Fouquier.

La première chose de toutes : fais-les rentrer en prison ; mets à l’ombre ce gueulard.

DANTON, montrant le poing à Vadier.

Voyez ces lâches assassins ! ils nous suivront jusqu’à la mort… Vadier ! Vadier ! chien ! viens ici ! Puisque c’est une lutte de cannibales, qu’ils viennent au moins me disputer ma vie à coups de poing !

VADIER, à Fouquier.

Accusateur, exécute le décret[P 95].

FOUQUIER-TINVILLE [P 96].

L’effroyable indécence avec laquelle les accusés se défendent, les insultes, les menaces qu’ils ont l’impudence de prononcer contre le tribunal, doivent le déterminer à prendre des mesures proportionnées à la gravité des circonstances. En conséquence, je requiers que les questions seront posées et le jugement prononcé en l’absence des accusés[P 97].

LE PRÉSIDENT.

Le tribunal va en délibérer. Faites rasseoir les accusés.

DANTON semble ne pas avoir compris, suffoque, pousse un hurlement de bête.
VADIER, à mi-voix.

Crie, mon bonhomme, crie ! tu es dans le sac.

HÉRAULT, se levant et époussetant son habit.

C’est fini.

DANTON se laisse ramener à son banc par les gendarmes, et s’affaisse atterré.

Foutu !… Au paroxysme de la violence, se contenant brusquement. Paix, Danton, paix ! Les destins sont accomplis.

CAMILLE, criant.

Je suis l’ami de Robespierre ! Je ne puis être condamné…

WESTERMANN, à Danton.

Empêche donc ce bougre de se déshonorer.

DANTON, consterné.

Ils sont fous. Pauvre pays, que va-t-il devenir, privé d’une tête comme celle-ci ?

HÉRAULT, à Desmoulins.

Allons, mon ami, montrons que nous savons mourir.

DANTON.

Nous avons assez vécu pour nous endormir dans le sein de la gloire ; que l’on nous conduise à l’échafaud !

CAMILLE.

Ô ma femme ! ô mon fils ! je ne vous reverrais plus !… non, cela ne se peut. Mes amis, mes amis, au secours !

LE PRÉSIDENT.

Faites retirer les accusés.

DANTON.

Reste donc tranquille, et laisse cette vile canaille.

HÉRAULT, comme s’il avait hâte d’en finir, va vers Fabre, sans attendre les gendarmes, qui font lever les accusés.

Donne-moi le bras, mon ami : voici la fin de tes maux.

FABRE D’ÉGLANTINE.

Nous aurons eu un beau spectacle avant de mourir.

DANTON.

Eh bien, Fabre, sans te faire tort, voilà une pièce qui enfonce les tiennes !

FABRE.

Tu n’as pas lu ma dernière ; il y avait de bonnes choses dedans. Je tremble que Collot d’Herbois ne détruise le manuscrit. Il est jaloux de moi.

DANTON.

Console-toi, nous allons tous faire là-bas, ce que tu as fait toute ta vie.

FABRE.

Quoi donc ?

DANTON.

Des vers.

HÉRAULT.

La Convention sera bien vide demain. Je bâille à la pensée que ceux qui nous survivent seront condamnés à entendre, sans dormir, sous peine de mort, Robespierre et Saint-Just, Saint-Just et Robespierre.

DANTON.

Ils ne l’entendront plus longtemps. J’ouvre la fosse, Robespierre m’y suivra.

FABRE.

J’eusse voulu voir pourtant le développement du caractère de certaines petites canailles : Barras, Talien, Fouché. Mais il ne faut pas trop demander. Allons-nous-en, Hérault.

Ils sortent.
CAMILLE, s’accrochant à son banc, d’où les gendarmes l’arrachent.

Je ne veux pas partir ! Vous voulez me tuer en prison. À moi ! à moi ! Ô peuple, j’ai fait la République ! Défendez-moi, je vous ai défendus !… Vous ne m’arracherez pas d’ici, monstres ! Lâches ! assassins !… Ah ! Lucile ! Horace ! bien-aimés ! bien-aimés[P 98] !

On l’emporte, hurlant.
DANTON, ému.

Et moi aussi, j’ai une femme, des enfants. — Se reprenant. Allons, Danton, point de faiblesse.

WESTERMANN, à Danton.

Pourquoi ne profites-tu pas de l’émotion du peuple ? Il est près de se battre.

DANTON.

Cette canaille ! Allons donc !… Public de cabotins ! Ils s’amusent du spectacle que nous leur donnons ; ils sont là pour applaudir à la victoire. Je les ai trop habitués à agir pour eux.

WESTERMANN.

Agis donc !

DANTON.

Trop tard. — Et puis je m’en fous. La République est perdue : j’aime mieux mourir avant.

WESTERMANN.

Voilà le fruit de tes hésitations. Que n’as-tu devancé Robespierre !

DANTON.

La Révolution ne peut vivre sans nos deux têtes. Je n’aurais pu me défendre qu’en l’égorgeant. J’aime mieux la Révolution que moi.

Westermann sort.
PHILIPPEAUX.

Viens, Danton, il est consolant de mourir comme on a vécu.

DANTON.

J’ai commis tous les crimes pour la Liberté. J’ai endossé toutes les tâches redoutables que fuyait l’hypocrisie des autres. J’ai tout sacrifié à la Révolution, et je vois bien à présent que c’est en vain. Cette garce m’a trompé ; elle me sacrifie aujourd’hui ; elle sacrifiera Robespierre demain ; elle cédera au premier aventurier qui entrera dans son lit. — N’importe ! je ne regrette rien ; je l’aime, je suis content de m’être déshonoré pour elle. Je plains les pauvres bougres qui n’auront point frotté leur peau à celle de la Liberté. Quand on a une fois baisé la gueuse divine, on peut mourir : on a vécu.

Il sort avec Philippeaux.
FOUQUIER-TINVILLE

J’invite le jury à déclarer s’il est suffisamment instruit.

LE PRÉSIDENT.

Le jury se retire pour en délibérer.

Le jury sort.
La foule est houleuse, indécise, mal disposée. — Au dehors, on entend la voix de Danton, et les vociférations du peuple. — Le public se presse aux fenêtres. Quelques gens du tribunal vont aussi voir. Ceux qui sont dans la salle répètent les paroles du dehors, d’abord à mi-voix, puis plus fort.[P 99]
FOUQUIER.

L’émeute commence. Nous allons être écharpés.

VADIER.

Empêchons que ces cris influent sur l’esprit du jury. Allons les éclairer.

Ils sortent. La foule proteste contre Vadier et Fouquier, qui entrent dans la chambre du jury[P 100].
LE PRÉSIDENT, épouvanté.

Citoyens… la sainteté du tribunal… le respect de la justice…

Le tumulte couvre sa voix[P 101].
LE PRÉSIDENT.

Nous sommes débordés. Ils vont tout massacrer.

Il recule vers la sortie, la main sur le bouton de la porte.
La foule, furieuse, brise les bancs et envahit le tribunal, en vociférant des menaces de mort[P 102].

SAINT-JUST entre[P 103].
Le peuple se tait brusquement, intimidé. — Saint-Just regarde la foule, froidement, durement, en face. Elle recule. Silence glacial de quelques secondes. Puis des murmures s’élèvent de nouveau, mais moins violents[P 104].
VADIER est rentré à la suite de Saint-Just et profite de l’accalmie d’un instant.

Citoyens, la Commission des subsistances et approvisionnements de la République…

La foule fait taire ceux qui parlent[P 105].
VADIER, continuant.

… porte à la connaissance du public l’arrivage ce soir d’un convoi de farine et de bois au port de Bercy.

Une grande clameur s’élève[P 106]. Débandade générale. La foule se bouscule et se bat pour sortir. Un petit nombre seulement de curieux obstinés restent jusqu’à la fin du procès.
VADIER, regardant la foule, d’un air gouailleur.

Le cœur est bon, mais l’estomac meilleur.

Le jury rentre. La monotonie des questions du président se perd dans les cris de la foule qui sort. Graduellement, le bruit s’éteint au dehors, et la voix d’Herman se fait entendre plus nette. La sentence est prononcée dans un silence de mort.
LE PRÉSIDENT, aux jurés.

Citoyens jurés, — il a existé une conspiration tendant à diffamer et avilir la représentation nationale, à rétablir la monarchie et à détruire par la corruption le gouvernement républicain. — Georges-Jacques Danton, avocat, député de la Convention nationale, a-t-il trempé dans cette conspiration ?

LE CHEF DU JURY.

Oui.

LE PRÉSIDENT.

Lucie-Simplice-Camille Desmoulins, avocat, député à la Convention, a-t-il trempé dans cette conspiration ?

LE CHEF DU JURY.

Oui.

LE PRÉSIDENT.

Marie-Jean Hérault-Séchelles, avocat général, député à la Convention, a-t-il trempé dans cette conspiration ?

LE CHEF DU JURY.

Oui.

LE PRÉSIDENT.

Philippe-François-Nazaire Fabre, dit d’Églantine, député à la Convention, a-t-il trempé dans cette conspiration ?

LE CHEF DU JURY.

Oui.

LE PRÉSIDENT.

Pierre-Nicolas Philippeaux, ci-devant juge, député à la Convention, a-t-il trempé dans cette conspiration ?

LE CHEF DU JURY.

Oui.

LE PRÉSIDENT.

François-Joseph Westermann, général de brigade, a-t-il trempé dans cette conspiration ?

LE CHEF DU JURY.

Oui.

FOUQUIER-TINVILLE.

Je requiers l’application de la loi.

LE PRÉSIDENT.

En conséquence, le tribunal prononce que Georges-Jacques Danton, Lucie-Simplice-Camille Desmoulins, Marie-Jean Hérault-Séchelles, Philippe-François-Nazaire Fabre dit d’Églantine, Pierre-Nicolas Philippeaux, François-Joseph Westermann, sont condamnés à la peine de mort ; — ordonne que ce jugement leur sera notifié entre les deux guichets de la maison d’arrêt de la Conciergerie par le greffier du tribunal ; — exécuté ce jourd’hui, 16 germinal, place de la Révolution.

La foule s’écoule[P 107]. Au dehors, rumeurs lointaines qui peu à peu s’éteignent. — Saint-Just, Vadier, Billaud-Varenne, restés sur le devant de la scène, se regardent, implacables et muets.
VADIER.

Le colosse pourri est abattu. La République respire.

BILLAUD-VARENNE, regardant Saint-Just d’un œil farouche.

La République ne sera libre, que quand les dictateurs ne seront plus.

SAINT-JUST, regardant durement Vadier et Billaud.

La République ne sera pure, que quand les hommes de proie ne seront plus.

VADIER, ricanant.

La République ne sera libre, la République ne sera pure, que quand la République ne sera plus.

SAINT-JUST.

Les Idées n’ont pas besoin des hommes. Les peuples meurent, pour que Dieu vive.

  1. On n’a noté qu’une partie des mouvements et des clameurs de la foule. Ces indications doivent varier avec les éléments dont on dispose, à la scène.
  2. Cette tirade est extraite du Vieux Cordelier.

    LE PEUPLE

    Murmures au lever du rideau.

  1. Ah ! canailles ! traîtres ! vendus !
  2. S’agitant, intéressé, se poussant pour voir :

    Danton… Danton… c’est Danton qui a parlé !…

  3. Riant. — As-tu entendu ? Il se fout en colère…
  4. C’est un fameux !… tu verras tout à l’heure…
  5. Rires.
  6. Rires plus forts.
  7. Exclamations.
  8. Une fille, montrant Fabre. — C’est celui-là, là-bas, dans un fauteuil.
  9. Danton se bouche le nez. — Il fait le dégoûté !

    David. — Il grimace de fureur et de peur.

    — Quelle gueule il a ! — Bravo, Danton !

    Trois femmes. — Tu crois qu’on va le condamner ? — Quand son tour viendra-t-il ? — C’est que je suis pressée !

  10. David, tirant un carnet de sa poche. — Laisse-moi faire, j’aurai sa gueule. Il dessine Danton.
  11. David. — Je veux que la postérité se torde devant sa face de singe.
  12. Un jeune clerc, pinçant une fille. — Sur l’air d’une chanson du temps : « Mam’sel’ danse-t-elle un p’tit brin ? »

    La fille, le claquant. — Hé hu donc, pas d’ça, mâtin !

    Le clerc, continuant la chanson. — « M’fit-elle en me donnant sa main… »

  13. Le peuple qui cause pendant toutes les interruptions du procès, se tait aussitôt et fait taire ceux qui parlent.
  14. Rires.
  15. Rires. — Un homme dans le fond : Quoi, Qu’est ce qu’il a dit ?
  16. Murmures.

    David. — Hein ! Vous voyez ? — Oui… Oui…

  17. Murmures.
  18. Ah ! ah ! — La foule s’agite, intéressée.
  19. Rires.
  20. Qui est-ce ? quel est cet aristo ? — C’est Hérault.
  21. Une fille. — Ah ! il est bel homme !
  22. En v’là un aristo !

    Une tricoteuse. — C’est encore un faraud de l’ancien régime !

  23. À travers toute la foule, le nom de Desmoulins se répète. — C’est Desmoulins… Desmoulins… Camille, Camille… ; puis, tout de suite, silence.
  24. Murmures divers, de pitié et de mécontentement.

    Une tricoteuse, montrant le poing. — Calotin !

  25. Deux filles — Qu’est-ce qu’il a donc ? Qu’est-ce qu’il a donc ?
  26. Un homme. — Il tourne de l’œil.

    La tricoteuse. — Mamselle a ses vapeurs !

    Une fille. — Pauvre petit, il est tout pâle.

  27. Ah ! ah ! — La foule s’agite contente et curieuse.
  28. Une fille. — Défaites-lui donc sa cravate !

    La tricoteuse. — Ça, un homme ? C’est mou comme une tripe !

  29. Oui ! oui !
  30. Bravo !
  31. Ah ! ah ! — Ils se poussent pour le voir.
  32. Bravo !
  33. Le clerc. — Tiens, parbleu !
  34. Mouvement. — La foule suit avec une attention passionnée les paroles de Desmoulins.
  35. David. — Il avoue ! il avoue !
  36. Une fille. — C’est égal, il est gentil tout de même !
  37. Une grande houle, dans le public, quand Danton se lève. Un bourdonnement de voix. — Voilà… Voilà…
  38. Un frémissement général.

    Un homme, enthousiasmé. — Hein ! crois-tu ? Hein !…

  39. Le peuple se tord de rire. Une frénésie de gaité secoue la foule toute entière.
  40. Applaudissements.
  41. Rires.

    Une femme, furieuse. — Il blasphème !

  42. David. — La Sardanapale ! Regardez-le vomir !
  43. Bravos.
  44. La plus grande partie de la foule approuve. David et ses voisins protestent.
  45. Une femme, d’un ton pénétré. — Le martyr !
  46. Mouvement.
  47. Ah ! je crois bien !
  48. Mais oui ! mais oui !

    David. — Pas tant de contes ! Tête au sac !

  49. Rires.
  50. Rires bruyants et prolongés.
  51. Rires.
  52. Rires.
  53. Rires.
  54. Mouvement d’approbation.

    David. — Le viédase ! Comme il brame ! S’il pouvait se foutre une extinction de voix !

  55. Mais oui ! mais oui !
  56. Quelques voix. — Les témoins !

    David, à son voisin. — Vas-tu te taire ! Prends garde à toi. Tu défends les traîtres ? On te fera mettre aussi la tête à la fenêtre.

  57. Oui ! oui !
  58. Plusieurs voix. — Les témoins !
  59. Ah !
  60. Approbations.
  61. Mouvement.
  62. Approbations.
  63. La Convention !
  64. La lumière ! — L’agitation de la foule, qui n’a cessé de monter en un crescendo formidable, depuis le premier appel de Danton à ses témoins, éclate en une tempête de cris et de bravos, qui couvre toutes les paroles.
  65. Tous ensemble, sur un même rythme furieux : Les témoins ! Les témoins ! — David et ses amis qui protestent, sont malmenés.
  66. Ah !
  67. Quelques rires. Conversations et discussions dans la foule.
  68. Quelques rires.
  69. Quelques rires, dans le groupe auquel s’adresse Danton, et parmi les jurés.
  70. Rires et conversations joyeuses pendant tout l’entretien de Danton avec ses amis.
  71. Chut ! Chut !
  72. David. — C’est un Vendéen !
  73. Quelques bravos et beaucoup de protestations.
  74. David. — Bravo, Fouquier !

    — Oui, oui, bravo !

  75. Murmure de voix, intéressées. — Westermann… Westermann…
  76. Rires.
  77. Rires et bravos.
  78. Rires et protestations.
  79. Quelques approbations, et de nombreuses protestations. Certains commencent par applaudir, puis s’indignent plus fort que les autres.
  80. Quelques applaudissements, et agitation. On sent que la foule a de la sympathie pour Westermann ; mais elle se surveille, et attend pour prendre parti une initiative qui ne se produit pas.
  81. Clameur. — Ah ! la réponse ! la réponse ! la réponse de la Convention ! de la Convention !…
  82. Agitation profonde et muette.
  83. Mouvement. La foule chuchote. Puis, crescendo rapide. — Ah ! bien, c’est fort ! — Conversations bruyantes.
  84. Agitation. — Oui ! Oui !
  85. Oui ! Oui ! La réponse !
  86. Silence glacial.
  87. Mouvement de curiosité. Les gens s’interrogent entre eux.
  88. Silence de nouveau.
  89. Agitation.
  90. Le peuple approuve et s’indigne. — Le bruit continue, pendant le reste de la lecture de Fouquier, et éclate plus violemment après.
  91. Clameurs.
  92. Le peuple, ému, intéressé, jubile et applaudit. — Il s’étrangle ! Il écume ! C’est magnifique ! Quelle voix il a !… Bravo !
  93. Deux voix au fond, puis tous répètent : — Tyrannie !
  94. Le peuple tout entier. — Aux armes !

    Le tumulte couvre les voix. À peine entend-on les hurlements de Danton, au milieu de l’orage. Il se lance sur Vadier, que les gendarmes et la table du président séparent de lui. Il lui montre le poing. La foule hue Vadier, qui, le dos courbé, laisse passer la tempête, et regarde, du coin de l’œil, avec une indifférence ironique et méchante.

  95. À la lanterne, Vadier !
  96. Le tumulte s’apaise, quand le président frappe sur la table.
  97. Stupeur et agitation muette.

    Le peuple continue de s’agiter ensuite et de parler, pendant tout le reste de la scène, — en proie à une sorte de fièvre.

  98. Non, non, ça, c’est trop, c’est lâche ! pauvre petit, laissez-le, il ne faut pas le condamner !

    La foule est très émue, voudrait agir, n’ose pas ; mais on sent que la révolte fermente.

  99. Le clerc, se penchant à la fenêtre. — Les voilà qui sortent !

    Le peuple, qui est autour de lui, se pressant pour voir. — Voyons, voyons…

    Le clerc. — Desmoulins hurle et se débat.

    Une fille. — Pauvre diable ! il est fou ; ses habits sont déchirés ; il a la poitrine nue.

    Le clerc. — Danton parle.

    Le peuple. — Écoutez ! Voix de Danton, au dehors.

    Le peuple, au dehors. — Vive Danton ! Fouquier à la lanterne !

    Le peuple, au dedans, répétant les cris du dehors. — Vive Danton, à mort Fouquier !

  100. La partie du public qui est éloignée de la fenêtre. — Ah ! non, pas de ça, Vadier ! Vadier ! ça n’est pas juste ! ça n’est pas de la justice !

    Les autres, près de la fenêtre, continuant de regarder :

    Le clerc. — On court après la voiture. On agite les chapeaux.

    La foule. — Ah ! Ah !

    Le clerc. — Voilà un gendarme jeté à bas de son cheval !

    La foule. — Bravo ! Il ne faut pas qu’ils les condamnent !… Les autres, s’ils veulent, mais pas Danton ! Danton en liberté ! Danton en liberté ! — Tumulte assourdissant, au dedans et au dehors.

  101. Danton ! nous voulons Danton !
  102. Danton !… Le Comité assassine les patriotes ! Mort au Comité !
  103. Saint-Just… Saint-Just… — Un frémissement parcourt la foule. — Un jeune homme qui a commencé le cri de : « Danton en liberté ! » s’interrompt au milieu, et reste, la bouche ouverte.
  104. Une femme, seule. — Danton libre, Saint-Just !

    Plusieurs voix. — La grâce de Danton ! — Murmures.

  105. Hein ! quoi ?… Silence !
  106. Brouhaha général. — Laisse-moi passer ! — Après moi, donc ! — Je suis pressé. — Eh bien, et moi ? — Tu attendras ! — Au diable ! — Vite ! — Attends, je veux voir la fin.

    Deux vieux bourgeois. — Allons doucement, et laissons-les crier. Pas à pas, on va bien loin.

  107. David et ses amis. — Eh ! allons donc ! la bête est à terre, nous mangerons du boudin… Vive la Convention ! — Ils sortent…

    Deux vieux bourgeois, à mi-voix. — Que dites-vous de cela ? — Allons, il faut se taire. — En vivant, on devient vieux.

    Ils lèvent les bras, et se retirent, hochant la tête, peureusement.