Dante et la Musique

Dante et la Musique
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 67-86).
DANTE ET LA MUSIQUE

Le sujet a deux aspects, ou deux faces. Il faut premièrement le prendre par le dehors : chercher quand et comment la musique s’est en quelque sorte appliquée soit aux personnages, soit aux paroles dantesques. Nous tâcherons ensuite, — et c’est le dedans ou le cœur d’une telle étude, — de saisir ce qu’il y a de musical ou de musique dans l’œuvre de Dante, dans son génie et dans son âme même.


I

L’un des premiers compositeurs connus, peut-être le premier, qui s’inspira de la Divine Comédie, se nommait Vincenzo Galilei. Père de l’illustre astronome, auteur d’un « Discours sur la musique ancienne et moderne, » qui fit grand bruit, il compte, avec les Péri, les Caccini et autres, parmi les membres du cénacle ou de la « camerata » florentine où naquit l’opéra. Galilei avait choisi l’épisode d’Ugolin. Il le chanta lui-même, accompagné par un petit orchestre de violes. On dit que sa voix était belle et que son visage ressemblait à sa voix. Son œuvre est perdue, et Verdi, peu d’années avant de mourir, la fit rechercher en vain. C’est dommage : elle avait, paraît-il, quelque rudesse et sentait un peu trop l’antiquité. Mais elle serait pour nous un exemple, et non des moindres sans doute, de la monodie récitative et du style alors nouveau[1].

Deux cents années s’écoulèrent ensuite sans qu’à la poésie dantesque la musique fit écho. La cantate et l’oratorio tiraient leurs sujets des Écritures ; l’antiquité fournissait à l’opéra les siens. Mais notre siècle musical, — j’entends celui qui s’achève à peine et peut encore s’appeler nôtre, — s’est quelquefois souvenu de Dante. Un des plus beaux poèmes symphoniques de Liszt est inspiré par la Divine Comédie. Le théâtre fut moins heureux. Sans parler d’un opéra de Benjamin Godard, qui n’a de Dante que le nom, il faut avouer que le compositeur d’Hamlet se reconnaît à peine, et seulement au début, dans Françoise de Rimini. Pourtant (nous citons ici notre collaborateur M. de Wyzewa) : « Seule la musique, au théâtre, serait capable de nous faire pénétrer dans les deux cœurs de Paolo et de Francesca. Je dirai plus : chez Dante même, l’immortelle vie qui anime pour nous ce « couple désolé, » ne tient pas à la vigueur tragique du récit, ni à la justesse de l’accent, ni à la beauté des images : elle tient toute à la puissante et sensuelle musique dont le poète a su animer ses vers. » Rien n’est plus exact, et toutes les fois qu’une traduction lyrique de l’immortel épisode vous en semblera la trahison, c’est donc le musicien que vous devrez accuser plutôt que la musique elle-même.

Mais deux fois au moins la musique, et la musique italienne, a bien servi la parole, cette parole de Dante, admirable entre toutes celles qui tombèrent jamais des lèvres de l’Italie. La première fois, c’est dans une œuvre d’un homme qui fut grand par le génie le plus contraire à celui de Dante et qui règne en quelque sorte sur l’autre hémisphère de l’idéal italien. Cet homme est Rossini ; son œuvre, c’est Otello. La page la plus belle d’Otello (qui ne compte guère que deux très belles pages), n’est peut-être pas la romance du Saule, mais, peu d’instans auparavant, le chant du gondolier qui passe sous la fenêtre de Desdemona.


Nessun maggior dolore
Che ricordarsi ciel tempo felice,
Nella miseria.


L’effet dramatique de ce passage et de ce chant est sans pareil. Dans l’absurde libretto qui semble une parodie de Shakspeare, les trois vers de Dante viennent tout à coup jeter un éclair unique de vérité et de vie. Et sa lueur porte loin. Elle nous découvre, un instant rapprochées, deux héroïnes inégalement pures, mais douces, et tristes, et touchantes également : Françoise et Desdemone, sœurs par leur infortune et par notre pitié.

L’effet musical n’est pas moindre, et sublime est ici la mélodie, ou plutôt la mélopée.

C’est bien une mélopée qu’il fallait : je veux dire le contraire d’un couplet ou d’une romance ; quelque chose de vague et surtout de populaire, afin que le peuple s’unît à l’angoisse de la jeune patricienne et que la cité semblât partager la détresse de son enfant. Ainsi la beauté dramatique, humaine, s’accroît de cette beauté des choses et des lieux que j’allais, mais que je n’ose plus dire immortelle, puisque à Venise justement elle se meurt. Elle est bien, la triste cantilène, de celles qui flottent dans les nuits de Venise et sur ses eaux. Libre et comme improvisée, elle a des éclats, des écarts aussi qui déchirent. Qu’elle traîne les sons, ou les précipite, ou les brise ; soit qu’elle s’élance vers les notes hautes, soit que sur celles du bas elle retombe et s’écrase, tantôt elle fond le cœur et tantôt elle le fend. L’admirable chant a des résonances lointaines. Il fait un sombre pendant à la chanson matinale et claire qu’au début de Guillaume Tell, une barque aussi porte sur d’autres flots. Il est le signe enfin d’une rencontre encore plus glorieuse et peut-être unique entre deux génies, entre les deux génies de la race. Voilà la seule page rossinienne où la rieuse Italie se soit souvenue de l’Italie dolente et ne fait pas seulement comprise, mais égalée. Est-ce la poésie qui porta si haut la musique ? Peut-être ; mais la musique alors ne fut pas ingrate. Les sons ont agrandi, creusé la parole déjà si vaste et si profonde. Ils ont ajouté à son âme, et c’est unie à la musique de Rossini, que, depuis un siècle bientôt, la maxime de Dante étend son voile de mélancolie, non seulement sur le front de « Desdemona pensive, » mais sur celui de tout infortuné qui se souvient du bonheur.

L’autre page de musique, et de musique italienne, inspirée par la poésie de Dante et digne d’elle, est une des dernières œuvres de Verdi : les Laudes à la Vierge, récitées par saint Bernard au début du dernier chant du Paradis. La prière est écrite pour quatre voix de femmes sans accompagnement « Voci bianche, » dit la partition. Elle dit mal, car la beauté de ce quatuor vocal consiste au contraire dans la délicatesse et la variété du coloris, « Vergine madre, figlia del tuo figlio. » Ainsi commence la première terzine, et dans la transparence de l’accord parfait, à travers la tonalité claire, on voit rayonner la pureté de la « Vierge mère, fille de son fils. » L’oraison continue : les humbles vocables alternent avec les appellations de magnificence, et la musique donne aux unes plus de retentissement, aux autres plus de timidité. « Donna, sei tanto grande e tanto vali ! Dame ! vous êtes si grande et si précieuse ! » Entonnée par les quatre voix tour à tour, l’affirmation monte comme une fanfare ; mais, si la direction du mouvement, la fermeté de l’attaque fait l’apostrophe éclatante, le mode mineur l’attendrit, et la gloire de l’élue apparaît comme tempérée par la modestie de la femme. En cette longue supplique, la musique embellit encore tous les titres que la poésie prodigue à la madone et les vertus dont elle la pare. Bien que mélodique et chantante, cette musique ne consiste guère qu’en des accords. Le style a capella convenait, si même il ne s’imposait, à ce sujet, à ces paroles, et par la recherche même de l’archaïsme, la polyphonie de Verdi est délicieuse ici de spiritualité mystique, comme la mélopée rossinienne est ailleurs, nous venons de le voir, sublime de douloureuse et tragique humanité.


II

« Le poème de Dante est un chant. C’est Tieck qui l’appelle un mystique et insondable chant, et tel est littéralement son caractère... Je donne à Dante ma plus haute louange quand je dis de sa Divine Comédie qu’elle est, en tout sens, essentiellement un chant. Dans le son même qu’elle rend, il y a un canto fermo ; elle procède comme par un chant. Le langage, sa simple terza rima, sans doute l’aidait en ceci. On lit tout du long naturellement avec une sorte de psalmodie. Mais j’ajoute qu’il n’en pouvait être autrement ; car l’essence et la matière de l’œuvre sont elles-mêmes rythmiques. Sa profondeur, et sa passion ravie, et sa sincérité la font musicale. Allez assez profond, il y a de la musique partout... Dante est le porte-parole du moyen âge ; la pensée dont on vivait alors s’élève là, en musique éternelle... Dante, l’homme italien, a été envoyé dans notre monde pour incarner musicalement la religion du moyen âge, la religion de notre moderne Europe et sa vie intérieure. »

Ainsi parle Carlyle, dans son livre des Héros[2]. Et comme un jour nous méditions cette page, voici que nous reçûmes d’Italie, et d’un Italien, musicien et poète, une lettre, digne aussi d’être citée : « Dante et la musique ! nous écrivait M. Arrigo Boito, que de fois j’y ai songé ! Comment ne s’est-il pas trouvé jusqu’ici, à travers six siècles de lecture, un lecteur de la Divine Comédie assez musicien pour sentir la beauté de ce thème et la nécessité de le proclamer !... Prenez-y garde : Dante a créé la polyphonie de l’idée ; ou, pour mieux dire, le sentiment, la pensée et la parole s’incarnent chez lui si miraculeusement, que cette trinité ne fait plus qu’une unité, un accord de trois sons, parfait, où le sentiment, lequel est l’élément musical, prédomine. La divination par laquelle il choisit la parole ; la place que cette parole occupe, ses liens mystérieux avec les vocables, les rythmes, les assonances, les rimes qui précèdent et qui suivent, tout cela, et quelque chose de plus secret encore, donne au tercet de Dante la valeur d’une véritable musique de musicien. Il opère avec les mots le même prodige que votre divin Mozart et mon divin Sébastien Bach opéraient avec les notes, et de la même manière. Mais, des trois, il est le plus divin. Mozart et Bach n’ont pas dépassé la région de leur art ; Dante est monté plus haut que celle du sien... Il a touché, franchi les limites de la connaissance... Dans le cénacle des musiciens in partibus, ce convive-là n’a pas de place. Il est trop grand. Un seul serait digne de s’asseoir au pied de son lit tricliniaire : c’est Léonard, ce magicien qui savait tout, lui aussi, et qui dépassa, lui aussi, les connaissances de son siècle et presque du nôtre. »

Voilà, n’est-ce pas, des paroles assez éloquentes, et plutôt que d’y ajouter rien et de les affaiblir, il n’y avait qu’à les répéter.

Cela, c’est la part de la musique dans la poésie de Dante ; c’est ce qu’on pourrait appeler la musicalité de son génie. Cherchons maintenant ce qui dans le poème dantesque a trait aux musiciens, aux genres musicaux, à l’idée enfin ou à l’idéal que le poète avait de la musique en soi.


III

Il n’y a pas de musique dans l’Enfer de Dante. Serait-ce parce que dans l’Enfer tout est souffrance ? Non pas, et jamais la musique ne fut incompatible avec la douleur. La raison véritable, et métaphysique plutôt que morale, c’est que dans l’Enfer, — Job l’a dit, croyons-nous, le premier, — tout est désordre. Mais le Purgatoire, et le Paradis plus encore, baignent dans la musique autant que dans la clarté


Una melodia dolce correva
Per l’aer luminoso.


Voilà le Purgatoire et surtout le Paradis ; voilà les deux sortes d’impressions et les doubles délices éprouvées par le mystique voyageur. Les âmes se révèlent à lui comme des voix et comme des rayons ou des flammes, et malgré les splendeurs qui souvent l’éblouissent, il semble que Dante soit encore moins touché, moins ravi par la lumière que par les sons. Tout, jusqu’à la brise elle-même, est pour lui mélodie. A peine a-t-il commencé de gravir les degrés qui mènent au quatrième cercle du Purgatoire, qu’il sent près de lui comme un battement d’ailes, et, dans le vent qui lui souffle au visage, il entend : « Heureux les pacifiques, ceux qui n’ont pas de colère[3]. » Entre les phénomènes lumineux et les phénomènes sonores, la relation, la proportion même est constante. Au troisième cercle du Paradis, dans l’obscure clarté de la lune, un Ave Maria, soupiré par Piccarda Donati, s’évanouit comme la lueur de l’astre pâle. La correspondance peut même aller jusqu’à l’identité, il arrive que Dante mêle indifféremment les images de l’un et de l’autre ordre :


E come in fiamma favilla si vede,
E come in voce voce si discerne[4].


ou que dans un seul vers :


Si del cantare e si del fiammeggiarsi[5],


il unisse l’une et l’autre beauté et célèbre la double merveille, rayonnante et chantante à la fois. Il l’écoute et la contemple avec transport au vingt-septième chant du Purgatoire :


L’ange du Seigneur nous apparut joyeux. Hors de la flamme, il se tenait sur la rive et chantait : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, » mais d’une voix plus puissante que la nôtre... Et mon doux Père, pour m’encourager, allait parlant toujours de Béatrice, et disant : « Il me semble déjà voir ses yeux. » Une voix nous guidait, qui chantait sur l’autre rive, et nous, n’écoutant qu’elle, nous sortîmes du feu à l’endroit où l’on montait.

Venite, benedicti Patris mei. Ces paroles se firent entendre au milieu d’une lumière qui était là si vive, que nos yeux furent vaincus et ne purent la regarder[6].

Quelle musique, sur ces paroles, Dante peut-il avoir entendue ? Sans doute une mélodie grégorienne qui se trouve dans les plus anciens manuscrits et se chante à Laudes, au Benedictus de la Feria 2a, le premier dimanche de Carême. C’est la même qu’en lisant le poète on croit entendre encore. Mais une autre, qu’on ne saurait non plus séparer de ce texte, chante aussi dans la mémoire : je veux parler de la célèbre phrase de Judex dans Mors et Vita. Et parce qu’ici la musique de Gounod met une sorte d’auréole autour de l’antienne liturgique, parce que l’accompagnement environne la mélodie comme d’une gloire, la phrase en question rappelle et n’est pas loin de reproduire justement cette combinaison des sons et de la lumière que Dante a si tendrement aimée.


J’ai vu, dit-il ailleurs, j’ai vu des éclairs vivans et vainqueurs se faire de nous un centre et d’eux-mêmes une couronne. Plus douce était leur voix que leur aspect n’était éclatant... Dans le royaume du ciel, d’où je reviens, il y a des joies si précieuses et si belles, qu’on ne peut les emporter en quittant ce séjour ; et le chant de ces flammes est du nombre[7].


Ainsi la musique le ravit encore plus que ne fait la lumière et leur union surtout lui paraît un tel miracle, qu’il ne peut l’imaginer hors du Paradis.

Autour du pèlerin qui prête l’oreille, tout chante et tout est chanté. Quelquefois il entend sans voir[8]. Les oraisons, les hymnes, les psaumes, les béatitudes sont mélodie. Un récit même de la Genèse : l’histoire du Paradis terrestre, devient une canzone sur les lèvres de Matelda, la gentille dame qui va seulette, « come donna innamorata, » et marche le long d’un ruisseau, cueillant des fleurs et chantant : « Beati quorum tecta sunt peccata. » Dante a fait chanter les princes, les rois et les empereurs : ceux du moyen âge et ceux, y compris Justinien, des premiers siècles ou de l’antiquité. Il a fait chanter les prophètes, les apôtres et les anges ; les vertus cardinales et théologales : une au moins de celles-ci, la charité, sans doute parce que plus encore que les deux autres elle est sentiment et que le sentiment forme l’essence de la musique. Un concert s’élève après que Dante, interrogé sur l’espérance par saint Jacques et sur l’amour par saint Jean l’Evangéliste, a répondu, et saint Pierre, l’ayant interrogé sur la foi, l’illumine à trois reprises de sa propre clarté et le bénit en chantant.

Que d’ombres, ou plutôt que de lumières chantantes, le poète rencontre et salue ! Au dire de ses biographes, il avait connu les meilleurs musiciens de son siècle[9]. Dans le Purgatoire et dans le Paradis — car il n’en mit pas un seul en Enfer — il est heureux de les retrouver et de les écouter encore. Voici Belacqua, le fameux luthier, dont l’habileté n’eut d’égale que la paresse. Au seuil du Paradis, il attend son salut éternel, dont il a trop différé le soin quand il était sur la terre et qu’il remettait jusqu’au dernier moment les utiles soupirs (Perche indugiai al fin il buon sospiri). Plus heureux et déjà sauvé, voici Folchetto, l’amoureux trouvère de Provence, dont la voix réjouit le ciel, mêlée aux cantiques des Séraphins, « ces flammes pieuses qui se font un manteau de leurs ailes. » Le Purgatoire garde encore un autre troubadour, Arnaldo Daniello, qui se nomme à Dante en ce vers provençal, adorable de musique et de mélancolie : Jeu sui Arnaut, que plore et vai chantan.

Est-il enfin, dans la Divine Comédie, une plus douce et plus mélodieuse figure que celle de Casella ? Du moins il n’en est pas une autre que Dante ait plus de plaisir et d’émotion à revoir, tant il aima le musicien et tant il en fut aimé.


« Casella mio, » si quelque loi nouvelle ne t’enlève pas la mémoire et l’usage des chants d’amour, de ces chants qui naguère apaisaient en moi toute peine, oh ! qu’il te plaise, en chantant, de consoler mon âme, qui d’être venue ici, portant le poids du corps, éprouve une telle lassitude !


Aussitôt Casella se met à chanter, et le chant de cette âme courtoise n’est autre que l’admirable canzone de Dante lui-même : Amor che mi ragiona nella mente. Casella, sans doute, l’avait mise en musique sur la terre, et même après la mort il n’avait pu l’oublier. L’exquise rencontre a lieu dans le second chant du Purgatoire. Et c’est l’honneur de la musique, que Dante, à peine sorti de l’Enfer, ne sache déjà plus se passer d’elle, et c’est l’honneur des musiciens que l’un d’eux soit parmi les êtres que Dante a le plus aimés.


IV

Aucune des formes de l’art n’est étrangère au poète de la Divine Comédie, et ces formes, de son temps même, eurent plus de richesse et de variété qu’on ne pourrait croire. « Les tendances musicales du XIIIe siècle, a dit avec raison M. Gevaert, étaient éminemment favorables à l’art du chant. Les compositions de cette époque n’étaient pas exclusivement harmoniques. Nous possédons dans la notation originale une foule de chansons françaises composées entre 1200 et 1350. Ce sont, avec les cantigas du roi de Castille Alphonse le Sage, les plus anciens spécimens authentiques de mélodie profane qui soient parvenus jusqu’à nous. » Il est donc vrai que l’art du XIIIe siècle n’était pas exclusivement harmonique ; mais il pouvait l’être, et nous trouvons dans la Divine Comédie des exemples tantôt d’harmonie vocale et tantôt de monodie.

C’est un solo sans accompagnement que la canzone de Casella. Matelda chante à voix seule aussi, parmi les fleurs « dont sa route est peinte, » et le poète, sensible à la diction non moins qu’à la musique, la prie de s’approcher afin qu’il saisisse mieux les paroles et que « le doux son » arrive à son oreille « coi suoi intendimenti. » Mais Dante goûte également le charme que les instrumens ajoutent à la voix : voce mista al dolce suono. Tantôt il définit les rapports de l’accompagnement et du chant :


E come a buon cantor buon citarista
Fa seguitar lo guizzo della corda,
In che più di placer lo canto acquista[10].


Tantôt ‘Purg. IX, in fine) il note avec justesse l’impression que nous cause l’accompagnement instrumental, « quand le chant se marie à l’orgue, et que tantôt on entend les paroles, tantôt on ne les entend plus. »

Dans une vallée fleurie, à la tombée du jour, Pierre III d’Aragon et Charles Ier, comte de Provence, entonnent ensemble le Salve Regina.


Quel… che s’accorda
Cantando con colui,


porte le texte. « S’accorda » signifie peut être l’unisson, peut-être cette forme primitive de la polyphonie à deux voix qu’on appelait le déchant. Quant à l’unisson véritable, et nombreux, on le rencontre souvent dans la Divine Comédie. Nous en citerons deux exemples entre tous admirables. Au second chant du Purgatoire, sur une mer frissonnante et que l’aube colore, Dante voit s’approcher une barque légère. Un ange de lumière et qui semble un « oiseau divin, » n’ayant pour rames et pour voiles que ses ailes, la conduit. Plus de cent âmes y sont assises et toutes chantent ensemble, ad una voce, le psaume : In exitu Israël de Egypto. Ailleurs — c’est au seizième chant du Purgatoire — le poète entend des voix :


Chacune semblait demander paix et miséricorde à l’Agneau de Dieu qui lave les péchés du monde.

Agnus Dei, ainsi commençaient toutes leurs invocations ; une seule parole était sur toutes les lèvres, avec un seul rythme, de sorte qu’entre ces âmes la concorde semblait parfaite.


Una parola in tutte era ed un modo,
Si che pareva tra esse ogni concordia.


En peu de mots voilà toute la définition et toute la psychologie, ou tout l’éthos, d’une des principales formes de la musique, d’une des catégories de l’idéal sonore. L’âme du moyen âge s’exprima par elle et Dante fut témoin de sa gloire : c’est le chant grégorien, ou plain-chant, plus « concordant », plus unanime encore que ne le sera la polyphonie du XVIe siècle, car dans l’une les voix chantent ensemble, mais dans l’autre elles chantent pareillement.

Voici maintenant de véritables cantates, pour soli et chœurs. Pierre d’Aragon et Charles de Provence ont achevé le Salve Regina. Dans le silence, le poète écoute en vain, ou, plus littéralement, il ressent l’inutilité même d’écouter :


Quand’io incominciai a render vano
L’udire...


Parole de musicien encore plus que de poète, comme si l’oreille de l’homme n’était faite que pour la musique, et que celle-ci méritât seule d’être entendue. Bientôt elle recommence. Une âme s’est levée, les mains jointes vers l’Orient ; l’hymne Te lucis ante s’échappe dévotement de ses lèvres, et d’autres âmes, semblables à des coryphées, âmes de princes et de rois, lui répondent avec la même dévotion et la même douceur.

Il arrive aussi, comme dans la lyrique chorale des Grecs, que le chant se mêle à la danse :


Tre donne in giro...
Venian danzando.


Ces trois femmes qui viennent en dansant : l’une vêtue de rouge feu, l’autre d’émeraude et la troisième d’un blanc de neige, sont les vertus théologales. Elles dansent toutes les trois, mais la charité seule chante. Ailleurs encore les sons provoquent des mouvemens ; la musique fixe des figures féminines en des attitudes charmantes : muettes, aux écoutes, elles suspendent leurs pas un instant pour les reprendre aussitôt, les réglant sur la mélodie qu’elles avaient perdue et qu’elles retrouvent[11].


« Volgi, Beatrice, volgl gli occh.i sant »
Era la lor canzone, (c al tuo fedele,
Che, per vederti ha mossi passi tanti. » (Purg. XXXI.)

« Tourne, Béatrice, tourne tes yeux sacrés vers le fidèle ami qui pour te voir a fait un si long chemin. Telle était leur chanson » et cette chanson-là, par le rythme, par l’inflexion et par l’accent, en évoque une autre qui plus tard l’égalera, que peut-être même la musique fera plus belle encore : un chœur d’âmes aussi, conduisant vers l’ombre chérie, sur les gazons divins, Orphée, autre pèlerin d’amour.

Dante, qui ressemble ici à Gluck, annonce ailleurs les maîtres d’un art plus complexe ; il devine des formes ou des genres que son époque ne pouvait connaître. Au vingtième chant du Purgatoire, certain Gloria in excelsis n’est pas chanté, mais crié :


Poi cominciò da tutte parti un grido.


La montagne en est ébranlée tout entière. De même, quelques siècles plus tard, le Gloria de la messe en si mineur de Bach et celui de la messe en de Beethoven, commenceront — avec quel éclat ! — beaucoup moins par des chants que par des cris.

La musique dantesque n’a rien de monotone. Elle abonde en effets imprévus et variés sans cesse.


Un peu devant nous et par le travers de la côte, venait une troupe qui chantait le Miserere verset par verset.

Quand ils s’aperçurent que mon corps ne donnait point passage aux rayons, leur chant se changea en une exclamation longue et rauque :


Mutar lor canto in un O lungo e roco[12].


Où trouverons-nous une telle interruption, un pareil point d’orgue ? Ce ne sera que dans les sonates, ou les quatuors, ou les symphonies du plus tragique des musiciens. Dante aurait pu dire de cette exclamation « longue et rauque » ce que Wagner fait dire à Beethoven des points d’orgue qui coupent les premières mesures de la symphonie en ut mineur : « Tenez mon point d’orgue longuement et terriblement. Je n’ai pas écrit des points d’orgue par plaisanterie ou par embarras, comme pour avoir le temps de réfléchir à ce qui suit... Alors la vie du son doit être aspirée jusqu’à extinction. Alors j’arrête les vagues de mon océan et je laisse voir jusqu’au fond de ses abîmes, ou je suspends le vol des nuages, je sépare les brouillards confus, je fais apparaître aux regards le ciel pur et azuré, je laisse pénétrer jusque dans l’œil rayonnant du soleil. Voilà pourquoi je mets des points d’orgue[13]. » C’est pour des raisons du même genre que Dante en met quelquefois aussi.

La plainte des luxurieux tourmentés par les flammes est encore un chant mêlé de cris[14]. Il semble que l’ordonnance en ait été réglée par un musicien supérieur, et le génie de Dante a deviné ici des oppositions de tons et de voix, de tessitures et de timbres, en un mot des formes ou des coupes musicales, que les plus grands siècles de la musique devaient peu à peu découvrir.

L’ensemble ou le tutti le plus magnifique éclate au trentième chant du Purgatoire, autour de Béatrice apparue. Sur un char symbolique elle se tient debout. Des vieillards, qui sont les prophètes et les apôtres, l’environnent.


Et l’un d’entre eux, comme envoyé du ciel, chanta trois fois d’une voix forte : Veni sponsa de Libano ; et tous les autres le répétèrent.

Comme au jour des dernières assises les bienheureux se lèveront agiles, chacun de sa fosse, exhalant un Alleluia de leur voix ressuscitée,

Ainsi, à la voix du grand vieillard, se levèrent sur le char divin plus de cent ministres et messagers de la vie éternelle.

Tous disaient : Benedictus qui venis, et jetant des fleurs au-dessus du char et tout alentour, ils ajoutaient : Manibus o date lilia plenis !


Poésie hébraïque, virgilienne, dantesque, toute poésie est rassemblée en cette scène. Tout y est musique également. Un vers en particulier, et dans ce vers, le dernier mot, est d’une musicalité qui le rend impossible à traduire :


La rivestita voce alleluiando.


Rien qu’en ces quatre syllabes la joie, la jubilation de tous les Alleluias grégoriens semble éclater et fleurir. Et dans la mémoire des musiciens, il est impossible que d’autres souvenirs encore ne s’éveillent pas. Il est impossible, ayant lu cette magnifique période, de ne la point associer à maint chef-d’œuvre sonore : au Benedictus de la messe en ré, dont le rythme, qui retombe sans cesse, est justement celui d’une éternelle effusion de fleurs ; aux chœurs célestes écrits par Schumann pour certaines parties du second Faust, que la Divine Comédie à coup sûr inspira. Ainsi, dans l’ordre entier de la musique et dans toute son histoire, la poésie dantesque a des racines profondes et, la symphonie instrumentale exceptée, il n’est rien de notre art que Dante autrefois n’ait deviné, rien qu’il ne nous rappelle aujourd’hui.


V

Il n’en est rien non plus qu’il n’ait compris et qu’il n’ait aimé. Si la parole chantée le ravit, il sent aussi la beauté de la musique pure ; non seulement d’un accord ou d’une mélodie :


Una melode,
Che mi rapiva senza intender l’inno [15],


mais d’une note on d’un son isolé. Il écoute, charmé, l’horloge appelant à matines les épouses du Seigneur, avec un tintement si doux, que l’âme pieuse se gonfle d’amour[16]. A chaque heure du jour Dante prête une voix. Le matin, il entend « l’hirondelle commencer ses tristes chansons, peut-être en souvenir de ses premières douleurs. » Et parmi les « soirs » sans nombre que la musique a célébrés, je n’en sais pas de plus musical que les deux fameuses terzines par où s’ouvre le huitième chant du Purgatoire :


Déjà c’était l’heure qui tourne vers la terre les regrets des navigateurs et qui attendrit leurs cœurs à la pensée du moment où ils dirent adieu à leurs doux amis ;

L’heure qui blesse d’amour le nouveau pèlerin, s’il entend de loin la cloche qui semble pleurer le jour près de mourir[17].


Le poète pouvait bien associer la musique à l’heure douce entre toutes, car la musique pour lui ne fut que douceur. Il n’y a pas un passage du Purgatoire ou du Paradis qui n’en rende au besoin témoignage.


L’hymne Te lucis ante s’échappa de sa bouche avec tant de dévotion et avec des modulations si douces, qu’elle me fit oublier à moi-même.

Puis les autres, dévotement et doucement, l’accompagnèrent jusqu’au bout de l’hymne.


« Je suis, chante ailleurs une ombre féminine, je suis la douce sirène. Io son, cantava, io son dolce sirena. »

Elle chantait, ajoute le poète,


per modo
Tal, che diletto e doglia parturie,


et pour Dante, la musique ressembla toujours à cette femme : toujours elle lui fit plaisir et peine à la fois.

Le plaisir pourtant l’emporte et la mélancolie, qui le tempère ou le voile, ne le corrompt jamais. Tantôt la suavité des chants divins enivre le poète, tantôt elle l’assoupit et le plonge dans une extase qui ressemble au sommeil. Au seul souvenir des célestes cantiques son âme se fond, et pour les répéter son imagination, dit-il, aurait trop de vivacité, sa parole trop peu de douceur. Dolce, dolcemente, voilà les termes qui reviennent sans cesse ; voilà, selon Dante, le caractère ou l’éthos général de la musique. Il l’associe de préférence à l’ordre des sentimens bienveillans et tendres. Pas une seule fois il ne fait d’elle, comme il fait si souvent de la poésie, l’interprète de la colère, de la haine ou du désespoir. C’est pour cela qu’il ne la rencontre que dans le Purgatoire et dans le Paradis : dans la région où le bonheur se prépare et dans celle où il se consomme. Elément de paix et non de passion, la musique agit sur Dante et ne l’agite point. Des deux principes opposés que les anciens distinguaient en elle, venant l’un d’Apollon et l’autre de Bacchus, il ne reconnaît et ne subit que le principe apollinien. Sensible au bienfait, il échappe au maléfice. Qu’ils soient d’amour divin ou profane, tous les chants, pour lui, sont d’amour.

Cet art qu’il aimait tant l’a fait lui-même plus aimable. Lorsqu’il parle de la musique, et rien qu’à sa manière d’en parler, on découvre un Dante non pas ignoré, mais trop peu connu, et que souvent un autre cache. « Quiconque, a dit très bien Montégut, ne lira que l’Enfer, risquera fort de prendre de Dante une idée injuste. Et cependant c’est sur l’Enfer que la nature morale du grand poète a été jugée. Si le Purgatoire avait plus de lecteurs, ce faux type de Dante qui s’est imposé à l’imagination de la postérité ne résisterait plus depuis longtemps. Pour nous, continue le pénétrant critique, si nous avons une prédilection particulière pour cette partie de la 'Divine Comédie, c’est qu’elle est la plus complète apologie du poète et qu’elle détruit ce type d’homme formé sur le modèle des passions infernales : orgueilleux, atrabilaire, colérique et vindicatif, fait tout entier de justice et de haine[18]. « Ce n’est là que la moitié de son âme. Pour que l’autre nous soit révélée, il faut suivre le poète gravissant la montée de Pénitence, « semant autour de lui les paroles affectueuses et les saints courtois, payant en larmes de pitié les récits qu’il écoute, donnant et recevant l’amour[19]. » Montégut aurait pu ajouter que de cet amour réciproque la musique est souvent la cause, la messagère et l’interprète. Pour la musique et pour ceux qui l’ont chérie, le poète garde la fleur de sa tendresse. De quel doux sourire il salue Belacqua, le faiseur de luths ! Et le trouvère Arnauld, de quelle amicale promesse :


E dissi ch’ al suo nome il mio desire
Apparecchiava grazioso loco.


« Je lui dis qu’à son nom mon désir préparait une gracieuse demeure. »

Surtout n’oublions pas la délicieuse rencontre de Casella. « Casella mio. » Est-il une autre âme que Dante ait, comme celle-là, nommée sienne ? Rappelons-nous enfin la suavité des cantiques innombrables dont résonnent le Purgatoire et le Paradis. Alors nous serons touchés par l’exquise sensibilité du poète ailleurs terrible. Alors nous verrons cet « être gracieux et bienveillant, animal grazioso e benigno, » ainsi que Francesca le salue, se révéler tout entier à l’occasion et je dirais presque aux sons mêmes de sa musique bien-aimée.

La musique, selon Dante, apaise l’âme et la console. Mais elle fait mieux encore : par une vertu plus haute, elle la purifie et la délivre. On trouve au trentième chant du Purgatoire, après la réprimande sévère de Béatrice, un admirable exemple de cet effet, de cette opération de la musique sur l’esprit et sur l’âme, que les Grecs désignaient par le mot de ϰαθαρσις.


Regarde-moi ; je suis bien, je suis bien Béatrice. Comment donc t’es-tu cru digne d’approcher de la montagne ? Ne savais-tu pas qu’ici l’homme est heureux ?

Mes regards se baissèrent vers la claire fontaine ; mais, y voyant mon image, je les tournai vers l’herbe, tant la honte avait appesanti mon front.

Telle la mère paraît menaçante à son fils, telle me parut Béatrice, parce que la pitié qui châtie laisse une saveur amère.

Elle se tut, et les anges chantèrent aussitôt : In te, Domine, speravi. Mais ils n’allèrent pas au delà de : pedes meos.

Comme la neige parmi les arbres, sur le dos de l’Italie, se resserre et se congèle au souffle des vents esclavons,

Puis, se liquéfiant, tombe goutte à goutte, pour peu que la terre qui n’a point d’ombre envoie son haleine, pareille au feu qui fond le cierge ;

Ainsi je restai sans larmes et sans soupirs jusqu’au chant de ces esprits qui mesurent leurs accords sur les accords des sphères éternelles.

Mais après que dans leurs doux concerts j’eus compris leur compassion pour moi, mieux que s’ils avaient dit : « Madame, pourquoi le confondre ainsi ? »

La glace qui s’était endurcie autour de mon cœur devint soupirs et pleurs et s’échappa douloureusement de ma poitrine par les lèvres et par les yeux.


C’est la même émotion et la même détente que saint Augustin naguère avait éprouvée en écoutant les chants de l’église ambrosienne : « Mes larmes coulaient et j’étais bien avec mes larmes ; et bene mihi erat cum eis. »

Il s’agit ici du poète seul et ce n’est que de sa douleur, une douleur de la terre, que nous le voyons affranchi. Ailleurs la musique nous apparaît encore plus saintement libératrice ; plus mystique et vraiment divine est l’œuvre qu’elle accomplit. Rappelons-nous, au second chant du Purgatoire, l’approche de la nef légère où cent âmes sont assises. A peine dégagées de leurs corps, elles commencent leur pèlerinage expiatoire. Elles chantent ; elles chantent ensemble, à l’unisson, le psaume In exitu Israël de Ægypto, et la musique fidèle, unie, peut-être coopérant à leur purification, les suit et semble même les aider sur le chemin du salut.


VI

Compagne de l’épreuve passagère, la musique enfin le sera de l’éternelle béatitude. « La dolce sinfonia di Paradiso, » qui débute par le pâle Ave Maria de Piccarda Donati, s’accroît et s’épure, à mesure que le poète s’élève avec Béatrice qui le guide. Ils sont parvenus tous les deux au ciel de Saturne. Alors la divine conductrice, qui plusieurs fois, traversant des cieux moins sublimes, avait souri, s’interdit de sourire. « Si je souriais, me dit-elle, il en serait de toi comme de Sémélé quand elle fut réduite en cendres[20]. »

La musique à son tour se taisant, Dante s’étonne et s’afflige que l’une et l’autre joie lui soient ravies. « Pourquoi, demande-t-il, pourquoi fait-elle silence, la douce symphonie du Paradis, qui résonnait ailleurs si dévotement ? » Et l’âme interrogée (celle de Pierre Damien) lui répond : « Ton oreille est mortelle comme tes yeux et tout cesse ici de chanter de même que Béatrice a cessé de sourire[21]. »

Bientôt, parmi des nuées d’anges, le Christ et la Vierge apparaissent et nous touchons au centre, au foyer de la divine splendeur. Sur les lèvres de Béatrice le sourire est revenu. Les concerts aussi recommencent et le poète plus fort, plus pur en peut supporter le ravissement sans mourir. Une mélodie entonnée par l’archange Gabriel et reprise par les chœurs célestes, se forme et se ferme pour ainsi dire en un cercle parfait :


Cosi la circulata melodia
Si sigillava,


et sur le front de la Vierge la couronne sonore s’ajoute à la couronne de lumière.

Tout est musique désormais : en d’autres termes, l’impression reçue est si profondément émouvante, si purement sentimentale, qu’elle nous vient beaucoup moins de la poésie que de la musique. Cette région supérieure du Paradis est celle des magnifiques ensembles, des tutti prodigieux. A travers l’empyrée, les Te Deum et les Salve Regina, les Sanctus et les Hosanna se mêlent ou se répondent. Une voix d’abord, puis toutes les hiérarchies en chœur entonnent un suprême Ave Maria. La dolce sinfonia finit comme elle avait commencé. Mais cette fois l’angélique salutation ne tremble plus, solitaire, dans les vapeurs de la lune ; renforcée à l’infini par des voix innombrables, elle roule comme le tonnerre et remplit les cieux. C’est l’épilogue, c’est la conclusion, dira le lecteur ordinaire ; mais le lecteur musicien dira, lui : c’est la dernière reprise, c’est le « motif augmenté, » c’est la cadence.


Quels échos laisse-t-elle en nous et, quand nous penserons à la musique, qu’est-ce que la pensée de Dante ajoutera désormais à notre pensée ?

D’abord un peu de mélancolie. Au cours de son étude sur le Purgatoire, Emile Montégut a ressenti quelque tristesse. « Toutes ces âmes, se demande-t-il, avec lesquelles le poète s’entretient, où sont-elles maintenant ? Ont-elles achevé de gravir la montagne de purification et sont-elles entrées enfin dans le sein de Dieu ? Si elles n’ont pas achevé de gravir la montagne, combien lente aujourd’hui doit être leur ascension ! Bien des siècles se sont écoulés déjà depuis que le poète les visita, leurs noms ont péri, le souvenir de leurs vertus et de leurs bienfaits a péri, et il y a longtemps qu’à leurs souffrances est venue s’ajouter la douleur de sentir qu’aucun secours ne leur venait plus de la terre. Si elles ont encore besoin de prières, où peuvent-elles en trouver ? Y a-t-il aujourd’hui un Romagnol, un Toscan, un Lombard qui s’intéresse à un Provenzan Salvani, à un Guido del Duca, à un Conrad Malaspina ? Y a-t-il quelque part sur toute la terre italienne une âme de femme que touche le sort de Pia di Tolommei ou de Sapia la Siennoise ? Est-il un artiste ou un poète qui s’inquiète de ces confrères anciens : Casella le musicien, Belacqua le facteur d’instrumens, Daniel Arnauld ? »

Nous à notre tour, en songeant à ceux-ci, nous ressentons une sympathie, une inquiétude fraternelle, et dans le secret de notre âme, nous demandons pour eux la délivrance et le repos éternel.

Mais si le destin des musiciens nous demeure caché, combien nous apparaît éclatant celui de la musique elle-même ! Un Dante nous est garant, en ayant été témoin, de son immortalité. « Il est croyable, a dit saint Thomas, qu’après la résurrection les saints chanteront les louanges de Dieu. Credibile quod post resurrectionem erit in sanctis laus vocalis. » En maint endroit de la Divine Comédie, le grand poète confirme la croyance et la promesse du grand docteur. Il nous assure même que la voix des bienheureux, cette voix qu’ils auront de nouveau « revêtue » (La rivestita voce alleluiando), sera plus vivante encore que celle des vivans (In voce assai più che la nostra viva). Dante eut de la musique une idée si haute, que lui, l’un des maîtres du verbe, il n’a cru celui-ci ni capable ni digne de tout exprimer. Il a senti que la musique défie la parole et la dépasse infiniment. « Des voix, dit-il au douzième chant du Purgatoire, des voix chantèrent Beati pauperes spiritu, mais d’un tel accent, que les mots ne peuvent le rendre[22]. » Ainsi le Verbe, qui s’est fait chair ici-bas, là-haut se fera chant. Seule entre tous les arts, la musique au ciel survivra. Que dis-je, elle revivra plus pure et plus belle. Dépouillant elle aussi tout ce qu’elle eut d’humain et de passager : la sensualité, la passion et la douleur, ce qu’elle contient de divin et d’impérissable : l’ordre, la raison, l’amour, demeurera seul en elle et s’y épanouira pour jamais, et comme les autres créatures, elle trouvera près de Dieu la plénitude et la perfection de son être.

Voilà la conception dantesque de notre art. Pour la musique elle-même, c’est un titre d’honneur, une promesse de gloire infinie ; pour ceux qui l’aiment et souhaitent de n’en être jamais séparés, c’est le gage d’une immortelle espérance.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Voir, pour plus de détails sur l’œuvre de Galilée, l’ouvrage remarquable et que nous avons cité souvent, de M. Romain Rolland : les Origines du drame lyrique moderne. Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti.
  2. Traduction Izoulet.
  3.  :: E tosto ch’io al primo grado fui,
    Senti’mi presso quasi un muover d’ala
    E ventarmi nel volto e dir : Beati
    Pacifici, che son senza ira mala.
    (Purgat. XVII.)
  4. Parad., VIII.
  5. Parad., XII.
  6. Toutes les citations du Purgatoire sont empruntées à la belle traduction d’Ozanam.
  7.  ::Io vidi più fulgor’, vivi e vincenti
    Far di noi centro e di sè far corona,
    Più doici in voce che in vista lueenti
    ………
    Nella corte del ciel, dond’io rivegno,
    Si trovan molte gioie care e belle
    Tanto, che non si posson trar del regno,
    E il canto di quel lumi era di quelle. (Parad., X.)
  8.  ::E verso noi volar furon sentiti,
    Non però visti, spiriti, parlando
    Alla mensa d’amor cortesi inviti. (Purgat., XIII.)
  9. « Dante sommamente si dilettò in suoni ed in canti nella sua giovinezza, e ciascuno che a quei tempi era ottimo cantore e suonatore fu suo ainico ed ebbe sua usanza. »
    (Boccace, Vita di Dante.)
  10. Parad., XX.
  11.  ::Donne mi parver non da ballo sciolte,
    Ma che s’arrestin tacite ascoltando
    Fin che le nuove note hanno ricolte
    ( Parad., X.)
  12. Purgat., V.
  13. Traduit et cité par M. Maurice Kufferath dans sa brochure : l’Art de diriger l’orchestre. Paris, chez Fischbacher,
  14. Purgat., XXV, à partir du vers 120.
  15. Parad., XIV.
  16.  ::Indi, corne orologio, che ne chiami
    Nell’ ora che la sposa di Dio surge
    A mattinar lo sposo perchè l’ami,
    Che l’una parte l’altra tira ed urge,
    Tin tin sonando con si dolce nota,
    Che’l ben disposto spirto d’anior turge. (Parad., X.)
  17.  ::Era già l’ora che volge ‘i disio
    Ai naviganti e intenerisce il cuore,
    Lo di ch’han dette a’ dolci aniici addio ;
    E che lo nuovo peregrin d’amor
    Punge, se ode squilla di lontano,
    Che paia il giorno pianger che si muore. (Purg., VIII.)
  18. E. Montégut, Poètes et Artistes de l’Italie (Le Purgatoire de Dante).
  19. É. Montégut, ibid.
  20.  ::« S’io ridessi, »
    Mi cominciò, « tu ti faresti quale
    Fu Semelè, quando di cener fêssi...
    ( Parad., XXI.)
  21.  ::E di’ perchè si tace in questa ruota
    La dolce sinfonia di Paradiso,
    Che giù per l’altre suona si devota.
    « Tu liai l’udir mortal, si come il viso, »
    Rispose a me ; « però qui non si canta
    Per quel che Beatrice non ha riso... »
    ( Parad., XXI.)
  22.  ::Voci
    Cantaron si, che nol diria sermone.