DANTE ET GŒTHE

DIALOGUES.


À COSIMA.
Ta naissance et ton nom sont italiens ; ton désir ou ta destinée t’ont faite Allemande. Je suis née sur la terre d’Allemagne ; mon étoile est au ciel de l’Italie. C’est pourquoi j’ai voulu t’adresser des souvenirs où se mêlent Dante et Gœthe : double culte, où nos âmes se rencontrent ; patrie idéale, où toujours, quoi qu’il arrive, et quand tout ici-bas nous devrait séparer, nous resterons unies d’un inaltérable amour.


PREMIER DIALOGUE.

DIOTIME, ÉLIE. — Un peu plus tard, VIVIANE, MARCEL.

Ils marchaient sur la grève sans se parler. Ils s’étaient d’abord entretenus de leurs amis et d’eux-mêmes, de leurs opinions sur les choses du jour. Puis, insensiblement, le silence s’était fait. La grandeur de ce lieu désert s’imposait à eux. La marée qui montait lentement, en battant de ses flots le cap Plouha, imprimait à leur esprit son rhythme solennel. – À quoi pensez-vous ? dit enfin Élie.

DIOTIME.

La question est brusque. La réponse va vous surprendre… Je pense à Dante.

ÉLIE.

À Dante !… ici ! au poète florentin, sur les côtes de Bretagne ! Voilà qui me surprend, en effet.

DIOTIME.

Ce site est véritablement dantesque. Regardez ces formidables entassements de rochers, précipités les uns sur les autres ! Voyez ces blocs de granit aux flancs noirs, tout hérissés d’algues marines, que la vague, en se retirant, laisse couverts d’écume, et que d’ici l’on prendrait pour des monstres accroupis sur le sable ! Écoutez les gémissements du flot qui s’engouffre dans ces antres béants ! Ne se croirait-on pas aux abords d’un monde infernal ? Tout à l’heure, à la lueur blafarde de votre triste soleil, il me semblait lire sur ce pan de roc taillé à pic l’inscription sinistre : Per me si ra ; et je voyais, là-bas, dans cet enfoncement, l’ombre de Dante, qui s’avançait, pâle et muette, vers les régions obscures.

ÉLIE.

Votre imagination confond mes faibles esprits. Vous

franchissez d’un bond l’espace et les siècles…
DIOTIME.

Le génie n’est jamais loin. Il est présent partout, comme Dieu. Combien de fois ne l’ai-je pas éprouvé ! Qu’un spectacle inaccoutumé de la nature ou quelque événement soudain ébranle et trouble ma pensée, aussitôt, par je ne sais quelle évocation secrète, qui se fait en moi comme à mon insu, il me semble voir à mes côtés deux figures immortelles, deux génies lumineux, dont la seule présence fait rentrer en moi la paix, et en qui je vois toute chose se réfléchir, s’ordonner, s’éclairer, comme en un miroir magique.

ÉLIE.

Per speculum in enigmate. N’est-ce pas ainsi que parlait saint Paul ? Il y a longtemps, Diotime, que je vous soupçonnais d’être tant soit peu visionnaire !… Et ces deux génies sont Dante ?…

DIOTIME.

Dante et Gœthe.

ÉLIE.

Dante et Gœthe !… étrange association de noms !

DIOTIME.

Pourquoi étrange ?

ÉLIE.

Pourquoi ?… Parce que ce sont bien les deux génies, les deux hommes les plus opposés qui furent jamais.

DIOTIME.

Je ne les vois point opposés ; tout au contraire.

ÉLIE.

Point opposés, bon Dieu ! L’Italien du XIIIe siècle et le Germain du XIXe ! Le poëte catholique, qui chante en sa Divine Comédie l’orthodoxie de saint Thomas et les catégories d’Aristote, et ce païen panthéiste, qui cache sous la robe et le nom du réprouvé docteur Faust les témérités de Spinosa et le système suspect de Geoffroy Saint-Hilaire ! Point opposés !

DIOTIME.

Ne vous arrêtez pas en si beau chemin ; continuez. Quelle comparaison, n’est-ce pas, entre le belliqueux enfant de la cité de Mars, entre le noble fils du croisé toscan Cacciaguida, et le petit bourgeois d’une ville marchande, dont le bisaïeul ferrait les chevaux, dont l’aïeul tenait une auberge !

ÉLIE.

Ajoutons, puisque vous le souffrez, quel rapport entre le citoyen héroïque que l’ardeur de ses passions jette aux guerres civiles, et qui, proscrit, dépouillé, meurt bien avant l’âge, tout chargé de calamités, tout ému de haine et d’amour pour son ingrate patrie ; entre ce grand imprécateur à la face sinistre, « qui allait en enfer et qui en revenait, » et le rayonnant Apollon, qui se faisait appeler monsieur le conseiller de Gœthe, anobli, décoré, ministre d’un grand-duc allemand, froidement recueilli dans sa haute indifférence, observant les jeux du prisme quand la Révolution française éclate sur le monde, et qui meurt plein de jours, d’honneurs et de biens, au milieu des jardins qu’il a plantés, au milieu des curiosités, des offrandes, que lui apportent, de tous les points du globe ses admirateurs à genoux !

DIOTIME.

Comme vous, je me suis étonnée, en ses commencements, de cette passion de mon esprit qui le ramenait en toute occasion dans la compagnie de deux poëtes aussi dissemblables. Je m’expliquais mal ce choix involontaire qui me faisait emporter ensemble, partout où j’allais, les deux petits volumes que vous regardiez hier sur ma table, et qui sont devenus pour moi, à peu de chose près, ce que le bréviaire est pour le prêtre : La Commedia di Dante Allighieri, et Faust, eine Tragœdie von Wolfgang Gœthe. Je ne voyais pas trop le sens de cette double prédilection. Mais comme elle était en moi véritable et obstinée, il me fallut bien en trouver la raison ; et c’est en cherchant cette raison que j’en suis venue à pénétrer peu à peu jusqu’à ces profondeurs de la vie idéale où nous sentons les harmonies, et non plus les dissonances des

choses.
ÉLIE.

Comment cela ?

DIOTIME.

Je veux dire… mais ce serait un long discours.

ÉLIE.

Ne sommes-nous pas de loisir ?

DIOTIME.

Nous avons beaucoup marché sans nous en apercevoir ; je me sens un peu lasse.

ÉLIE.

Arrêtons-nous ici. Le vent se calme, l’Océan s’apaise. La marée ne dépasse jamais ce rocher. Voici mon plaid étendu sur le sable. Asseyez-vous, Diotime. Prenez quelqu’une de ces figues que j’ai apportées pour vous dans ce panier. Je les crois mûres, bien que venues sous un ciel inclément.

DIOTIME.

Depuis les figues que je cueillais sur les bords du lac de Côme, dans les jardins de la villa Melzi, je n’en avais pas goûté d’aussi savoureuses.

ÉLIE.

Vous le voyez, notre soleil du Nord a ses caresses ; nos landes, âpres et rudes, ont leur douceur. Ce matin, en venant de Portrieux, vos regards s’arrêtaient avec plaisir sur la pourpre de nos bruyères et sur les tons rosés de nos champs de blés noirs. Ne me disiez-vous pas aussi que la lumière qui descendait à ce moment sur nos campagnes vous rappelait les brumes transparentes qui, à certains jours d’automne, enveloppent le Lido ?

DIOTIME.

En effet, la nature, en ses diversités les plus frappantes, a des rappels soudains à la grande unité. Il en est ainsi des hommes de génie c’est le même Dieu, c’est le Dieu unique, éternel, qui parle par leur voix sur des modes divers. Il ne tiendrait qu’à nous de l’y reconnaître.

ÉLIE.

Je vois où vous voulez en venir ; et, si vous restez dans ces généralités, je me garderai de vous contredire. Mais précisons davantage et dites-moi, je vous prie, quels sont ces rappels, ces analogies, que vous avez su découvrir entre deux œuvres où je n’ai jamais pu voir qu’opposition et contraste ?

Élie parlait encore, qu’on vit surgir à l’extrémité de la grève, en pleine lumière, un point noir. Ce point noir se mouvait et venait vers eux rapidement. Presque aussitôt, on put distinguer un cavalier et une amazone, dont la robe flottante semblait poussée par le vent et le défier de vitesse. Un lévrier de grande taille courait devant les chevaux. Il bondissait de rocher en rocher. Tout d’un coup, il s’arrête il venait d’apercevoir son maître, assis aux pieds de Diotime ; et peut-être aussi, qui sait ? le panier ouvert entre eux deux, qui promettait à son appétit quelques reliefs. Quoi qu’il en soit, d’un trait, Grifagno franchit l’espace ; il se jette sur Élie avec une impétuosité folle, renverse le panier, les figues, et, de son long museau désappointé, les culbute sur le sable. Tout cela avait été l’affaire d’un clin d’œil. Dans le même temps, la svelte amazone arrivait à fond de train. Elle sautait lestement à bas de son cheval, détachait de la selle une gerbe de fleurs sauvages, et s’avançait vers Diotime avec un air gracieux.

DIOTIME.

Quelle surprise ! Nous ne vous attendions plus.

VIVIANE.

C’est par hasard que nous vous rejoignons. Nous reprenions la route de Portrieux, pensant vous y trouver, quand Marcel s’est avisé de demander au garde-côtes s’il ne vous aurait point vus. C’est ce brave douanier qui nous a dit que vous aviez laissé la voiture à Tréveneuc et que vous deviez être encore par ici quelque part.

ÉLIE.

Le cap Plouha a exercé sur nous sa magie. Diotime a eu des visions, j’ai fait des rêves. Les heures ont glissé sans bruit, comme ces voiles qui disparaissent là-bas à l’horizon. Et quand nous nous en sommes aperçus, au lieu de hâter le retour, nous avons décidé de rester ici jusqu’au soir.

MARCEL.

Et l’on vous dérangerait en y restant avec vous ?

Viviane n’attendit pas la réponse. Prenant des mains de son frère un épais manteau qu’elle roula en coussin, elle s’assit auprès de Diotime. Marcel fit signe à des enfants de pêcheurs, qui cherchaient des crabes dans les rochers, de venir tenir les chevaux. Le lévrier haletant s’étendit tout de son long sur le bout du plaid d’Élie. Et, chacun ainsi établi à sa guise, la conversation reprit son cours.

VIVIANE.

De quoi parliez-vous donc quand nous vous avons surpris ? Vous m’aviez tout l’air de dire de fort belles choses.

ÉLIE.

Voilà qui s’appelle deviner. Diotime était en verve. Elle entreprenait de me persuader que la Comédie de Dante et le Faust de Gœthe sont deux œuvres tout à fait semblables.

DIOTIME.
Je n’ai dit tout à fait, mais très-semblables.
VIVIANE.

À la bonne heure. Vive le paradoxe ! Depuis quelques jours, ne vous déplaise, nous échangions avec une satisfaction assez plate des vérités incontestables. J’ai grand besoin de stimuler mes esprits… Eh bien ! Diotime, parlez. Persuadez-nous. Par Apollon et les Muses ! je jure de vous décerner le prix d’éloquence. Si je n’ai pas pour vous couronner les violettes et les bandelettes d’Alcibiade, je saurai du moins tresser ces verveines avec assez d’art pour qu’elles n’offusquent point votre grand front lumineux.

DIOTIME.

Une couronne, des belles mains de la fée Viviane ! voilà de quoi tenter mon ambition. « Les ailes m’en viennent au dos, » auraient dit vos amis d’Athènes.

VIVIANE.

Eh bien ! déployez-les. Parlez.

DIOTIME.

Laissez-moi me recueillir un peu.

Viviane mit un doigt sur sa bouche. Chacun se tut. Après quelques instants, Diotime continua d’un ton grave.

DIOTIME.

L’analogie première que je vois entre le poëme de Dante et le poème de Gœthe, c’est que tous deux ils embrassent, ils élèvent à son expression la plus haute l’idée la plus vaste qu’il soit donné à l’homme de concevoir la notion de sa propre destinée dans le monde terrestre et dans le monde céleste ; le mystère, l’intérêt suprême de son existence en deçà de la tombe et au delà ; le salut de son âme immortelle. Le sujet de la Comédie et le sujet de Faust, ce n’est plus, comme dans l’épopée antique, une expédition guerrière et nationale, la fondation de la cité ou de l’État ; c’est la représentation des rapports de l’homme avec Dieu dans le fini et dans l’infini ; c’est le grand problème du bien et du mal, tel qu’il s’est agité de tout temps dans la conscience humaine, avec la réponse qu’y donnent, selon la différence des âges, la religion, la philosophie, la science, la politique.

ÉLIE.

Pardon. Ce que vous dites ne s’appliquerait-il pas également bien au Paradis perdu de Milton, à la Messiade de Klopstock ?

DIOTIME.

Pas entièrement. D’ailleurs, ce n’est là qu’un point touché de ma comparaison. Nous allons la serrer de plus près. Remarquez d’abord que les deux poëmes, tout en étant l’expression d’une préoccupation permanente et universelle de l’esprit humain, sont aussi l’expression particulière des préoccupations d’une époque et d’une nation. La Comédie dantesque est un monument historique où se perpétuent à jamais les croyances, les doctrines, les passions, et surtout les terreurs du moyen âge. Dans Faust, la postérité la plus reculée sentira les conflits, les angoisses, les défaillances, mais surtout l’espoir intrépide de la génération qui vit le jour à la limite du xviiie et du xixe siècle, dans ce moyen âge nouveau entre une société qui finit et une société qui commence, entre la dissolution et la renaissance d’un monde.

Mais cette représentation, cette image d’un siècle, elle va prendre, selon le génie qui l’a conçue, un tempérament de race et de nationalité. Par Dante, elle sera latine et toscane ; de Gœthe, elle recevra le souffle de la vie germanique ; car, notez bien cette similitude, on a pu dire avec une égale justesse, de Gœthe, qu’il était le plus allemand des Allemands ; de Dante, qu’il était le plus italien des Italiens qui furent jamais.

Ce n’est pas tout. Malgré ce grand air de race et de nationalité qu’ils donnent à leur création, ni Dante ni Gœthe n’y disparaissent, comme l’ont fait dans leurs poèmes Homère, Virgile, Lucrèce, et plus tard Camoëns, Milton, Klopstock. Bien au contraire, Dante entre en scène dès les premières lignes de sa Comédie : il en est l’acteur principal ; Virgile et Béatrice le conduisent ; les réprouvés et les élus s’entretiennent avec lui ; il reconnaît, dans l’enfer, dans le purgatoire et dans le paradis, ses amis et ses proches ; on lui prédit sa gloire future. Il est enfin le seul lien entre les personnages épisodiques qui passent devant nos yeux et l’intérêt, la réalité sensible de ce merveilleux voyage à travers l’éternité, ce sont les impressions du voyageur qui le raconte. Quant à Gœthe, sans se nommer il se fait assez connaître dans son héros. Tout ce qu’il a senti, rêvé, pensé, voulu, écrit déjà dans ses ouvrages antérieurs, il le met dans la bouche du docteur Faust. Sous ce masque transparent, il nous livre le secret de sa vie, son idéal. Et c’est ici, Élie, que la ressemblance devient surprenante. À travers un intervalle de cinq siècles, chez des hommes dont vous avez justement signalé l’extrême opposition de race, de nature et de condition, cet idéal où tendent les aspirations de Faust et qui resplendit dans les visions de Dante, est exactement le même : c’est l’amour infini, absolu, tout-puissant de l’éternel Dieu, attirant à soi, du sein des réalités périssables de l’existence finie, l’amour de la créature mortelle. Et, chez tous les deux, c’est l’être excellemment aimant, c’est la femme, vierge et mère, qui sert de médiateur entre l’amour divin et l’amour humain ; c’est Marie pleine de grâce, vers qui montent les prières exaucées de Béatrice et de Marguerite ; c’est la Mater gloriosa, la reine du ciel, qui accorde à Dante la vision des splendeurs, à Faust la connaissance de la sagesse de Dieu. La Comédie de Dante et la tragédie de Gœthe ont un même couronnement. Le dernier vers du poème dantesque célèbre l’amour qui meut le soleil et les étoiles. « L’amor che muove il sole e l’altre stelle. » Le chœur mystique par qui se termine le poëme gœthéen chante « l’Éternel-Féminin, » « Das Ewig-Veibliche, » qui nous élève à Dieu. Seraient-ce là, Viviane, des analogies qu’il m’ait,

fallu chercher d’un esprit de paradoxe ?
VIVIANE.

L’aspect sous lequel vous nous faites entrevoir ces deux poëmes me semble nouveau.

DIOTIME.

En Allemagne, où, dans les représentations scéniques de Faust, la salle entière dit les vers du poëte simultanément avec l’acteur qui les déclame et dans un sentiment à peu près semblable à celui des dévots qui chantent la messe en même temps que l’officiant, où l’on connaît la Divine Comédie tout aussi bien, mieux peut-être qu’en Italie, je risquerais fort de ne rien dire sur ce sujet qui ne parût une banalité. Mais en France, il n’en va pas ainsi. Un écrivain satirique a observé que nous autres Français, nous voulons tout comprendre de prime abord, et que ce que nous ne saurions saisir de cette façon cavalière, nous le déclarons, sans plus, indigne d’être compris. De là vient que, malgré les travaux considérables de Fauriel, d’Ozanam, de Villemain, d’Ampère, malgré les traductions de Rivarol, de Brizeux, de Lamennais, de Ratisbonne, si l’on parle chez nous de la Divine Comédie, c’est toujours exclusivement de l’Enfer, la plus dramatique et la moins obscure des trois Cantiques. Pareillement, lorsqu’on discute avec un Français des mérites de Faust, on s’aperçoit bien vite que ses arguments ne s’appliquent jamais qu’à la première partie, c’est-à-dire à la moitié environ du poëme, à la plus dramatique aussi, sans doute, à la plus émouvante, j’en conviens, mais qui n’en laisse pas moins le sens philosophique de l’œuvre en suspens, et qui semble même lui donner un dénoûment en complet désaccord avec la pensée de Gœthe.

On ne peut s’empêcher de sourire lorsqu’on se rappelle quelques-uns des graves jugements portés par la critique française et par les honnêtes gens sur Dante ou sur Gœthe. Depuis Voltaire, qui appelle la Comédie un salmigondis, jusqu’à M. Alexandre Dumas, qui préfère à Faust Polichinelle, on rencontre une grande variété d’opinions grotesques. Mais poursuivons nos rapprochements… à moins toutefois que ma dissertation ne vous semble déjà suffisamment longue.

VIVIANE.

Ma couronne est à peine commencée. Voyez comme ces pavots rouges se détachent parmi ces verveines ! Vous savez que la nuit on les voit tout lumineux, entourés d’une auréole comme l’auréole des saints. Ça ne fait pas doute. C’est Linné et votre grand Goethe qui le disent… mais continuez.

DIOTIME.

On a comparé Dante (c’est le philosophe Gioberti, si je ne me trompe) à l’arbre indien açvattha qui, à lui tout seul, par l’infinité de ses rameaux et de ses rejetons, forme une forêt. L’image serait applicable à Gœthe, et j’y voudrais ajouter, pour tout dire, que la vaste cime de l’arbre s’étend au loin dans l’espace éthéré, tandis que ses racines plongent au plus avant de la masse solide. La Divine Comédie et Faust, qui s’élèvent aux plus grandes hauteurs de la spéculation métaphysique, prennent leur ferme appui dans le fond même des croyances populaires. Ni Dante ni Gœthe n’ont inventé leur sujet ; l’un et l’autre l’ont reçu d’un poëte plus puissant qu’eux-mêmes, du peuple. Ils ont écouté la voix de cet Adam toujours jeune, que le Créateur a doué du pouvoir de nommer les choses de leur nom véritable et de figurer, dans ses fictions naïves, les grands aspects de l’âme et de la vie humaine.

Le voyage en enfer, la vision surnaturelle des lieux où s’exerce la justice divine, était, vous le savez, une donnée familière aux imaginations du moyen âge. Depuis le VIe siècle, la tradition s’en était accréditée. Sortie des monastères, elle s’était répandue dans tous les rangs de la société laïque. La plus fameuse de ces légendes, celle du purgatoire de saint Patrice, d’origine celtique, avait été écrite en vers et en prose, dans la langue latine d’abord, puis dans les langues vulgaires. Celle du frère Albéric, moine du Mont-Cassin, qui se rapporte à la première moitié du XIIe siècle, et celle de Nicolas de Guidonis, moine de Modène, qui racontait en 1300, l’année même que Dante voulut prendre pour date de sa vision, les merveilles qu’il avait vues dans l’autre monde, étaient devenues populaires en Italie, de telle sorte que la représentation de l’enfer sur le pont alla Carraia, pendant les fêtes de mai 1304, fut l’un des principaux divertissements des Florentins et l’occasion d’une horrible catastrophe.

Quant à la légende qui forme le cadre du poème de Gœthe, elle remonte, dans sa donnée générale du pacte avec le démon, au commencement du vie siècle ; mais elle ne devient essentiellement germanique elle ne prend le nom du docteur Faust que vers la fin du xvie en se rattachant tout à la fois à l’invention de l’imprimerie, considérée longtemps par le peuple comme une œuvre diabolique, et la Réformation, que la catholicité tout entière attribuait aux suggestions de Satan.

Le héros de la légende allemande (je laisse de côté celles qui se produisent dans le même temps en Angleterre, en Hollande, en Pologne) est un certain Jean Faust, qui mène avec lui le diable sous apparence de chien, qui procure par magie à l’empereur d’Allemagne ses victoires en Italie, et qui s’entretient longuement à Wittenberg avec son compatriote Mélanchton. C’est à ce docteur nécromant que se rapportent les peintures et les rimes que l’on voit encore aujourd’hui à Leipzig, dans la fameuse cave d’Auerbach. C’est ce Jean Faust qui se signe « philosophus philosophorum », qui figure dans les Sermons de table (Sermones convivales) des théologiens protestants ; qui devient, en empruntant quelques traits au Kobold du foyer domestique, le héros du théâtre des marionnettes, se répand en mille variantes par toute l’Allemagne, et dont l’histoire authentique paraît enfin imprimée à Francfort-sur-le-Mein, pendant la foire d’automne de l’année 1587. Une préface de l’éditeur l’offre en exemple à toute la chrétienté et lui présente, comme un salutaire avertissement, la fin lamentable du téméraire docteur, abominablement trompé par les ruses du diable.

Le sens de ces deux légendes est exactement le même. Malgré le mélange qui s’y introduit, comme dans presque toutes les créations du moyen âge et de la renaissance, d’éléments empruntés à la mythologie païenne, il est parfaitement chrétien. La vision de l’enfer, du purgatoire et du paradis, a pour objet de ramener par la certitude des récompenses et des châtiments éternels, par une salutaire frayeur et par une espérance vive, les âmes qu’ont entraînées au péché l’orgueil de la science et les concupiscences de la chair. La tentation de Faust, permise par Dieu comme la tentation de Job, et le voyage en enfer ne sont, dans la conscience populaire, autre chose qu’une exhortation à bien vivre.

C’est en prenant ces données, telles que les avait conçues le génie du peuple, que Dante et Goethe ont créé chacun un poëme d’une originalité inimitable, dont on peut prédire, à coup sûr, qu’il ne cessera jamais d’intéresser les esprits, à moins que, par impossible, les hommes ne cessent un jour de s’intéresser à ce qu’il y a ici-bas de plus divin tout ensemble et de plus humain : au mystère même de l’art dans ses rapports avec cet insatiable désir de l’infini, qui repose au plus profond de la nature humaine.

Voulez-vous que nous nous arrêtions un moment à considérer ce travail d’appropriation qui s’accomplit de la même manière dans la généreuse intelligence de nos deux poëtes, et que nous nous remettions sous les yeux ce qu’étaient les temps où ils vécurent ?

VIVIANE.

Assurément. Je suis tout oreilles.

DIOTIME.

Je m’engage là bien témérairement, et je crains que ma mémoire ne me fasse défaut.

ÉLIE.

De ceci, ne vous mettez point en peine ; vous nous avez maintes fois prouvé qu’elle ne se fatigue pas plus que votre imagination.

DIOTIME.

Eh bien, soit ! Lorsque Dante ou Durante des Allighieri (la coutume florentine voulait qu’on s’appelât tantôt d’un sobriquet, tantôt d’un diminutif Dante pour Durante ; Bice pour Béatrice) naissait à Florence, au mois de mai de l’année 1265, les peuples italiens, comme vous savez, devançaient en culture tous les autres peuples.

Ils vivaient d’une vie pleine de trouble, mais forte et passionnée, où leur génie inventif s’essayait, sous les formes les plus variées, aux arts de la guerre et de la paix, aux institutions civiles et politiques. L’Italie était alors le centre et comme la force motrice de la civilisation. Il y avait à Rome un pape et un peuple qui tenaient de leur antique et noble origine le droit de faire des empereurs, et qui avaient restauré ce grand nom d’empire romain, le plus grand, dit Fauriel, qui eût été donné à des choses humaines ; dans les Deux Siciles, un royaume féodal, une dynastie florissante qui cherchait la gloire et la gaieté des lettres ; à Venise, une oligarchie opulente, et profonde déjà dans sa politique ; à Milan, une seigneurie nouvelle, tyrannique, mais remplie d’habileté ; à Florence enfin, une démocratie vive et hardie, exercée aux affaires par un gouvernement effectif et de courte durée, et chez qui s’éveillaient ces nobles curiosités dont la satisfaction allait prendre dans l’histoire le nom de Renaissance ; partout, sous l’action opposée des ambitions papales et impériales, des soulèvements, des ligues, des conjurations, des guerres civiles où se trempait dans le sang italien le tempérament italien ; des chocs violents d’où jaillissait la flamme d’un patriotisme exalté ; des haines sauvages, des vertus héroïques, tous les excès, tous les emportements d’une société sans règle et sans frein, où se produisaient aussi, par contraste, chez un grand nombre d’âmes, le dégoût des choses d’ici-bas, l’amour contemplatif, mystique et visionnaire des choses éternelles.

Les dissensions civiles ne faisaient pas de trêves sur les bords de l’Arno. Au dire des chroniqueurs, le sang étrusque de Fiesole et le sang romain de Florence n’avaient jamais pu ni se mêler ni s’accommoder. Fondée sous l’invocation du dieu Mars, qui devait à jamais la rendre inexpugnable, l’antique cité païenne n’avait subi qu’en frémissant la loi tardive de saint Jean-Baptiste, et l’idole offensée du dieu, chassé de son temple, se vengeait en soufflant au cœur des Florentins le feu des discordes. Sur les rives d’un fleuve tranquille, entre des collines charmantes où l’abeille faisait son plus doux miel, sous un ciel d’une incomparable sérénité, Florence, retranchée derrière ses murs épais, toute hérissée de tours, de châteaux crénelés qui se défiaient l’un l’autre et provoquaient l’ennemi du dehors, apparaissait au loin dans la campagne, fière et dominatrice.

Après une longue suite de fortunes diverses, favorable un jour au parti guelfe, un jour au parti gibelin, la cité, vers cette époque, restait aux guelfes. Ils y avaient établi le gouvernement populaire. La commune, organisée en corporations armées, souveraine en ses délibérations, mais ombrageuse à l’excès et pleine de ressentiments, avait exclu les grands de presque toutes les magistratures. Elle infligeait, comme un châtiment, la noblesse aux familles qui encouraient sa disgrâce. On devenait noble ou Magnat, Sopra Grande, comme on disait, pour cause d’empoisonnement, de vol, d’inceste. Toute personne noble, si elle voulait se rendre apte au gouvernement de la chose publique, devait renier son ordre en se faisant inscrire dans les corporations sur les registres des arts.

C’est là, sur un registre des arts majeurs (celui des médecins et des apothicaires), que se lisait, de 1297 à 1300, le nom patricien de Dante d’Aldighiero degli

Aldighieri, poeta fiorentino.
MARCEL.

Dante médecin ! peut-être apothicaire ! Voici qui me gâte furieusement ses lauriers et sa Béatrice !

DIOTIME.

Aux temps dont nous parlons, Molière lui-même n’eût pas trouvé le plus petit mot pour rire. Les apothicaires étaient lettrés. C’est chez eux que l’on achetait les livres, chose alors si rare et si respectée. La médecine était considérée, avec la théologie et la jurisprudence, comme une science à part, au-dessus de toutes les autres. Elle était venue des Arabes avec l’algèbre, elle en parlait la langue abstraite. Un chirurgien qui remettait un membre, faisait une équation, il s’appelait alors, en Italie, comme encore aujourd’hui en Espagne et en Portugal, un algebrista. Comme les médecins orientaux, les médecins italiens entourés du prestige de l’astrologie qu’ils pratiquaient presque tous, étaient très-influents dans l’État. Ils devenaient ambassadeurs, évêques. Ils portaient un costume d’une grande richesse, on les comblait d’honneurs. On les persécutait aussi ; l’Inquisition avait l’œil sur eux, craignant ce qu’elle appelait les profanations de l’anatomie, sévèrement interdite par le souverain pontife. Le célèbre Pierre d’Abano fut deux fois condamné par les inquisiteurs. Après sa mort, pour sauver ses restes des flammes, il ne fallut rien de moins que les sollicitations du peuple de Padoue et l’intervention directe du pape, à qui Pierre d’Abano avait donné des soins dans une grave maladie.

ÉLIE.

Serait-ce, par hasard, en sa qualité de médecin, que Dante fut menacé et forcé d’écrire son Credo ?

DIOTIME.

Non. Ce fut pour avoir mis des papes en enfer et des papes en paradis, que, pendant son exil à Ravenne, il fut mandé et interrogé par l’inquisiteur. J’ajoute que ce Credo est d’origine suspecte, bien qu’il figure dans quelques éditions très-anciennes des œuvres de Dante. — Mais retournons à Florence. Vous rappelez-vous, Élie, le tableau que fait Dino Compagni de cette période animée qui s’écoule entre la venue de Charles de Valois et la descente en Italie de l’empereur Henri vii ? L’historien, plein de colère, nous montre sous un aspect tout à fait dantesque sa ville natale en proie aux factions, à la licence des mœurs. La belle cité où il a vu le jour et qu’il aime d’une tendresse passionnée, devient sous son pinceau la forêt des vices, un enfer.

ÉLIE.

Je croirais qu’il a quoique peu forcé les couleurs. Cet enfer ne paraît pas avoir été trop horrible. On s’y divertissait passablement, si je m’en rapporte à Villani, qui a vu les choses d’aussi près que Dino Compagni. Que dites-vous de ces fêtes dont il nous fit la description avec tant de complaisance ? Que vous semble de ces belles dames, de ces galants cavaliers vêtus de blanc et couronnés de fleurs, qui se réunissaient deux mois durant sous la présidence d’un Seigneur d’amour, qui dansaient, chantaient, rimaient, riaient sans fin ; s’en allaient cavalcadant par la ville, au son des instruments de musique ; tenaient soir et matin table ouverte où venaient, des deux bouts de l’Italie, des baladins, des jongleurs, des gentilshommes, allègres et plaisants à voir ?

DIOTIME.

C’était le temps des contrastes. Malgré la fureur des guerres civiles, ou plutôt à cause de ces fureurs, qui faisaient la vie si précaire, on avait hâte de jouir. Chateaubriand a dit sur la Révolution française un mot qui m’a frappée, et qu’on pourrait appliquer à presque tous les moments tragiques de l’histoire : « En ce temps-là, il y avait beaucoup de vie, parce qu’il y avait beaucoup de mort. »

Disons aussi, à l’honneur du peuple florentin, qu’il avait le goût inné des élégances, et que, tout en chassant des conseils de la république une aristocratie oppressive et insolente, tout en fondant une démocratie dont le travail était la loi, il avait su y garder les grâces patriciennes, l’amour du beau parler, des belles manières, l’instinct des plaisirs délicats. Florence, où le commerce amenait la richesse et qui, dès cette époque, surpassait Rome en population, était le lieu privilégié des compagnies agréables. L’amour, la poésie amoureuse, y semblaient, même aux hommes les plus graves, la principale affaire. Seton Dante, qui devait le savoir, la poésie italienne avait pour origine le désir de dire, d’amour aux femmes qui n’entendaient pas le latin ; Dante ajoute qu’il était malséant d’y parler d’autre chose. La beauté, à qui les chroniqueurs florentins rapportaient la première occasion des guerres civiles, y était, comme dans Athènes, l’objet d’un culte. Les femmes intervenaient partout, même dans les délibérations guerrières. Leurs bonnes grâces étaient le prix suprême ambitionné par la valeur et par le talent. À l’âge de neuf ans, sans étonner personne, Dante tombait éperdument épris d’une enfant de même âge. À dix-huit ans, fidèle et malheureux, il célébrait ses amours dans un énigmatique sonnet qu’il adressait aux poëtes de son temps, en les provoquant à des réponses rimées. Et les artisans de Florence, plus cultivés dans leur petite cité que ne le sont aujourd’hui ceux des plus grandes capitales, charmaient leur travail en récitant ou en chantant ces sonnets, ces canzoni qui les intéressaient à la vie intime de leurs concitoyens fameux.

On aurait peine à se figurer chez nous, où le sentiment de la beauté est le partage d’un si petit nombre de personnes, l’exquise sensibilité de la population florentine pour les arts, et son enthousiasme pour le talent. Quand je lis les récits contemporains, il me semble le voir, ce peuple aimable, transporte d’admiration devant la madone de Cimabue, courir au palais du roi Charles et l’entraîner avec lui, « à tumulte de joie, » a tumulto di gioja, aux jardins solitaires, à l’atelier du peintre ; puis quelques jours après, porter en triomphe cette Vierge d’invention nouvelle, telle qu’on n’en avait point encore vue, disent les chroniqueurs, et la placer sur l’autel, dans l’église qui porte son nom, avec le plus gracieux et le plus florentin des attributs : Sainte Marie de la fleur, Santa Maria del fiore. C’est pour plaire à cette démocratie magnifique, qui voulait la gloire et savait la donner, qu’Arnolfe Lapi construisait, non loin des nobles maisons des Uberti, renversées par le courroux populaire, un édifice qu’on nommait lePalais du Peuple. C’est pour elle encore qu’il bâtissait Santa-Croce, ce panthéon italien qui devait un jour abriter les monuments funèbres de Machiavel, de Galilée, de Dante, de Michel-Ange, d’Alfieri, de Cavour. C’est sur l’ordre des marchands de laine que le grand architecte avait jeté, pour l’église de Santa Maria del fiore, des fondements solides à ce point que, deux siècles plus tard, Brunelleschi n’hésitait pas à leur faire porter cette coupole fameuse dont Michel-Ange, en ses rêves de gloire, désespérait de surpasser la hardiesse. C’est pour enlever les suffrages de ce peuple épris du beau que la sculpture, l’art des mosaïstes et des enlumineurs, la musique, dans les cloîtres et hors des cloîtres, parmi les disciples d’Épicure et la gaie milice des frati Gaudenti, célébraient à l’envi l’amour divin et l’amour profane, et, dans leur élan juvénile, rivalisaient d’inventions charmantes. Les études aussi, les études graves et fortes se poursuivaient dans les Universités de Bologne, la Mater Studiorum, de Padoue, de Naples, d’Arezzo, de Crémone. C’était partout, de ville à ville, de contrée à contrée, une émulation passionnée de savoir et de gloire. La science était petite encore et peu expérimentée mais elle était bien vivante et promettait beaucoup. Elle n’enseignait pas tristement, le front penché sur les livres ; elle parlait de bouche à bouche, de cœur à cœur, dans de belles enceintes sonores, en plein air, à une jeunesse ardente, qui, de loin, à travers mille dangers, accourait l’épée au poing comme pour la bataille. La science voyageait, elle s’offrait à tous généreusement. Elle donnait des franchises et des immunités ; elle décernait avec magnificence des palmes et des couronnes. Elle aimait. Plutôt que de quitter leurs élèves, des professeurs refusaient la souveraineté. Le premier qui fut docteur à Florence, le jurisconsulte Francesco da Barberino, fut gradué après avoir écrit les Documents d’Amour : I Documenti d’Amore.

Des hommes éloquents, des orateurs, vous imaginez s’il en devait naître là où chaque jour, à toute heure, pour le salut de la république ou pour le triomphe de son parti, il fallait s’efforcer de convaincre ou d’entraîner le peuple !

Les écrivains non plus, en vers et en prose, ne manquaient pas. Ils ne s’étaient pas laissé devancer par les artistes. La poésie chevaleresque, venue de la Provence dans les cours de Sicile où elle avait jeté un vif éclat, la trovatoria, comme on disait alors, s’était répandue dans l’Italie entière. Elle y avait rencontré une poésie populaire qui se dégageait du latin et s’essayait en de nombreux dialectes (Dante n’en compte pas moins de quatorze principaux). À ce contact, elle s’était modifiée, italianisée. On rapporte à saint François d’Assise l’honneur d’avoir un des premiers chanté dans l’italien naissant son hymne au soleil, que les « Jongleurs du Christ, » Joculatores Christi s’en allaient disant par toute l’Italie. Après lui, on nomme Guido Guinicelli, de Bologne, que Dante, en l’accostant dans le Purgatoire appelle Padre mio, et qui fut bientôt suivi de Cino da Pistoia et du grand Florentin Guido Cavalcanti. Aussitôt que la poésie a touché le sol toscan, y trouvant à la fois le plus beau des idiomes et ce génie si subtil que le pape Boniface l’appelait le cinquième élément de l’univers, elle s’épanouit et l’on voit rapidement fleurir un groupe nombreux de poëtes dont les œuvres, écrites dans le vulgaire illustre (c’est l’expression de Dante), assurent à la patrie dans les lettres la prééminence qu’elle avait conquise déjà dans la politique. C’étaient, entre autres, Guittone d’Arezzo, Dino dei Frescobaldi, Dante da Maiano qui correspondait en vers avec une poétesse sicilienne qu’il appelait « sa noble panthère, » et qui s’était éprise de lui ou de sa gloire jusqu’à se faire appeler la Nina di Dante.

VIVIANE.

Eh quoi ! cette Nina n’est pas la Nina du grand

Dante ?
DIOTIME.

Le grand Dante, Viviane, c’était alors Dante da Maiano. Il était très-fameux, tandis que Dante Allighieri n’avait encore qu’une très-humble part dans la gloire. L’illustre Sicilienne, dont le monument se voit à Palerme, entre celui d’Empédocle et celui d’Archimède, ignorait peut-être jusqu’à l’existence du futur auteur de la Vita Nuova.

La renommée fait souvent de ces méprises. J’ai ouï conter à M. de Lamartine que, arrivant à Paris, jeune et plein de respect, il aspirait, sans trop oser y prétendre, à l’honneur d’approcher, mais d’un peu loin, dans quelque salon, le poëte fameux dont s’entretenaient alors la cour et la ville, l’auteur de Nimus ii, M. Brifaut. Lamartine se rappelait, non sans sourire, son émotion lorsque l’auteur tragique avait daigné lui faire, de son front couronné, une inclination distraite. Il en allait ainsi à Florence, Viviane. Ni plus ni moins que Dante da Maiano, Cino Sinibaldi et les autres « maîtres du doux style nouveau, » comme parle Dante, se sentaient assurément fort au-dessus de lui dans l’estime publique. Quant à Guido Cavalcanti, on ne lui reconnaissait point d’égaux ; on l’appelait « le Prince de la poésie amoureuse. »

VIVIANE.

Est-ce lui de qui Boccace raconte que le peuple de Florence, en le voyant passer rêveur, solitaire et dédaigneux, disait qu’il s’en allait ainsi par les chemins. « fantastiquant, » fantasticando, spéculant, et cherchant si l’on ne pourrait pas prouver que Dieu n’existe pas ?

DIOTIME.

C’est lui-même ; seulement Boccace, en ceci, fait une confusion. Guido était platonicien ; c’est son père, Cavalcante dei Cavalcanti, qui professait certaines opinions peu favorables à l’existence de Dieu, et qu’on désignait alors sous le nom un peu vague d’épicurisme.

ÉLIE.

Parmi tous ces écrivains fameux, amis ou émules de Dante, vous ne nous avez pas nommé Brunetto Latini ?

DIOTIME.

J’allais y venir. Celui-ci mérite une place à part ; son importance est extrême. C’était un homme de grande race, de grand caractère et de grand esprit. Tout en s’adonnant aux affaires d’État, tout en menant pendant près de vingt années le parti guelfe, envoyé tour à tour en ambassade et en exil, secrétaire ou notaire de la République florentine, Brunetto Latini trouva le temps, néanmoins, d’approfondir toutes les sciences alors connues, de traduire les classiques latins dans une prose italienne originale et pure, d’enseigner la jeunesse, de composer dans la langue française un ouvrage encyclopédique qu’il appela le Trésor, et auparavant dans son idiome natal, réputé indigne encore de matières si hautes, il Tresoretto, recueil de sentences morales, qui mettait à la portée de tous le fruit de l’expérience de son auteur, et qui est encore à cette heure pour le dictionnaire de la Crusca ce que celui-ci appelle un texte de langue. Ajoutons, pour couronner la gloire de Brunetto, qu’il fut très-véritablement le maître de Dante.

VIVIANE.

Est-ce que la prose italienne a précédé la poésie ?

DIOTIME.

En Italie, comme ailleurs, elle ne vient qu’après. Pendant quelque temps elle lutte avec désavantage contre le latin qui restait la langue officielle, contre le provençal et le français qui semblaient être plus élégants, et, comme parle Brunetto, plus délitables. Mais à Florence, dans une population de 160,000 âmes, où chaque année dix mille enfants recevaient gratuitement l’instruction, dans une démocratie fière et libre qui savait se gouverner elle-même, l’idiome natal et populaire devait rapidement l’emporter. Les ordres mendiants qui démocratisaient l’Église, parlaient et écrivaient l’italien. Le goût très-vif du peuple toscan pour les récits romanesques suscitait des conteurs et des chroniqueurs en langue vulgaire. On conserve, du temps de Frédéric ii, un recueil, il Nocellino, ou Fleur du parler gentil, dont le style est déjà plein de grâce. Dans le Journal de Matteo Spinelli, le latin, le provençal, le sicilien, se confondent mais les Histoires florentines des deux Malaspini (tirées en grande partie de ces registres nommés Ricordanze ou les chefs de maisons patriciennes se transmettaient de père en fils, selon l’usage du patriciat romain, les événements dont se composait la tradition domestique) et la chronique piquante de Villani sont des œuvres italiennes. Enfin paraît Dino Compagni, appelé tour à tour le Salluste ou le Thucydide de la Toscane, plein de force et de douceur, d’élégance et de précision, et dont l’œuvre tout entière est animée des deux grands sentiments qui pénètrent de part en part la Comédie dantesque, l’indignation et la pitié.

C’est, du milieu de ce groupe d’hommes éminents, dont les uns le précèdent et les autres lui survivent, que se détache et vient à nous en pleine lumière la figure sculpturale de Dante Allighieri.

Tout annonce à ses contemporains un homme extraordinaire. Un songe symbolique a promis à sa mère enceinte un fils glorieux. Il naît sous la constellation des Gémeaux. Le sang du patriciat romain qui coule dans ses veines donne à son visage un caractère de force et de fierté. Il a, de la race toscane, le front vaste, le nez aquilin, les yeux grands. Son visage est allongé ; sa démarche et son geste sont graves ; sa parole est rare et réfléchie. Le charme même de l’enfance et de la jeunesse revêt en lui quelque chose de solennel, qui semble comme la muette expression d’un grand destin. C’est ainsi que nous le montre son ami et son

condisciple Giotto, dans la fresque du Bargello.
MARCEL.

Pardon, pardon ! Il me semble que vous poétisez quelque peu les choses. Défait fort laid, votre Dante. Je ne sais plus dans quel auteur j’ai lu qu’il avait la lèvre inférieure affreusement épaisse et débordant l’autre, et qu’on le trouvait de son temps un philosophe mal gracieux.


VIVIANE.

Le portrait de Giotto est là pour te répondre.

ÉLIE.

La fresque de Giotto ne prouve rien, Viviane. Le portrait comme nous l’entendons, la physionomie, la ligne caractéristique, telle que l’a faite, un des premiers, Masaccio, personne n’y songeait alors, et je crois que Marcel pourrait bien avoir raison.

MARCEL.

Mais j’en suis sûr ; le vrai Dante, c’est celui de qui les femmes de Vérone, en regardant son teint jaune, sa barbe, ses cheveux noirs et crépus, disaient qu’il avait été ainsi tout enfumé par le feu d’enfer.

VIVIANE.

Quelle belle érudition !… Ne faites pas attention à ce qu’il dit, chère Diotime, et continuez. Vous m’intéressez

au plus haut point.
DIOTIME.

« Tout conspire, tout concourt, tout consent » au développement de cette organisation exquise : la naissance et les biens qui ouvrent tous les accès ; l’influence maternelle (le père de Dante mourut qu’il avait dix ans à peine) qui plane doucement sur la liberté de l’enfant pour la protéger, tandis que, trop souvent, le pouvoir paternel pèse sur elle et l’opprime ; le haut enseignement de Brunetto Latini, qui fortifie le caractère en même temps que la pensée de Dante ; l’école de Cimabue, les leçons de Casella, qui l’initient aux arts du dessin et de la musique ; des émules, des amis, tels que Giotto. Guido Cavalcanti, Oderisi d’Agubbio ; avant tout, par-dessus tout, le rayon soudain de l’amour, qui le touche à cet âge de candeur première où rien ne trouble encore l’effet de la grâce divine, et qui le consacre pour l’immortalité.

MARCEL.

Avec la permission de Viviane, je vous dirai que vous abordez là un point de la vie de Dante qui m’a toujours paru incroyable, inexplicable…

DIOTIME.

C’est un cercle très-étroit, Marcel, que le cercle de l’explicable, et ce n’est pas l’orbite des grandes destinées. Faites attention, d’ailleurs, que nous voici en présence d’un fait. Si vous ne pouvez pas l’expliquer, vous pouvez encore moins le supprimer. Concluez donc modestement, avec l’écolier de Wittenberg : « Qu’il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n’en rêvent nos philosophies ; » ce sera plus raisonnable que de prétendre déterminer exactement l’action divine dans ces êtres pleins de mystère que nous n’appelons pas sans motif des hommes de génie, c’est-à-dire des hommes possédés d’un démon supérieur, révélé à nos perceptions grossières seulement par l’éclat et la puissance des œuvres qu’il inspire.

MARCEL.

Nous voici en plein mysticisme.

DIOTIME.

Je vous défie bien d’y échapper en parlant de Dante ou de Gœthe. Mais votre maître lui-même, le très-sensé Voltaire, n’a-t-il pas confessé, à sa façon gauloise, l’inexplicable, le mystère, au commencement de toutes choses, aussi bien de la vie physique que de la vie morale ?

MARCEL.

« Les hommes ne savent point encore comme ils font des enfants et des idées. » C’est à cette boutade que vous faites allusion ?

DIOTIME.

Boutade plus profonde encore qu’humoristique, et qui devrait vous rendre moins prompt à rejeter l’inexplicable ; car elle vous montre que les plus grands actes de la création divine dans l’humanité restent absolument incompréhensibles à l’homme qui paraît les vouloir, et qui les accomplit.

ÉLIE.

Y a-t-il quelqu’un de vous qui se rappelle le beau passage d’Arago sur la naissance des idées ?

DIOTIME.

Je ne crois pas le connaître.

VIVIANE.

Ni moi.

ÉLIE.

Je ne le connaissais pas hier mais j’en ai été si frappé, en feuilletant ce matin, par hasard, la notice sur Ampère, que je l’ai aussitôt transcrit sur mon calepin… Écoutez : « Eh ! grand Dieu ! que savons-nous du travail intérieur qui accompagne la naissance et le développement d’une idée ? Ainsi qu’un astre à son lever, une idée commence à poindre aux dernières limites de notre horizon intellectuel. Elle est d’abord très-circonscrite ; sa lueur incertaine, vacillante, semble nous arriver à travers un brouillard épais. Ensuite, elle grandit, prend assez d’éclat pour qu’il soit possible d’en entrevoir toutes les nuances, ses contours se distinguent avec précision de ce qui n’est pas elle. À cette dernière période, mais alors seulement, la parole s’en empare avec avantage, la féconde, lui imprime la forme hardie, pittoresque, socratique, qui la gravera dans la mémoire des générations. »

DIOTIME.

Voilà est admirable, et cette belle prose, à la fois scientifique et imagée, est d’inspiration tout à fait gœthéenne… Mais revenons à notre jeune Dante.) Il a neuf ans. On est aux premiers jours du mois de mai. Il accompagne son père dans la maison voisine de Folco Portinari, magnifique patricien, qui célèbre, selon la coutume florentine, par des danses et des festins, le retour du printemps. Dans cette maison, ouverte à la joie et aux bruyants plaisirs, Dante aperçoit, pour la première fois, la fille de Folco, Béatrice. Elle est plus jeune que lui de quelques mois à peine. Elle est, comme lui, grave et noble en son air enfantin. Elle porte un vêtement couleur de pourpre que retient une ceinture, « telle qu’elle convenait à son extrême jeunesse. »

Elle avait, dit la Vita Nuova, une attitude et une démarche si pleines de dignité, de grâce céleste, qu’on aurait pu dire d’elle ce qu’Homère dit d’Hélène : « qu’elle paraissait fille, non d’un mortel, mais d’un dieu. À sa vue, l’enfant poëte sent à ces profondeurs qu’il appellera plus tard le foyer le plus secret de l’âme, l’esprit de vie tressaillir. Son cœur a des palpitations terribles. Il subit l’empire du Dieu. Il s’y soumet. « Ecce deus fortior me ! »

En ce moment solennel, qui passe inaperçu au milieu du tumulte de la fête domestique, et dont notre raison ne saurait pénétrer le mystère, la Divine Comédie naît en germe dans l’esprit de Dante. Béatrice est vouée à l’immortalité. Tons deux, sans que jamais aucun lien apparent les unisse dans la vie réelle, ils sont unis d’un lien idéal et que rien ne saurait rompre dans la mémoire des siècles. — Neuf années s’écoulent. Durant cet intervalle, Dante ne voit plus Béatrice que de loin. D’enfant, elle est devenue jeune fille. Un jour, comme elle passait, vêtue de blanc, entre deux nobles dames d’un âge un peu plus avancé que n’était le sien, on se rencontre ; Béatrice se tourne vers Dante, le salue, lui adresse la parole avec une ineffable courtoisie, et ce salut le remplit d’une joie si vive, elle le jette en de tels transports, qu’il court se renfermer dans sa chambre pour se recueillir et penser tout à l’aise à son bonheur. Bientôt, comme accablé par l’émotion, il s’endort. Béatrice lui apparaît en songe, portée sur une nuée de feu, et ravie par l’amour jusqu’aux sphères célestes. À cette époque, Dante, c’est lui qui nous l’apprend, s’était déjà exercé dans « l’art de rimer des paroles. » Il met en vers sa vision ; il l’adresse aux plus fameux rimeurs de son temps, aux fidèles d’amour, en leur demandant de l’expliquer. La réponse qu’il reçoit de Guido Cavalcanti donne naissance à cette amitié glorieuse à laquelle toute sa vie il demeure aussi fidèle, aussi dévot qu’à l’amour de Béatrice. Une autre réponse de Dante da Maiano le traite de fou. et charitablement lui conseille l’ellébore.

C’est ce que vous auriez fait apparemment, Marcel ; c’est ce que font d’ordinaire les personnes sensées. Lorsqu’elles sont consultées par les hommes de génie.

MARCEL.

Le trait est sanglant.

VIVIANE.

Il a touché juste.

DIOTIME.

Ces sortes de bons avis, ces opinions du sens commun sur les premiers essais du génie, formeraient un curieux chapitre dans l’histoire des vocations contrariées. Il est bon quelquefois de se rappeler, pour se tenir en garde contre les jugements téméraires, que le contrôleur général Silhouette, par exemple, consentait à Montesquieu de jeter au feu le manuscrit de l’Esprit des lois ; que le petit Michel-Ange fut battu comme plâtre, « stranamente battuto, » par son père et par ses oncles, pour avoir dessiné ; qu’un des plus grands musiciens de notre temps s’est vu contraint par ses parents à disséquer des cadavres ; que Herder trouvait à redire aux études de Gœthe, et demandait, impatienté, « s’il n’y aurait donc pas moyen de lui faire lire autre chose que l’Éthique de Spinosa. »

Le conseil est œuvre de prudence. La prudence est négative de sa nature, d’où il suit que généralement les faibles font bien de suivre l’avis des conseillers, mais que les forts font mieux de passer outre. Vous n’avez pas oublié, Viviane, ce passage de la Vita Nuova où notre poète rappelle, dans une prose digne de Platon, l’effet que produit sur lui le salut gracieux de Béatrice ?

VIVIANE.

Je n’en ai pas souvenir.

DIOTIME.

Il me revient si souvent à la pensée que je crois bien l’avoir retenu : « Lorsque je la voyais paraître quelque part, écrit Dante, tout entier à l’espoir de son salut ineffable, je ne me connaissais plus d’ennemi ; tout au contraire, je me sentais embrasé d’une flamme de charité telle, que j’avais hâte de pardonner à quiconque m’avait offensé. Et mon unique réponse à qui m’aurait alors demandé quoi que ce fût, c’eût été Amour ! »

VIVIANE.

Que cela est singulier d’expression !

DIOTIME.

Et plus singulier encore si l’on songe dans quelles circonstances cette flamme de charité s’allumait au cœur de Dante ; combien était insolite et prodigieux le besoin de pardonner dans cette Florence des guelfes et des gibelins, des noirs et des blancs, barricadée, tendue de chaînes, semée d’embûches, où la vengeance criait à tous les angles des rues, où l’honneur commandait le meurtre.

Convenez qu’il faudrait avoir l’esprit bien mal fait pour ne voir là que les jeux d’une imagination oisive, et pour ne pas reconnaître dans ces accents inimitables la simplicité des affections profondes. Mais continuons. Dante, comme la plupart des Florentins de son temps, était possédé tout ensemble d’un grand désir de savoir et d’un grand besoin d’agir. Les conjonctures étaient très-propices à ce complet développement de la personnalité, qui fait l’homme à la fois propre à l’action et capable de contemplation. On a beaucoup trop dit que la paix fait fleurir les arts ; que les temps calmes, que les gouvernements réguliers favorisent l’éclosion des talents. Cela est faux comme la plupart des sentences de la sagesse vulgaire. La Grèce, l’Italie, l’Angleterre, la Hollande, toute l’Europe enfin, aux époques révolutionnaires : Eschyle, Sophocle, Socrate, l’exilé Phidias, le condamné Galilée, le régicide Milton, Lavoisier sur l’échafaud, Condorcet qui n’échappe à l’échafaud que par le suicide, sans parler de tant d’autres, montrent assez que le génie se plaît aux orages. Ce qu’il faut à ses créations, comme aux créations de la nature, c’est la chaleur et le mouvement ; ce sont ces grands courants de la vie publique, qui, dans les démocraties, plus que dans tous les autres États. mêlent et combinent l’élément populaire, c’est-à-dire l’instinct, le sentiment, l’imagination spontanée, avec l’élément aristocratique par excellence, le goût, la réflexion, la délicatesse.

Jamais, peut-être, plus qu’au temps de l’Allighieri, ces courants de chaleur, de lumière et d’électricité n’avaient pénétré ce que nous appellerions aujourd’hui le corps social, ce que l’on appelait alors en Italie la patrie, la cité : grands mots dont nous avons perdu le sens. Tout le monde s’y connaissait, se jalousait, s’aimait ou se haïssait fortement dans cette vivante Florence où le peuple enthousiaste et railleur, prenant part à tous les progrès, convié à toutes les études, véritablement souverain même dans les choses de l’esprit, déversait en acclamations, en ostracismes, en attributs, en sobriquets, honorifiques ou ironiques, la gloire ou l’ignominie sur les citoyens, nobles et riches, chevaliers, artistes ou artisans, qui combattaient pour lui ou contre lui sur la place publique, il y avait assurément dans cette vie florentine bien des périls ; il s’y commettait bien des injustices. On y voyait de rapides extinctions de familles. Les maisons, à peine édifiées, étaient rasées de fond en comble ; aucune propriété n’était assurée contre la confiscation ou le pillage ; d’iniques persécutions abrégeaient l’existence ; mais la chaleur et le mouvement étaient partout, réparaient tout, entretenaient la fécondité des cœurs et des esprits. Et toute cette guerre intestine, cette lutte acharnée des instincts et des passions, produisait dans les régions de l’art quelque chose d’analogue à ce qui se voit dans les grandes scènes de la nature : au-dessus du combat, de la destruction, du carnage, au-dessus du struggle for life, dirait Darwin. une majestueuse et calme apparence de douceur, d’harmonie et de sérénité.

ÉLIE.

Je voudrais croire avec vous à ces effets merveilleux de la turbulence démocratique. Athènes et Florence en sont des persuasions assez vives. Mais chez nous, sous nos yeux, quel flagrant démenti à votre opinion ! Voyez ce qu’elle inspire aux arts, cette démocratie que vous vantez ! Regardez les édifices qu’elle se construit ! Quelle pauvreté de l’esprit et quelle ostentation de la matière dans ces masses monotones, symétriques et froides, sans caractère et sans vie, dont on ferait indifféremment, à l’occasion, des églises ou des théâtres, des casernes ou des maisons de ville ! Que diraient nos reines florentines, si elles étaient condamnées à voir ce qui, d’année en année, deviennent, sous la main de nos embellisseurs, les palais du Luxembourg, du Louvre et des Tuileries ? Et votre grand Le Nôtre, le plus vraiment français entre les artistes français, par la clarté, la logique, la mesure, par l’art suprême de la composition, qu’aurait-il à répondre, ce Racine des jardins, à vos démocrates affairés qui se plaignent que les magnificences de son architecture végétale sont une gêne à la circulation ? Comment obtiendrait-il grâce pour ces solennels ombrages qui annonçaient la demeure des demi-dieux, des héros, auprès de nos spéculateurs de la Bourse qui voudraient là une rue pavée, afin d’arriver plus vite à la grande bataille des cupidités ? — Et ce présomptueux Palais de l’Industrie qui s’étale sottement, en nous dérobant la vue de la coupole de Mansard, sur un des rares points de Paris où l’on pouvait encore admirer la belle ordonnance d’un massif d’arbres séculaires, ces galeries où la lumière entre à flots contrariés par des ouvertures banales, et qui servent tantôt à l’exposition de l’art étrusque, tantôt à l’exposition des bêtes à cornes, ces statues qui déploient dans le brouillard leurs grands bras stupides, qu’en dirons-nous, je vous prie ?

DIOTIME.

Il ne faut pas rendre la démocratie responsable des circonstances dans lesquelles elle se produit, et qui font qu’elle ne saurait avoir à Paris, au xixe siècle, le goût et la passion du beau qu’elle avait à Florence au temps de Dante…

Nous l’avons laissé comme accablé sous la puissance de ce Dieu plus fort, de cet amour de nature divine qui s’est emparé de lui dès avant l’éveil des sens et de la raison. Mais il ne s’abandonne pas longtemps lui-même dans ce ravissement de tout son être ; bien au contraire. Comme il arrive dans les grandes âmes, la passion exalte en lui le sentiment de la personnalité, avec le besoin de l’excellence en toutes choses et le vertueux désir d’une vie glorieuse. Il souhaite la gloire ardemment et non pas seulement cette gloire abstraite, telle que nous la concevons dans nos sociétés vieillies, et dont le froid éclat ne resplendit que sur les tombeaux ; il en veut sentir à son front le rayon vivant. Avec la naïveté de ces jours de florissante jeunesse où l’esprit se confondait encore avec l’imagination, où toute pensée prenait figure, Dante ambitionnait de ceindre, dans ce beau temple de Saint-Jean où il avait reçu les eaux du baptême, la couronne de lauriers, « l’honneur des empereurs et des poëtes, » comme parle Pétrarque. Pour l’obtenir, il s’efforce de tout apprendre : il veut se mêler à tout, être le premier partout. Dans l’intervalle qui s’écoule entre sa première rencontre avec Béatrice et son exil, on le voit s’attacher à Brunetto Latini qui lui enseigne la science et la philosophie ; visiter les universités ; fréquenter l’atelier des peintres ; rechercher les sociétés élégantes, celle des femmes surtout, la conversation des poëtes et des artistes ; combattre « vigoureusement à cheval, nous dit Léonard Aretin, à la bataille de Campaldino, dans les rangs des guelfes, ses amis et ses proches ; se signaler au siège de Caprona ; participer activement aux affaires de la commune ; s’acquitter avec honneur d’importantes ambassades ; exercer ces fonctions de Prieur de la république : poëte. soldat, citoyen, ami, amant passionné, homme enfin dans le sens le plus elevé et le plus complet du mot, dans le sens qu’y attachait le poète antique.

Mais s’il nous importe assez peu de connaître avec détail, selon un ordre chronologique, d’ailleurs très-contesté, les faits dont se compose la carrière extérieure de Dante, il convient de nous arrêter à l’événement qui imprime à l’ensemble de sa vie un caractère religieux ; à ce profond et douloureux ébranlement de son âme d’où devait sortir un jour la Comédie, que ses contemporains, et après eux la postérité, ont déclaré divine : il nous faut rappeler la mort de Béatrice.

Dante avait alors vingt-cinq ans. Il rentrait dans Florence, après la victoire de Campaldino, où il avait eu tour à tour, et selon les hasards de la journée, c’est lui-même qui l’écrit avec une simplicité antique, « beaucoup de peur et beaucoup d’allégresse. » Il allait déposer ses armes heureuses dans le temple de Saint-Jean, lorsqu’il apprit inopinément la mort de Béatrice Portinari.

ÉLIE.

Mais, si j’ai bonne mémoire, Béatrice ne portait plus alors le nom de Portinari, que vous lui donnez. La Béatrice de Dante, tout comme la Laure de Pétrarque, était mariée ; et, si elle n’avait pas onze enfants comme l’angélique marquise de Sades, c’est uniquement parce que le temps avait manqué.

DIOTIME.

Le mariage de Béatrice avec un gentilhomme de la maison de Bardi est un de ces faits sur lesquels les commentateurs ont longuement disputé. Il ne paraît plus douteux aujourd’hui qu’elle fut mariée, vers l’âge de vingt-un ans, au chevalier Simon de Bardi. Quoi qu’il en soit, Béatrice était frappée dans la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, le 9 juin 1290. Ce coup terrible jette notre poëte à la solitude. Il fuit toute compagnie, il s’absorbe dans sa douleur. Chose grave, dans cette ville des élégances attiques, Dante néglige tout soin de sa personne ; il demeure inculte de corps et d’esprit. Son ami Guido lui en fait de tendres reproches.

« Que de fois, lui dit-il dans un sonnet charmant, je viens vers toi dans la journée, et toujours je te trouve dans une attitude abattue ; et je déplore ces grâces de ton esprit, ces grands talents qui te sont ôtés. » Les exhortations d’un tel ami et aussi cette forte vitalité qui est propre au véritable génie arrachent Dante à son accablement ; il ouvre son esprit à la consolation. Comme plus tard Élisabeth d’Angleterre, blessée dans ses royales espérances par l’abjuration du Béarnais, il lit Boëce. Il étudie le traité de Cicéron sur l’Amitié ; il cherche à pénétrer le sens difficile des auteurs latins. Il assiste dans les cloîtres à des discussions théologiques. Il trace sur ses tablettes de belles figures d’anges. Sa douleur s’attendrit, son intelligence se ranime. Il commence, dit-il, « à entrevoir beaucoup de choses. » Enfin, une vision extraordinaire achève de le relever. La grande consolatrice lui apparaît sous les traits de celle qu’il a aimée. « La fille très-belle et très-sage de l’empereur de l’univers, nous dit-il dans le langage hyperbolique du temps, celle à qui Pythagore a donné le nom de Philosophie, « vient à lui et l’exhorte. À peu de temps de là, sous son inspiration, il met ta main à cet écrit mystique qu’il a intitulé la Vie nouvelle. Il l’écrit tout d’un trait et le termine en annonçant la résolution « de ne plus rien dire de cette bienheureuse (Béatrice), jusqu’à ce qu’il en puisse parler d’une manière plus digne d’elle. » Il confie à ceux qui le liront l’espérance de dire d’elle, un jour, « ce qui n’a jamais été dit d’aucune femme. »

Remarquez, Viviane, ce travail latent, ce progrès de la consolation dans les grandes âmes. Elle commence à naître quand, du sein de l’accablement, de la prostration de toutes les facultés, se produit un vague besoin de laisser couler les larmes, de donner une issue, quelle qu’elle soit, au désespoir. À ce besoin correspond d’ordinaire une circonstance fortuite, une voix du dehors qui nous rappelle à nous-mêmes, un ami, un Guido Cavalcanti qui nous tend la main. L’âme alors se soulève un peu et regarde autour d’elle. Elle cherche dans les douleurs semblables à la sienne un écho sympathique. Elle généralise sa souffrance, et, d’un état personnel, d’une misère en quelque sorte égoïste, elle passe à la considération de la parité des misères humaines. C’est là un grand progrès dans la consolation, parce qu’il élève la tristesse sur les hauteurs de la philosophie. C’est ce progrès que fit Dante en lisant le livre de Boëce. De la méditation des pensées d’autrui, de l’impression reçue, de ce que j’appellerai la consolation passive, qui vient à nous du dehors, par la voix de nos amis, de nos proches dans la vie spirituelle ; de ce premier degré d’acceptation philosophique de la douleur, où s’arrêtent la plupart des hommes, les plus doués s’élèvent encore à une région supérieure. Ils se sentent pleins d’un grand désir de confesser leur douleur. Ils veulent que son objet soit connu, aimé, admiré de tous ; ils le veulent exalté dans la mémoire des hommes. C’est l’éveil de la faculté créatrice ; c’est la consolation suprème du génie. C’est, chez Dante, la Vita Nuova et la Commedia : chez Goethe, Werther et Faust.

MARCEL.

Brava, Diotime ! j’admire votre éloquence. Mais ne me sera-t-il pas permis de hasarder une observation ?… Ne le fâche pas, Viviane, il me semble que je garde depuis assez longtemps le plus humble silence. Je me mords les lèvres de peur qu’il ne leur échappe quelque sottise.

DIOTIME.

Voyons, quelle est l’observation qui vous étouffe ?

MARCEL.

Oh, mon Dieu ! c’est au fond toujours la même. Votre très-grand esprit prend son vol vers l’idéal, le tout petit mien s’accroche à la réalité. Là où vous voyez Dante consolé par Boëce et la philosophie, adorant à genoux la pure image de la bienheureuse Béatrice, je le vois, moi, qui se distrait et se divertit dans la galanterie ; épris en un clin d’œil d’une jolie femme qui le regarde de sa fenêtre ; amoureux, perpétuellement amoureux à Florence, à Lucques, à Bologne, à Padoue ; et, en fin de compte, acceptant de la main de ses parents la plus bourgeoise des consolations, celle d’une femme légitimement possédée, en vertu du sacrement de mariage, et qui lui donne la bénédiction de six à sept enfants, tant mâles que femelles ! Je me rappelle bien avoir lu à sa décharge que, à une des filles qu’il eut de Gemma Donati, il donne le nom de Béatrice ; te serais-tu contentée, Viviane, de ce singulier mode de fidélité ?

DIOTIME.

Béatrice ne s’en contentait pas non plus. Dans le Purgatoire, elle adresse à Dante de sévères reproches. « Pourquoi t’es-tu éloigné de moi après ma mort ? lui dit-elle fièrement. Mon souvenir seul aurait dû te maintenir dans la route de la vertu et t’élever toujours vers le ciel. » Et Dante, les yeux baissés, muet, fait assez voir qu’il se sent coupable. Tous les commentateurs, les uns après les autres, se sont affligés de rencontrer dans un divin génie ces faiblesse humaines. Le premier en date, Boccace, après avoir reproché à Dante ses amours mondaines qu’il appelle sans euphémisme « sa luxure, » le tance vertement au sujet de son mariage avec Monna Gemma. Ce n’est pas moi qui me chargerai de le disculper. Voyons seulement, pour rester équitable, ce qu’étaient alors l’amour et le mariage, et ne tombons pas dans l’erreur commune qui nous ferait juger les hommes d’une époque selon la conscience d’une autre.

MARCEL.

Je vous supplie de croire que je ne m’érige point ici en censeur. Bien que j’ai assez mal profité des lebons du catéchisme, je n’ai pas oublié mon Évangile. Je ne me sens ni le droit ni l’envie de jeter à Dante amoureux la première pierre. Je proteste seulement contre l’hypocrisie de cette désolation immense et de cette religion sévère du souvenir qui, selon vous, enfanta la Divine Comédie.

DIOTIME.

L’amour de Dante pour Béatrice fut un amour platonique dans le grand sens que ce mot gardait au moyen-âge ; dans le sens que lui donne, au banque de Platon, l’Étrangère de Mantinée, cette Diotime, de qui, un jour, dans vos gaietés ironiques, vous m’avez infligé le nom. C’était l’adoration de la beauté éternelle, dans sa plus exquise représentation ici-bas, la femme ; c’était le désir de la béatitude divine, exalté dans les âmes par le désir non satisfait d’une béatitude humaine, dont la femme était considérée comme le plus pur miroir ; c’était une initiation, un charme médiateur et purificateur ; c’était en même temps une sorte de possession séraphique. Mélange presque incompréhensible pour nous d’ascétisme et de sensualité, pieuse équivoque qui donna au culte de Marine une incroyable puissance, amena à J’ésus tant d’épouses passionnées, et dont le dangereux attrait ne s’explique que trop lorsque l’on considère le délaissement où restèrent toujours dans le daltonisme christianisé à qui l’on a donné le nom de mysticisme, et le Père éternel que l’on se figurait vieux, et le Saint-Esprit qui n’avait pas revêtu la forme humaine ! ce qu’osaient dire de très-saintes femmes touPage:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/56 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/57 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/58 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/59 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/60 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/61 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/62 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/63 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/64 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/65 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/66 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/67 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/68 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/69 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/70 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/71 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/72 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/73 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/74 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/75 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/76 Page:Agoult - Dante et Goethe - dialogues.djvu/77