Dante n’avait rien vu/Écrit spécialement pour M. le Ministre de la Guerre

Albin Michel (p. 245-251).

Écrit spécialement
pour M. le Ministre de la Guerre

Voilà le résultat de l’œuvre des pénitenciers militaires !

C’est une grande honte pour la France.

Qu’importe que le ministre de la guerre s’écrie : « Je n’ai pas voulu cela », si cela est ?

Un règlement qu’on n’applique pas ne peut servir d’excuse à d’aussi grotesques défaillances.

Ce n’est pas la discipline qui règne sur la justice militaire, c’est l’anarchie.

On voit, aux camps d’Afrique, des malheureux qui ne devraient pas y être. D’autres ont été condamnés à deux ans pour une faute. Pendant qu’ils accomplissent cette peine ils « commettent des gestes » : outrages à un sergent ― outrages toujours provoqués par le sergent, lacération d’effets pour échapper aux représailles inhumaines des chefs. Alors ils attrapent cinq ans, dix ans. Ce n’est pas de la justice, c’est du désordre moral.

***


Depuis vingt ans, le monde a fait beaucoup de progrès : On voyage dans les airs, on se parle à travers l’Océan et sans fil ! L’homme est en marche, du moins il le croit ! Seule, en France, la Justice est pétrifiée.

Nous avons de la répression l’idée qu’en possédaient nos grands’pères du Moyen Âge et même ceux du Premier Âge.

De belles phrases encombrent les projets de lois de nos corps législatifs. Mais ceux qui font les lois ne les appliquent pas et ceux qui les appliquent se moquent de ceux qui les font.

Un dresseur qui, loin de corriger les instincts sauvages de son animal, ne ferait que les aggraver ne serait lui-même qu’un incapable et stupide animal. Le sergent de Biribi est ce dresseur.

Comment procédons-nous pour guérir le condamné du vertige du mal ? Nous le saisissons par la peau du cou, et le maintenons au bord du précipice, sans oublier de lui botter le derrière avec délectation et assiduité.

L’heure est venue de voir plus clair en notre raison.

***


Biribi doit disparaître.

On peut entendre la chose de deux façons :

Faire de Biribi ce que le livre 57 voudrait qu’il fût ;

Supprimer l’institution.

Dans le premier cas, des circulaires si corsées soient-elles seront impuissantes. Adjudants et sergents éclatent de rire devant les instructions du Ministre de la Guerre. Les menaces même, ne vaudront pas. Elles ne feront que décupler la terreur dans les camps. Présentement, le chaouch qui torture le détenu (l’expression est d’un général qui écrivait dans un rapport : « les sergents tortionnaires »), ce chaouch dit à l’homme : Si tu parles, ton affaire est faite. Et présentement le chaouch est assuré de l’impunité. Quand il craindra réellement la justice, il s’arrangera afin que le détenu ne parle pas.

Pour arrêter le scandale il faut :

1o Prendre tous les sous-officiers des pénitenciers et les mettre à la porte. Si même, par cette occasion on en fait passer quelques-uns par les guichets du conseil de guerre ce ne sera pas une erreur.

2o Appeler de jeunes sous-officiers qui eux ne seront pas tarés. Le recrutement opéré, instruire ces chefs de la tâche qui les attend. Leur tenir, par exemple ce langage :

— Vous allez avoir affaire avec des gamins (c’est la majorité). Ils ne sont pas tous coupables au même degré. Quatre-vingt sur cent ont été amenés là par des fautes de jeunesse ; Quelques-uns pour écarts de conduite qui n’entachent pas l’honneur. Nous VOULONS en faire des hommes propres et honnêtes. Nous n’avons pas trop d’hommes en France pour nous permettre d’en jeter chaque année plusieurs milliers par-dessus bord.

Nous vous donnerons une indemnité raisonnable (les sergents des Bataillons d’Afrique ont 3 fr. 50 de prime par jour, les sergents des pénitenciers n’ont que 0 fr. 40). Cela vous comptera comme campagne.

Si vous remplissez honnêtement votre mission, des propositions spéciales pour la médaille et le grade supérieur. Si vous la trahissez, le conseil de guerre sans pitié.

3o Ne pas lâcher un détachement dans le bled sans un officier ni un médecin choisis de la même façon.

4o Adjoindre à cet officier et à ce médecin un homme qui n’attendra ni avancement, ni indemnité ; un homme qui ne sera pas du siècle et travaillera pour les autres, non pour lui. Cet homme s’appelle un prêtre. Il ne s’agit pas de religion, mais d’intérêts moraux. Le détenu le plus ignorant des pratiques pieuses éprouve par instinct le besoin de cette présence désintéressée.

5o Chasser impitoyablement le sergent qui recevra de l’argent de l’entrepreneur pour « forcer » les hommes au travail. Si coupable que soit un détenu, la société ne le détient pas pour enrichir son gardien.

6o Nommer un inspecteur permanent qui n’aura pas de préoccupations hiérarchiques. Un monsieur qui deviendra inspecteur, non pour occuper un bon poste, mais un homme connaissant le milieu et possédant la foi. Un homme qui, à la fin de chaque année, dira au ministère de la Guerre : « Vous m’aviez confié tant d’égarés. Au lieu de les enfoncer, je les ai relevés. Je vous demande tant de grâces. De ceux-là, j’ai refait des citoyens. »

Hors ces mesures, le livre 57 restera sans force et Biribi sera toujours Biribi.

***


Supprimer Biribi ?

Exécuter ce programme, c’est atteindre le but.

On ne supprimera Biribi que pour le remplacer. Par les prisons civiles ? Il faudrait auparavant réformer les prisons civiles. Le mal est au cœur même de nos méthodes de répression. Dans ce domaine, nous faisons plus que de manquer d’humanité, nous manquons d’intelligence.

L’idée de faire travailler des jeunes hommes en plein air vaut mieux que celle de les enfermer dans une citadelle. C’est aussi l’opinion des détenus. Ce n’est pas à la peine que nous en avons, c’est à la manière déloyale dont on l’applique.

Tant que l’on dira d’un détenu : « C’est un charognard, qu’il crève ! » nous en ferons un double charognard. Traitons-le avec le sang-froid que devrait nous donner le sentiment de notre force, et nous le relèverons. Ce n’est pas une utopie. Les rares chefs qui, au risque de leur carrière, rompant avec le dogme administratif, firent de leur mission un sacerdoce, ont tous réussi. Ailleurs, l’Amérique et la Suisse nous l’ont prouvé. Seuls prétendent le contraire les gens qui vivent de cette honte et ceux qui parlent sans savoir.


Albert LONDRES