Dans les Flandres 1914-1915 - Notes d’un combattant

Dans les Flandres 1914-1915 - Notes d’un combattant
Revue des Deux Mondes6e période, tome 45 (p. 653-673).
DANS LES FLANDRES
1914-1915
NOTES D’UN COMBATTANT


Octobre 1914


REFLUX

Les signes pesaient de plus en plus néfastes sur la douce ville, avec le déclin du jour, ce soir-là. Dixmude, au milieu du troisième mois de guerre, était encore incertaine de son sort, dont anxieuse elle guettait les indices.

Incessamment des soldats débandés arrivaient de l’Est, hésitants dans leurs pas et vagues dans leurs réponses. L’armée du duc de Wurtemberg, que la chute d’Anvers rendait libre, avançait à grandes étapes vers Calais, refoulant d’une poussée brutale les débris des troupes belges. Sur les longues routes aux peupliers infléchis par les vents, on voyait fuir les paysans chargés de bardes ou traînant des charrettes, courbés, sous la mauvaise hâte.

La veille, pourtant, un souffle d’espoir s’était levé. Des officiers d’état-major avaient poussé des reconnaissances jusqu’aux avant-postes, déployant des cartes au soleil réapparu d’automne, lançant à grands gestes des colonnes offensives à travers le pays, projetant d’amples mouvements stratégiques. Précédées d’orienteurs au galop sur le pavage sonore, des batteries attelées de hauts percherons noueux avaient défilé vivement sur la place de l’Église où les goumiers marocains, faisant boire leurs petits chevaux à selles rouges, mettaient une gaieté de bazar.

Court répit ! Depuis le matin, les apparences avaient perdu leur cordialité passagère, et le désarroi s’aggravait d’heure en heure. Les estafettes avaient repassé, filant à grande allure vers l’arrière ; la fusillade, propagée comme un incendie, gagnait les villages voisins d’où nos troupes se repliaient ; des voitures d’ambulance rentraient, lourdes d’hommes meurtris. À l’horizon, les drachen avaient surgi nombreux, annonçant la survenue de l’artillerie lourde qui, bientôt après, délogeait de ses obus aux profondes détonations graves, les batteries de campagne ; on vit celles-ci couper à travers champs, tirées à grandes secousses par leurs attelages nerveux.

Maintenant, toutes les rues de la ville étaient engorgées, et les femmes paraissaient aux portes avec des paquets à la main, regardant les shrapnells concentrer autour du clocher leurs flocons blancs. Au milieu de la place, un grand tas de paille diminuait, attaqué par les corvées fourmillantes. Les hommes se jetaient sur les jonchées fraîches, à plat ventre. Une lourde anxiété s’épandait avec le crépuscule humide.


Au fort de la nuit, un mouvement nombreux prit naissance parmi l’ombre des rues et le silence inquiétant des voix. On arracha de la paille les hommes stupides de sommeil, et, après l’appel chuchoté, de longues files se formèrent. Les voitures démarraient, les moteurs ronflaient au ralenti. Tout ce qui pouvait marcher ou rouler se mit en route.

La canonnade, qui ne visait plus la ville, persistait alentour ; on apercevait aux échappées des rues des fermes incendiées brûlant haut. Vers le pont de Dixmude, unique voie de retraite, un écoulement continu émanait de la grand’place, réservoir où la pâle foisonnante, malaxée par les piétinements, s’allongeait, s’étirait peu à peu en veines distinctes qui s’engageaient dans l’avenue. Les motocyclistes s’insinuaient entre les escadrons et les autos processionnaires. Dans les compagnies laminées par les files de voitures, les fantassins s’égrenaient. Les goumiers, pied à terre, accrochés de la main à la queue des chevaux, formaient la chaîne pour ne pas se laisser couper. Les fourgons et les prolonges alternaient, et parfois, semblables à des blocs d’ombre en rehaut sur la nuit, énormes et le mufle bas, des auto-mitrailleuses ébranlaient la chaussée.

Et dans ce cortège d’exode, que le pont finissait par calibrer, régnait un ordre bizarre, comme involontaire et non discipliné. Il semblait que toutes les âmes humaines peuplant la noirceur opaque fussent repliées sur elles-mêmes, obstinément solitaires parmi l’orientement unanime. Farouches, maussades, elles subissaient lourdement l’injonction de l’inévitable.

Le lendemain, ces troupes qui avaient cheminé toute la nuit avec la torpeur exténuée des caravanes, se redressèrent à la lumière du matin, se déployèrent, et, sous une luxueuse convergence d’obus de calibres divers, revinrent occuper les tranchées de la digue. Les présages avaient, une fois encore, viré. La bataille de l’Yser commençait.


FAUSSE ÉTAPE

Novembre.

J’ouvre les yeux, et sur le drap très blanc, bien lisse, je pose un regard tactile comme la patte d’un chat. Qu’il fait frais et propre dans ce lit onctueux ! Et ce mouvement très ample, de droite à gauche, et qui s’inverse, est d’une indéniable volupté. Toute la chambre se balance.

Elle semble vide, mais sans doute une personne veille à mon chevet, que, couché sur le dos, je ne puis apercevoir. Je désire qu’elle ignore mon réveil pour qu’elle ne s’empresse pas, n’abrège pas le silence harmonieux à ma paresse. Paresse légitime, puisque j’ai donné mon sang : ma blessure… au fait, où donc suis-je atteint ? Aucune souffrance ne me renseigne : elle a dû rester assoupie. Jouissons, en attendant son retour, des choses moelleuses et nettes où il est suave de s’engourdir.

Je ne me souviens décidément plus. N’est-ce pas une fracture ? Il faudra rester longtemps immobile, la jambe prise par des bandelettes plâtrées, sur un lit semblable à celui-ci. Oh ! j’y demeurerais des mois pleins !… Puis, lente, la convalescence viendra. Pendant que renaîtront mes forces, j’apprendrai le triomphe de nos armes ; un reflet de gloire frôlera mon couvre-pied. Des jardins verront ma première sortie, une béquille au bras, sous le printemps enfin venu.

Un pas léger s’approche. Une dame de blanc vêtue, chaperonnée de même, la croix de Genève apposée comme un signe rouge à son front, sourit en m’interrogeant des cils. Sous le bandeau de percale passent des mèches blondes qui ne sont pas d’une nonne ; un collier de perles enlace son cou, — simple et somptueuse élégance. Je souhaite qu’elle ajoute à tant de grâces le silence : elle se tait. Mobile, féminine, parfumée, plus discrètement encore qu’elle n’est parée, d’un hésitant jasmin, elle se penche, indique de ses lisses paupières qu’il faut refermer les miennes, s’en va, non sans coquetterie en somme, certaine que sa présence me troublerait.

Elle ne me trouble pas. Je la trouve naturelle, obligatoire : la place de la femme est auprès du guerrier blessé. L’infirmière apparaît derechef à la porte. Elle cause, en me désignant à un homme qui n’entre pas ; dans une glace, je les vois sourire, pleins d’allusions, approbateurs. Je devine qu’ils parlent de ma croix. On attend pour me la remettre que j’aie repris tout à fait mes sens. Le major… mais c’est un médecin de marine, et j’y songe, ce plafond bas, ce lit suspendu par des tringles, oscillant ainsi qu’un hamac : un navire hôpital m’emmène. Les deux complices se retirent, un doigt sur la lèvre. Je vais pouvoir ouvrir tout grand les yeux. — Oh ! pourquoi le major a-t-il soudain éclaté de rire, et lancé la porte en coup de vent ?


« Mon lieutenant, on fait passer à la voix de la gauche que les Allemands ont franchi l’Yser. »

Me voici plongé dans un réveil humide et noir. Il faut à mouvements reptiliens sortir de ma couche de paille moisie, où tout mon côté droit s’étant moulé, reste gourd. Une pluie venteuse s’engouffre quand je soulève la toile qui fait office de porte, et me jette une claque d’étoffe et d’air mouillés. Patau, géant, glissant dans la glaise, je traverse la digue et j’atteins la tranchée.

Nuit de bitume. J’interroge ici, puis plus loin, vers l’origine de l’alerte : une sentinelle a déchargé son fusil sur un homme qu’elle avait cru voir traverser la rivière à la nage. De bouche en bouche, la phrase dite à son voisin s’est enflée. C’est la fausse alerte, inévitable lorsque les hommes sont fatigués et que les veilleurs, trop privés de sommeil, forçant leurs yeux à fixer les ténèbres, y voient des formes d’ennemis.

Je fais quelques pas sur la digue pour secouer la torpeur maligne emportée de mon somme interrompu. Avant d’aller m’étendre pour une nouvelle tentative de repos, je passe mon rêve au crible de la veille…


DANS UN MÊME CAMP

Décembre.

La guerre réalise un milieu moral d’une simplicité parfaite. Le Bien et le Mal, qui jadis s’entre-pénétraient, s’accouplaient pour d’équivoques métissages, ont d’un coup formé leur front, non moins strict que celui des armées. Le Bien se nomme effort pour vaincre, et tout acte se mesure à son utilité. Nos camarades qui vinrent à la guerre dans leur nouveauté de vingt ans. n’ont pas connu le long stage que nous dûmes traverser, instables boussoles souffrant parfois d’être désorientées, parfois enivrées de leur sensibilité mobile. Nul magnétisme d’état ne fixant alors de pôle décisif, chacun devait effeuiller à son tour les pétales de la rose des vents.

Dans cette enquête où nous nous suivions, c’était entre Baltis et moi un point d’accord que l’enchaînement d’idées le mieux ourdi ne valait pas une expérience de l’esprit sur des données vivantes. Plutôt que d’extraire de nos livres des arguments, nous aimions à nous proposer des hommes ; quand nous en trouvions d’exemplaires, nous nous informions de leurs méthodes pour en déduire des disciplines qui, fondées sur de très attentives préférences, prenaient lentement du poids. Il fallait pour cette battue un mot de ralliement, et déjà, lorsque deux altitudes nous faisaient hésiter, nous nous demandions : « Quelle est la plus française ? »

Or, voici que le hasard juxtapose sur la berge de l’Yser, et livre à notre inquisition deux parfaits modèles humains.


Quand il s’avance sous la voûte sifflante des trajectoires, vêtu de la capote bleue, l’abbé David fait grande figure de guerrier. A voir ses traits incisés et sa démarche allante, à entendre le timbre viril de son verbe, à toucher le métal de son regard, on le sent créé pour diriger les hommes. Il porte, empreinte sur soi, l’évidence du courage, non celui du soldat qui tient devant le danger, mais celui du chef qui le dévisage et le nie. Il a l’élan et le feu, avec des reprises où se révèle, sous l’exaltation qui s’emporte, la main froide du maître intérieur. Et il possède l’assurance, qui répand l’idée d’un invulnérable destin.

Son rôle, pourtant, n’est pas de marcher à la tête des charges, mais de relever les blessés et les courages, d’assister ceux qui souffrent et défaillent, et surtout de faire, sur les corps mourants, la glorieuse moisson des âmes.

Penché sur ceux qui s’alanguissent, il adoucit leurs dernières minutes et ennoblit leurs dernières pensées, car sa piété sait toujours rester haute : il élève à lui ce qu’il glane. Témoin parfois de ces instants tout encensés de sa ferveur religieuse, vibrants de l’enthousiasme qu’insufflait la bataille dans son âme retentissante, j’enviai la hardiesse d’une éloquence qui ose prendre pour auditoire un homme déjà gagné par les avances de la mort.

Si l’abbé David doit aux blessés ses plus ferventes communions, il est, parmi les valides, un apôtre, parmi les soldats un prédicateur de croisades. Il sait grandir les cœurs, affiner le sens du devoir, réveiller les sources du dévouement. L’amour de la toute-puissance, ordonnatrice des hiérarchies, dispensatrice des grandeurs et des châtiments, le conduit.

Devant les ennemis de la foi, lui qui tient d’elle sa fière armure, ne peut passer indifférent. Son devoir de prêtre est de les confondre, et son instinct d’homme de les frapper. Avec quelle violence mûrie sous la mansuétude rituelle le sent-on frémir à ces contacts ! Un justicier se révèle en lui. Ici les élus, là les réprouvés, le glaive spirituel les sépare ; et, s’il en est qui tentent de se tenir au milieu, des indécis, des choisissants, il les fustige du plat de sa lame.

A son geste brillant d’une enviable férocité, qu’ils paraissent vils, ces tièdes ! Je méprise leur équilibre hésitant, j’ai honte pour eux de leur patiente exactitude, auprès de l’assurance vraiment divine qui, sans s’attarder aux mérites et aux fautes, — ces apparences, — à l’incertain des intentions ou raisons, fonce droit vers la décision qu’elle légitime de sa fougue !

L’abbé David est, dans toute la force du terme, un dogmatique, dont les vertus découlent d’une source unique, mais torrentielle. Vingt siècles de foi française agissent, prouvent, dominent à travers lui. Tout un passé d’ardeur mystique et de science enseignante l’élève au-dessus des erreurs et des vacillements.

Où trouver, mieux qu’en lui, l’expression parachevée de sa race ?


Le colonel Hougard, qui nous rejoignit aux Flandres, sut vite gagner notre estime, mais nous ne pensions pas d’abord lui devoir davantage. Ses qualités ont du se révéler une à une pour nous convaincre de l’excellence que leur ensemble compose. Et même, je crois que nous ne les eussions pas jugées à leur mesure si, pour chacune, nous n’avions pas pu nous référer à celle qui, chez notre aumônier, lui correspond.

Auprès du chevet des brancards, les lendemains de bataille, le colonel succède parfois au prêtre. Sa parole n’a pas moins d’efficace : elle choisit d’instinct la corde restée vibrante, qu’elle soit celle de l’honneur, de l’affection, de la gloire, ou de la foi, et la touche avec une douce insistance. Le visage souffrant s’épanouit sous une poussée de sang clair comme si le cœur du blessé réagissait sous l’étreinte de la sympathie virile. Avec ceux qu’il sent assez forts, le colonel n’a besoin d’invoquer rien qui les détache de la guerre. Mais à ceux qui tremblent, anxieux de charger leurs bras de promesses, avant de franchir la mort, je l’ai entendu garantir une place, au ciel du ton dont il eût engagé sa parole de soldat. Et sa présence affirme le fait de la guerre avec une force telle, que, dans l’atmosphère insolite, il ne semblait point étrange que le grade conférât le pouvoir spirituel de délier.

À cette bonté tout immédiate, répond une autorité que l’on subit avant de la pouvoir définir : car, négligeant de faire appel à une puissance invisible, elle va spontanément de celui qui l’exerce vers ceux qui en sentent l’effet. Conséquence dynamique d’une relation humaine, elle s’impose sans que rien soit interposé.

Le geste est l’expression visible de la volonté. Chez le colonel, il n’a pas la détente qui fait fulgurer celui du prêtre, mais son graphique n’est ni hésitant, ni tremblé ; c’est une courbe qui développe son intention initiale, ne devient trait que Lorsque l’effort est requis. On devine que la tension saura croître à proportion de la résistance qu’elle doit vaincre.

Mais si le colonel Hougard n’est jamais en défaut de décision devant les actes, nous craignîmes longtemps que son indulgence envers les hommes fût excessive, tant il semblait plus prompt à les comprendre qu’à s’en méfier. Il fallut pourtant reconnaître qu’il ne se laissait point tromper, et savait être impitoyable. Le jugement, garanti par l’examen et l’attente, ne cédait pas en netteté au plus impérieux verdict.


Là encore, le second exemple s’égalait au premier, sans cesser d’en être profondément distinct. Au risque de laisser les deux enseignements s’entre-détruire, il devint indispensable de trouver une formule conciliante. La logique veut attribuer à des causes semblables des effets équivalents. Mais on ne pouvait douter que le colonel n’eût aucune foi religieuse : il parle des choses divines avec une aisance, une absence de rancune, plus graves que tous les blasphèmes ; on sent qu’il ne leur reconnaît aucun mystère et les aborde pour ainsi dire de plain-pied. Je tentai d’imaginer une foi d’autre sorte qui pût être aussi agissante. C’était m’engager sur une piste vaine. Toute foi superpose aux réalités une signification qui les masque, montre au lieu de la souffrance, la rédemption, au lieu de la faute, l’offense, au lieu de la mort, l’autre vie.

Or, rien n’est plus strictement appliqué à son objet que les intentions du colonel à ses actes. Il est intrépide, parce que le sacrifice absolu de sa vie est impliqué dans le lien militaire ; et il a accepté ce lien parce qu’il le trouve beau, comme on aime un parfum, et comme il aime son pays, de naissance. Il sait l’homme perfectible par l’effort ; c’est pourquoi il s’est adonné depuis l’âge d’homme à devenir un officier, que la guerre a trouvé en pleine maîtrise de soi.

Entièrement dégagé de la pénombre où se plaisait sa modération, ce caractère révélait donc, lui aussi, une profonde unité. il lui manquait encore d’être affilié à une tradition qui le couvrit de son prestige. Je lui souhaitai des aïeux : il en eut. Avant les apôtres et les docteurs, je me souvins qu’il était des soldats de Gaule pour qui s’exposer était une volupté, des citoyens de Rome qui tenaient pour perdu de honte celui qui ne se possédait pas dans le danger et dans la vie.


Ainsi, plus la comparaison s’était faite insistante, plus inconciliables s’étaient avérés les deux modèles. L’un d’eux se donnait-il faussement pour nôtre, et devions-nous le rejeter de cette rive de l’Yser, afin de purifier nos lignes ?

Quand je soumis à Baltis ce dilemme, il répondit : « Pourquoi refuses-tu d’admirer simplement l’édifice harmonieux de leurs contraires ? Sache donc accueillir cette leçon de diversité. Et si tu veux, chez ces deux hommes que j’aime également, trouver une qualité où cesse leur contradiction, — et ce sera d’ailleurs la plus française, — je te propose de la définir ainsi : c’est, pour chacun d’eux, sa coexistence avec l’autre, dans un même camp. »


ASSERVISSEMENT

Mai 1915.

Il existe dans le vocabulaire des armées un terme qui évoque une forme de sécurité enviable : c’est celui d’encadrement. Etre encadré, c’est être solidaire étroitement d’un ensemble, avec une place bien définie. L’on imagine la façon dont se carre entre ses voisinas une pierre de mosaïque, la liaison de ses angles aux creux qui leur correspondent, son aise de faire partie d’un tout cohérent et composé. Telle peut être chez un soldat allemand l’absence de flottements et de soucis. La grande machine impériale est si parfaitement au point qu’elle ne requiert de ceux qui tiennent un rang subalterne qu’une tâche définie. Elle réalise ainsi son objet : tendre à la domination mondiale par l’esclavage individuel. Les emplois ne chevauchent pas les uns sur les autres ; hors de la besogne quotidienne, il n’est que fantaisie nuisible et que l’on réprime.

Si nous ne goûtons pas le repos d’une délimitation semblable, si toute action se double de la fatigue d’en imaginer d’autres et de choisir entre elles, si notre bonne volonté nous condamne à de lentes recherches, si l’anxiété nous fait ouvrir les yeux vers des zones qui ne nous sont pas dévolues, faut-il nous plaindre ? Un plus grand effort nous est proposé, un appel à la conscience éclairée nous stimule. Liberté oblige. Et nous sentons grandir en nous, plus forte que toute discipline, une participation intense à la vie de notre pays qui bat sous la menace avec une vigueur nouvelle.


FRISSON

Avec la secrète anxiété fille des longs espoirs, elle est arrivée, l’heure tant attendue ! La nouvelle nous parvient que l’offensive est déclenchée depuis hier. J’entends en mon cœur le canon d’Arras, et la ruée des six cent mille jeunes hommes, le boute-selle des deux cents escadrons. J’avais redouté que le choc ne fit naître ici qu’un grêle écho, le désir lassé d’une fin plus proche. Non, c’est la joie qui chante, le souverain appel d’action, la frénésie de la marche. Nous sommes loin de la bataille, mais toute l’armée est une même chair vivante, et quelle artériole ne battrait point à de tels soubresauts de l’aorte ?

Cette nuit à deux heures, un grand silence s’est fait dans la ligne ennemie. Jusque-là, ils avaient, comme ils en ont la coutume dans les nuits énervées, tiraillé de leurs créneaux sur nos parapets. Aucun bruit maintenant : l’aube de trois heures, se levant paisible sur la plaine de Mai, n’a pas éveillé comme à l’ordinaire artilleurs et bombardiers. Un calme d’étrange aloi règne sur ce jour, le second de la bataille, et nous ne savons rien encore du premier. Pour faire face à l’attaque irrésistible, l’ennemi a-t-il dû jusque devant, nous retirer ses troupes ?

Il est manifeste qu’elles ne donnent aucun signe de présence. En vain l’escouade d’un avant-poste a-t-elle confectionné un mannequin d’une capote bourrée de paille, et l’a-t-elle calé dans un recoin, bien en vue, un fusil à l’épaule. Aucune balle ne vient siffler alentour. Je scrute à la jumelle chaque créneau, et l’espace visible au-delà des tranchées. Rien ne bouge dans la campagne déserte et pâle qui s’apprête pour la longue journée solaire. A distance, sur une maison ajourée par l’artillerie, un drapeau allemand, que je n’avais pas remarqué la veille, est juché comme une protestation dans la fuite.

Nos canons, faisant sonner les ruines de Nieuport, commencent un tir de réglage ; seuls répondent, tout proches, les échos de Lombaertzyde. Nos avions sortent et se promènent, bourdonnants aux virages. Une batterie lointaine éparpille autour d’eux de petits nuages blancs : il y a donc encore des ennemis là-bas, du côté d’Ostende ? Mais ces pièces légères se déplacent rapidement : on les aura laissées en arrière dans la retraite. Encore un signe concordant.

Et je tiens, devenue presque certaine, la vision souvent imaginée comme une plaisanterie de bivouac : la grande tranchée allemande abandonnée, et, de place en place, un homme enchaîné entre un piquet de cartouches éclairantes et une pile de boites de conserves, ayant la consigne de simuler l’occupation en tirant des coups de fusil le jour, des fusées la nuit. Ce matin, ils ont dû s’endormir, épuisés de fatigue, et les provisions taries.

Le désir est violent d’en avoir le cœur net : elle serait si vite traversée, cette prairie nue qui s’interpose ! Mais il nous est interdit d’engager, par curiosité, aucun risque.

A midi, nous décidons de faire une nouvelle piqûre à la grosse bête, pour nous assurer qu’elle est bien morte. Je donne l’ordre de disposer l’un de ces élégants jouets récemment inaugurés sur le front en riposte aux torpilles allemandes qui font tant de mal et encore plus de bruit. Ce sont des bombes au corps obèse, avec un museau saillant, une longue queue, et trois ailettes qui semblent les nageoires divergentes d’un roi d’aquarium chinois : nous les nommons nos cyprins noirs, et nous plaisons à les voir jouer dans la cuve d’air bleu. Un petit obusier sorti, dirait-on, d’un bazar d’enfants, les projette à hauteur de tour Eiffel, avec un claquement sec comme le coup de fouet du dresseur. Parvenue au sommet de sa trajectoire, la bestiole grisée frétille, se dandine et batifole, puis, apercevant la tranchée allemande, elle bascule et, furieuse, se précipite en un magnifique plongeon tête baissée que termine une déflagration puissante, au milieu d’un lourd panache de fumée blanche.

Le coup part, nous suivons des yeux la course gentille. Mais elle n’est pas à sa moitié qu’un bizarre malaise nous étreint. A peine perceptible, a répondu, de derrière les maisons de Lombaertzyde, un claquement qui n’était pas un écho, et c’est maintenant une autre trajectoire que nous suivons : celle d’une torpille du plus fort calibre, obus long d’un mètre qui décrit lentement sa parabole, tête en l’air et paresseux, comme une carpe qui fait des bulles. On a strictement le temps d’évacuer les abris dans la direction du tir, de se jeter à fond de tranchée, au hasard, en se bouchant les oreilles, et l’horrible gueuse donne de la voix, nous couvrant de sable et de détritus ; en même temps éclatent à bonne hauteur des fusants, compagnons habituels des torpilles. Hargneusement, la bête se réveille de son absence imaginaire.

En rentrant à Nieuport, le soir, nous apprenons que la grande nouvelle est démentie, et l’offensive reportée à une date incertaine…


POUR UN MUSÉE PSYCHOLOGIQUE

C’était un après-midi de juin, dans le jardin de notre villa suburbaine. Nous étions fiers de cette maison que nous avions « louée » toute neuve, les cloisons encore vierges de papier peint à peine ajourées de quelques trous d’obus. La cave spacieuse était convertie en hypogées sous voûte de béton, et, dans les répits du bombardement, nous avions la jouissance du jardin fleuri d’un grand massif de roses.

Le colonel et Baltis guettaient des projectiles passant très haut au-dessus de nous, qui s’en allaient choir sur l’emplacement d’une batterie voisine. Avertis par le sifflement glissé, ils parvenaient souvent à saisir des yeux le cylindre noir, et à le suivre dans sa chute oscillante jusqu’à ce qu’il disparût derrière un rideau de peupliers d’où montait aussitôt une bouffée grise.

Le bruit d’une détonation achevait de se perdre en échos, lorsque la porte claqua, livrant passage au commandant Clotaire affairé et brandissant un objet. Il s’inclina devant le colonel, puis, avisant Baltis :

« Savez-vous ce que je tiens là ?

— Il me semble que c’est un morceau de fil téléphonique.

— C’est une corde de pendu, et toute chaude ! Je faisais la sieste, lorsque mon ordonnance m’a réveillé en criant qu’on avait découvert un pendu dans le grenier de la sacristie. Je me laissai conduire. Un groupe de soldats se pressait à la porte ; j’entrai dans la bâtisse, l’une des moins démolies de Nieuport, et je montai. En émergeant de l’échelle, je me trouvai au niveau du corps, que l’on n’avait pas osé dépendre. Le fil que voici était passé autour d’une poutre et pénétrait profondément dans le cou tuméfié. Pas même de nœud coulant, et la poutre est si basse que les jambes reposaient molles sur le plancher. Il avait fallu, semblait-il, une bonne volonté singulière, et dirai-je même, quelque courage pour mourir dans ces conditions. La dépouille, que je fis transporter dans la cour, était celle d’un territorial de quarante ans. Sur lui, aucun papier significatif, ni dans le grenier aucun objet, si ce n’est une bouteille vide et débouchée, sentant l’alcool. Des hommes de son cantonnement m’apprirent seulement qu’il avait disparu depuis deux jours. Ils ne lui connaissaient aucun motif de désespoir, et restaient court.

— Pour moi, mon opinion est faite, et je n’hésite pas à l’affirmer : cet homme s’est tué par peur de la mort. »

Décidément, le commandant Clotaire a le paradoxe banal. Mais Baltis ne parut pas le remarquer, et répondit assez chaudement :

« Permettez-moi de n’en rien croire ; il s’est tué par peur de la souffrance, et peut-être par peur de la peur. Il faut une autre formation que la nôtre pour manier avec connaissance d’aussi terribles poids que la vie et la mort. L’instinct vital s’étiole au cœur des hommes modernes, spécialisés dans l’inconfort et le bien-être, la maladie et la santé, l’ennui et le plaisir, ces chétives valeurs. Il leur manque cette ardeur qui s’exalte dans le risque et suscite contre le danger une mobilisation de tout l’être comme celle qui décuple la force du barbare traqué. Votre territorial était excédé de porter des chevaux de frise aux avant-postes, de cheminer au fond des boyaux sinueux, les pieds au froid et la tête rentrée dans les épaules pour éviter les balles. En se donnant la mort, il fut beaucoup plus conséquent que vous ne le pensez. Et, n’était la crainte de l’enfer, ou celle de déchoir, d’autres peut-être agiraient ainsi.

— Par leur répugnance, répliqua le commandant, les témoins de la scène montraient qu’elle est peu propre à faire école. Puisque ce soldat désirait la mort, le bon sens voulait qu’il la cherchât où elle est présente et prompte en besogne, dans quelque action en plein jour, au lieu de choisir ce lieu sinistre.

— Vous tenez absolument à le faire échapper à la logique : c’est lui conférer gratuitement du génie. Tout me semble au contraire très platement explicable dans la fin de cet homme : il ne fuyait pas la vie, mais la guerre. Pour chercher une blessure mortelle sous le feu de l’ennemi, il aurait dû se faire violence ; tandis qu’il a cherché un cadre intime, relire, presque familial, et, avant de plier les jarrets, il a bu un bon coup pour évoquer des temps meilleurs.

— On dirait presque que vous l’approuvez, repartit, non sans rancune, le commandant.

— J’en ai plus horreur qu’il n’est en moi de l’exprimer, et si vous compreniez comme je fais ce que signifie votre document psychologique, peut-être eussiez-vous hésité à l’introduire dans votre poche. Il marque le dernier terme d’une décadence que j’abomine. Je voudrais ne pas voir combien la mort se vulgarise. Il ne faudrait penser à elle qu’avec un effroi religieux. Elle doit être si belle dans la bataille, quand on a les bras chauds d’action, et que l’on sent autour de soi claquer l’haleine du danger ! Mais cette guerre prodigue de plus en plus l’accident, qui advient n’importe quand, hasard méthodique qui frappe sans haine. On mange d’un côté d’une barricade de sacs pendant que, de l’autre, l’ennemi recoud ses boutons de culotte. Et la Parque vous fige dans les attitudes les moins nobles, vous déchire de ses armes malpropres, torpilles qui éventrent et parois d’obus qui font d’une cuisse un moignon ébarbé. Rien n’est plus dégradant que cette promiscuité avec l’ennemi, que cette promiscuité avec la mort. On ne devrait s’approcher de l’un et de l’autre que pour les narguer en crachant des insultes.

Le colonel Hougard mit la main sur l’épaule de Baltis : — Vous me faites plaisir ; il faut toujours réserver ce que notre métier a d’éclatant. Mais ne méprisez pas la forme trop moderne du risque, qui a bien son prix, car elle exige du soldat un dévouement dans le sacrifice, une conscience, une résolution préalable dont il n’eut pas besoin autrefois. L’on ne va que rarement au-devant du danger, mais l’on est sans cesse exposé, et par là même on peut être exemplaire. Et vous auriez raison, Clotaire, de croire que cette guerre offre à ceux qui veulent se démettre de la vie l’occasion de le faire en beauté, si l’on pouvait à la fois profiter d’un tel bienfait et en être digne.  »


COURAGES

Juillet 1915.

Chez quelques-uns, le courage résulte d’une dévolution : ils ont fait à leur pays le don d’eux-mêmes et attendent qu’il soit agréé.

Chez d’autres, il est un corollaire mathématique ; pour eux, l’atteinte, ce point d’intersection de l’espace par le temps, est une anomalie qui ne saurait causer de permanente alarme.

Chez d’autres, il se fonde sur une croyance : le Paradis leur est promis et les attire.

D’autres conviennent que la vie est douce, mais n’ont aucune raison de croire la mort moins agréable.

D’autres sont hardis parce que c’est dans le danger qu’il est le plus savoureux d’être gai.

Pour certains, le courage est fait de l’amour même du danger.

Telles sont les diversités qui s’offrent au commentaire. Mais le courage n’est que l’expression visible de ce que chacun a d’honneur.


L’ARRÊT DANS LE CHOC

Octobre 1915.

Ils arrivaient au but : la vague d’assaut allait déferler contre la tranchée ennemie.

Pour l’attaque, on avait choisi l’heure trouble des aubes d’hiver qui, ce matin, après une nuit pluvieuse et interminable de solstice, s’encotonnait de moiteur. L’air était chargé de buée, une fumée d’eau traînait sur la terre spongieuse ; les couleurs s’indiquaient par masses foncées dans la lumière diffuse.

Ils étaient sortis en silence des parallèles où ils se tenaient depuis une heure, serrés en une longue file frissonnante et glacée ; ils avaient rampé jusqu’à la bordure d’un champ de betteraves, puis, au coup de sifflet, s’étaient lancés sur la prairie qui restait, à franchir, à un tel train que les balles n’avaient pu mettre en loques le rideau galopant.

Enivrés de leur course heureuse, ils abordèrent le remblai. Une boue liquide bavait de la terre rejetée, où leur élan s’englua. Ils gravirent la courte pente en peinant des genoux et se profilèrent à la crête, à bout de souffle et sans erre, oscillant.

A leurs pieds, tout près, émergeaient à mi-corps du fossé plein d’ombre des figurants à capotes vertes, immobiles dans des poses confuses, épaulant, coudes levés, avec le geste gauche des enfants que l’on va battre. Les assaillants regardaient cela, comme arrêtés à la lisière d’un rêve et indécis à la franchir, paraissant se demander soudain pourquoi ils étaient là, avec ces armes dans leurs mains, oublier quelle promesse fiançait les fines lames blanches aux poitrines offertes que l’aube nimbait d’un halo. Dans le champ qu’embrasait mon regard, une stupéfaction figeait les ennemis, face à face.

Quand je mis fin à cette confrontation d’un instant par trois coups de revolver qui firent brèche et déclenchèrent la ruée, il me sembla que je brisais l’apparence seulement de quelque chose d’indestructible, comme le reflet d’un tableau dans une glace.


EN SERVICE VOLONTAIRE

Décembre 1915.

Baltis est mort aujourd’hui, simplement, sans se départir des apparences discrètes où la grandeur s’isole. Un obus l’a désigné parmi ses hommes au cours du bombardement quotidien. Il a survécu quelques heures, mais assez nettement frappé pour que lui fussent épargnées les tentatives médicales. On l’avait déposé dans son abri de combat quand je l’ai rejoint pour recevoir son adieu. Nous l’avons veillé jusqu’à l’heure des relèves où nous l’avons emporté. Il dort sur un brancard, dans la chambre voisine ; nous devons l’enterrer demain.

Je n’irai pas prier sur sa tombe, en quête de sa présence, car ce n’est pas en tel lieu qu’il m’a donné rendez-vous, mais en moi. C’est là que je veux m’appliquer dès ce soir à orner pour mon frère d’armes une chambre funéraire où son souvenir habitera, non point façonnée pour la rigide éternité des choses, ainsi qu’une colonne mémoriale : taillée dans la matière vivante, elle en aura l’éphémère durée et la chaleur.

Je ne serai pas seul à lui assurer un asile. Quand ses hommes défilaient à la porte de sa cabane de madriers, je les ai regardés un à un. Leur regret ne se dissipera point comme la fumée d’un obus, mais il sera effacé depuis longtemps, que la vertu d’exemple entée en eux grandira encore sans qu’ils sachent reconnaître sa sève.

D’autres qui sont loin, et ignorent quels nouveaux devoirs ils ont assumés, lui continuent leur pensée d’absence. Ils ne peuvent l’oublier, car Baltis avait la puissance humaine d’agir sur ceux qu’il approchait, comme une force modelante. Un rayonnement émanait de lui qui ne s’éteint pas avec lui.

Songeant à l’influence que moi aussi j’ai reçue, j’en sonde pieusement la profondeur amie. Si ma mémoire venait à faillir, cet irrécusable gauchissement que je mesure sans jalousie et qui est son œuvre, garantirait sa survivance. J’en suis répondant comme d’une chose confiée que je transmettrai à mon tour, car ce qui est né de la vie veut, pour s’affirmer, peser sur les esprits déformables.

Sans doute comptait-il sur le genre de fidélité auquel je parviens maintenant, lorsqu’il m’a dit, quand je soutenais sa tête où le sang tarissait : « On peut mourir de tout son cœur pour ce que l’on préfère seulement. » Et il y avait dans son regard ce mélange d’ironie et de ferveur qui était lui.

Saurais je, pour ceux qui ne guideront pas ce regard, commenter le testament de Baltis ? Il est allusion à tant de livres que nous avions lus ensemble, à tant de choses que nous avions dites, ou pensées sans qu’il fût besoin de les dire.


Baltis semblait avoir collectionné toutes les raisons d’indifférence qu’enseigne la vision intelligente du monde et des êtres. Entre les aspects divers et les dogmes opposés, son esprit s’insinuait comme une eau, ayant pour moyen la fugacité et pour tendance la profondeur. Il avait parcouru l’enclos de la terre, et l’on aurait pu croire qu’il s’était attardé partout, tant sa curiosité était avide, et forme l’appréhension de son regard. Il s’était promené longtemps aussi dans le jardin des idées, où la fièvre magicienne de l’homme a épuisé les métamorphoses, et dans celui des arts, plus ordonné, enseignant avec une sincérité plus évidente, et des preuves moins passagères. C’est là qu’il avait appris à composer de ses admirations changeantes, la définition de plus en plus serrée de son goût.

Mais le plaisir qu’il prenait à comprendre et à thésauriser ne l’avait point fait avare. Il ne redoutait pas d’être dupe en se donnant et se dépensant dans l’action et les ardeurs généreuses. N’ayant rien négligé de ce qui est formel ou vivant… mieux encore que les professeurs d’indifférence, il avait pu réaliser cette diffusion de la connaissance où doit respirer l’éclectique.

Quand il vint, ainsi équipé, à la guerre, il sut y trouver des valeurs, objets de son inlassable désir. Elle n’essaya pas de l’éblouir d’une mise en scène peu faite pour contenter celui qui sait l’allure des cavaliers maures surgissant à la crête des dunes, et celle des gens de pied que l’on croise sur les plateaux d’Asie. Elles lui épargna aussi des plaisirs d’amour-propre dont il se fût méfié, ayant savouré dans ses voyages un agir plus libre, un rendement plus net de l’effort. Depuis son arrivée au front, il n’avait cessé d’être une maille dans la chaîne, une force élémentaire dans la poussée, le capitaine de l’une des dix mille compagnies déployées indiscontinûment d’Alsace à la mer. « Le hasard a voulu me montrer la voie,  » disait-il. Exempt de chercher dans cette guerre ce qu’elle n’est point, il s’était tourné sans erreur vers les amples beautés qu’elle livre à ceux dont la ferveur n’est point asservie à une recette.


Et d’abord, il goûta la responsabilité qui le liait à ses deux cents soldats, le pouvoir absolu dans sa définition que son autorité lui conférait : car le capitaine est le chef présent, celui dont le corps s’expose et la voix sonne, celui vers lequel se tournent les yeux.

Bien des fois, dans l’air ébranlé par les détonations, strié par les balles, sur le sol tuméfié par les bombes et jonché de mourants, il avait connu la joie la plus haute qui puisse être donnée à un chef, une multiplication des facultés dans l’action, un sursaut de l’être rassemblé et docile, et cet étrange dédoublement qui, laissant libre l’esprit pour comprendre, la volonté pour décider, le corps pour agir, leur superpose encore un arbitrage, une jouissance, une souveraine emprise sur l’Instant.

Mais, plus profondément peut-être que les grands coups de gong du danger, avaient retenti en Baltis certains silences, certains moments de maîtrise solitaire au bord de la défaillance entrevue.

Décembre est lugubre en pays flamand : à deux heures l’on sent déjà survenir la nuit qui s’abat lentement sur la plaine noyée, désespérant les êtres. Pendant les dernières semaines de 1914, le régiment de Baltis ne cessa d’errer des tranchées aux lignes de soutien, des cantonnements aux parallèles d’attaque, égrenant ses hommes en des marches obscures à travers les mares, enlizé des jours pleins dans les fossés, bivouaquant dans de pauvres fermes dispersées comme des îles sur l’immensité gluante, laissant des compagnies étendues en éventail devant les créneaux des mitrailleuses allemandes.

Après une journée de cheminements et de piétinements sous l’inexorable pluie, Baltis et ses sections parvinrent une nuit aux tranchées où ils devaient faire une relève. Etablies en un point perdu et comme anonyme du pays bas, ces tranchées ne laissaient deviner leur approche par aucun repère, et l’on donnait à l’improviste dans le cloaque grouillant d’hommes. Il était pire que les pires passages de la route : l’eau ruisselante avait gâché les terrassements, les parapets fondaient, les boyaux suppuraient comme des cicatrices malsaines.

Pour répartir les hommes alourdis par le drap imprégné d’eau et les chaussons de glaise plombant leurs brodequins, il fallut pendant deux heures battre d’un bout à l’autre la zone crevassée, pénétrer sur les genoux dans les abris inondés dont les toits ployaient, persuader d’y giter les escouades somnolentes et maussades. Puis Baltis dut imposer leur poste et leur tâche aux soldats qui s’étaient engourdis sur place, aussitôt finie l’étape. Pour la troisième fois, il parcourait la tranchée principale, accrochant son équipement aux sacs des veilleurs, rejeté de l’une à l’autre paroi saliveuse, buttant sur des gamelles et des armes perdues, trébuchant dans des fondrières. Il devait, pour avancer, extraire un à un ses pieds de la fange, à la façon des buffles qui labourent les rizières. Au tournant d’une sape, un bloc de terre glissa qui lui emprisonna les jambes. Il venait de se dégager et de reprendre sa marche obstinée de somnambule, quand un invincible dégoût le submergea. Cette avancée dans l’ignoble viscosité foisonnante, ce toucher des ténèbres humides et grasses l’horrifiaient ; et plus encore, l’idée de l’effort à dépenser pour mettre à l’œuvre les hommes là-dedans, les obliger à porter des fardeaux poisseux, à enfoncer leurs pelles dans la vase collante. Sa volonté sombrait. Il s’arrêta, buté dans un entêtement de stagnation, voulant se saturer de sa détresse, subir plus âprement l’hostilité hargneuse émanant de la nuit.

Mais comme il prenait pleine conscience, une réaction, inattendue comme une grâce, le releva. Aidé par l’égoïste pouvoir qu’il retrouvait soudain d’être lui-même, il s’arracha d’un coup à l’épaisse désolation ambiante pour s’en faire une solitude. Et ce fut d’un pas singulièrement allégé qu’il continua sa ronde, rassemblant les énergies en déroute et semant de gaies paroles, dans la joie un peu ivre de s’être dépris de l’embourbement universel.


Ce Baltis, composé comme à plaisir pour une orgueilleuse inutilité, voici qu’il est mort, grandi par son stage à l’école du réel. Mais si sa dernière étape peut être jugée la plus belle, elle n’a rien aboli de ce que les autres avaient glané d’essentiel. Ce serait dresser une mauvaise louange à cette fin glorieuse, que d’y voir le couronnement d’une conversion, car elle n’implique point de reniement. Et si l’abbé David la compare à celle d’un martyr, il en faussera le sens en son amitié pieuse. Baltis n’avait du martyr ni l’absolue conviction, ni l’esprit de sacrifice, ni l’appétit de la mort.

« La France mérite d’être aimée non pas avec passion, disait-il, mais avec dilection. » Il ne croyait pas en elle sans contrôle. Sun amour avait des véhémences, mais aussi des réserves et des lucidités ; les actes dont il la défendait n’en étaient pas moins précis. Elle était la terre où il se reconnaissait le mieux en revenant des autres, la gardienne d’une culture qui résume toutes les autres parce qu’elle n’en excommunie aucune, et sait toujours rappeler à la première place l’intelligence aux fins vouloirs. Hardie par l’esprit et modérée en ses désirs, elle est la source généreuse des tentatives et des renaissances, et, de siècle en siècle, se parfait et se repose en d’harmonieux équilibres. Elle venait enfin de montrer, dans une levée d’armes qui avait stupéfié ses ennemis, qu’elle est toujours une admirable nation de guerriers, quand il lui faut surgir pour sa sauvegarde.

Ainsi, dans sa mission de soldat, Baltis était séduit par le but : lutter pour la victoire française. Mais il avait marché vers ce but avec une incomparable aisance, parce que la qualité d’action requise concordait avec ses préférences profondes. Il avait pu se donner vraiment de tout son cœur.

Il se plaisait dans le risque et s’amusait dans le danger. Entre lui et ses hommes s’était établi un rapport d’ascendant et de confiance dont il sentait la haute noblesse et la parfaite proportion, assoupli qu’il était à s’éprendre des choses avec discernement. Sa part de commandement, pour locale qu’elle fût, s’était révélée efficace, franche de toute amplification littéraire, réelle. S’unir par un lien strict à une immense chose humaine était pour lui un privilège, et l’idée qu’on y pût voir un sacrifice l’eût fait sourire, ce qui était parfois sa façon de s’indigner.

Et il était trop sincère pour souhaiter d’autre récompense que celle qui se consomme dans l’acte méritoire ; trop humble pour se croire capable d’attirer des bienfaits par l’intercession de sa mort. Il a sans doute considéré celle-ci comme un accident, et rien de plus. Mais quand il l’a sentie venir, il a pu l’affronter sans rancune. Il avait risqué sa mise loyalement, et la perdait selon les règles du jeu. Dans la sérénité de sa dernière heure, relisant d’un coup d’œil le chemin qui l’y avait conduit, je pense qu’il l’a trouvé spacieux, souple de trait, bien orné. Si sa mort n’ajoutait rien pour lui-même à sa vie, si elle lui imposait le repos quand il n’était pas encore las, il savait pourtant qu’elle continuait sa tâche, et ne tromperait point ceux qui chercheraient dans son exemple un appui.

J’admire ce dévouement lucide pour une cause choisie.

J’aime cette mort humaine au service de la France.


JEAN LARTIGUE.