Dante n’avait rien vu/À Sidi-Moussah, Foum-Tegghett et autres lieux

Albin Michel (p. 67-76).

À Sidi-Moussah, Foum-Tegghett et autres lieux

Ils cassaient des cailloux sur la route, entre Dahara et Tafré-Nidj.

Le paysage était sauvage.

Ils étaient arrivés tout à l’heure, la pelle, la pioche et la dame sur l’épaule.

— Halte ! Fixe ! Repos ! Au travail !

Des tirailleurs marocains veillaient au grain.

Depuis cinq jours, on ne voyait plus sur cette route que le rouleau à vapeur et moi. Il faut permettre aux gens de s’habituer à votre figure.

Un détenu qui s’en allait seul, un appareil de jalonneur à la main, me dit en passant, sans ralentir le pas :

— C’est à Sidi-Moussah que vous auriez dû venir il y a quelque temps.

Et il partit jalonner.

Le sergent-major de ce détachement n’avait pas été à Sidi-Moussah.

D’ailleurs, je n’étais pas mal avec ce sergent. Je m’approchai de lui :

— C’est comme les affaires de Sidi Moussah, lui dis-je, ce sont là des abus.

— J’en ai entendu parler, fit le sergent.

Des hommes qui piochaient juste à côté relevèrent la tête et l’un dit :

— Sidi-Moussah, c’était la 5e compagnie.

Par la 5e compagnie, les détenus désignent la mort.

— Qu’est-ce que l’on vous faisait à Sidi-Moussah ?

L’homme posa sa pioche :

— À mon entrée à Sidi-Moussah, je tombe malade et suis reconnu. On me laisse quatre jours sous le marabout, sans manger, ce qui pouvait se comprendre, mais sans boire. Je n’ai bu qu’une fois, un camarade ayant risqué une punition pour m’apporter de l’eau. Alors comme je protestais, on accrocha une chaîne au sommet du marabout, puis on me pendit par les reins. Je suis resté ainsi tout l’après-midi. Le soir, le sergent entra dans le marabout. Il eut pitié de moi, me décrocha et me fit donner un quart d’eau. C’était bon, car ce que j’avais bu pendant ces quatre jours n’est pas propre à dire. C’était le sergent P… Le lendemain, le sergent L… m’a fait traîner de force au travail…

— Pourquoi refusiez-vous de travailler ?

— J’étais malade.

Il n’est pas de médecin dans les camps. Un homme est-il ou n’est-il pas malade ? S’est-il maquillé ? La consultation est remplacée par un dialogue invariable : — Malade, dit l’homme. — Je te ferai travailler bessif (de force), répond le sergent.

— Il m’a donc fait traîner deux cents mètres sur le dos par les tirailleurs ; puis, revolver sous le nez : « Travaille, salopard ! » J’ai refusé. On m’a reconduit sous le marabout, on m’a rossé à tour de bras, attaché en crapaud et suspendu toute la journée.

— Ces actes-là doivent être signalés officiellement, dit le sergent ; pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

— On a toujours peur d’être pris en grippe.

Un autre homme s’appuya familièrement sur sa pioche et dit :

— Moi, Baron, une fois j’attrape un 29 (vingt-neuf jours de cellule). Pendant onze jours je touche ma gamelle. Le douzième on m’apporte ma soupe, on y avait jeté deux grosses poignées de sel. Inutile d’essayer de la manger, on la vomirait. Et c’est tout notre régime quand on est en cellule. J’attendis le lendemain. C’était la même chose, tous les jours suivants aussi. Alors le sergent D… vint et me dit : « C’est bon la soupe au sel, hein ? » Heureusement un lieutenant passa et me fit remonter à Dar-Bel-Hamrit. En arrivant à Sidi-Moussah, je pesais 77 kilos, et 56 en le quittant.

Un autre me dit :

— Les sergents de Sidi-Moussah avaient dressé un chien. Chaque fois que nous sortions pour les corvées, ils l’envoyaient nous mordre. Mais le chien était mieux qu’eux. Il ne voulait pas.



Flanqué de ses deux aides, portant des paquets de corde au dos, et du tirailleur, le jalonneur revint son grand bâton de travail à la main. C’était le détenu dégourdi. Le rôle qu’on lui confiait l’attestait, son regard aussi.

— Ah ! fit-il, on parle de Sidi-Moussah ?

Et, se tournant vers le sergent :

— Ici, ce n’est plus pareil. C’est que moi je suis ancien dans la maison.

— Vous connaissez des choses de Sidi-Moussah ? demandai-je à mon compère.

— Il y en eut tellement ! Tenez, un jour, un Arabe ― il se passa la main sur le front ― je ne me souviens plus de son nom, mais d’autres vous le diront, c’était un bon ouvrier, il faisait 300 à 350 kilos de bois dans la journée ; or, ce matin-là, il était malade.

— Ah ! tu ne veux pas travailler ! lui dit le sergent P…

À Sidi-Moussah, la maladie était rayée de la vie. Dire aux sergents : « Je suis malade » était leur faire un outrage. Alors ils ont mis l’Arabe tout nu et l’ont attaché sur les éribas. C’était l’été, cinquante-deux degrés pour le moins. Toute la journée, le pauvre arabe couché sur ses épines criait : « À boire, cuisinier, par pitié ! » Il criait aussi : « Pardon, sergent ! pardon ! » Le soir, alors qu’il n’allait pas mieux, au contraire, il cria au sergent : « Vous avez raison, sergent, je ne suis pas malade. » Il disait cela pour avoir à boire. Les Arabes sont moins résistants et moins fiers que nous. Alors le sergent lui dit : « Tu vois, tu avoues que tu n’es pas malade » et il le détacha.

Ah ! ce sergent P…, continue le jalonneur, il avait une canne avec un gros bout. Quand, par hasard, il reconnaissait que l’homme était malade, il lui disait : « Va te coucher, je vais venir te soigner. » Et, apparaissant sous le marabout : « Je t’apporte de la quinine, disait-il, tire la langue. » L’homme tirait la langue et le sergent poussait la pilule du bout de sa canne, comme on gave les oies. Ce n’était pourtant qu’à douze kilomètres de Dar-Bel-Hamrit.

— Ah ! oui ! faisaient les autres détenus, c’était le camp de la mort.

— C’était simple, reprit le dégourdi ; un homme puni était un homme fichu. En cellule j’ai touché sept quarts de pain en vingt-neuf jours. Jamais à boire. On ne buvait ― et encore en fraude ― que tous les sept jours quand passait la corvée de lavage. On se jetait sur les paquets de linge pour en sucer l’eau. Le reste du temps on buvait ce que vous supposez. On se la vendait même ! car il y en avait chez qui la soif l’emportait sur la faim. Et ils donnaient un quart de pain pour en avoir.

— Ce que nous vous disons est vrai, monsieur, fit un autre témoin, puisque le capitaine qui n’empêchait pas ces choses a été débarqué.

Mais le jalonneur :

— L’homme qui à Sidi-Moussah ne pouvait finir sa tâche (nous devions arracher 150 kilos de racines de palmiers nains par jour), le soir venu, était déshabillé bessif, et couché dans la tranchée. Nous étions, dans cette tranchée, à deux mètres les uns des autres. Les Sénégalais qui nous gardaient avaient ordre de nous piquer de la baïonnette au moindre geste.

À minuit, le sergent se levait, nous rassemblait et, vingt fois de suite nous faisait boucler le tour du cantonnement au pas gymnastique, à coups de crosse, à coups de bâton. « Ça les réchauffe, criait-il, ces enfants-là. » Après, il nous arrosait d’eau et nous allions nous recoucher dans la tranchée. L’eau gelait sur nous immédiatement.

— Vous étiez chez un entrepreneur ?

— Oui. Cet entrepreneur avait même un enfant de quatorze ans, qui nous criait chaque fois qu’il passait dans le chantier : « Travaillez pègres, ou je vais le dire à papa pour vous faire battre. »

Un jour, l’entrepreneur dit au sergent : « Il me faut soixante-quatre quintaux de bois dans la matinée, arrangez-vous. » Nous étions quarante-cinq hommes, alors. Il eût fallu voir le sergent P… : (Les sergents reçoivent en cachette de l’argent des entrepreneurs) « Ramenez-moi ça, criait-il, tirailleurs ! tirailleurs ! Allez ! à la cravache, à la crosse ! plus vite ! » Les derniers attrapaient sur l’échine. Comme on n’avait pas envie de récolter cinq ou dix ans de rab, on ne disait rien.

Il y eut aussi des histoires avec les Sénégalais. On vit de tout dans ce camp. L’affaire Lequillon, entre autres, un légionnaire.

— Donne-moi du tabac, lui avait dit la veille un Sénégalais.

— Non !

— Toi pas bon camarade, toi fini avec moi.

Le lendemain, on trouva Lequillon la serpe à la main, devant la souche qu’il était en train de couper.

— Qu’est-ce qu’il avait ?

— Il était mort, pardi !

— Tous ceux qui descendaient de Sidi-Moussah à Dar-Bel-Hamrit c’était pour mourir, fit l’un, en continuant de casser ses cailloux. Il y eut cinquante et un morts en trois mois.

— Moi (c’était un autre), le sergent C… m’a mis son revolver sous le nez et m’a dit : « Si tu fais un geste, je te tue » ; puis, m’ayant arraché les habits, il m’a couché sur les éribas. Après, comme j’avais des plaies plein le dos, il m’a fait porter sur l’épaule nue de la chaux vive. À ce moment, on avait beau réclamer, les réclamations ne comptaient pas.

— Mais ce sont de vieilles histoires, dis-je.

— Elles n’ont pas un an.

— Et les choses de Foum-Tegghet, demande un grand maigre, elles vous intéressent aussi ?

Foum-Tegghet est un passage romantique dans le pays berbère avant d’atteindre Kenifra. C’est rocailleux, tourmenté, raviné. De hautes pierres sauvages y font éclater le sol. C’est l’un de ces endroits qui n’ont pas bougé depuis la création du monde. La piste dut être dure à tracer à Foum-Tegghet !

— À Foum-Tegghet, un homme, en mangeant de l’herbe, s’est empoisonné, car il n’avait pas vu qu’elle contenait de la ciguë. Ce fut pour les sergents une vraie trouvaille. Tout ce qui arrivait de mal, par la suite, à Foum-Tegghet était la faute de la ciguë. Ainsi, Bouchot qui mourut intoxiqué, je vais vous dire comment…

Il me le dit. C’est encore une histoire d’homme-feuillée.

— Eh bien ! ils ont dit que c’était par la ciguë.

— Moi, fait Mohamed ben Ali, à Foum-Tegghet, les sergents R…, D… et G… m’ont mis tout nu, puis, entre deux éribas, puis ils m’ont dansé dessus tous les trois.

— Moi j’étais malade. Alors j’ai entendu subitement crier dans le camp : « Le 6-28, le 6-28, où est-il ? » Le sergent me trouva sous le marabout et il me tomba dessus à grand coups de nerf de bœuf.

— Et à El-Bordj !…

— Maintenant, travaillez, fit le chef du détachement.

Alors le jalonneur se tourna vers le chef :

— La route ira bien, maintenant, au kilomètre 102, sergent ; je l’ai rectifiée.