Dante à Ravenne
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 446-457).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

DANTE À RAVENNE


CORRADO RICCI : L’ULTIMO RIFUGIO DI DANTE[1]


« En ce temps-là, le seigneur de Ravenne, fameuse et antique capitale de la Romagne, était un gentilhomme appelé Guy le Jeune, de la maison de Polenta, lequel, nourri aux études libérales, estimait par-dessus toute chose les hommes de mérite, et principalement les savants. Ayant appris que Dante, désormais privé d’espérance, se trouvait en Romagne (et ayant eu depuis longtemps connaissance de son mérite), ce prince, ému d’une telle détresse, résolut d’accueillir le poète et de lui faire honneur. Il n’attendit même pas d’en recevoir la demande, mais, d’une âme généreuse, considérant la pudeur qui arrête l’homme de cœur, il lui fit le premier des offres et des avances, demandant au poète comme une grâce spéciale ce qu’il savait que celui-ci voulait lui demander : à savoir, qu’il lui plût de demeurer chez lui…

« Dante se fixa donc à Ravenne, ayant perdu toute espérance (mais non pas tout désir) de retourner jamais à Florence, et il vécut là plusieurs années sous la protection de ce gracieux seigneur, y faisant par ses leçons plusieurs élèves en poésie… Mais, comme à chacun vient son heure, environ la moitié de sa cinquante-sixième année, il tomba malade et, ayant reçu chrétiennement les sacrements et demandé pardon à Dieu de tout ce qui pouvait lui déplaire et qu’avait fait en lui la naturelle faiblesse, réconcilié de ses péchés, au mois de septembre de l’an 1321, en la fête de l’exaltation de la sainte Croix, à l’immense deuil du susdit prince et de toute la ville de Ravenne, il rendit à son Créateur son esprit tourmenté ; et je ne doute pas que son âme n’ait été reçue dans les bras de sa très noble Béatrice, avec laquelle, dans la présence de Celui qui est le souverain bien, délivré enfin des misères de ce monde, il jouit de la béatitude qui n’aura pas de fin. »

Je n’ai pu résister au plaisir de traduire cette page de Boccace, dont j’aurais voulu conserver le charme original. En ces jours où l’Italie, par la voix de ses savants et de ses hommes d’État, commémore le plus illustre de ses enfants et célèbre le prophète de son unité nationale, nous ne pouvions être absents de l’hommage du monde à la tombe sacrée. Y a-t-il parmi nous « une âme née latine » et qui demeure étrangère à la religion de l’Italie ? Y a-t-il un homme simplement homme qui refuse sa gratitude à l’aîné des poètes modernes, le premier qui ait fait rendre à la muse du moyen âge les accents d’une humanité qui nous émeut encore, et qui soit pour le monde chrétien quelque chose comme un autre Virgile ou un second Homère ?

Il faut un guide pour le voyage : je me servirai du beau livre que M. Corrado Ricci, l’éminent directeur du Museo nationale, a consacré jadis, avec une piété touchante, au séjour de Dante à Ravenne. Le livre date déjà de trente ans ; je n’ai pas vu encore la nouvelle édition qui nous en est promise. J’ignore ce que l’auteur y aura corrigé de ses premières conjectures ; j’ajouterai çà et là les retouches qu’ont apportées les plus récentes découvertes.

C’est sans doute en 1317 que Dante devint l’hôte de Guy de Polenta. Boccace, — bien informé des choses, puisqu’il se renseigna sur place et put connaître encore quelques survivants de la société de Dante, comme le notaire Pierre Dujardin, et surtout le fils du poète, Pietro Alighieri, — nous apprend que le séjour de Dante dura « plusieurs années. »

On ne retrouverait guère dans la Ravenne d’aujourd’hui la Ravenne que Dante a connue. La sous-préfecture endormie avec ses palais vénitiens, son air d’aristocratie provinciale, ressemble peu, excepté par l’abandon et le délabrement, à la ville du moyen âge. Cette ville alors amphibie, à demi aquatique, flottante comme une autre Venise au milieu du delta du Pô, qui l’enlaçait dans un de ses coudes, la traversait par un de ses bras, le Padenna, a perdu aujourd’hui jusqu’à cette lente vie que lui versaient des eaux languissantes. Beaucoup de monuments, débris des anciens âges, la Porte d’Or, la basilique de Sainte-Ourse, Saint-André des Goths, Sainte-Croix, existaient encore, qui ont disparu dans la suite. Des constructions élevées par Guy de Polenta, il reste aujourd’hui peu de chose. Son palais, visible encore à l’angle de la via Mazzini, demeuré à peu près intact il y a soixante ans, a été défiguré au milieu du siècle dernier. La maison, qu’une plaque signale comme celle de Dante, est une maison de la Renaissance qui ne présente aucun titre à cette antiquité.

Quant aux fresques de Santa Maria in Porto, qui représentent la vie de Pierre degli Onesti, on n’a pas manqué d’y reconnaître, dans un des groupes d’assistants, la figure de Dante et celle de son patron et aussi, pendant qu’on y était, celle de Françoise de Rimini. De semblables découvertes, qui viennent de se multiplier, — d’une façon vraiment miraculeuse, — à l’approche du centenaire, doivent être regardées comme des effets de la foi. Je ne puis entrer ici dans la question très délicate de ce qu’on appelle le « portrait » de Dante, ou plutôt de la manière dont s’est précisé peu à peu le masque légendaire, tel qu’il se fixe au XVIe siècle dans la fresque de Raphaël et dans le bronze de Naples, avec son visage creux, d’un relief impérial, et sa moue d’un sublime dégoût. Il est certain qu’une telle image représente une tradition d’artistes, un chef-d’œuvre de ciselure, longuement travaillé par des général ions de médailleurs et de stylistes, et où l’on ne sait plus bien ce qui reste de la physionomie réelle et du document primitif. Le masque de Dante, à tout prendre, n’a peut-être rien d’un portrait, mais c’est une des plus belles créations du génie de l’Italie.

Chose curieuse ! Tandis que la figure de Dante, sous la main des artistes, prenait de plus en plus un caractère sérieux, tragique, la légende populaire, orale, se développait en sens inverse, et lui prêtait au contraire un aspect d’irrévérence et d’ironie. L’esprit de saillie, de repartie, le diseur caustique de mots piquants, qu’on ne prend jamais sans vert et qui trouve réponse à tout, voilà l’image que nous présente ce folk-lore dantesque. Le poète y devient un bouffon génial, une sorte de gracioso que ne démonte nulle avanie de la cour, et qui toujours triomphe et a le dernier mot : telle est la traduction populaire de la supériorité d’esprit. Il n’est pas jusqu’à la fameuse anecdote, rapportée par Boccace, des deux femmes de Vérone, dont l’une dit à l’autre : « Tu vois ? Cet homme-là, il va en enfer quand il veut. — Je le crois bien, fait la seconde, il est si noir et si brûlé ! » il n’est pas jusqu’à cette historiette (d’autres placent la scène à Ravenne), qui ne doive se lire avec un sourire : on y surprend cette malice ingénue et demi-naïve, ce côté de farce et de burlesque qui est si frappant à observer dans les Enfers du moyen âge. Il ne manque même pas de traits où Dante fait une figure assez inattendue. L’amant idéal de Béatrice apparaît par moments comme un bon vivant, presque comme un pendant de Rabelais. Sans doute faut-il se garder de prendre à la lettre ces bavardages. Le peuple a de singulières façons d’honorer ses héros ; n’oublions pas que l’Italie est le pays de Roland furieux. Mais peut-être la figure hiératique de Dante, l’idée du poète vengeur, le fantôme figé dans son attitude d’Isaïe ou de Savonarole, sont-ils encore plus faux et plus éloignés de la réalité que ces fables vulgaires. A travers les voiles savants de ses allégories, Dante laisse fort bien entrevoir qu’il a aimé plus d’une fois. Boccace trouve à reprendre en lui le goût des femmes, et le poète lui-même, qui côtoie seulement les tortures de l’autre monde, traverse dans le Purgatoire les flammes où se purifie le péché de luxure[2]. On a souvent observé l’étonnante indulgence, l’accent d’immense pitié avec lesquels, dans son Enfer, il traite les fautes de la chair. Tendre, touchant aveu de fragilité humaine, à laquelle nous devons le chant divin de Francesça !

Cette poussière de faits douteux, d’anecdotes suspectes, est-ce là tout le souvenir que Ravenne a conservé de son hôte immortel ? N’est-ce pas encore une fois dans les vers du poète qu’on a chance de trouver l’histoire de son âme et l’image de ses impressions dans son dernier asile ? M. Corrado Ricci croit reconnaître en plusieurs endroits du poème des reflets de Ravenne. On voyait dans l’église de Saint-Jean l’Évangéliste une feuille d’albâtre, derrière laquelle on entretenait une lumière. Dante compare à cette flamme l’âme d’un de ses élus,

Che parve fuoco dietro i alabastro.

Peut-être un souvenir de la mosaïque de Saint-Vital, ce grand tableau d’histoire où l’époux de Théodora nous apparaît dans tout le faste des pompes de Byzance, peut-il se discerner dans ces vers :

Cesare fui e son Giustiniano

Et je me demande encore si certaines images de la dernière Cantica, la vision du fleuve de feu, ces ruissellements de topazes d’où jaillissent des étincelles, comme autant de lucioles qui retombent bientôt dans la nappe embrasée, si ces éblouissements d’émeraudes et de saphirs, si ces torrents de pierres précieuses qui illuminent le Paradis, ne tiennent pas quelque chose de ces prodigieuses mosaïques qui dorent ou azurent les absides de Ravenne, où toutes les figures revêtent l’éclat des gemmes et où la lumière, glissant sur les cubes d’émail inégaux, y répand ses vibrations et ses frémissements.

Avec moins de peine encore retrouverait-on en cent endroits le paysage et le passé de Ravenne : le tableau du delta du Pô, ou la vision solitaire

Di nostra Donna in su’l rivo adriano.

Dans ce poème qu’il faudrait lire comme un guide de voyage, dans cette Odyssée où Titube, de la Sicile au Frioul, de Gênes aux bouches du Quarnaro, est décrite tout entière, où chaque ville se dessine avec son site, son aspect, ses saints et sa légende, ses familles et son histoire, la Romagne, dit M. Ricci, est, après la Toscane, le pays qui occupe la première place. Mais entre les beautés qui égalent en mélancolie à la campagne de Rome la campagne de Ravenne, se trouve ce débris de forêt, chanté par les poètes, semblable sur ses dunes à une notre colonnade à demi écroulée, et qu’on appelle la Pinède. E.-M. de Vogué lui a consacré naguère ici même une page éloquente. Chateaubriand la peint au passage dans une image rapide : « L’antique forêt que je traversais était composée de pins esseulés ; ils ressemblaient à des mâts de galères engravées dans le sable. » C’est là que Dante a placé l’entrée du Paradis terrestre : c’est elle qu’il dépeint, « la divine, l’épaisse, la vivante forêt, qui tempérait aux yeux l’éclat naissant de l’aurore, et dont le sol de toutes parts exhalait ses parfums. Un souffle égal et d’une invariable douceur me pressait le front, comme la caresse d’un vent suave… Les oiseaux pleins de joie recevaient les jeunes haleines du jour entre les feuilles qui formaient la basse de leurs concerts : tel ce murmure qui se propage de branche en branche dans la Pinède sur la grève de Chiassi, lorsqu’Éole délie le tiède Sirocco. »

Cette page admirable, ce prélude pastoral et d’une musique surnaturelle, qui précède, dans les derniers chants du Purgatoire, l’apparition de Mathilde, pose une question très délicate : celle de la date où Dante composa la dernière partie de son poème. On va voir que ce problème n’est pas si facile à résoudre qu’on le pense. Pour M. Corrado Ricci, le doute n’est pas permis : tout le poème, à partir du chant XXVII du Purgatoire, fut écrit à Ravenne et en porte la marque. C’est afin d’achever son ouvrage dans la paix d’un séjour tranquille, que Dante quitta Vérone pour la petite cour fort modeste de Guy de Polenta. On peut aller plus loin, et M. Ricci pense avec plusieurs auteurs que les deux dernières Cantiche tout entières sont le fruit de la retraite de Dante dans l’ancienne capitale des Exarques. Les deux tiers de la Divine Comédie seraient donc postérieurs à l’année 1317. Seul l’Enfer eût été achevé quelque temps auparavant. On sait que Boccace, en effet, raconte que les treize derniers chants du Paradis ne furent pas publiés du vivant du poète ; le manuscrit fut retrouvé par miracle, huit mois seulement après sa mort. Une autre circonstance appuie cette conjecture. Dans une épître latine adressée au poète, au printemps de 1319, par un clerc de Bologne, Giovanni del Virgilio, ce jeune fanatique des études classiques reproche tendrement à Dante de perdre son génie à écrire dans la langue du peuple. « Pourquoi jeter des perles aux pourceaux ? Pourquoi prêter aux sœurs divines un vêtement indigne d’elles ? Les grandes actions de notre temps demeureront-elles sans poète ?… N’entends-tu pas le bruit des armes qui retentit dans l’Apennin, les tempêtes qui dissipent les flottes sur la mer Tyrrhénienne ? Prends ta lyre, éternise ces grands événements. » Dante répond à cette invitation par une charmante idylle. « Que faire, dit Mélibée, pour répondre à Mopsus ? — Tu connais, repart Tilyre, tu connais cette brebis que je préfère à toutes, aux mamelles opulentes et si gonflées de lait ; elle rumine à part sous un vaste rocher les herbes parfumées, sauvage, vagabonde, pourtant obéissante et douce : elle fuit la gaule et ment d’elle-même m’offrir ses pis féconds. C’est elle que je veux traire. J’enverrai à Mopsus dix jarres de son lait. » On reconnaît, dans ce langage subtil, la Muse du poète : la chèvre indépendante, sauvage, c’est le génie de Dante ; la montagne, c’est le Purgatoire ; les dix écuelles, ce sont dix chants que Dante vient nouvellement de terminer. Et l’on arrive ainsi à se persuader que le poète, dans l’été de 1319, travaillait encore à l’achèvement de la deuxième Cantica.

À ce système très ingénieux on peut en opposer un second. Il est malheureusement impossible de résumer ici les pénétrants articles de M. Parodi sur la composition du Poema sacro. Il suffit d’en indiquer brièvement les résultats et ce que le regretté professeur Mussaffia n’avait pas craint d’appeler une véritable découverte. M. Parodi fait ressortir, entre l’Enfer et le Purgatoire, une nuance considérable, presque une révolution dans les conceptions politiques de Dante. Dans l’Enfer, l’auteur est encore le Guelfe modéré, qui regarde l’Église comme l’aboutissement de l’histoire et l’Empire des Césars comme la préparation de l’institution divine. Dans le Purgatoire, au contraire, l’Empire apparaît, à côté de l’Église, comme une création également actuelle, également nécessaire : ce sont les deux Soleils qui montrent, l’un les voies du monde, l’autre les voies du ciel. En même temps, le caractère prophétique se précise : le vague symbole du Veltro, de l’énigmatique lévrier qui doit chasser les vices de la terre et mettre en fuite la louve, devient quelque chose de beaucoup plus positif sous ses formes encore sibyllines ; c’est le mystérieux DVX dont le visage, comme sous un heaume, se dissimule sous un chiffre, qui apparaît comme une date et comme une menace. C’est l’étonnante apocalypse des derniers chants du Purgatoire, la vision du char fracassé que doit relever un inconnu dont oh ne nous dit pas le nom, mais dont l’attente soulève le poète d’un immense mouvement d’espoir. Il est clair qu’entre les deux premières parties du poème, il s’est passé un événement qui a bouleversé de fond en comble les convictions de Dante : c’est l’avènement de cet Henri VII, qui fait partager au poète toutes les espérances du parti gibelin.

Pour la première fois depuis des siècles, on voyait un Empereur qui voulait être empereur. Il allait descendre en Italie et se faire couronner à Rome. Dans le chaos du monde, dans cette Europe sans tête, où la Papauté émigrait, abdiquait la Ville Éternelle, « se prostituait » aux bords du Rhône, où seul grandissait le pouvoir monstrueux du Roi de France, ce jeune homme, ce jeune dieu allait refaire l’ordre. Ces idées se formulent en système dans le De Monarchia. A mesure que le salut approche, l’enthousiasme du poète grandit, sa confiance s’exalte, éclate en apostrophes grandioses contre les ennemis qui l’ont proscrit, et finit par tourner, dans la fameuse lettre aux Florentins, en accents frénétiques de haine furibonde. Ainsi la politique de Dante se complète, à mesure que se développent les événements contemporains ; son poème reflète les passions successives qui agitèrent son cœur ; chacune des parties répond à une période de sa vie. Si l’Enfer trahit la douleur, les rancunes, la bile des premières années d’exil, le scandale et le noir chagrin qu’inspire le spectacle du désordre universel, le Purgatoire, traversé d’un grand souffle millénaire et d’une tempête d’espérance, exprime le transport du poète dans l’attente du sauveur, au moment où il crut rentrer en vainqueur à Florence et put se flatter d’y revenir en écrasant ses adversaires. Le poème devient un grand drame en trois actes, de caractères bien différents, dont chacun représente un âge, un épisode distinct de l’existence du poète. Au lieu d’un théorème abstrait, théologique, d’une construction analogue à la Somme de saint Thomas, on obtient une sorte de journal ou de biographie, écrite à des moments divers, répondant à des attitudes diverses d’une même pensée, agitée par tous les orages et exprimant dans toute sa suite et ses contradictions tragiques l’histoire morale du poète.

Si cette vue est aussi exacte qu’elle paraît séduisante, il en résulterait, sur la composition et le sens même de la Divine Comédie, des conséquences toutes nouvelles. Il est bien entendu que dans ces conditions le Purgatoire tout entier, y compris la vision finale, est nécessairement antérieur à la mort d’Henri VII (1313). La description de la Pinède qui se lit au XXVIIe chant, supposerait donc que Dante, dans le cours de sa vie errante, serait venu en Romagne une première fois avant de s’y fixer pour toujours en 1317. Cette conjecture assurément n’a rien d’invraisemblable. Elle pourrait se justifier par plus d’un vers de Dante. Elle expliquerait pourquoi le poète fit choix de ce séjour après l’écroulement de ses rêves, et serait revenu mourir dans ce grand mausolée de Ravenne, en pleurant le dernier Empereur parmi les ombres des derniers Césars.

Ce revenant qu’on voyait ainsi s’asseoir dans ce cimetière, le plus noble du monde après Rome, était lui aussi un vaincu, une grande épave de la vie. Une à une, il avait perdu toutes ses illusions : d’abord, son jeune amour, le sourire féminin de son adolescence ; puis, sa foi dans la grande lumière incorruptible de l’Église s’était flétrie ; enfin, l’arrivée d’un restaurateur du monde, le salut qu’il avait espéré, avec quelle ardeur ! d’un jeune prince victorieux qui remettrait sur pied la machine détraquée de l’univers, s’étaient trouvés encore des espérances mensongères ; toutes les grandes clartés de la terre s’étaient éteintes. L’une après l’autre, le poète avait perdu toutes ses raisons de vivre. Déçu maintenant, désabusé, sans foyer, sans patrie, il faisait subir à ses idées une transformation suprême ; son âme, fatiguée des luîtes et des querelles, se détourne de ce monde trop court et trop borné ; le poète, désormais à l’écart des luttes politiques, se réfugie dans la solitude, dans cette plaine infinie « où le grand fleuve se perd et embrasse la paix ; » et il vient achever, dans ce désert solennel où se défait Ravenne, le songe de sa vie.

C’est bien là qu’il devait écrire l’ultimo lavoro, la dernière strophe du poème, ce chant supra-terrestre où respire déjà le calme d’outre-tombe. Chateaubriand n’a fait qu’un mot d’esprit, quand il a dit que Dante avait « manqué son ciel. » Sans doute, il n’avait pas bien lu le Paradis. Cette dernière cantica ruisselle de beautés. Dante se détache de la terre. Il envisage notre globe comme un point infime de l’espace, dont les misérables intérêts ne lui arrachent qu’un sourire. Tout paraît désormais vu d’en haut, par immenses panoramas, comme par un homme qui plane. L’histoire entière se résume dans la sublime légende de l’aigle. Les violences s’apaisent. L’imagination du poète, qu’on se figure se délectant dans les tourments et dans les gênes, se noie avec ivresse dans les « splendeurs de Dieu. » Une bienveillance inconnue, une détente, une soif de tendresse et d’amour, remplace la fureur et la haine. Dans une page charmante, toute platonicienne, de son Banquet, le poète avait décrit les âges de la vie : il avait dépeint le bonheur du De senectute, lorsque le vieillard « retourne à Dieu, comme le voyageur rentre au port, en bénissant la route qu’il vient de parcourir. » Ce regard qui approuve, qui couronne, qui rend grâce de la vie et de la mort, le poète à présent le jette sur son passé. Du fond de sa jeunesse, lui remontent à la mémoire des images riantes de sa « vila nuova » ou de sa « vie en fleur : »

Donne mi parver non dal ballo sciolte
E come surge e va ed entra in ballo
Vergine lieta

« On eût dit de jeunes femmes qui, au milieu du bal, s’arrêtent, attentives, jusqu’à ce que l’orchestre ait repris la mesure… Et comme se lève et va et entre dans la danse une vierge riante et belle d’innocence, heureuse de faire honneur à la nouvelle épouse… » Et ce sont encore de merveilleuses images de l’enfance, les plus tendres « Madones » qu’ait peintes la poésie :

E come fantolin che inver la mamma
Tende le braccia, poi che il latte prese

Ou enfin ces magiques « nocturnes, » d’une mélodie intraduisible, et d’un enchantement inégalé depuis le per arnica silentia lunae,

Quale nei plenilunii sereni

Trivia ride tra le ninfe eterne

ou le vers miraculeux sur le « printemps éternel : »

Che notturno Ariete non dispoglia.

Ainsi le poète, dans ce testament, a fait sa paix avec la vie. Il n’a pas renoncé à toutes ses idées : seulement, il les ajourne, et n’assigne plus à Dieu, pour l’œuvre du salut, une échéance précise. Le poète exprime encore sa confiance dans un revirement des choses, qui les remettra dans leur sens et dans leur vérité, mais de plus en plus cette espérance se confond, dans un recul infini, avec le plan supérieur des espérances religieuses, qui peut-être ne sont pas faites pour se réaliser en ce monde. Il a, autant que jamais, ce double sentiment qui fait le poète épique : le sentiment profond d’une incurable décadence, et celui d’un réveil futur, mais dont l’époque se déplace et se transpose désormais dans le domaine de l’éternel.

Cependant, au milieu de ces sérénités, se montre encore la force des sentiments terrestres. On sent que le vieil homme n’est pas mort. Il caresse une dernière chimère, et c’est un trait nouveau, — combien émouvant ! — de l’évolution du poêle. Au début, et tout en déchargeant sa rage contre ses ennemis, il avait pris légèrement son parti de l’exil. Il parlait volontiers en citoyen du monde : « Nous dont la patrie est la terre, et qui y sommes partout chez nous, comme le poisson dans l’eau… » Il écrivait ainsi tant qu’il avait pu croire son exil provisoire. A présent, il venait encore, en termes magnifiques, de repousser une offre d’amnistie humiliante : « Ce n’est pas tête basse qu’un Dante rentre dans sa patrie… Si je ne puis autrement, eh bien ! soit, je ne rentrerai pas. Ne puis-je contempler n’importe où le ciel et les étoiles ? Ne puis-je méditer en tous lieux les douces vérités ? » Il se fermait à jamais, par cette lettre admirable, les portes de Florence : c’est dans cette obstination que le poète se montre vraiment un « carré » invincible, un intraitable « tétragone. » On voit cependant à quel point, sous ce superbe étalage de stoïcisme philosophique, le sacrifice lui coûtait. A mesure qu’en vieillissant.il voyait reculer l’espoir, s’élevait dans son âme la nostalgie de la patrie. De plus en plus il faut se figurer le poète, sur la plaine de Ravenne, tel que le représente le beau tableau de Michelino, que l’on voit à un pilier de la cathédrale de Florence : debout dans une solitude peuplée de visions, mais errant comme une âme en peine autour des murailles d’une ville où l’on reconnaît le dôme de Sainte-Marie de la Fleur et le « beau San Giovanni, » et « le tendre bercail où il avait dormi agneau. » Et alors, devant cette vision, le grand proscrit se berce d’une illusion suprême : désarmer ses compatriotes, les attendrir (attendrir des pierres ! ) à force de gloire et de génie, devenir assez grand pour faire cesser les factions et pour rentrer, dans le pardon d’un nouveau baptême, recevoir à Florence le laurier des poètes. Et il confie son rêve à ce soupir sublime :

Se mai continga ché’l Poema sacro

M. Corrado Ricci retrouve dans le Paradis l’image de la Romagne. Ah ! combien plus Florence, et Florence toujours ! Trois chants, les plus humains que le poète ait écrits, sont uniquement remplis d’elle. À cette heure de sa vie, ce ne sont plus les choses présentes ni le spectacle des réalités qui émeuvent le poète : c’est le monde du regret et l’empire de son désir. « O notre chétive et mortelle noblesse de la terre ! » Avec quelle naïveté il l’exprime et s’en montre remué ! Pendant trois chants entiers, il suspend l’enchaînement des descriptions célestes, pour se plonger avec délices dans les souvenirs humains et dans les mémoires de la famille. Ces trois chants de Cacciaguida, le trisaïeul de Dante, forment un des plus vastes épisodes du poème : une petite épopée florentine, au milieu de la divine épopée. Le poète se fait raconter par l’ancêtre la Florence d’autrefois, l’étroite ville féodale dont le sang coulait pur jusque dans les veines de l’artisan, les mœurs rudes, les ceintures de cuir bouclées par un ardillon de corne, les familles fécondes, les femmes retenues, les dots pauvres, les vertus viriles, la vie sobre et pudique. Il se fait dire ensuite les hommes du temps passé, les maisons héroïques qui firent Florence grande, « quand on n’avait pas vu encore le lys ni renversé par la défaite, ni ensanglanté par la discorde. » Enfin il se fait dire l’exil, et le pain amer de l’étranger, et la honte de gravir « l’escalier d’autrui. » Et l’on voit peu à peu dans le cœur du poète la terre remplacer le ciel, et se confondre dans ses vers la nostalgie des deux patries.

Toutes ces mélancolies n’empêchent pas çà et là de sourds grondements d’orage. Quelques-unes des plus écrasantes invectives, des plus foudroyantes diatribes contre la papauté, roulent brusquement comme un tonnerre dans la gloire de ce couchant et de cette apothéose. C’était bien la manière dont devait s’achever cette vie où la violence de l’amour est toujours prête à se changer en rugissement de colère : c’est bien ainsi que devait finir ce poème où le ciel ne refuse nulle passion de la terre, et dont les deux suprêmes visions sont la glorification de deux créatures de chair, l’homme et la femme, Adam et Marie.

Il est impossible de dire à quel moment précis Dante acheva son œuvre, quel intervalle s’écoula entre le dernier rêve et la vérité éternelle. Les dernières allusions historiques qu’on rencontre dans le Paradis sont la mort de Philippe-le-Bel (novembre 1314) et l’élection de Jean XXII (1316). Pourtant, si Boccace a dit vrai (et il n’y a nulle raison de douter de son témoignage), les derniers vers ne furent écrits que dans les derniers moments de l’existence de Dante. Le poème et le poète finirent presque au même jour.

Une lueur assez singulière est venue, dans ces derniers temps, jeter un jour inattendu sur la fin de la vie de Dante : c’est un procès d’envoûtement et de magie où son nom se trouve mêlé, sans doute calomnieusement, par un prêtre qui a toutes les apparences d’un fourbe. On n’a pas encore éclairci les dessous de cette ténébreuse affaire. Les curieux trouveront les faits dans une étude d’un jeune savant français, tué pendant la guerre, Robert-André Michel, sur le Procès des Visconti.

Cela se passait en 1320. Au mois d’août de l’année suivante, Ravenne se trouva menacée, pour une querelle insignifiante, d’une guerre avec Venise. Dante fut envoyé auprès du Grand Conseil pour apaiser l’affaire. Il revint par les marécages et les lagunes de la côte, dans la saison où ces parages exaspérés par les pluies de l’été dégagent leurs fièvres pestilentielles. Il revit au passage cette abbaye de Pomposa, cadavre aujourd’hui abandonné, où le moine Guy d’Arezzo avait inventé la gamme et créé, lui aussi, un nouveau monde de poésie. Il revit cette Pinède, cette forêt déchirée, à travers les troncs de laquelle on aperçoit la mer comme la corde d’une grande lyre, et qui lui était apparue comme un lambeau du Paradis perdu. Et puis il s’alita. Ravenne garde sa cendre. C’est là que Dante repose dans un cercle de solitude et de mélancolie, parmi les enchantements funèbres et les sépulcres des Césars, dans ces plaines vides et muettes, où s’élevèrent les derniers et les plus beaux de ses rêves. C’est le monument qu’il lui fallait : un désert autour d’un tombeau.

Louis Gillet.

  1. 1 vol. in-4o illustré, Milan, Hoepli édit. 1891 ; nouv. édit. 1921. Du même auteur, Ore ed ombre dantesche, Florence, Le Monnier, in-16, 1921. — Passerini, Dante, in-12, Milan, Rinaldo Caddeo ; Il ritratto di Dante, Florence, Alinari, in-12 illustré, 1921.— E.-G. Parodi, Poesia e storia nella Divina Commedia, in-18, Naples, Perrella, 1921. — Societa dantesca italiana, Le opere di Dante, in-12, Florence, Cemporad. — Robert-André Michel, Avignon, le procès des Visconti, Paris, 1920, etc.
  2. Voir sur ce sujet R. de Labusquette, les Béatrices, Paris, A. Picard, in-4, 1920 ; Henry Cochin, la « Vita Nuova, » 2e édit. in-8, Paris, Champion, 1914.— S. Levi, Piccarda e Gentucca, Milan, in-12, 1921 ; etc.