Dante était-il hérétique ?


DANTE


ÉTAIT-IL HÉRÉTIQUE ?[1]

Dans le temps où nous vivons, tous les efforts de l’imagination, toutes les études des hommes semblent tendre d’une manière fatale à détruire nos illusions. Les esprits même le plus naturellement disposés à se nourrir des nobles chimères, principal héritage des siècles passés, ne peuvent s’empêcher de les considérer d’un œil curieux, de vouloir connaître leur véritable nature, de les soumettre enfin à la coupelle de l’analyse. On dirait qu’à toutes les passions éteintes la curiosité seule a survécu. Est-il question d’Homère ; ce n’est pas des ouvrages attribués à ce poète dont on s’inquiète, mais des dissertations critiques qui prouvent qu’Homère n’a jamais existé. Veut-on connaître les premiers temps de l’histoire romaine ; il n’y en a plus, on les refait, et celui qui cherche à fixer ses idées sur cette époque glorieuse, les répand et les disperse au contraire dans un dédale de faits contradictoires, d’hypothèses bizarres et de rapprochemens inattendus qui blasent la réflexion et confondent la pensée. Il semble qu’aujourd’hui le tour de Dante soit venu.

Dernièrement je rencontrai un Italien, homme recommandable par ses connaissances littéraires et par la gravité de son esprit. « Avez-vous terminé votre ouvrage sur la poésie dantesque ? me demanda-t-il. — Oui et non. — Que voulez-vous dire ? — Que l’ayant cru fini, il y a quatre ans, j’ai cessé d’y travailler depuis cette époque, mais que j’ose à peine en lire des fragmens à mes amis, tant je me sens averti par un instinct secret que je n’ai pas entièrement rempli la tâche que je me suis imposée. — Vous avez lu les Essais sur Pétrarque et le Parallèle entre ce poète et Dante, par Ugo Foscolo ? — Sans doute. — Connaissez-vous aussi le livre que Gabriele Rossetti a publié à Londres l’année dernière ? — Non. — Eh bien ! mon ami, lisez-le. C’est une précaution indispensable pour vous, puisque vous écrivez sur Dante. — Mais quel est ce livre ? Qu’apprend-il de nouveau ? — Lisez-le, me répéta l’Italien, et vous m’en direz votre opinion, car, pour moi, je serais encore fort embarrassé de vous exprimer ce que j’en pense. Lisez, lisez… adieu. »

L’air d’attention réfléchie qu’il avait eu, tout en prononçant ces derniers mots et en me serrant la main, excita vivement ma curiosité. À l’instant même, je courus chez le libraire Baudry qui me trouva le livre de Gabriele Rossetti, ouvrage assez rare à Paris.

Depuis l’âge de dix-huit ans, je n’ai certainement pas éprouvé un accès de curiosité littéraire plus vif que celui que je ressentis lorsque je me vis possesseur du livre de Rossetti. Je me fis céler ; et toutes les précautions prises pour être à l’aise et tranquille, je me mis à dévorer mon grand in-8o anglais de 460 pages.

En voici le titre un peu long et les conclusions étranges ; on lit en tête du livre : De l’esprit anti-papal qui produisit la réforme, et de l’influence secrète qu’il exerça sur la littérature de l’Europe et particulièrement sur celle de l’Italie, comme on peut s’en convaincre par l’examen de beaucoup d’auteurs classiques italiens, et en particulier de Dante, de Pétrarque et de Boccace ; par Gabriele Rossetti, professeur de langue et de littérature italienne au collège du roi à Londres. — Londres, 1832.

De la première page je passe à la fin du volume, où l’auteur se résume à peu près en ces termes : « Tous les ouvrages, dit-il, tels que ceux de Pythagore, des prophètes, tels que l’Apocalypse, la Consolation de Boëtius, et d’autres qui nous paraissent obscurs, ne sont souvent que la transmission d’antiques vérités voilées sous des chiffres, sous un jargon, sous un argot dont nous n’avons pas l’intelligence.

« Ce style symbolique, figuré, cet argot enfin, a toujours été employé, non par ignorance ou singularité, comme on le pense ordinairement, mais pour échapper aux poursuites et à la vengeance de ceux qui avaient le pouvoir en mains.

« Les savans les plus lettrés, les plus illustres, tels que Pythagore, Platon chez les anciens, Dante, Pétrarque et Boccace parmi les modernes, ont tous été de ces écoles mystérieuses.

« La civilisation moderne, si répandue aujourd’hui, est en grande partie le fruit tardif de ces écoles secrètes qui ont fait successivement et peu à peu pénétrer leurs doctrines dans tous les esprits.

« Depuis la décadence de la langue latine et dans les pays où on la parlait encore, cette école secrète fut la première qui cultiva les langues vulgaires et les rendit usuelles en les perfectionnant.

« Le monde a de grandes obligations à cette école, puisqu’il a constamment profité de bienfaits dont il ne connaissait pas la source.

« C’est cette école dont les travaux furent si grands et si constans, qui, par l’infatigable activité de ses prosélytes, a répandu et entretenu dans toute l’Europe, pendant le cours de plusieurs siècles, cette haine profonde contre Rome qui fit naître dans tous les esprits un conflit d’opinions dont le Vatican se sentit comme ébranlé, et qui fit germer et établit enfin l’idée de la réformation dans la plus grande partie de la chrétienté.

« Enfin l’éruption, en quelque sorte volcanique, de la liberté de penser, et cette effervescence de passions politiques qui agitent les esprits et les cœurs dans toute l’Europe, depuis plus d’un demi-siècle, est l’effet tardif des efforts lens, mais si constans de cette vieille école, dont le but a toujours été d’affranchir l’homme de la tyrannie sacerdotale et du despotisme monarchique. »

Telles sont les conclusions du livre de M. G. Rossetti, ouvrage assez volumineux, écrit en italien et hérissé de citations tirées des anciens poètes toscans, ce qui le rend peu propre à être traduit. En effet, les textes sur lesquels l’auteur appuie ses raisonnemens, dans lesquels il va chercher ses preuves, perdraient toute leur force et leur importance, si on les faisait passer sous le joug d’un autre idiome. Et cependant, quel que soit le sort futur de l’opinion de M. Rossetti sur Dante et sur toute son école, elle est présentée sous un jour si inattendu et défendue avec tant d’érudition et de bonne foi littéraire, qu’elle nous semble mériter d’être connue en France de tous les hommes qui prennent intérêt aux hautes spéculations de l’esprit. Pour suppléer donc, autant qu’il est possible, à une traduction qui ne l’est pas, nous donnerons, avant d’entrer dans le détail de la discussion, une idée sommaire de quelques chapitres et du plan de l’ouvrage.

Mais avant tout, il faut savoir que M. G. Rossetti, sincère catholique, comme il en fait profession hautement dans son livre, a été amené par une pente si douce, en étudiant Dante, ses contemporains et ses élèves, à reconnaître que ces écrivains avaient eu pour but unique, dans leurs compositions, de combattre le chef de l’église, qu’il en a été en quelque sorte atterré lorsqu’une lecture et des études plus fréquentes et plus attentives ne lui permirent plus d’en douter. Aussi M. Rossetti, en trouvant tout naturel et juste même que personne ne veuille prendre la peine de lire son livre, comme ne renfermant que des extravagances, s’écrie-t-il : « Et en effet, quand je sonde ma conscience, dois-je me plaindre de ce mépris ? Si, il y a huit ans, quelqu’un m’eût dit, à moi professeur de littérature italienne : Tu ne comprends pas un mot aux ouvrages de Dante et de Pétrarque, j’eusse souri de pitié. Et si enfin on m’eût conseillé de lire l’ouvrage que je présente, j’aurais tourné le dos au livre et à celui qui me l’aurait offert. Je ne m’étonne donc pas de ce que beaucoup de personnes agissent de la sorte à mon égard. » C’est avec cette conviction en ses propres opinions, et d’autre part avec cette appréhension du public, que M. Rossetti publia à Londres, il y a quelques années, un commentaire analytique de la Divine Comédie de Dante, où, comme il l’avoue lui-même, il n’osa pas dévoiler complètement les véritables intentions du poète, par respect pour l’église romaine. Ce commentaire dont il ne parut qu’une faible partie, non-seulement n’eut point de succès, mais devint même l’objet de critiques ironiques et amères. L’auteur fut désigné comme un ennemi de la foi catholique, comme un calomniateur effronté de Dante.

Ces restrictions que l’auteur mit à son commentaire, ainsi que les reproches injurieux qu’elles lui attirèrent, lui firent faire de nouvelles études, des recherches plus profondes, afin de s’assurer s’il n’était pas dans l’erreur ; et lorsque enfin ces derniers travaux eurent affermi sa conviction, il écrivit le livre dont nous allons essayer de donner une idée.

L’auteur fournit d’abord, par de nombreuses citations tirées de l’Apocalypse, puis des lettres, mandemens et autres écrits de dignitaires de l’église, la preuve que jusqu’au xie siècle, où parut en Italie la secte des Patarini, Bulgari, connue plus tard en France sous le nom d’Albigeois, on se gênait si peu avec les papes et la cour de Rome, qu’on les désignait ouvertement par les mots de loup et de louve, par les sobriquets de satan et de règne visible de satan sur la terre.

La secte des Patarini, ou Albigeois, s’était tellement accrue en Europe, et elle menaçait le saint-siége avec tant de hardiesse, que les pontifes furent forcés de sévir contre elle. Dès que cette secte fut persécutée, de patente qu’elle avait été jusque-là, elle devint secrète. Elle eut des signes pour que ses adeptes pussent se reconnaître, et l’on adopta un langage figuré et apocalyptique pour correspondre et converser sans être compris. On rapporte, à ce sujet, une lettre citée par l’historien Mathieu Paris, où un déserteur de la secte, un certain Ivon de Narbonne, écrit à l’archevêque de Bordeaux (1243) : « Qu’ayant été poursuivi dans son pays comme Albigeois, il alla en Italie, à Cosme, où il fut reçu amicalement et avec générosité par des co-sectaires auxquels il se fit reconnaître ; qu’il leur promit sur serment de prêcher partout leur doctrine, afin de persuader à tous que la foi de Pierre, c’est-à-dire du pape, ne peut mener au salut ; que ces co-sectaires avaient des communautés bien régulières et des évêques pour les diriger ; que lui, Ivon, apprit d’eux beaucoup de choses touchant les affaires de la secte, et notamment sur l’envoi qu’elle faisait, à ses frais, d’élèves intelligens, choisis en Toscane et en Lombardie, afin qu’ils allassent apprendre à Paris l’art de se servir des subtilités de la logique et de la théologie ; que des sectaires commerçans parcouraient les foires et les marchés dans le but de faire des prosélytes à leur école ; et que quand lui, Ivon, avait quitté Cosme pour passer par Milan, Crémone, Venise, jusqu’à Vienne, il avait été toujours et partout reconnu et accueilli au moyen de signes. »

M. Rossetti part de ce fait pour revenir sur le style et le langage figurés, employés précédemment dans les Églogues de Virgile, dans l’Apocalypse, et dans plusieurs autres ouvrages, où ce moyen de dire la vérité d’une manière détournée fut conservé ; puis il arrive à citer les églogues latines de Pétrarque, où ce langage apocalyptique est non-seulement reproduit, mais où il a évidemment pour objet de peindre les abus, les désordres, l’avarice et les injustices des papes et de leur cour, qui se tenait alors à Avignon. Pour ne fournir qu’une preuve à l’appui du système de M. Rossetti, on rapportera quatre vers de la vie églogue de Pétrarque, dans lesquels Ginguené lui-même a reconnu qu’ils sont mis dans la bouche de Clément vi, sous le nom de Mition, et adressés à saint Pierre sous le nom de Pamphile qui, dans la même églogue, fait des reproches au pontife sur l’état de langueur et de désordre où se trouve son troupeau. Clément vi ou Mition répond :


Furibus est mecum contractum, sanguine porci,
Fœdus et inferni descriptum regis in ara ;
Invisum superis, sacrum fortasse profundis,
Acceptum sed jure Diis, quibus ære litatum est.


« Il y a un pacte contracté entre moi et les voleurs, pacte signé avec du sang de porc sur l’autel du dieu de l’enfer ; pacte odieux aux divinités célestes, peut-être sacré pour les inférieures, mais reconnu de droit par les dieux auxquels il est offert en monnaie. »


L’auteur, en démontrant que depuis l’Apocalypse jusqu’aux écrits de Pétrarque, Rome, les papes et leur cour n’ont pas cessé d’être l’objet de reproches, de critiques et d’invectives exprimées dans des compositions et sous des paroles figurées, trace en quelque sorte une ligne de circonvallation, au centre de laquelle il enferme son sujet principal pour l’examiner tout à l’aise et le disséquer en quelque sorte, de manière à rendre sa démonstration plus évidente. Or, ce sujet est Dante Alighieri et ses écrits.

Dans une suite de chapitres dont les nombreux et intéressans détails rendent l’analyse impraticable, M. Rossetti, après avoir jeté un coup d’œil historique sur le siècle de Dante, avance et démontre assez clairement que dans la Divine Comédie le sens est double, positif et allégorique ; que le langage y est presque toujours à double entente ; que par le mot d’enfer il faut toujours entendre le monde conduit par les papes, par Satan le pontife même ; et qu’en somme la composition des trois cantiques a pour objet le développement d’une grande opinion politique, par laquelle on exprimait le désir de renverser le papisme en Italie, et d’établir dans ce pays, et par suite dans tout le monde civilisé, la monarchie universelle dans la personne d’un empereur et souverain pontife.

Si nouvelle et si bizarre même que puisse paraître cette idée à ceux qui sont complètement étrangers à l’histoire et à la littérature de l’Italie, il faut bien se persuader néanmoins que, pendant trois siècles, elle a été l’occasion des querelles et des guerres entre les Guelfes, ou papistes, et les Gibelins, qui soutenaient les droits de l’empire ; que Dante Alighieri a certainement été le plus opiniâtre des hommes de ce dernier parti, et que non-seulement il a présenté son avis sur ce sujet d’une manière implicite dans ses poèmes, mais qu’il l’a exprimé tout-à-fait ouvertement dans un ouvrage latin intitulé De Monarchia, où il s’est efforcé de prouver que la puissance impériale ne relève point du pape, mais de Dieu seul.

Après avoir établi tous ces faits, dont il est assez difficile de se dissimuler l’évidence, l’auteur, revenant sur l’usage immémorial du langage apocalyptique employé par les grands philosophes de l’antiquité, par les prophètes, les sibylles, Virgile lui-même et le visionnaire saint Jean, pour tromper la vigilance du pouvoir régnant et répandre, sous le voile de l’apologue et d’un langage conventionnel, des vérités importantes à l’amélioration et au bonheur de l’humanité, lie cet usage antique aux habitudes analogues que l’on prit parmi les premiers chrétiens, du moment où les vicaires du Christ commencèrent, par leur conduite plus ou moins coupable, à attirer sur eux et sur l’église l’animadversion et la haine des fidèles. Il signale comme l’époque où l’on se servit régulièrement d’un langage et de signes convenus, où il se forma une secte anti-papiste enfin, le temps où les Patarini ou Albigeois se répandirent en Italie.

Ces hérétiques, venus originairement, dit-on, de Bulgarie, étaient particulièrement accusés de manichéisme. Leur première apparition constatée en Italie date de 1176, époque qui coïncide avec celle où la langue et les poésies provençales étaient devenues familières dans toute la péninsule. Alors tous ceux qui se rattachaient aux intérêts de l’église et du saint-siège, par conséquent tous les gens qui prenaient part directe ou indirecte au pouvoir en Italie, écrivaient et parlaient latin. La secte des Patarini, au contraire, intéressée à faire des prosélytes dans le bas peuple, eut recours au langage vulgaire, et les gens influens et lettrés qui voulaient s’opposer au papisme, s’appliquèrent à composer des ouvrages en provençal, et bientôt après en italien pour donner une nouvelle langue au nouveau peuple qu’ils voulaient former en Italie ; en sorte que l’Italie était divisée en deux partis, les Guelfes ou partisans du pape, qui parlaient latin, et les Gibelins ou partisans de l’empereur et de la monarchie, s’exprimant de préférence en langue vulgaire.

C’est dans cette disposition politique et littéraire qu’était l’Italie lorsque la langue de Dante, de Pétrarque et de Boccace, celle que l’on y parle encore aujourd’hui, prit naissance et se perfectionna.

Cette apparition presque subite d’une langue dont il n’y a nulle trace avant la fin du xie siècle, est un phénomène qui a singulièrement exercé les recherches des philosophes et des lettrés ; mais ce qui ne mérite pas moins d’attention de leur part, c’est l’étrange appareil poétique qui a servi constamment de charpente ou de cadre à la plupart des compositions qui ont été faites depuis les chansons et les sonnets de l’empereur Frédéric ii, de Pierre Delavigne son chancelier, de Jacomo da Lentino, de Guido Guinizzelli et de plusieurs autres, jusqu’aux poèmes et écrits de Dante, de Pétrarque et de Boccace, je veux dire cet amour dégagé de toute pensée mondaine, ayant pour objet un être féminin dont l’existence est à peine prouvée, et qui sert d’intermédiaire entre l’être aimant et la divinité, pour parvenir au souverain bien.

Toute la poésie italienne, depuis son origine vers 1200, jusqu’à la fin du xve siècle, a pour élément principal, on peut même dire unique, ce que l’on appelle l’amour platonique.

Un fait qui résulte des nombreuses recherches de M. Rossetti, mais sur lequel il n’a peut-être pas assez appuyé, c’est que tous les écrivains et poètes italiens de l’époque comprise entre les deux dates qui viennent d’être indiquées, et qui étaient Gibelins ou du parti de l’empereur, étaient érotiques platoniciens, tandis que les poètes guelfes au contraire, ceux qui, attachés aux intérêts du saint-siège, se hasardaient cependant à rimer en langue vulgaire, ne se servaient point de l’appareil poétique éroto-platonique. On en fournira une preuve unique, mais frappante et décisive : Brunetto Latini, le maître de Dante, était Guelfe ; or il a laissé deux écrits, l’un, le Trésor, espèce d’encyclopédie, et l’autre, il Tesoretto, poème moral où l’amour ne joue aucun rôle, ni comme principe, ni comme passion, tandis que Dante Alighieri, élève de Brunetto Latini, mais fougueux Gibelin, et fondateur en quelque sorte de la langue vulgaire de son pays, est, pour le fond des idées comme dans la forme de ses compositions et de ses phrases, l’écrivain le plus habituellement éroto-platonique de l’Italie. Or, avant les ouvrages de Brunetto Latini, on avait déjà fait une assez grande quantité de poésies érotiques ou gibelines, d’où il faut conclure, d’après le système de M. Rossetti, que l’auteur du Tesoretto a composé ses livres dans un tout autre esprit littéraire, parce qu’en sa qualité de Guelfe, il avait des opinions politiques contraires à celles des poètes platoniciens.

Ce que l’on peut observer facilement en étudiant les poètes et les écrivains italiens des xiiie et xive siècle, c’est que tous ceux qui ont écrit comme Brunetto Latini, quel que soit d’ailleurs le mérite littéraire de leurs ouvrages, parlent toujours au positif et sont en général simples et clairs, tandis que les poètes au contraire qui cultivaient la gaie science, qui disaient et rimaient d’amour, qui avaient une dame de leur intelligence, comme la Béatrice de Dante, la Laura de Pétrarque, la Fiametta de Boccace, et tant d’autres qui ont toutes méthodiquement charmé leurs amans pour la première fois pendant la semaine sainte, et sont toutes mortes peu après et toujours avant leurs amans ; ces écrivains, dis-je, ont produit des ouvrages dont les plus importans, les plus en vogue de leur temps surtout, sont inintelligibles pour nous, soit qu’on les étudie dans leurs détails, soit qu’on en cherche le but final.

Quoique l’intention véritable de Pétrarque ne soit pas toujours facile à saisir dans ses ouvrages italiens, quoiqu’elle soit restée en grande partie ensevelie dans l’obscurité dont il a volontairement enveloppé son poème de l’Afrique et particulièrement ses églogues latines, cependant on suit, sans trop de peine, dans ces dernières productions, les allusions qu’il fait sans cesse aux excès et aux injustices reprochées à la cour des papes de son temps ; mais les écrits de Dante, ainsi que plusieurs de ceux qu’a composés Boccace, sont loin d’être aussi clairs.

Tous les commentateurs de Dante en particulier, depuis lui jusqu’à nos jours, reconnaissent qu’il n’y a rien de certain encore dans les découvertes que l’on prétend avoir faites du plan allégorique des Trois Règnes, pas plus que des explications que l’on a données d’une foule de pensées et de vers étranges qui se rencontrent à chaque page dans ces singuliers poèmes. L’un des plus savans appréciateurs des écrits d’Alighieri, le chanoine Dionisi, avouait à la fin du siècle dernier que le sens interne, mystique, que ce qu’il y a de plus précieux dans le livre enfin, reste encore comme un trésor caché qu’il faut s’efforcer de découvrir ; et en 1827, Quirico Viviani, en donnant une édition annotée du manuscrit Bartolini, de Dante, dit que pour dérouler le voile allégorique tissu par ce poète, il faudrait s’oublier soi-même ainsi que la civilisation dans laquelle nous vivons ; qu’il serait nécessaire de s’identifier avec le siècle de l’auteur, de devenir Guelfe et Gibelin passionné, et de ressentir tour à tour la haine et l’amour du poète, afin de familiariser son imagination avec les images et les inventions même les plus extravagantes dont il s’est servi pour exprimer ses opinions et sa doctrine.

Enfin M. Rossetti s’est tenu pour dit ce que tous les hommes qui ont sérieusement étudié les écrits de Dante savent très bien, que, si les beautés poétiques de ses ouvrages, prises à part et isolément, ravissent en admiration le lecteur, personne jusqu’ici n’a pu découvrir, dans l’ensemble des écrits du Florentin, d’où il part et où il veut arriver, et que fort souvent même on ne sait pas par où il passe.

L’espèce de dédain avec lequel le commentaire de M. Rossetti a été reçu n’a donc aucun fondement raisonnable, car ce critique n’a fait directement le procès d’aucun de ses prédécesseurs ; il s’est répété courageusement à lui-même ce que tous les autres avaient dit précédemment : je n’entends et l’on n’entend absolument rien à la partie allégorique, théologique ou mystique, des écrits de Dante ; il faut le relire avec soin et emprunter des lumières nouvelles pour parcourir ce labyrinthe, jusqu’ici inextricable.

On sait déjà quelle est la nature des travaux historiques que M. Rossetti a faits pour asseoir solidement les nouvelles études qu’il voulait accomplir ; maintenant venons aux recherches littéraires où il a été conduit.

Elles ont pour objet principal l’analyse des ouvrages des trois chefs littéraires, selon M. Rossetti, de la secte gibeline ou anti-papiste, Dante, Boccace et Pétrarque, trois astres enfin autour desquels tournent toutes les étoiles poétiques qu’ils éclairent. Le travail du critique sur ce sujet est savant, substantiel, très curieux, mais il manque d’ordre, et il faut déjà être très versé dans les matières qu’il traite et dans la lecture des poètes des xiiie et xive siècles qu’il cite, pour saisir toutes les conséquences qu’il en tire, et reconnaître ce qu’il peut y avoir de vrai dans les conclusions qu’il prend. Partant de ce fait qu’il s’est efforcé de prouver, que, depuis la publication de l’Apocalypse, on n’a pas cessé de s’élever contre les excès des papes et de l’église romaine, en employant, pour se soustraire aux poursuites de l’autorité régnante, un langage figuré et apocalyptique, il avance que cet usage a pris une consistance régulière, a reçu même les formes conventionnelles d’un langage tout à la fois figuré par des signes et par un jargon, à partir de l’époque où les Patarini, Albigeois, anti-papistes enfin, persécutés à toute outrance en Europe, eurent recours à ce moyen pour faire triompher leurs opinions en les publiant sous un voile, et pour se soustraire aux supplices qui les attendaient, en parlant entre eux une langue inintelligible à leurs adversaires. Ces évènemens, nous le répétons, avaient lieu précisément vers le commencement du xiiie siècle, où se formaient la langue et la poésie italiennes, et lorsque les démêlés entre les empereurs d’Allemagne et la cour de Rome jetaient les premières semences de cette lutte haineuse et sanglante qui dura si long-temps entre les partis gibelin et guelfe. Il importe même, à ce sujet, de remarquer que l’empereur Frédéric ii, roi de Naples et de Sicile, qui passe pour avoir donné naissance, vers 1240, à ces deux factions, par ses querelles avec le pape Grégoire ix, est compté aussi au nombre des premiers qui ont fait des vers italiens. Il faut même ajouter que les chansons qui restent de lui en cette langue, sont écrites dans le mode éroto-platonique.

On doit répéter aussi que ce système littéraire, amoureux ou sectaire, a prévalu dès l’instant que l’usage de la langue vulgaire a été adopté, et qu’au contraire, quand on voulait exposer des faits, des raisonnemens ou bien une doctrine morale ou scientifique, on avait recours au latin. Dante en fournit des exemples dans ses lettres et particulièrement dans son traité De Monarchia. C’est ce que l’on peut observer également dans les œuvres complètes de Pétrarque et de Boccace.

Mais avant de passer outre, j’ajouterai ici un document curieux, négligé par M. Rossetti, et qui est de nature cependant à jeter du jour sur l’état des esprits, en Italie, à l’époque où les guerres des partis gibelin et guelfe étaient dans toute leur force ; où la littérature en langue vulgaire prévalait, et où tous les hommes mécontens, et exprimant la haine que leur inspirait la cour de Rome, appelaient de tous leurs vœux l’arrivée de l’empereur, comme celle d’un messie. D’après les promesses de l’empereur Henri vii, ce grand évènement devait avoir lieu en 1314. Or, sept ans avant, on brûla vif un certain Dulcinus, hérétique patarin, qui fut pris avec toute sa secte, auprès de Verceil en Piémont, après un combat long et opiniâtre. Muratori, parmi les écrits du moyen-âge qu’il a fait connaître, donne une relation latine, écrite par un contemporain, de l’histoire et des opinions de la secte dont ce Dulcinus était alors le chef. Voici les principaux points de la profession de foi que firent ce sectaire et ses disciples, lorsqu’ils furent condamnés au supplice : ils prenaient le titre d’apôtres, disant que leur ordre ou communauté avait été ainsi institué et nommé par Gérard Seguerelli de Parme, lequel avait été brûlé quelques années auparavant ; que Seguerelli était le fondateur de leur secte ; qu’ils ne reconnaissaient ni l’église romaine, ni les cardinaux, ni le pape ; qu’eux seuls Patarins, avaient la véritable tradition des vertus évangéliques ; que les dîmes ne devaient pas être payées au clergé romain qui avait abandonné cette perfection morale et cette véritable pauvreté dans lesquelles vivaient les premiers apôtres ; que l’homme et la femme avaient le droit de vivre ensemble et de satisfaire leurs désirs mutuels, sans commettre un péché ; que la vie est plus parfaite sans vœux qu’avec des vœux ; outre cela, ils croyaient que pour aucune cause, dans aucun cas, on ne devait jamais jurer, si ce n’est à l’occasion des articles de foi et des commandemens de Dieu ; que quant à tout le reste, on pouvait cacher ce que l’on savait, en jurant même de dire la vérité aux cardinaux et aux inquisiteurs ; que l’on n’était nullement tenu par ce serment de révéler ses opinions et sa doctrine, et qu’on n’était point obligé de se défendre par ses paroles, mais dans son cœur. Il leur était recommandé de dogmatiser toutefois, quand et où ils pourraient, en cachette ; qu’en tous cas si on les forçait de jurer en les menaçant de la mort, ils pouvaient mentir, sans crainte de commettre un péché ; qu’enfin s’ils ne pouvaient échapper au supplice, alors ils devaient avouer et défendre ouvertement leur doctrine et mourir avec courage sans trahir leurs co-sectaires.

Ce Dulcinus déclara qu’il avait reçu le don de prophétie, et que Dieu lui avait révélé, vers l’année 1305, que Frédéric, roi de Sicile, fils de Pierre d’Aragon, deviendrait empereur, instituerait dix rois en Italie, mettrait à mort le pape, les cardinaux, les prélats de l’église romaine et tous les religieux, excepté ceux d’entre eux qui viendraient se joindre à sa secte ; et qu’enfin lui, Dulcinus, serait placé sur le siège du bienheureux saint Pierre, d’où il ferait connaître la vérité.

D’après les statuts de la secte, Dulcinus avait une femme qui vivait avec lui. Elle se nommait Marguerite. Tous les sectaires étaient à peu près dans le même cas, et ils donnaient à la femme qui leur était attachée, le nom de sœur en Jésus-Christ[2].

Je dois à la vérité de dire que dans cette curieuse chronique je n’ai rien trouvé qui indiquât que, parmi ces hérétiques, on eût l’usage d’une langue figurée, d’un argot et de signes convenus. L’histoire des Albigeois et Vaudois en France, écrite par Pierre de Vaucernay, moine de Citeaux et contemporain, ne donne non plus aucun renseignement sur ce fait.

Quoi qu’il en soit, M. Rossetti croit reconnaître qu’à la secte anti-papiste des Patarini a succédé ou s’est mêlée celle des Gibelins ; que les signes conventionnels, par le geste, la parole et l’écriture, ont été transmis par les premiers aux seconds ; et qu’enfin le fond de cette langue figurée, de cet argot, qui était employé également par les chevaliers du Temple, tire son origine du livre de l’Apocalypse. Faute de pouvoir rapporter ici des citations trop longues et trop nombreuses, on ne donnera qu’un échantillon du vocabulaire commun au visionnaire de Pathmos et au grand poète gibelin Dante. Ainsi, l’enfer des vivans veut dire le monde corrompu par la direction des papes ; Béatrice, Laure, Fiametta et tant d’autres femmes imaginaires sont la personnification de la puissance impériale, de la monarchie environnée de toutes les vertus et de tous les bienfaits. La Rome des papes est tour à tour la louve, Babylone, la grande prostituée ; le loup, le guelfe, mot qui vient du saxon wolf, Satan, Lucifer, etc., sont les noms donnés au pape, et par lesquels il est désigné. L’empereur est ordinairement indiqué par la figure d’un levrier. La mort et la vie, deux expressions que l’on rencontre sans cesse dans tous les écrits des poètes éroto-platoniques, et dont on a ordinairement beaucoup de peine à saisir l’acception dans leurs vers, indiquent, en argot gibelin, le premier, le papisme, et le second, la puissance impériale. Ainsi, lorsque Dante dit que le levrier, héritier de l’aigle, viendra au secours de l’Italie et punira la louve, selon M. Rossetti, qu’il est assez difficile de contredire en cette occasion, cela signifie : L’empereur viendra au secours de l’Italie, et punira la Rome papale.

Je ne prétends pas affirmer que toutes les explications données par M. Rossetti sur le texte de Dante soient aussi précises que celle que je viens de citer ; j’ai voulu en faire connaître d’abord la nature et l’esprit par des exemples simples et bien caractérisés. Mais il n’y a encore, dans ce qui vient d’être exposé de la langue conventionnelle de Dante et des poètes ses contemporains et élèves, que ce qui est emblématique, apocalyptique ; et il est important de connaître les expressions, les mots et les signes mêmes dont on se servait pour rendre ces pensées, déjà fort obscures. Or, dans les poèmes de Dante comme dans toutes les autres poésies de son temps, l’annonce du jugement dernier et d’un juge qui viendra bientôt pour punir et récompenser les vivans et les morts, s’y trouve toujours reproduite. C’est même là ce qui a fait donner à Dante le surnom de poète théologien. Mais, d’après le système de M. Rossetti, toute sa poésie est politique. Les vivans, ce sont les bons, c’est-à-dire les Gibelins ; les Guelfes, au contraire, sont les mauvais, ou les morts, deux expressions emblématiques employées dans un sens analogue par l’auteur de l’Apocalypse. Enfin, le juge qui doit venir, c’est l’empereur.

Toute la gaie science en Italie, le dire d’amour n’était donc, selon M. Rossetti, que le jargon, l’argot de la faction gibeline, qui, sous le nom d’amour, cachait son désir de voir l’empereur renverser le pape, et désignait cette espèce de messie impérial tantôt sous le nom générique de dames, tantôt sous celui d’une femme particulière. Ce nom, qui était toujours symbolique, était encore parfois anagrammatique. Dante fournit un singulier exemple de ces jeux de mots et de lettres. Au 7e chant du Paradis, lorsque le poète s’adresse à Béatrice pour être instruit sur la rédemption de l’homme, il exprime la crainte mêlée de respect que lui inspire la vue de sa dame, et s’écrie :


Io dubitava, e dicea : dille, dille
Fra me, dille, diceva, alla mia donna
Che mi dissetta con le dolci stille ;
Ma quella reverenza che s’indonna
Di tutto me, pur per B e per ICE
Mi richinava come l’uom ch’assonna.


Avant de donner la traduction de ce passage, il faut que l’on sache que, dans quelques poésies de Dante et dans sa Vita nuova, on trouve parfois le nom de Béatrice réduit par abréviation à celui de Bice, comme plus tard Pétrarque a employé le diminutif Laurette pour Laure. Dante dit donc :


« J’étais dans le doute, et je me disais en moi-même : dis-le, dis-le à ma dame qui apaise ma soif par la douce rosée qu’elle distille ; mais ce respect qui s’empare de moi tout entier, même à l’idée de B et de ICE, me fait baisser la tête comme un homme qui obéit au sommeil. »


Tous les anciens commentateurs s’accordent à croire que le poète a joué sur le nom de Béatrice. Alfieri, qui a adopté cette opinion, trouve cette puérilité indigne de Dante, et enfin M. Rossetti, à l’aide de son système de critique, voyant dans Béatrice la personnification de la vertu politique, au lieu de la théologie, comme on l’avait signalée jusqu’à ce jour, indique les quatre lettres formant le mot de BICE, comme les initiales de quatre mots dont le premier, Béatrice, rappelle ce qui se rapporte à l’amour ; le second et le troisième, Iesu-Cristo, caractérisant la théologie, et enfin le quatrième, Enrico, nom de l’empereur, objet et but particulier des allégories précédentes et résumant la grande idée politique des Gibelins.

Jacopo Mazzoni, qui écrivit une défense de Dante dans le courant du xvie siècle, dit, à propos de ce vers bizarre : per B e per ICE, qu’il prie le lecteur de lui pardonner s’il ne s’explique pas ouvertement sur la signification de ces lettres, parce qu’il ne peut ni ne veut en dire davantage ; et il se borne à faire entendre que l’auteur de la Divine Comédie, loin d’avoir joué vainement sur le nom de Béatrice, a prétendu cacher sous ces quatre lettres un secret pythagorique. Or, il arrive que par une modification bizarre qui a lieu dans le poème de Dante, cette Béatrice se change à la troisième sphère du ciel, et devient Luce à laquelle Pythagore a donné le nom de philosophie, la fille de l’empereur du monde, et que Dante, dans son livre intitulé le Banquet, où il donne l’explication philosophique de ses conceptions poétiques, dit : « Je dis et j’affirme que la dame dont je suis devenu amoureux, après mon premier amour, fut la très belle et très honnête fille de l’empereur de l’univers, à laquelle Pythagore a donné nom Philosophie ; » et il ajoute un peu plus loin : « Par ma dame, j’entends toujours celle dont il a été question dans ma chanson précédente, c’est-à-dire Luce, la puissante philosophie. »


On rencontre encore fréquemment dans les vers et la prose de Dante des expressions dont l’indécision est telle, qu’elle embarrasse ordinairement le lecteur. C’est le mot tal (tel) ou altri (autre), employés comme nous le ferions pour indiquer quelqu’un dont on parle, mais que l’on ne veut pas nommer : « Un tel viendra ; l’autre ne tardera pas à paraître. » À propos de ces deux expressions, M. Rossetti cherche à prouver par de nombreux exemples qu’elles ont été employées de la même manière par plusieurs poètes contemporains de Dante, et qu’il regarde comme ses co-sectaires ; puis il finit par avancer que ces deux mots, TAL et ALTRI, renferment les initiales de ces deux phrases : Teutonico, Arrigo, Lucemburghese, et Arrigo Lucemburghese, Teutonico, Romano Imperatore, c’est-à-dire le nom, les qualités et le titre du messie qu’attendaient les Gibelins, Henri vii, duc de Luxembourg, empereur d’Allemagne, qui devait être couronné à Rome. C’est au moyen de ces interprétations que M. Rossetti donne un sens précis à ces paroles de Dante, lorsque, dans son poème, les démons s’opposant à l’entrée de Virgile et à la sienne dans la ville de Dite, l’enfer ou la Rome des papes, il s’écrie : « Il nostro passo non ci può torre alcun, da TAL n’ è dato. — TAL ne s’offerse : — O quanto tarda à me ch’ ALTRI quì giunga ! » — « Personne ne pourra nous frayer le chemin, si ce n’est un TEL. — Un TEL ne vient pas ! — Oh ! qu’il me tarde de voir arriver l’AUTRE ici ! » Ce tel, cet autre, selon M. Rossetti, est donc l’empereur Henri vii.

Parmi les exemples donnés par le critique à l’appui de cette opinion, il cite encore une espèce de talisman indiqué par Francesco da Barberino, contemporain de Dante, gibelin et sectaire comme lui. Ce talisman, ou plutôt ce préservatif que l’auteur recommande d’écrire sur les murs des appartemens, avec du sang de bouc, est disposé de cette manière :


Droite V
vivans
THAZU +
morts
Gauche
+
morts
X
date


Et en voici l’explication : Au milieu, Teutonicus Henricus, Augustus Septimus, Uivat. À la droite de ce messie, de ce christ politique, sont V, les vivans, les bons, les gibelins ; à sa gauche, les morts +, les méchans, les guelfes. Dessous les vivans indiqués par un V, sont les morts + pour exprimer leur infériorité et leur punition ; et enfin l’X, qui se voit à l’angle opposé, est la date de l’année où Henri VII devait mettre son expédition en Italie à fin. Henricus vii, anno mcccx, expeditionem romanam indixit[3].

J’ai cru devoir m’arrêter tant soit peu sur les faits qui tendent à prouver l’usage que Dante et ses contemporains, gibelins comme lui, ont fait du langage apocalyptique, d’un argot de secte et de signes conventionnels. Parmi l’immense quantité d’exemples fournis par M. Rossetti, j’ai choisi ceux qui frappent davantage et qui paraissent le plus propres à donner le désir de s’assurer par soi-même de la solidité des raisons et du système du nouveau commentateur de Dante. Quoi qu’il en soit, et dans le cas même où les recherches de M. Rossetti, à ce sujet, ne dévoileraient pas suffisamment la vérité qu’il croit avoir démontrée, on peut assurer que rien n’est plus curieux et plus intéressant pour les personnes qui étudient le moyen âge, que le livre d’où j’ai tiré tous les détails que l’on vient de lire. En admettant même que le système de M. Rossetti soit entièrement erroné, je conseillerais encore d’en prendre connaissance. Il y a toujours à apprendre avec ceux qui se trompent de bonne foi. C’est aux théologiens scolastiques et à ceux qui cherchaient la pierre philosophale, que l’on doit la philosophie et la chimie telles qu’elles sont de nos jours.

Il n’y a pas un chapitre de cet ouvrage sur lequel on ne pût faire un volume intéressant. Tels sont ceux où l’auteur fait connaître l’allégorie principale de l’enfer, où il indique les auteurs qui ont eu les mêmes opinions et employé le même jargon que Dante, où il apprend ce que c’est que le Virgile acolyte de Dante, et tant d’autres choses mystérieuses et inexpliquées des écrits de ce grand poète. Mais il faut nous borner ; et tout en nous imposant des limites, peut-être serons-nous bien longs, car il nous reste encore des questions importantes à exposer.

L’une de celles qui, soit qu’on la considère isolément ou qu’on la rattache à la discussion littéraire relative aux écrits dantesques, mérite le plus d’attention, est de savoir ce qu’était au juste l’amour platonique au moyen âge. M. Rossetti a fait sur cette matière neuf chapitres, qui remplissent près de deux cents pages. Il n’y règne pas tout l’ordre désirable, mais rien de ce qui s’y trouve n’est indifférent, et l’on doit sentir à quel point l’association de ce défaut et de cette qualité rend difficile la tâche de celui qui analyse.

Les premières poésies italiennes furent composées à l’instar de celles des Provençaux ; or, je ferai, au sujet des vers de ces derniers, une observation importante, omise par M. Rossetti, et qui cependant tourne tout à l’avantage de son système. Le sujet favori des troubadours de Provence est l’amour, mais l’amour naturel, la galanterie, et fort souvent même le libertinage. C’est en vain que j’ai cherché, dans les vers amoureux de ces poètes, un seul passage qui indiquât cet amour chaste, religieux, philosophique, platonique enfin, qui est le caractère distinctif de celui dont les poètes de l’école de Dante ont fait le sujet constant de leurs écrits. Dans l’ouvrage que j’ai en portefeuille sur la poésie dantesque, j’ai consigné et appuyé par des preuves cette importante distinction. Ce n’est vraiment qu’avec Dante qu’est apparu ce personnage féminin entouré des attributs de la divinité, dont Béatrice est le type le plus majestueux et le plus brillant. Ce n’est que depuis Dante que l’on a eu l’idée de cet amour mystique dont sa Béatrice a été constamment l’objet. Enfin, en comparant les poésies provençales avec celles des Italiens dantesques, j’y ai trouvé encore une différence caractéristique : c’est que la jalousie, qui joue un si grand rôle dans les compositions des troubadours, n’est jamais exprimée dans les vers amoureux de Dante et de Pétrarque. Évidemment un amour sans soupçon, sans inquiétude, ne peut être inspiré que par un être tellement supérieur à notre nature que l’on doit le croire imaginaire ou divin, sans courir la chance de passer pour avoir une idée défavorable du beau sexe. J’étais donc arrivé, par la réflexion et par mes études, au même point marqué par quelques-uns de ceux qui ont étudié Dante avant nous, mais sans comprendre parfaitement le sens des allégories de détail mises en œuvre par ce poète, et je pensais que le but, que le sens final de tous ses écrits, dont j’excepte la Monarchie, était non pas théologique, comme on l’a cru, mais simplement philosophique.

On le sait à présent, M. Rossetti croit, non sans quelque raison, que tous les écrits de Dante ont été composés dans un intérêt politique. Il était donc important et indispensable pour lui de prouver que l’amour platonique est comme les phrases, comme les signes dont il a été question, un voile, un emblème, au moyen desquels les sectaires anti-papistes, impérialistes, gibelins, exprimaient leurs opinions et leurs espérances, répandaient leurs doctrines et attaquaient la puissance de leurs adversaires. C’est aussi ce qu’il s’efforce de faire. Ainsi, dit-il, lorsque Dante vint, il trouva l’art de la gaie science tout fait, et un langage illusoire établi sur une base très simple, deux mots : amour et haine, d’où dérivent deux séries d’expressions contrastant l’une avec l’autre, et servant à désigner, d’une manière emblématique, toutes les choses contraires. Les mots amour et haine donnés, on en fit donc le seigneur Amour et la dame Haine ; le règne d’Amour et celui de Haine, Plaisir et Douleur, Vérité et Fausseté, Lumière et Ténèbres, Soleil et Lune, Vie et Mort, Bien et Mal, Vertu et Vice, Courtoisie et Bassesse, Valeur et Lâcheté, Noblesse et Abjection, Gens intelligens et Gens grossiers, Agneaux et Loups, Droite et Gauche, Montagne et Vallée, Feu et Glace, Jardin et Désert, etc. ; nomenclature à laquelle Dante ajouta Dieu et Lucifer, Christ et Antechrist, Anges et Démons, Paradis et Enfer, Jérusalem et Babylone, la Femme pudique et la prostituée, Béatrice et Mérétrice.

Pour apprécier la nature du sentiment auquel on a donné le nom d’amour platonique, M. Rossetti a pris un excellent moyen : c’est d’étudier le caractère et le développement progressif de ce qui en fait l’objet, c’est-à-dire des Béatrice, des Laure, des Fiametta, des Selvaggia, des Teresa, Nina, Clori, etc., qui sont toutes jetées dans le même moule. Or ces femmes qui, comme on l’a déjà dit, apparaissent toutes dans la semaine sainte, jetant toutes aussi leurs amans dans la vie contemplative, meurent toutes précisément avant leur amant, à la première heure du jour, et elles finissent régulièrement par aller habiter le troisième ciel. Leurs amans prennent alors le titre de pélerins, et entreprennent de grands voyages, passant par l’enfer et le purgatoire pour parvenir jusqu’à l’empirée. Enfin l’amant, et Dante en particulier, après avoir subi de nombreuses initiations, arrive à ce troisième ciel pour recevoir une admonestation de la dame de ses pensées, au sujet des fautes qu’il a pu commettre, et entendre prononcer son admission au paradis. Bientôt cette Béatrice ou toute autre se transforme en Luce (lumière), et finit par s’identifier avec son amant lui-même, comme le prouvent ces paroles de la Vita nuova de Dante, lorsqu’il dit, en parlant de la mort de Béatrice : « Qu’il ne peut louer cette personne sans se louer lui-même, ce qui serait blâmable, et ce qu’il laisse à faire à d’autres. » Pétrarque et Boccace emploient également ces étranges paroles à propos de Laure et de Fiametta.

Quel que soit mon désir d’éviter les citations, je ne puis me dispenser de rapporter ici un admirable passage de Dante, propre à jeter du jour sur la question que je traite. Il est tiré du xxxie chant du Purgatoire, lorsque Dante, arrivé près du fleuve Léthé, rencontre Béatrice sur le char traîné par un griffon, et s’apprête à faire la confession de ses fautes à la dame de ses pensées. C’est Béatrice qui parle :


O tu, che se’ di là dal fiume sacro,
    Volgendo suo parlare a me per punta,
    Che pur per taglio m’ era parut’ acro,
Ricominciò, seguendo, senza cunta,
    Di’, di’ se quest’ è vero, a tanta accusa
    Tua confession convienne esser congiunta.
Erra la mia virtù tanto confusa,
    Che la voce si mosse, e pria si spense
    Che dagli organi suoi fosse dischiusa.
Poco s’ offerse, poi disse : che pense ?
    Rispondi a me, che le memorie triste
    In te non sono ancora d’all’ acqua offense.
Confusione e paura insieme miste
    Mi pinsero un tal fuor della bocca,
    Al qual intender fur mestier le viste.
Come balestro frange, quando scocca
    Da troppa tesa la sua corda e l’ arco,
    E con men foga l’ asta il segno tocca,
Si scoppia’ io sott’ esso grave carco
    Fuori sgorgando lagrime e sospiri,
    E la voce allentò per lo suo varco.

Ond’ ell’ a me : perentro i miei desiri
    Che ti menavano ad amar lo bene
    Di là dal qual non è a che s’aspiri,
Quai fosse attraversate o quai catene
    Trovasti, perche del passare innanzi
    Dovessiti cosi spogliar la spene ?
E quali agevolezze, o quali avanzi
    Nella fronte degli altri si mostraro,
    Perche dovessi lor passegiare anzi ?
Dopo la tratta d’un sospiro amaro,
    A pena ebbi la voce che rispose
    E le labbra a fatica la formaro.
Piangendo dissi : le presenti cose
    Col falso lor piacer volser mie’ passi,
    Tosto che ’l vostro viso si nascose.
Ed ella : se tacessi, o se negassi
    Ciò che confessi, non fora men nota
    La colpa tua ; da TAL giudice sassi.


« Ô toi qui es sur l’autre rive du fleuve sacré, dirigeant vers moi la pointe de ton discours dont le taillant m’avait déjà paru si douloureux, dis, continua-t-elle sans s’arrêter, dis si cela est vrai ; car à une si grande accusation doit se joindre un aveu. — Mon courage était si abattu, que quand je voulus faire usage de ma voix, elle s’éteignit dans mon gosier. Béatrice ne supporta pas long-temps mon silence : Que penses-tu ? dit-elle, réponds-moi, car le souvenir de tes fautes n’a point encore été entamé par les eaux du Léthé ! — La crainte et la confusion m’arrachèrent un tel oui de la bouche, qu’il fallut le secours des yeux pour le saisir sur mes lèvres. Comme un arc se rompt quand la corde est trop tendue, et que la flèche ne parvient pas au but, je me débarrassai du lourd fardeau qui m’accablait, en laissant échapper soupirs et pleurs qui m’ôtèrent l’usage de la voix. — Mais elle me dit : Quand tu m’as aimée, et que cet amour te conduisait à chérir le bien qui comprend tous les autres, et au-delà duquel le désir ne peut pas aller, quelles chaînes, quels obstacles t’ont empêché d’aller plus avant ? et pourquoi as-tu cru devoir abandonner toute espérance ? quels charmes, quels avantages ont donc brillé sur le front des autres, pour que tu aies pris le parti de te tenir auprès d’eux ? — Après avoir tiré un soupir amer de ma poitrine, et trouvant à peine de la voix pour répondre, mes lèvres s’émurent péniblement, et je dis en pleurant : Les choses du moment, par l’attrait de leurs faux plaisirs, ont détourné mes pas dès que votre figure s’est cachée. Et elle : Quand tu aurais tu ou nié ce que tu confesses, ta faute n’en serait pas moins connue ; un tel juge la sait ! »


Cette scène est une des plus importantes des trois cantiques. Dante a parcouru tous les cercles, tous les degrés de l’enfer et du purgatoire, et il arrive devant Béatrice qui lui fait subir sa dernière initiation, son dernier jugement, avant qu’il soit admis à boire les eaux du Léthé et à visiter le paradis. Or, en oubliant, s’il est possible, la majesté de cette scène et la beauté des vers du poète, il faut convenir que l’aveu du pénitent comme les reproches de l’accusatrice sont bien vagues, et qu’il est assez singulier que Dante, qui ne recule ordinairement devant aucune dissertation, ait été d’une réserve si extraordinaire dans une circonstance aussi importante.

Voici de quelle manière M. Rossetti interprète l’ensemble de cette scène, ainsi que la réserve des deux interlocuteurs et enfin l’amour platonique qui les unit. Béatrice, comme il l’a dit, est la perfection sur terre dans la monarchie impériale, opposée à la Mérétrice, la louve, la prostituée, la Rome des papes. Dante aime Béatrice et hait Mérétrice. Or Dante, avant d’avoir embrassé le parti gibelin, avait été Guelfe ainsi que toute sa famille. Il se reprocha souvent cette espèce de péché originel dont il ne fut lavé que quand il se mit volontairement parmi les Gibelins. C’est le passage d’une faction à l’autre que Dante regardait comme la transition de l’erreur à la vérité, et qu’il considéra, pour lui, comme une vie nouvelle. Et s’il faut en croire M. Rossetti, la Vita nuova n’est rien autre chose que l’histoire de cette conversion dont Béatrice, figurant le pouvoir impérial, est l’objet, et sur laquelle le poète promet de dire des choses qui n’ont point encore été entendues, parole qu’il a tenue effectivement dans ses trois cantiques. On reprocha, et Dante se reprocha à lui-même plus d’une fois, non-seulement de ne pas être né Guelfe, mais encore d’avoir cédé à la crainte qu’inspiraient les hommes de ce parti, en ne parlant pas avec toute la fermeté et la franchise qu’il aurait dû mettre dans ses discours. Ainsi dans le premier ouvrage de Dante, la Vita nuova, il dit à l’occasion de la mort de Béatrice : « Quand cette noble dame fut sortie de ce monde, la ville resta comme veuve et privée de son ornement ; j’étais encore dans l’affliction au milieu de cette ville désolée, quand j’écrivis aux princes de la terre et du monde, pour leur faire connaître qui elle était. On trouvera peut-être mauvais que je ne rapporte pas ici cette lettre qui est en latin (langue des Guelfes) ; mais comme mon intention est de ne rien insérer dans ce présent livre qui ne soit en langue vulgaire (langue des Gibelins), et qu’en agissant ainsi, je remplis d’ailleurs les intentions de mon principal ami (Guido Cavalcanti, poète gibelin), je ne donnerai donc pas ma lettre latine. » Toutefois ce passage de la Vita nuova est accompagné de ces paroles latines tirées de Jérémie : Quomodo sola sedet civitas plena populo ? facta est quasi vidua domina gentium.

La mort de Béatrice coïncide, selon M. Rossetti, avec celles de l’empereur Henri vii et du pape Clément v (1313-1314). Dante, à l’occasion de ce dernier événement, et pour engager le clergé à ramener le saint-siège d’Avignon à Rome, écrivit une lettre latine aux cardinaux italiens qu’il surnomma, selon les formules de flatterie en usage alors, princes de la terre et du monde. Il accompagna même cette lettre de l’épigraphe tirée de Jérémie : Quomodo sola sedet civitas, etc. Cette condescendance pour les hommes guelfes, cette formule qu’on leur accordait par flatterie, ce titre qu’on leur disputait effectivement, indisposèrent le parti gibelin contre Dante, qui ne tarda pas à se reprocher à lui-même cette faiblesse. D’après les idées de M. Rossetti, tous les péchés dont s’accuse Dante dans ses poèmes se borneraient à cette faute ; la mort de Béatrice ne serait qu’un emblème de la colère de ses co-sectaires contre lui, et enfin les interrogations impérieuses de Béatrice au 31e chant du Purgatoire, ainsi que l’aveu si vague que Dante y fait de sa faute, auraient pour motif cette déviation apparente du poète gibelin vers le parti guelfe. Enfin, le dernier vers du morceau cité : da TAL giudice sassi, deviendrait une confirmation matérielle de ce que le commentateur avance, puisque, comme on l’a déjà dit, TAL est un signe conventionnel qui enferme les initiales de Teutonico, Arrigo, Lucemburghese, l’empereur Henri vii, qui était le grand juge dans cette affaire.

J’ai rapporté fidèlement l’opinion de M. Rossetti sur ce morceau de Dante. Cependant je dois avertir ce critique et les lecteurs qu’il y a abus et erreur dans le rapprochement des dates. Ainsi Henri vii est mort empoisonné avec une hostie, en 1313, et le pape Clément v a quitté le monde l’année suivante. Dante, né en 1265, avait 47 ou 48 ans vers 1314. Or, Boccace, dans la vie de Dante, qu’il a écrite, dit que ce poète, précisément contemporain de Béatrice, avait 26 ans lorsqu’il composa la Vie nouvelle, quelque temps après la mort de cette femme. « Egli primieramente, duranti ancora le lagrime della sua morta Beatrice, quasi nel suo vigesimo sesto anno, compose un suo vilumetto, il quale egli titolò : Vita nuova. » Sans croire que cette observation renverse entièrement le système que M. Rossetti présente pour expliquer ce passage de Dante, on doit cependant l’engager à mettre toute la précision imaginable dans la citation et le rapprochement des faits sur lesquels il établit ses inductions.

Mais je dois le dire, malgré ces erreurs partielles, et sans adopter complètement les idées de M. Rossetti sur le but essentiellement politique qu’il donne à tous les écrits de Dante et des auteurs de son siècle, il est impossible de ne pas convenir d’une part qu’ils renferment un sens allégorique que personne n’a encore découvert ni saisi, et que de toutes les clés données jusqu’à présent pour pénétrer dans ce sanctuaire, celle qu’a forgée M. Rossetti est encore celle qui ouvre le plus de portes. Comme j’ai critiqué ce commentateur sur un point important, je veux maintenant prouver par un exemple qu’il est loin d’avoir toujours tort. Parmi la quantité de preuves qu’il allègue pour démontrer que, sous le voile du mot amour et de tous les dérivés de cette parole emblématique, on cachait les espérances et le langage conventionnel d’une secte, il rapporte une chanson d’un certain Bracciarone de Pise, espèce d’apostat qui, après avoir fait partie de la secte gibeline, trahit ses secrets en exprimant le ressentiment auquel l’exposait sa désertion.


Nuova m’ è volontà nel cor creata
    Volendo proferisca e dica il grave
    Crudele stato ch’ è in Amor fallace.
    Però ch’ alquanto gia fui suo seguace,
    Vuol che testimonia rendane dritta,
    Ed alla gente rea faccia scoufitta
    Che seguon lui, e cantan del lor male,
    E danno laude a chi tanto gli sconcia ;
    Cio è Amor, che non stanchi si veno (vedono)
    Di coronar lo impero d’ ogni bene.
    Li matti che si copron del suo scudo
    Il qual manco è che di ragnolo tela !

    Come la gente non di lui s’ accorge ?
    A prender guardia da’ suoi inganni felli
    Che a Deo li fa, e al monde ribelli !


« Une nouvelle volonté née dans mon cœur me force de dire, de faire connaître ce qu’il y a de triste et de terrible dans ce qui constitue l’Amour trompeur ; et par cela même que j’ai été dévoué à cet Amour, ma volonté exige que je rende témoignage de ce que je sais et que je poursuive et démasque cette tourbe coupable de gens qui suivent ses lois, qui célèbrent par leurs louanges ce qui fait leur malheur et leur perte, c’est-à-dire cet Amour qu’ils ne se lassent pas de voir couronner comme le maître et la source (impero) de tout bien. Les insensés ! ils se couvrent de son bouclier qui est moins qu’une toile d’araignée ! Comment tout le monde ne le démasque-t-il pas ? Comment chacun ne se tient-il pas en garde contre les embûches perfides qui rendent tous ceux qui se dévouent à lui, rebelles envers Dieu et les hommes ? »


Le poète renégat continue :


Non gia me coglieranno a quella setta !
    Alcuna volta fui a sua distretta…
    Ne suo servo era, ne signor ben meo
    Onde m’accorsi del doglioso passo…
    E quasi Deo venia dimenticando,
    Onde del tutto gli aggio dato bando.
    Miri, miri catuno, e ben si guardi,
    Di non in tal sommettersi servaggio,
    Che adduce quanto dir puossi di male,
    Che questa vita tolle e l’Eternale.
    O miseri, dolenti e sciagurati,
    Ponete cura bene u’vi conduce
    Il vostro amore, ch’al malvagio conio
    Odiar via più l’areste che’l demonio.


« Ils ne me reprendront plus dans cette secte !… Plus d’une fois j’y ai été enlacé…, mais il (l’Amour) n’a plus été mon seigneur, et j’ai cessé d’être son esclave, du moment que j’ai reconnu le pas dangereux où j’étais engagé. Je l’ai quitté (l’Amour) lorsque je me suis aperçu que j’oubliais Dieu. Faites attention, vous tous, de ne pas tomber dans une servitude qui produit autant de maux qu’on en peut énumérer, qui détruit la vie présente et la future. Ô malheureux ! prenez bien garde où vous conduit votre amour, car un jour il vous paraîtra plus affreux, et vous le haïrez plus que le démon ! »


Cette chanson et une autre, écrite avec une imprudence tout aussi périlleuse, ayant attiré sur Bracciarone la vengeance des sectaires qu’il avait compromis, le poète exprima dans une nouvelle pièce de vers, la double haine à laquelle sa position le mettait en butte, entre la vie et la mort, ce qui veut dire entre les Gibelins et les Guelfes, ou les impérialistes et les papistes. Il dit donc :


Io dell amore deggio esser temente :
La vita dunque e’l morir mi contara,
Poi d’ogni parte sol mi veggio odiare…
Che vita m’odia e morte mi minaccia.
Di che ora mi taccio,
A non parlar volerne più avante ;
Che parlato aggio, dettone sembiante,
Che alcun mi puote ben aver inteso.


« Pour moi je dois redouter l’amour. La vie et la mort me sont donc contraires, et la haine me vient de tous les côtés, puisque la vie me hait et que la mort me menace. Mais je me tais maintenant sur ce sujet ; je ne veux pas en dire davantage parce que, d’après mes paroles et ce que j’ai indiqué, chacun peut m’avoir bien entendu. »


Tout lecteur sincère conviendra que, sans l’explication donnée par M. Rossetti, c’est-à-dire sans l’admission d’une secte et d’un langage figuré, ces vers du Bracciarone, de fort clairs qu’ils sont, deviennent un amphigouri inexplicable. Or, j’affirme sans crainte d’être contredit, qu’il y a une foule de passages, et même des volumes entiers de Dante, de Pétrarque et de Boccace, qui offrent précisément le même genre d’obscurité que les chansons de Bracciarone.

Quand bien même les efforts du nouveau commentateur ne l’auraient pas mené au véritable but qu’il se propose d’atteindre, il faut lui savoir gré de ses travaux ; car enfin, s’il n’a pas encore trouvé la véritable clé pour pénétrer dans l’intelligence des écrits italiens des xiiie et xive siècles, il a bien démontré au moins qu’il en faut une, et une seule, puisque le langage figuré, employé par les poètes et les prosateurs de cette époque, a identiquement les mêmes formes, et qu’enfin Cino da Pistoia, Guido Cavalcanti, Dante Alighieri, Cecco d’Ascoli, Petrarca et Boccacio lui-même, dans des compositions d’un genre tout-à-fait différent, ont tous cependant adopté les mêmes personnages allégoriques, les mêmes symboles et le même argot.

Boccace, considéré comme gibelin, comme sectaire, comme anti-papiste, comme écrivant l’argot de la science d’amour, est peut-être, de tous les hommes avec lesquels il vient d’être associé, le plus curieux à étudier, et celui dont les ouvrages ont fourni à M. Rossetti les bases les plus solides pour fonder son système. Boccace n’est connu aujourd’hui que par les nouvelles de son Décameron, et c’est à peine si l’on se souvient ou si l’on sait que cet écrivain, outre ses travaux purement scientifiques, a laissé des poèmes et surtout des romans qui eurent une très grande vogue jusqu’à la fin du xvie siècle. Au nombre de ces dernières productions, on distingue le Filocopo ou Filocolo, qui renferme les aventures de Biancofiore e Florio, la Fiametta, le Labyrinthe d’Amour et son Songe, narrations en général fort longues, et dont personne jusqu’ici ne croyait avoir deviné le véritable sens. M. Rossetti a fait sur ces romans, et particulièrement sur le Filocopo et la Fiametta, des recherches critiques dont le développement et les détails sont trop étendus et trop multipliés, pour qu’il soit possible d’en donner un extrait. C’est une comparaison continuelle des mêmes allégories, des mêmes personnages et du même langage figuré que Boccace, Pétrarque et Dante ont également employés, quoiqu’en traitant des sujets dont la contexture ou la fable était toute différente. On ne saurait engager trop vivement les personnes qui suivent sérieusement l’étude de la langue italienne à consulter cet intéressant travail, ne fût-ce que pour familiariser leur esprit avec les idées, le tour de phrase et les mots qui distinguent les écrits de ces trois hommes ; mais, je le répète, il faut renoncer à donner ici une idée même sommaire de ces longs romans emblématiques.

Cependant, pour fixer l’opinion du lecteur sur la nature et l’importance des études que M. Rossetti a faites sur les compositions romanesques de Boccace, je choisirai l’une des plus courtes, une espèce de nouvelle intitulée Urbano, dont je donnerai un extrait rapide, en indiquant concurremment le sens caché que notre commentateur a cru y découvrir.

« L’empereur Frédéric Ier, étant à la chasse et poursuivant avec ardeur un sanglier, s’égare dans une forêt sauvage, près de Rome. La nuit vient, et à grand’peine il se dirige vers une petite lumière qui brillait dans une pauvre cabane. Il y entre, et y trouve une jeune et belle fille toute seule. Il l’interroge sur son sort. La fille répond que sa famille a été cruellement réduite par la mort, qu’il ne lui reste que sa mère et son père, qui, pauvres, sont forcés de tenir une auberge à Rome. L’empereur devient amoureux de la jeune fille, et quand il l’a vaincue, il lui passe un riche anneau au doigt, en lui disant qu’avec de la discrétion ils pourront vivre heureux ensemble. La mère revient, et s’aperçoit bientôt de la grossesse de sa fille, qui lui avoue sa faute. Cette femme fait confidence du malheur de sa fille à son mari, qui, sans connaître le séducteur, offre sa maison pour les couches. L’amante de Frédéric met au monde un fils, auquel on donne le nom d’Urbano.

« À quelques jours de distance, l’impératrice accouche également d’un fils auquel Frédéric donne le nom de Speculo ; puis enfin la vieille mère et l’impératrice meurent presque en même temps. »

Avant de poursuivre l’analyse de ce roman, voyons comment M. Rossetti en explique l’exposition. La forêt sauvage et remplie de bêtes féroces figure, comme dans les poèmes de Dante et des autres écrivains ses contemporains, l’Italie devenue la proie des papes et de la barbarie. La jeune fille est la Secte avec laquelle Frédéric Ier contracte une union secrète ; la Secte se disait l’épouse de l’empereur, par opposition à l’Église dite épouse du pape. La mère de la jeune fille indique les sectes antérieures qui régnaient depuis long-temps en Italie, et que Frédéric modifie et renouvelle dans son intérêt, par l’intermédiaire de la jeune fille et par le fils qu’il en a. Cet enfant de sang tout à la fois impérial et populaire est l’emblème du jargon, de l’argot de la secte. On le nomme Urbano, c’est-à-dire le représentant, l’organe de la classe bourgeoise, tandis que le fils de l’impératrice, son frère par consanguinité paternelle, est appelé Speculo comme devant être le miroir où ira se réfléchir tout ce que dira ou fera Urbano. Enfin l’hôtellier, le père de la jeune fille, figure l’ensemble de la population, le peuple qui ignore d’où vient l’argot qu’il adopte. Reprenons maintenant l’analyse du roman.

« Les deux jeunes gens, Speculo et Urbano, élevés avec soin, l’un à la cour, l’autre chez l’hôtellier, grandissent, se forment. Urbano va à la cour impériale, et malgré l’obscurité de sa naissance, contracte une étroite amitié avec Speculo. Ils s’aiment comme des frères, et leur familiarité devient si grande, que l’hôtellier se croit obligé d’en faire reproche à Urbano, qui se résout à servir le public dans l’auberge, ce qu’il continue de faire jusqu’à ce qu’il ait atteint, ainsi que Speculo, l’âge de 14 ans.

« Il arrive alors que trois frères florentins, commerçans, viennent dans l’auberge. L’aîné, Blandizio, frappé de la ressemblance d’Urbano avec le fils de l’empereur, Speculo, propose à ses frères de profiter de cette circonstance pour mettre à fin une entreprise importante. « Vous savez, leur dit-il, que le grand soudan de Babylone (le pape), par fierté ou par avarice, ne paie pas le tribut qu’il doit, et qu’il est d’usage d’envoyer à Rome ; que, malgré les fréquentes sollicitations de notre empereur, il ne se départ pas de son refus obstiné, ce qui va donner lieu à une guerre terrible entre ces deux souverains. Si je ne me trompe, ajoute le frère, le soudan craint les résultats de cette guerre et désire d’entrer en conciliation avec l’empereur de Rome. Faisons donc prendre à Urbano des habits semblables à ceux de Speculo, pour lui faire porter une fausse paix à Babylone, et tirer, par ce moyen, des mains du soudan, un bon cadeau. » Le projet est adopté par les deux autres frères, et Urbano se prête à son exécution. On s’embarque à Genova (terre nouvelle). Pendant la traversée, Blandizio apprend à Urbano que le soudan de Babylone a une fille, et il s’efforce, avec ses frères, d’engager le jeune ambassadeur à l’épouser. Urbano, qui n’est pas la dupe du projet des trois Florentins, ni des caresses qu’ils lui font, profite de leur zèle intéressé pour faire le voyage et aller, comme il le désire, secrètement à la cour du soudan. Urbano est reçu comme le fils légitime de l’empereur. Il y trouve la fille du soudan, Lucrezia, dont il demande la main, qui lui est accordée avec empressement. Or Lucrezia, tendrement aimée de son père et de sa mère, dit Boccace, avait près de quinze ans et paraissait non une chose humaine, mais divine, tout nouvellement descendue du paradis. Entre autres mérites, elle avait celui de travailler merveilleusement de ses mains, ce qui faisait qu’il n’était question que d’elle dans tout le pays. Le mariage se fait, et au moment du départ des deux nouveaux époux, l’opulente mère de Lucrezia donne au patron du navire qui doit l’emmener, un pavillon, une tente richement tissue et travaillée, et enfin elle remet à sa fille deux pierres d’Orient, en lui conseillant de les cacher dans l’ourlet de sa chemise ; puis, s’adressant à son gendre, elle lui recommande son enfant en lui disant qu’il est désormais son premier et son dernier soutien. Urbano, sa Lucrezia accompagnée seulement de sa nourrice qui ne la quitte jamais, et les trois Florentins se rembarquent. Le patron du vaisseau met la voile. »

Arrêtons-nous encore un instant pour éclaircir la partie du récit qui précède. Les trois frères florentins représentent les sectaires tous occupés de l’idée de faire recouvrer à l’empereur les droits que lui dispute le pape, ou soudan de Babylone ; pour cela, ils imaginent d’introduire dans sa cour, sous les habits du fils légitime de l’empereur, Urbano déguisé, qui, comme on l’a déjà vu, n’est autre chose que le jargon, l’argot de la secte personnifié. Or, puisque le soudan c’est le pape, son épouse est l’église, et sa fille (Lucrezia, ainsi nommée à cause du lucre dont elle est la source) est nécessairement la théologie catholique, « paraissant, comme dit Boccace, non une chose humaine, mais divine, et tout nouvellement descendue du paradis. » Par l’union d’Urbano avec Lucrezia, le romancier enseigne que la langue de la secte, pour devenir parfaite et dérouter complètement ses antagonistes, doit être un composé d’argot et de théologie, comme Dante, Francesco da Barberino, Cecco d’Ascoli, Petrarca et Boccacio lui-même l’ont employé. Enfin les deux pierres d’Orient représentent la double clé de cette langue double et trompeuse, dernière ressource de l’église, selon l’idée et l’espoir des sectaires anti-papistes, pour sauver la théologie catholique des dangers qui la menacent. Quant à l’antichissima Balia, la vieille nourrice qui a allaité, élevé Lucrezia, et qui seule la suit après son mariage, c’est la Bible. Nous verrons plus tard qui peut être le patron de la barque, et je reprends le roman de Boccace.

« Après avoir tenu la mer quelque temps, les voyageurs arrivent et débarquent à une île nommée Dispersa (perdue), remplie de bêtes féroces, mais particulièrement de lions. Urbano et Lucrezia, pour qui on dresse la tente donnée au patron, y entrent avec la vieille nourrice. Les jeunes époux reposent ensemble. Ils dormaient encore quand les trois Florentins, tentés par leurs richesses, prennent la résolution de s’en emparer en tuant les deux jeunes gens. Le patron s’oppose à ce double meurtre, mais fuit avec les trois Florentins et le trésor ; et tous quatre ils s’en vont à Paris vivre dans le luxe et les plaisirs. À leur réveil, les jeunes époux connaissent leur sort. Urbano avoue tout à Lucrezia, sa naissance et la fourberie à laquelle il s’est prêté pour l’épouser. Mais Lucrezia aime déjà son époux ; elle lui pardonne, elle sera même heureuse de vivre et de mourir son épouse. Urbano, Lucrezia et la nourrice sont sur le point de mourir abandonnés, quand le patron d’un vaisseau, voyant de loin le pavillon qui les couvre, aborde l’île Dispersa et les arrache à la mort qui les menaçait. Le pieux patron, comme dit Boccace, consola la fille du roi de Babylone et la conduisit à Naples (ville neuve), expression fréquemment employée dans les romans mystiques. Là, Lucrèce, pour témoigner sa reconnaissance au patron Gherardo qui les a sauvés, lui fait cadeau du riche pavillon qu’elle tenait de sa mère. Urbano et Lucrezia, vêtus comme de pauvres pèlerins, s’acheminent vers Rome. Urbano va se présenter à l’hôtellier, le mari de sa mère, qui le chasse en lui disant des injures. Sa mère, au contraire, qui le croyait mort, le reçoit avec tendresse et lui procure une retraite sûre chez une veuve de ses amis. Bientôt la veuve, la mère et les deux époux vont au Capitole ; et Lucrezia ayant tiré de ses deux pierres orientales une somme de sept mille ducats, dont elle met la moitié en réserve, les deux époux vivent pompeusement dans un beau palais voisin de celui de l’empereur. Jamais la mère d’Urbano ne put savoir de son fils, ni de la nourrice, qui était Lucrezia ; mais comme elle la reconnaissait pour une personne de mérite, dévote et bien élevée, elle l’estimait. Enfin, pour abréger cette histoire dont les détails vers la fin se multiplient extrêmement, il suffira de dire que les trois frères florentins, venant de Paris comme ambassadeurs du roi de France auprès de l’empereur à Rome, sont reconnus par Lucrezia, qui, pour se venger d’eux, les force, dans un banquet qu’elle donne à l’empereur, d’avouer toutes les supercheries qu’ils ont employées pour lui faire épouser Urbano. De là la reconnaissance d’Urbano par son père Frédéric et celle de sa mère qui devient l’impératrice Silvestra. »

À travers le voile allégorique de ce roman, on distingue évidemment la naissance, les progrès, les vicissitudes, et enfin le triomphe rêvé par les Gibelins, de leur secte antipapiste et du jargon qu’elle avait adopté. Cette île déserte (Dispersa) où s’opèrent la désunion et la dispersion des sectaires trahis par quelques-uns d’entre eux ; l’aveu d’Urbano à Lucrezia lorsqu’ils sont abandonnés, qui peint si clairement les ménagemens et les concessions que les partis opposés étaient obligés de se faire entre eux ; ce pavillon brillant, espèce de drapeau catholique qui sert de sauvegarde à Urbano et à Lucrezia ; le patron de vaisseau qui vient au secours de la secte pour la garantir des lions de l’île, lions qui indiquent l’influence des Français contre le parti gibelin en Toscane ; les deux époux représentant, sous les habits de pauvres pélerins allant à Rome, la secte malheureuse, presque réduite à rien ; cet hôtellier, le peuple, qui ne reconnaît plus Urbano, parce qu’il y a long-temps qu’il ne l’a vu, et qu’il le revoit dans la disgrace ; les deux époux, ou la secte qui met enfin le pied sur les marches du Capitole, le but de tous ses désirs, la cause de ses malheurs, l’objet constant de ses efforts, et enfin tant d’autres allégories qui, de ce qu’elles ne sont pas claires pour notre siècle, n’en étaient peut-être que plus frappantes pour celui où elles ont été employées, sont trop patentes et parfois trop faciles à saisir pour croire qu’au moins, en commentant l’Urbano de Boccace, M. Rossetti se soit trompé.

Au surplus, nous répéterons que les travaux de M. Rossetti sur ce dernier écrivain sont certainement ce qu’il y a de plus fort et de plus concluant en faveur de l’opinion qu’il a émise sur l’existence d’une secte antipapiste, et sur l’usage, la nature et le caractère du jargon figuré qu’elle employait dans les xiiie et xive siècles.

Quoique je ne puisse dissimuler que les analyses critiques que M. Rossetti a faites des romans si obscurs de Boccace, aient singulièrement corroboré dans mon esprit la puissance des observations analogues appliquées aux ouvrages de Dante et de Pétrarque, cependant je dois signaler quels sont les écrits de ces deux derniers qui, à mes yeux, atténuent la force de l’opinion du nouveau commentateur sur le sens politique qu’il attribue exclusivement à leurs ouvrages. Ce sont, d’une part, la lettre sans titre, Epistola sine titulo, de Pétrarque ; de l’autre, le livre de la monarchie, de Monarchia, de Dante. On peut facilement se convaincre qu’il est impossible d’aller plus loin, en matière de reproches et même d’injures, que ne l’a fait Pétrarque dans sa Lettre sans titre, à l’égard des souverains pontifes et des cardinaux de son temps. Diderot lui-même, dans ses saillies les plus vives contre les prêtres, n’en a pas dit beaucoup plus. Or cette diatribe virulente, ainsi que plusieurs autres lettres non moins acerbes du chantre de Laure, sont écrites en latin, que tous les gens bien élevés de cette époque entendaient et écrivaient couramment. Pourquoi donc, puisque Pétrarque avait la faculté de se mettre si bien à son aise à l’égard des papes, dans sa prose latine, se serait-il cru obligé d’employer un jargon indéchiffrable, pour traiter le même sujet en langue vulgaire ? Et par quelle raison l’inquisition, qui avait fait brûler Cecco d’Ascoli pour avoir dit des vérités ou des injures toutes semblables dans son poème de l’Acerba, écrit en italien, a-t-elle ménagé Pétrarque, qui l’avait offensée en latin, qu’elle et tant d’autres entendaient si bien ?

Je ferai les mêmes questions au sujet de Dante et de son livre de la Monarchie. Dans cet ouvrage, Alighieri traite ouvertement et philosophiquement la question de savoir si la puissance impériale relève du pape ou de Dieu ; et, après avoir fait une distinction tout aussi précise et aussi rigoureuse que l’on pourrait l’établir aujourd’hui, entre la puissance spirituelle et la temporelle, il conclut que l’autorité de l’empereur relève immédiatement et exclusivement de Dieu. Encore une fois, je le demande, si, vers 1313, en Italie et sous les foudres du Vatican, Dante avait la faculté de se déclarer hautement antipapiste et de s’expliquer, comme il l’a fait, d’une manière rigoureusement philosophique sur cette question, pourquoi a-t-il pris tant de peine toute sa vie à dresser une énorme charpente allégorique sur laquelle il aurait plaqué des rébus, des énigmes, et toute une langue hiéroglyphique, dont le sens total, dont le dernier mot enfin, se trouverait dans sa lettre à Can-le-Grand ou dans son livre de la Monarchie ?

Malgré la force de ces objections que je transmets avec la même sincérité que je me les suis faites, je l’avoue, l’opinion de M. Rossetti m’a ébranlé. Son livre contient ou une erreur ou un paradoxe. Dans le premier cas, il est indispensable de le combattre victorieusement ; dans le second, il faut avoir le courage et surtout le talent d’amener le paradoxe jusqu’à l’état de vérité. Je ne me suis pas senti assez fort pour commencer ouvertement l’une ou l’autre de ces entreprises, mais comme il se trouve en ce moment en France un assez grand nombre d’Italiens savans et lettrés, et que l’on compte même au nombre de nos compatriotes quelques hommes profondément versés dans la littérature italienne du moyen âge, j’ai pensé qu’une exposition impartiale du système de M. Rossetti sur l’esprit et la lettre des écrits de Dante, de Pétrarque et de Boccace, ferait naître l’idée de lire et d’étudier un livre écrit avec trop de bonne foi et d’érudition pour ne pas obtenir au moins les honneurs d’une critique sérieuse.

D’après les idées de M. Rossetti, il y aurait dans les poésies de Dante et de Pétrarque, ainsi que dans les romans de Boccace, quelque chose encore que ces hommes n’ont jamais entièrement exprimé dans leurs écrits latins. Il semblerait, à entendre le nouveau commentateur de la Divine Comédie, qu’une grande et éternelle vérité, partie de la bouche des Orphée, des Thalès, des Pythagore, et bondissant d’écho en écho jusqu’à nous, par l’intermédiaire des prophètes, de Platon, des sibylles, de Virgile et de Boétius, a été recueillie enfin, tenue voilée, mais exactement transmise aux générations modernes, par une succession de sectaires, comme les manichéens, les templiers, les patarins, les gibelins, les rosecroix, les sociniens, les swedenborgiens, les francs-maçons, et enfin les carbonari.

Ici il faut abandonner la question, jusqu’au temps au moins où des recherches nouvelles, mieux coordonnées et plus concluantes donneront lieu à un examen plus rigoureux et mieux approfondi. Qu’il y ait eu, aux xiiie et xive siècles en Italie, une espèce de conjuration contre les abus de la cour de Rome, et que pour exprimer des plaintes à ce sujet, et avec force, sans porter ombrage à l’autorité pontificale, on ait adopté un système de machines poétiques, une langue figurée, un argot, qui servissent de bouclier protecteur aux mécontens, on peut le croire, car l’ouvrage de M. Rossetti le démontre assez clairement ; mais quant à préjuger plus profondément de l’état de la conscience religieuse des hommes et en particulier de celle des poètes et écrivains de cette époque, je ne puis le faire ; les documens sur ce sujet ne suffisent pas. Aussi me demanderai-je en terminant comme en commençant : Dante était-il hérétique ?


É. J. Delécluze.
  1. Quelque étrange que puisse paraître le système qui fait l’objet de cette exposition critique, nous avons cru devoir accueillir le travail consciencieux de M. Delécluze. Il est bien entendu, on le comprendra sans peine, que nous n’assumons pas la responsabilité des conclusions. (N. d. D.)
  2. Muratorii Script., vol. 9, pag. 459.
  3. Struvius, hist. germ., Pars ix, sect. 4.