Dans les Camps de représailles/02
6-10 Juillet 1916. — Nous partons. Où allons-nous ? Mais ou que ce soit, pouvons-nous souffrir plus que nous n’avons souffert ici ?
Nous passons en chemin de fer par Schaulen, et Mitau. Nous roulons vers la ligne de feu, — Eckau. Nous devons être à 4 ou 5 kilomètres des tranchées. Tout est dissimulé sous des branchages, enterré. On nous fait descendre, on nous aligne : nous ne traînons pas à la gare... Des batteries de canons installées dans tous les coins, des lazarets, des troupes en armes... On nous entasse pour la nuit dans une dépendance de la fabrique de kummel de Gross Eckau, maintenant incendiée et ravagée.
En marche depuis ce matin. Bordant la route, des champs cultivés où travaillent des équipes de prisonniers russes. Toute la région est sillonnée de tranchées abandonnées. Des ruines et encore des ruines. Nous passons la rivière l’Aa, Nous avons fait 30 kilomètres, sous la charge et sans halte. Enfin, une grange énorme, enclose de fils de fer où quatre à cinq cents Russes sont installés au rez-de-chaussée.-
Le jus avalé, nous nous affalons dans le grenier, n’importe où, au hasard, anéantis de fatigue. Nous restons deux jours couchés : ce voyage, cette marche ont épuisé nos dernières ressources de vigueur. Une pompe coule à flots, et c’est à peine si nous avons la force d’aller nous y laver ; et cependant, depuis près de trois mois, pareil luxe ne nous avait été octroyé !
Il paraît que, par petits kommandos de cinquante hommes, nous allons être disséminés dans le pays pour faire les moissons, les foins. D’autres groupes de cent s’échelonnent et construisent encore un chemin de fer, vers Mitau.
11 juillet, à M... — En effet, mon groupe, où nous sommes cinquante, dont deux infirmiers, est affecté à la culture.
Notre logement consiste en une maison isolée au bord de la route. Une grosse marmite a éclaté à l’un des angles, faisant un trou énorme, abattant les murs, effondrant le toit, la moitié des chambres. Les Allemands s’installent dans les parties restées intactes. Pour nous, une chambre et l’un étroit réduit : nous y sommes si serrés qu’il est impossible de s’étendre autrement que sur le flanc, les jambes enchevêtrées les unes dans les autres : pour nos bagages, nous ne leur avons trouvé de place qu’en les suspendant au plafond. Aux fenêtres, en guise de carreaux, des planches et du barbelé cloués à l’extérieur ; résultat : obscurité complète et absolu manque d’air. Dans le jardin envahi par des herbes folles plus hautes qu’un homme, un chaos de meubles renversés, éventrés ; d’énormes pavots ont poussé dans une armoire, entre des bois de lit...
Pour les besoins de notre cuisine, une mare boueuse, couverte d’une croûte de mousse verdâtre : dans l’eau croupie grouillent des milliers de bestioles. En la faisant bouillir, arriverons-nous à en atténuer le danger ? il restera toujours son odeur infecte qui soulève le cœur. Les Allemands ont soin de puiser pour eux de l’eau potable à la ferme voisine. Travail, de cinq heures du matin à six heures du soir. Nous « démarions » de jeunes betteraves. Mis en ligne au bord du champ, chacun prend deux rangées de plans et doit arracher les jeunes pousses en réservant, de cinq centimètres en cinq centimètres, les plus vigoureuses. Les sentinelles, en cordon derrière nous, ne nous laissent pas arrêter un instant. Courbés en deux, ou à genoux, le ventre vide, l’estomac criant la faim, au bout de deux heures, les oreilles bourdonnent, on n’ose plus se relever, car la tête tourne, le sol manque et souvent on s’affale étourdi.
14 juillet. — Nous avons pu voir les ordres écrits que possède le chef de poste. Voici, dans toute sa beauté, cette circulaire officielle émanant de Berlin :
Aucun confort ne sera toléré aux prisonniers, spécialement en ce qui concerne la nourriture et les soins de propreté.
Il ne devra être laissé en leur possession qu’un morceau de savon de dimensions aussi réduites que possible. Il est expressément défendu qu’ils soient couchés autrement que sur du bois. Les sacs de couchage et tout ce qui pourrait servir de coussin seront confisqués. Dans les cantonnemens, il leur sera retiré tout ce qui pourrait leur servir de table, de chaise, y compris les petits meubles fabriqués par les prisonniers eux-mêmes.
Ils ne devront posséder de cuillers qu’à raison d’une pour trois hommes. De même, un plat à manger pour trois.
Les prisonniers ne doivent posséder ni bidons, ni bouteilles, ni quarts, ni aucun récipient pour liquides.
Il est prévu un litre d’eau par jour et par homme, pour tous usages.
Il est ordonné particulièrement de laisser ignorer aux prisonniers pour quelles raisons ils sont « représaillés, » pour quelle durée.
Il ne sera toléré aucun rapport entre les sentinelles et les prisonniers.
Parmi ces derniers, les plus haut gradés seront toujours punis de préférence.
Trois sortes de punitions : le conseil de guerre ; le poteau, par fractions de deux heures ; et la prison par six jours.
Les prisonniers seront attachés au poteau, chaque bras ramené en arrière, les mains écartées et plus haut que la tête, le corps penché en avant, les pieds levés et soulevés de terre.
Le travail devant passer avant toute autre considération, le poteau sera appliqué de préférence à la prison, qui ne sera infligée qu’exceptionnellement.
A moins de 39° de fièvre, pas de visite médicale et pas d’exemptions.
Les prisonniers ne posséderont qu’une seule veste et un pantalon, deux chemises et un manteau. Les caleçons, gilets de flanelle, bretelles, ceintures de flanelle et sous-vêtemens leur seront retirés, les boucles de ceinture des pantalons coupées.
Les bretelles ou ceintures ne leur seront remises qu’au départ pour le travail et, le soir, seront rendues au chef de poste.
Les prisonniers ne bénéficieront du repos hebdomadaire, le dimanche après-midi, que si les circonstances le permettent.
Le général Lyautey faisant ouvrir au Maroc, à Casablanca, les boîtes de conserves des prisonniers allemands, il en est fait de même à Munster pour les paquets des prisonniers de guerre français.
Ils ne recevront aucun mandat-poste et il ne leur sera toléré que 4 mark par semaine. Ils pourront acheter du tabac, des cigarettes et du papier à lettres.
Ils ne devront posséder ni brosses, ni glace, ni rasoir, ni livres, ni instrumens de musique. Il leur sera interdit de rire, de chanter, de siffler, de regarder en l’air, d’avoir des entretiens et des conversations amicales, de se promener par deux.
Tel est ce règlement barbare, conçu, élaboré, porté à son point de perfection, avec des raffinemens de tortionnaires méticuleux, par des hommes qui se prétendent civilisés. Je me borne à dire qu’il nous a été appliqué à la lettre.
Maintenant, nous faisons les foins. Dans ces prés humides, il y a des grenouilles ! Un cri : « Oh ! la belle ! » Une a sauté dans nos jambes, au bout de nos râteaux. Toutes les mains voisines se lancent à terre avidement ; la grenouille est vite prise. Par les deux pattes de derrière, malgré ses tressants, on l’assomme au bout du soulier ; puis, coupée en deux d’un coup de lame, sur le manche de bois du râteau, qui dégouline de sang. Les sentinelles font les dégoûtées, mais notre faim n’hésite plus devant rien...
Chaque jour, nous partons à l’aube et rentrons dans la nuit, ayant, sans arrêt, retourné et chargé le foin sur les voitures, allant de champ en champ. Le régisseur allemand est sans cesse sur notre dos, pour accélérer la besogne, stimuler les sentinelles : il faut à tout prix et sans retard rentrer la moisson. Jusqu’à la fin de la fenaison, nous travaillerons aussi les dimanches et tous les soirs jusqu’à huit heures, s’il est nécessaire.
27 juillet. — Avec nos barbes incultes et nos longs cheveux. nous prenons des mines de sauvages, les joues creuses et les yeux brillans, dans nos vêtemens qui se dépenaillent.
Dans notre vieille baraque, notre présence et la chaleur ont rendu la vie à des milliers de punaises, qui, après un long jeûne, se rattrapent sur nous. Ce n’était pas assez des poux, dont nous sommes couverts ! Tous les matins, au réveil, il faut se mettre nus, puis c’est la chasse dans notre unique chemise, mais rien n’y fait. Pour la laver, il faut attendre le dimanche, et encore se contenter de la tremper dans l’eau de la mare et frotter avec un peu de sable.
Aujourd’hui, voilà le cinquième camarade puni de poteau pour négligence au travail, sur plainte de la sentinelle…
13 août. — Grand branle-bas. Le général du service des prisonniers de guerre inspecte les « représailles » de la région. Quel est le but de cette visite ? Deux autos. Plusieurs officiers en descendent, serrés, sanglés, craquant de raideur et de morgue. Nous sommes rassemblés, immobiles. Grande mise en scène. Un lieutenant-colonel aide de camp prend la parole : « Nous sommes venus pour vous dire les raisons de votre séjour ici, dans ces conditions de vie spéciale. Les prisonniers allemands sont très mal traités en France. Le général Lyautey, « votre petit roi du Maroc, » leur y fait subir les pires traitemens. Nos nationaux de professions libérales y déchargent du charbon dans les ports et sont gardés par des nègres !… » De grands éclats de voix coléreuse le secouent et il devient tout rouge. « Vous êtes des étudians, des « intellectuels » et, à notre grand regret, nous avons dû prendre envers vous des mesures analogues, pour répondre exactement et de point en point à ce que subissent les nôtres. Ce ne sont pas des « représailles, » c’est la peine du talion. Vous dites en français : œil pour œil, dent pour dent. Vous comprenez ? Alors, nous sommes venus vous dire : l’hiver approche et, dans ces régions, il ne fait pas aussi bon qu’à la Côte d’Azur. Alors il faut écrire à vos familles, à vos députés surtout. Vous êtes en République, le suffrage universel vous donne des droits sur eux, pour que nos soldats prisonniers soient ramenés en France. Cette lettre partira sans délai. Une dépêche, et aussitôt vous rentrez en Allemagne. Avez-vous des réclamations à faire ? » Oui certes, et d’abord sur la nourriture. « Ce n’est pas notre, faute. Les civils en Allemagne sont comme vous. Plaignez-vous à l’Angleterre : c’est le blocus. Et puis vous avez les paquets de vos familles, les biscuits de votre gouvernement depuis le 1er juillet. — Mais nos paquets... : — Ah ! Ah ! Vos paquets sont ouverts ! Vos boîtes de conserves vous parviennent pourries ! Alors pourquoi celles de nos prisonniers en France sont-elles ouvertes aussi ? Vous n’avez pas de biscuits depuis le 1er juillet ? Ici vous êtes dans la zone des armées et nos besoins militaires passent avant les vôtres... »
23 août. — Nous travaillons toujours comme des bêtes de somme... Miracle ! On nous a menés aux bains ! Nous avions tellement de poux que l’invasion avait atteint les sentinelles et qu’il a fallu y remédier. Dans des cuves de ciment, trois par trois, un seau d’eau chaude à la cheville, on nous a mis à barboter. Cependant, nos vêtemens ont été passés dans une sorte de four de boulangerie, d’ailleurs à peine chaud.
Changement de secteur. Nous déménageons. Dans une école russe, perdue au milieu de la campagne au bord d’une route, réunis à un autre groupe de cinquante camarades, nous occupons une salle de classe. Nous allons travailler le long de la rivière l’Aa, qui coule lentement entre ses rives encaissées et d’où on entend distinctement le canon.
Septembre. — Cela sent l’automne. Les pommes de terre doivent être mûres. Un seul but, une seule pensée : pouvoir en arracher quelques-unes et, le soir, les faire griller au foyer de la cuisine.
Une période de pluies froides pendant laquelle nous n’avons pu travailler aux champs. Alors, pour nous occuper durant les heures réglementaires, on nous aligne le long des fossés pleins d’eau : armés de pelles, nous remuons la vase, rectifions les bords, les pieds dans l’eau, tout ruisselans, tandis que les sentinelles nous reprochent sans cesse de ne pas nous intéresser au travail, et tout le temps Los, arbeit, arbeit ! Allons, travaillez, travaillez ! Et ces heures sont tellement bêtes, inutiles, accablantes d’ennui, que par momens on se regarde désespérés.
Le froid est venu ; toutes les nuits, il gèle à blanc ; l’orge coupée que nous devons lier en bottes est couverte de givre. Nous avons peine à nous servir de nos mains endolories. Certains champs sont maintenant inondés. La faucheuse ne pouvant y aller, c’est nous qui devons couper à la faux.
Les champs de pommes de terre nous narguent. Ah ! ces pommes de terre ! Leurs fanes pendent toutes jaunes : nous les devinons rondes, énormes, et si savoureuses ! Aux arbres les feuilles sont déjà rouges. On les voit tourbillonner, arrachées par de subits coups de vent. Les cigognes sont parties, remplacées par des myriades de corbeaux qui arrivent en trombes noires et nous obsèdent de leurs croassemens. Qu’il fait triste !
Stupéfaction et joie. Ce matin, on nous a fait faire la récolte des pommes de terre ! Il faut en profiter. Tous nous avons décousu nos doublures de vestes, de capotes et, matelassés, surchargés de patates, nous sommes revenus en traînant la jambe... Les sentinelles en remplissent aussi leurs poches. Alors, allons-y !... Matin et soir, nous en ramenons tant que nous pouvons. Et sous les bas-flancs, les provisions s’entassent... Nous sommes dans l’enthousiasme !
Pour les cuire, nous avons descellé les briques qui murent les foyers de deux grands calorifères russes dans notre chambre. On a fait la chasse au bois et institué des « tours de feu. » Par quatre ou cinq gamelles à la fois, on fait bouillir les pommes de terre et toute la nuit le feu ronfle. Chacun se relaie, et, dès qu’il a fini, réveille son suivant de tour, se recouche et s’endort au glougloutement des gamelles qui bouillent, l’estomac lourd et, contre lui, la musette où s’entassent les pommes de terre en « robe de chambre. » Chose inimaginable et qui, depuis si longtemps ne nous était pas arrivée : pendant quelques jours, nous n’avons plus faim !
C’était trop beau ! Un matin, le régisseur de la ferme a surpris le manège. Vous imaginez la scène ! Comme nous avons bien fait d’entasser des provisions ! Nous avons encore 2 000 kilos dissimulés sous le plancher : pourvu qu’on ne vienne pas nous les prendre !
Nous voilà maintenant occupés à arracher du lin, tige par tige, tant il y a d’herbes folles ; toute la journée, les pieds dans l’eau, nous souffrons de l’humidité et du froid ; nous toussons tous : aucun vêtement de rechange et tout notre linge usé.
Coup de théâtre. A huit heures du soir, nous étions couchés ; le cheval blanc de l’Hystérique est signalé sur la route : ordre de faire le cercle, dans la cour. Qu’y a-t-il encore de nouveau ? Nous nous regardons avec inquiétude. L’Hystérique caresse l’encolure de son cheval. Sa face grimace étrangement il roule de gros yeux ronds. Enfin : « Je suis heureux de vous dire... J’ai lu dans les journaux... Les « représailles » sont terminées : vous quitterez la Russie, Ce sera bientôt officiel. » Il a fini : nous ne sommes pas encore revenus de notre surprise, — et de notre joie ! Ainsi nous allons rentrer en Allemagne... Hélas ! Rentrer en Allemagne, c’est cela maintenant qui est pour nous une bonne nouvelle !
10 octobre. — Le départ est pour aujourd’hui. Rassemblement en pleine forêt, au petit chemin de for de campagne qui va vers Mitau. L’Hystérique assiste à l’embarquement, il nous régale de ses plus gracieux sourires, essaie d’engager la conversation avec les uns et les autres, de placer un bon mot… Nous laissons tomber dans un silence de glace ces gentillesses teutonnes : nos yeux se chargent de répondre pour nous.
Par Mitau et Tilsitt nous faisons route jusqu’à Eydekumen, gare frontière. Ici une cérémonie aussi nécessaire qu’imposante : la désinfection. En bordure de la gare, une quinzaine d’énormes bâtimens, qui sont de véritables usines. On peut y désinfecter deux divisions par douze heures. Dans chaque bâtiment mille hommes s’engouffrent. On se déshabille complètement et les vêtemens sont envoyés à l’étuve. Nus des pieds à la tête et passés à la tondeuse électrique, on nous tient par fournées, pendant dix minutes, sous une douche chaude. Ensuite on nous réunit grelottans. dans la vaste salle de réfectoire où nous est servie une soupe d’orge. Toujours nus comme vers, et nous donnant les uns aux autres le spectacle de notre étonnante maigreur, nous dévorons cette chétive pitance. Au comptoir, une jeune fräulein, aidée de son papa, vend des cigares et menus bibelots. Nous nous y pressons, La vue de nos académies ne l’effarouche pas. Les camarades de l’autre Kommando nous racontent leurs souffrances ; nous les reconnaissons, car elles ont été les nôtres. Et, le cigare aux lèvres, nous déambulons, attendant nos vêtemens. C’est d’un burlesque... colossal. Mais les Allemands ne sont pas sensibles au ridicule. Beaucoup des nôtres ont acheté la série de cartes postales-souvenirs consacrées à la gloire de la « désinfection. » Toutes les phases de l’opération y sont représentées, en des images d’une parfaite grossièreté.
12 octobre. — Immédiatement après, nous voilà brusquement empilés, par cinquante, dans des wagons à bestiaux et cadenassés. Impossible de s’étendre. De toute la nuit, pas un de nous n’a fermé l’œil. Il y a, par wagon, un seau pour nos besoins. Nous étouffons, l’air, qui ne nous arrive que par une petite lucarne grillagée, est irrespirable... Allenstein. Les Russes, leur victoire, puis leur retraite... Nous passons en vue des fameux lacs de Masurie. Pays étrange : une succession de cônes de terre de toutes dimensions, dispersés de tous côtés. Eylau, Thorn. Le jour décline, nous n’avons pas une fois mis pied à terre. Le seau est plein depuis longtemps et les cahots en renversent sur nous à chaque instant le contenu. Il n’y a plus moyen de supporter le supplice de cette infection. A grands coups de ciseau à froid et de marteau, l’un de nous ouvre un jour dans le plancher du wagon. Quelques trous dans la paroi qui fait face au vent : enfin, il entre un peu d’air respirable ! Un sac de prisonnier de guerre est plein de ressources... Bromberg. La nuit encore. Enfin une soupe. Mais on ne nous laisse pas descendre de wagon... nous parvenons à lancer le maudit seau par-dessus bord. Insomnie cruelle. Les membres ankylosés, gelés... Nous avons côtoyé plusieurs camps de prisonniers. D’abord, nous ne comprenions pas le bizarre tableau que nous avions sous les yeux. Des successions de tas de sable, à intervalles réguliers, entourés de fils barbelés, avec des sentinelles. C’est qu’ici, dans ces plaines de Prusse, les baraques sont enfoncées dans le sable : il faut descendre en terre pour y pénétrer ; une ou deux lucarnes affleurent le sol ; le toit fait un gros tas de sable, que le vent bouleverse. Songer que des hommes passent l’hiver dans ces tanières !
Kreyz. La journée est interminable. Vers le soir, un désert de sable : pas un village, pas une ville, quelques bois de sapins noirs ; puis brusquement, sans transition : Berlin, Nous arrivons par le Nord, nous contournons lentement la ville, par ses faubourgs. Un entassement de hautes maisons, d’énormes monumens avec des dômes, des colonnades, des allures de cathédrales gothiques, le tout peint en rouge, jaune, gris ; le royaume de la laideur et du mauvais goût ; mais aussi, et notre cœur se serre à le constater, du labeur et de l’activité disciplinée ; car voici des usines, d’énormes réservoirs pareils à des champignons, des ateliers tout grouillans de travailleurs... La nuit vient, nous nous éloignons de la ville au-dessus de laquelle monte une lourde buée, tandis que les lumières s’allument. Nous faisons route vers le Sud...
Novembre-décembre 1916. — Au camp de M... Ni lettres, ni colis, pas d’adresse à donner aux nôtres... La commission médicale suisse, qui est passée au lazaret, n’a visité que les malades proposés par les docteurs allemands eux-mêmes, et, naturellement, fort peu nombreux, parmi lesquels un aveugle, des grands blessés, un manchot... Nous avons réclamé le droit de nous présenter à la Commission, car parmi nous il y a des malades, des épuisés... Inutile, nous ne faisons pas partie de ce camp : on nous ignore. Nous écrivons aux Croix-Rouges, à l’ambassade d’Espagne : rien.
Voilà quatre semaines que cela dure. Un beau jour, on nous rassemble, les « représaillés » à part. Le feldwebel nous compte, nous répartit en groupes. On nous expédie dans une mine de charbon. Départ sur-le-champ.
Pendant deux heures de chemin de fer, nous traversons un pays hérissé de cheminées d’usines, ronflant, sifflant, soufflant parmi des nuages de fumée. Voici la mine, à laquelle est accolée une fabrique de « briquettes » qui dresse .devant nous ses énormes bâtimens. Trois gigantesques cheminées vomissent d’épais tourbillons, tandis que les vitres s’enflamment de lueurs soudaines. Du sommet de l’usine, un plan incliné plonge en terre. Dans un grand bruit de ferraille et de chaînes, les wagonnets montent et descendent. C’est un grondement continu, ce sont des ronflemens, des crissemens, des jets de vapeur, des coups de sifflet, un tapage infernal. Tout jusqu’au moindre brin d’herbe est couvert d’une poussière brune. Dans l’enceinte de la fabrique, se trouve une cité ouvrière en construction : c’est là qu’on nous installe au milieu des plâtras. Nous n’avons encore pu communiquer avec aucun des camarades qui travaillent ici. Nous sommes seulement avertis que nous aurons le jus demain matin à cinq heures et demie et travail à six heures, en relève de l’équipe de nuit, jusqu’à six heures du soir !
La nuit est descendue, sans que vienne à cesser le tintamarre de la fabrique. Nous couchons par terre, sous la garde de deux sentinelles. Nous avons la consolation de nous retrouver là, entre vieux camarades : depuis le début, nous avons été de toutes les compagnies de représailles. Nous pouvons dire que nous en avons vu de rudes !
Réveil. Le jus à peine avalé, les sentinelles nous conduisent à la fosse, par le plan incliné. Il fait encore nuit : quelques lampes électriques percent seules le brouillard humide... Nous avons décidé de refuser le travail. Au moment où le contre-maître vient pour nous répartir entre les ouvriers civils, nous faisons dire par l’interprète au caporal chef de poste que nous refusons de travailler. A cette déclaration, il bondit, saisit le « Lebel » d’une des sentinelles et fait manœuvrer la culasse à grand fracas, en hurlant : « Vous allez voir ça, si vous ne travaillez pas ! Je sais, je sais, messieurs les Français. Nous avons les moyens de former les caractères. A droite ceux qui refusent ! » D’un bloc, nous passons tous à droite. Les sentinelles ricanent, coups de crosse, cris du caporal, du contremaître, des civils. Nous remontons. Entre la fosse et la fabrique, un terre-plein, le long du plan incliné. Brutalement, les sentinelles nous alignent sur un rang, à cinq pas d’intervalle les uns des autres. : Elles nous font mettre à terre nos capotes, nos gants, nos cache-nez et nous devons, n’ayant plus que notre petite veste, nous tenir au garde à vous, raides, immobiles, les mains aux cuisses. Deux sentinelles veillent à ce que nous ne bougions pas. Et on nous laisse là sous le vent glacial...
Devant nous trois petites baraques démontables, en bois, entourées de fils de fer, où logent les prisonniers travaillant déjà à l’usine. Derrière nous, le plan incliné où montent et descendent sans cesse les wagonnets, puis, dans des hangars, des trottoirs roulans qui amènent sans arrêt les briquettes, les déversent et chargent automatiquement les wagons. Par les baies des hauts bâtimens, on aperçoit des volans qui tournent, des bielles qui luisent. Il y a de grands halètemens de machines, des ronflemens de moteurs, et, dominant le tout, le bruit que font les briquettes en rebondissant sur la tôle et tombant dans les wagons, et encore le multiple ferraillement des chaînes qui remontent les wagonnets. Le vent fait tourbillonner des nuages de cette poussière noirâtre qui couvre tout dans ce pays.
Quelques camarades français sortent de leurs baraques, eux aussi noirs de suie, et nous saluent de loin : on dirait un défilé de fantômes. Les lampes se sont éteintes dans le jour blafard, et déjà nous sommes tout engourdis, les mains bleuies, le nez gelé. Il est impossible de faire le moindre mouvement pour se réchauffer. Se porter d’une jambe sur l’autre attire immédiatement l’attention d’une des doux sentinelles et c’est aussitôt la crosse dans les reins. L’immobilité doit être absolue. Pourtant nous espérons bien les lasser : nous tiendrons toute la journée, s’il le faut… Le caporal revient goguenard : face rougeaude où roulent de gros yeux blancs, un ventre énorme sur deux longues jambes maigres. D’un air d’arrogance et de défi, il demande si nous voulons enfin travailler. Refus… Un appel de la silène, un ralentissement des machines. Un flot de Français et de Russes débouche de la fosse au galop : ils vont à la soupe de midi. Trois quarts d’heure après, toujours courans, ils repassent : un geste de la main vers nous, et ils s’engouffrent de nouveau dans la mine… Maintenant, les membres raides, la tête qui tourne, il nous faut faire effort pour ne pas tomber. Le vent nous mord le visage, il nous semble être en suspension sur nos jambes molles et douloureuses, nos pieds gourds. Qu’espérons-nous ? que, devant notre résistance, ils préféreront se débarrasser de nous, nous renvoyer au camp, nous traduire en conseil de guerre. Le camp, la prison, tout plutôt que ce bagne où l’on est retranché des vivans !
Quatre heures ; la nuit est revenue : les lampes trouent l’obscurité de points lumineux, voilés et brouillés dans cette trouble atmosphère. Et la neige se met à tomber. Le vent, qui se fait plus âpre, nous colle rageusement les flocons sur la figure. De nouveau le caporal vient poser la même question, à laquelle nous opposons la même réponse… Les camarades remontent du fond, vivement, pour la soupe. L’équipe de nuit descend les remplacer sous la neige. La fabrique recommence à gémir et hurler… Vers huit heures, flanqué du caporal, arrive le directeur de la mine qui fait sa ronde afin d’inspecter le travail de la journée. Il s’arrête devant nous. « Pourquoi vous ne voulez pas travailler ? Vous n’avez pas le droit. — Nous sommes incapables d’un travail de force, tous malades, épuisés par les représailles de Russie, par la faim… Depuis trois mois sans lettres, ni colis, ni mandais, sans pouvoir donner d’adresse à nos familles, puisque nous ne sommes pas affectés au camp de M… » Un éclat de rire, un juron et : « C’est bon ! Vous travaillerez demain. » Encore deux heures dans cette neige et ce vent. Totalement engourdis, nous ne sentons plus nos membres : de grandes douleurs aiguës nous zèbrent tout le corps. Dix heures du soir. Les sentinelles nous rassemblent, et à grands coups de crosse, fouaillent notre lenteur : le fait est que, pendant quelques instans, nous sommes incapables de remuer : chaque mouvement est pour nous une souffrance intolérable : impossible d’enfiler les manches de la capote glacée. Remis en marche, tant bien que mal, nous allons comme des échassiers, on nous soutenant mutuellement. Nous venons de passer là, dans l’immobilité et le froid, quatorze heures atroces... A la cantine, une bouillie de farine, puis on nous enferme dans une salle glacée. Nous tombons à terre, grelottans et claquant des dents. Nous souffrons de tous nos membres, horriblement. Sommeil enfiévré, nuit de cauchemar...
Le réveil. Encore le même « Voulez-vous travailler ? » Alors, on ne nous renvoie pas ! Alors, il faudra en passer, encore une fois, par le bon plaisir allemand ! On nous ramène à la mine et nous refaisons le même chemin que la veille, plus pénible de toute la fatigue et la souffrance accumulées. Le froid mord plus cruellement ; la neige n’a pas fondu ; des stalactites de glace pendent aux fontaines. Dès les premiers pas, nous avons la sensation que nous sommes à bout de forces : nous avons peine à ne pas tomber. D’heure en heure, nous sentons que notre résistance fléchit : inversement les sentinelles sont plus vigilantes et les crosses plus agiles : combien de temps pourrons-nous encore tenir ? Le vent s’élève de nouveau et nous cingle au visage. La congestion nous menace : nous sommes pris de vertige. Plusieurs d’entre nous s’écroulent... Encore une fois, dans l’amer sentiment de notre impuissance, il nous faut céder. Quelle humiliation !
Et c’est cela qui est pire que tout ! C’est cela que nous n’oublierons jamais, jamais !
Donc, nous descendons « au fond. » La mine proprement dite est creusée à ciel ouvert à 40 ou 50 mètres de profondeur. On en extrait de la « lignite. » Tout autour, là-haut, les grands tas de déblais font plus lointain encore le ciel gris. Dans le trou d’enfer une obscurité où les machines ont l’air de travailler toutes seules. Des dragueuses, du bout de leurs longs bras de fer, traînent leurs godets grinçans. Le long des parois, des extracteurs à vapeur, tout crachant et sifflant, par grands gestes saccadés enfoncent une benne dans le charbon, la remplissent, la basculent et la déversent dans des wagonnets. Des ombres s’agitent autour de ces monstres. Un va-et-vient de wagonnets les uns vides, les autres pleins : des chaînes automatiques sans fin les cueillent et les entraînent sur le plan incliné vers la fabrique. Aux angles, des pompes d’épuisement. Les galeries d’exploration s’ouvrent en tous sens dans les parois et laissent entrevoir leurs boisages. Partout flotte une odeur de soufre. Des feux sont allumés de place en place près des machines. Il gèle, — et s’approcher du feu est une souffrance !
Trois cents prisonniers travaillent à la fabrique et dans la fosse, par équipes de jour et de nuit, chacune de cent cinquante hommes, et par quelque temps qu’il fasse, car les machines ne s’arrêtent jamais. Nous devons servir à compléter les effectifs, et n’ayant aucune spécialité en ce genre de travaux, nous sommes les manœuvres, les hommes de peine du chantier. Les besognes qui exigent un gros effort, transports de rails, de madriers, sont pour nous. C’est nous qui mènerons les wagonnets, une fois remplis, jusqu’à la chaîne automatique. Tout le jour, ahanant dans les montées, les épaules endolories, nous pousserons les lourdes machines : nul arrêt possible, car au moindre ralentissement, l’horrible chose redescend et, derrière, d’autres arrivent, arrivent sans cesse. Abominable meule de travaux forcés, qui vous broie les os et l’esprit ! Malheur à qui se laisserait surprendre et happer dans cette sorte d’engrenage sans fin ! Donc, sous peine d’être écrasé, il faut subir le mouvement perpétuel des machines, devenu soi-même une machine.
À midi, au coup de sirène, on remonte vivement ; en route vers la cantine : on avale la maigre soupe de choux ou de pommes de terre, et, deux fois par semaine, une petite tranche de viande ; puis, à une heure, de nouveau on est au fond : six heures à tirer. Quand il commence à faire nuit, on tâche de se faufiler, on se cache dans les galeries. Là-haut la fabrique trépide ; ici la ronde des wagonnets va son train ; la rumeur brutale du travail monte dans la buée rousse, traversée d’éclairs électriques et du grand rougoiement des cendres qui se vident. Mais alors les sentinelles organisent des chassés à l’homme, pour nous débusquer ; chaque soir, ce sont des scènes de brutalité et des distributions de coups de crosse ; mais, les membres brisés de fatigue, n’en pouvant plus, nous sommes prêts à tout risquer pour un instant de répit !... Les « anciens » nous racontent leur vie de misère ; tous, ils sont là depuis un an, dix-huit mois, deux ans. Ils ont tout essayé, pour tenter de se faire renvoyer. Vainement. Les Allemands ne sont jamais à court d’inventions pour briser une résistance, et sont passés maîtres dans l’art de l’esclavage. L’été, un prisonnier refuse-t-il le travail, comme le garde-à-vous, n’étant pas aggravé par le froid, ne serait pas un supplice suffisant, on enferme le récalcitrant dans un des sous-sols de l’usine, on ouvre une conduite de vapeur et petit à petit on l’ébouillante jusqu’à ce qu’il se précipite au soupirail pour demander grâce et se soumettre.
Nul tirage au flanc possible. Pas de maladies reconnues, à moins de grosse fièvre. Le médecin civil du village voisin, à trois kilomètres, ne renvoie au camp que ceux qui sont à toute extrémité, afin de ne pas s’attirer de réprimandes, car il est aux gages du directeur. Les deux moyens pour se tirer de là sont l’évasion et l’accident. On en est à souhaiter l’accident : main broyée ou jambe cassée. Il y a aussi les maquillages et accidens simulés ; mais il faut pouvoir tenir le rôle. Une grande plaie, bien préparée et largement apparente, peut donner le change ; c’est le renvoi à l’hôpital : le but est atteint. Quelques-uns d’entre nous ont des recettes et commencent à les appliquer. Mais nous songeons plutôt à la fuite. Nous repérons les endroits propices à l’escalade ; nous nous renseignons sur les chemins à suivre. C’est une nécessité de réagir, tant que nos volontés n’ont pas encore été broyées par l’impitoyable engrenage.
Epuisés par ce surmenage musculaire, nous souffrons de la faim : trois tartines de pain et le soir une bouillie, c’est peu, bien que les repas de midi soient, à l’heure actuelle, le maximum accordé aux travailleurs d’usine. Nous sommes maintenant absolument noirs de suie et nos uniques vêtemens, tous déchirés et imprégnés de poussière de charbon...
Le dimanche matin, travail pour tout le monde jusqu’à midi : entretien et réparation du fond de la mine. L’après-midi seulement, on peut se laver. Nombreux sont les camarades qui sont là depuis de longs mois. Et telle est l’étonnante vitalité qui subsiste quand même au fond du caractère français que la gaieté, l’entrain, ce que le Boche appelle notre « légèreté » parvient encore, aux heures les plus critiques, à soutenir les cœurs et relever d’un mot drôle les courages. Mais, à la longue, quelques-uns succombent à leur détresse. Il en est qui deviennent fous. Plusieurs se murent dans un silence farouche. Un autre, tous les soirs, ne trouve de consolation que dans la contemplation de ses « souvenirs. » Sur ses maigres ressources, le pauvre diable a acheté toute une série de pipes : celle-ci pour le père, celle-là pour l’oncle, l’autre pour le cousin. Il y a surtout une paire de grands ciseaux nickelés qu’il déplie soigneusement de ses papiers de soie, et qu’il destine à sa femme. Tous les soirs, devant ces vagues objets auxquels il attache des idées d’avenir, il s’abîme dans des songeries sans fin... Beaucoup lisent et relisent leurs lettres, regardent leurs photos de « la maison, » cherchent à oublier, s’obstinent à espérer. Combien n’ont pas voulu s’évader pour ne pas abandonner ces reliques, symboles de tous leurs désirs, de toutes leurs amours !
Voilà le troisième accident parmi nous. Un coup de wagonnet dans les reins ; une jambe cassée, un doigt arraché. On envie les blessés : ils ont le filon.
Nous faisons équipes maintenant avec des civils allemands, vieux mineurs professionnels mobilisés à la mine. Nous charrions les wagons qu’ils remplissent, remplissent avec une hâte de forcenés, pour toucher des primes supplémentaires. Mal nourris, eux aussi, ils sont d’une maigreur invraisemblable : des hommes de quarante ans en paraissent cinquante et cinquante-cinq. On dirait, à les voir travailler, des squelettes animés et infatigables : ils nous mettent sur nos boulets...
Un ouvrier qui, bien que jeune, vient d’être mobilisé à la mine, comme seul survivant de six frères, arrive tout droit de Verdun, où il était encore avant-hier. Il nous raconte comment nos soldats ont repris Vaux et Douaumont ; à son compte, les Allemands perdent là-bas plus de mille hommes par jour. La guerre ne lui inspire qu’un sentiment : la satisfaction d’en être revenu. Qui sera vainqueur ou vaincu ? c’est le dernier de ses soucis. Devant nous, il ne cesse de clamer : « A bas les capitalistes ! Vive les social-démocrates ! Mort au kronprinz ! Camarades français. » Inutile d’ajouter qu’à peine voit-il surgir un contremaître, aussitôt changement complet : ce sont alors des récriminations contre nous, plaintes et hurlemens contre ces « maudits, » qui ne veulent rien faire... Tous les mêmes : geignans et souffrans sous le collier de force, serviles devant toute incarnation de l’« autorité. »
...Le caporal, tout confit de sourires rageurs, nous annonce que, par « ordre, » nous rentrons demain à X... Nous éclatons de joie. Mais il faut nous contenir... à cause des camarades qui restent et à qui pareille chose ne peut arriver. Les sentinelles sont stupéfaites. Jamais, dans une mine, on n’avait vu une Kommandantur reprendre des travailleurs.
27 janvier 1917. — Ça ne va pas : le point de côté que je traine depuis deux mois, l’épuisement, les froids m’ont mis à bas. Ce malin, 39 degrés de fièvre. Bon pour le lazaret. De mon arrivée dans la salle aucun souvenir ; seulement, la sensation, à la fois agréable et douloureuse, d’être déshabillé et étendu dans un lit, coulé dans un drap d’ailleurs glacé. Mais c’est la première fois, depuis le départ pour la Russie, en avril 1916, que je me déshabille pour me coucher... Puis une confusion indescriptible de cauchemars, de crises de fièvre, où je délire, environné de fantômes, de squelettes hideux, le casque à pointe sur le crâne ; des lueurs de raison, pour constater la détresse où mon être se débat, unité perdue dans la théorie de misères toutes semblables qui luttent ici désespérément contre la Mort, grande maîtresse du lieu. La Mort, comme on la voit bien dans la fièvre ardente ! Face à face avec elle, parfois on accepte sa compagnie avec un calme, une indifférence, une insensibilité presque absolue. Après tout, un de plus qui disparaît dans l’horrible ronde, qu’est-ce que c’est ? est-ce que ça compte ? La marche de l’univers n’en sera pas troublée. Alors la Maudite se fait engageante : les yeux exorbités, le nez camard, la grande mâchoire endentée, elle sourit, gracieuse. Elle se drape dans son suaire. Il serait doux de s’envelopper, de se fondre, de disparaître dans les grands plis légers qui semblent blancs et soyeux et me frôlent... comme ça, tout simplement, comme s’endort un enfant bercé. Ce serait fini...
Oui, mais mourir en Allemagne ! Une répulsion, une révolte contractent tout l’être, chassent l’hallucinante vision ; ah ! ne pas mourir comme ça, pas ici ! Il faut tenir, décupler le souffle de vie qui veille encore en nous. Il faut souffrir, vaincre la Mort. Et la sensation atroce, dominant toutes les autres, du froid horrible qui vous paralyse, gagne tous les membres, montant des pieds le long des jambes, s’insinuant le long des flancs, dans le dos ! Grelottant de fièvre, avec des poussées de chaleur subite, l’impression de tomber brusquement dans l’eau glacée ! ... De fait, le froid continue ; c’est la deuxième semaine ; le thermomètre a marqué 30°. Et il n’y a toujours pas un grain de charbon ! Pas même ici, à l’hôpital, dans cette chambrée de grands malades.
Les baraques dont se compose le lazaret sont des tentes doublées d’une cloison de planches à l’intérieur : le vent y passe tout à l’aise, le Châssis des fenêtres disparaît sous la glace. Les haleines fiévreuses qui montent de ces cinquante lits se condensent au plafond, et retombent en stalactites qui, chaque jour, s’allongent davantage au-dessus de nos têtes, comme une perpétuelle menace. Un silence poignant règne dans la salle où gisent Français, Anglais et Russes.
Chacun est tapi et recroquevillé dans son lit ; on n’entend que le sifflement des poitrines oppressées de fièvre, le halètement des pneumonies qui étreignent les torses, la plainte sourde d’un rhumatisant, puis des mots vagues, des hallucinations de démens. Au ras des couvertures, un paquet de chiffons, de serviettes, de tout ce qu’on trouve où s’enfouir le crâne, puis une buée qui monte : un vivant souffre là ! Chaque lit n’est pourvu que de deux minces couvertures, recouvertes d’une grande poche de cotonnade de couleur, à carreaux roses ou bleus, qui, suivant la mode allemande, fait office de drap supérieur, mais qu’on pose simplement sur son corps, sans pouvoir border de chaque côté. Par ruse, en dépit des règlemens, on a pu garder ses vêtemens et se les étendre sur les pieds. On couche avec son caleçon et son tricot, quand on a caleçon et tricot. Cela d’ailleurs est strictement défendu, quelque froid qu’il fasse. Le pis est que la chaleur des corps a condensé l’humidité de la salle sur les couvertures de nos lits ; immédiatement elles ont gelé, et depuis nous sommes littéralement enveloppés dans un suaire de glace qui moule nos corps grelottans. Chaque matin, nous nous réveillons, les joues, les lèvres collées sur les couvertures par la buée de nos respirations qui s’est congelée. Les barbus, les moustachus, aussitôt après leur réveil, sont occupés à arracher les glaçons de leurs poils. Le vent qui passe par les fenêtres est tout chargé et étincelant de paillettes de givre qui envahissent la salle d’une poussière argentée, et le grand poêle noir, vide, ironise au milieu de la chambrée.
Le jeune médecin allemand, qui a notre baraque dans son service, a renoncé à tout examen des malades. Empaqueté dans son manteau, le nez dans son col de fourrure, les mains aux poches, chaque matin il passe vivement, traînant son sabre, entre les rangées de lits. Un vague regard aux tableaux de température et, automatiquement, il prescrit les tablettes d’aspirine aux uns et aux autres. C’est le remède universel, et avec les compresses d’eau froide, la panacée infaillible employée dans tous les lazarets allemands. Compresses ! compresses ! Mais par cette température extravagante, il n’en saurait être question. Dans l’armoire aux médicamens, où on ne trouve guère que de l’eau oxygénée et une potion à base de réglisse et d’ammoniaque pour ceux qui toussent, tout a gelé et éclaté, jusqu’à une petite bouteille d’alcool. ; Reste l’aspirine : ersatz, bien entendu.
Nous sommes à la mi-février. L’an dernier, la commission des médecins suisses est passée dans les camps vers le milieu de mars ; elle est passée de nouveau en octobre. Pourquoi, cette année, ne reviendrait-elle pas ? Ce serait à peu près tous les six mois. Le bruit court qu’elle reviendra : ce n’est qu’un bruit, hélas ! un on dit…
La commission suisse ! Tous les yeux, brûlans de fièvre, sont pleins de cette vision. Tous les moribonds luttent farouchement avec cet espoir au cœur. Oh ! ne pas mourir ici, après tant de souffrances si longues, si inutiles ! Mourir, s’il le faut, mais auparavant quitter l’Allemagne, retrouver des sourires, des gestes doux qui allègent les angoisses suprêmes, revoir les « siens, » ne pas partir sans avoir reçu un dernier baiser !...
Le froid diminue, et enfin nous touchons la valeur d’un seau de charbon par jour, juste de quoi dégeler un peu l’atmosphère vers midi, et fondre la glace du plafond et de nos couvertures... Comme toujours, pendant de si terribles secousses, on a résisté, résisté ; puis après, dans la réaction de la détente, les plus faibles sombrent ; deux sont morts cette nuit, dans la salle voisine. Les pauvres corps aplatis sur les brancards sont passés au pied de nos lits, vers la salle d’autopsie : la « Morgue. » On songe : « Pauvres vieux, fini pour eux ! » C’est tout, et, instinctivement égoïstes, on jouit de la sensation de remuer bras et jambes, de voir la lumière et de se jeter très loin en avant dans l’avenir. Et là-bas, en France, les familles, un jour, brusquement, recevront un imprimé : un tel, mort, tel jour, telle heure. Puissent-elles alors ne pas se représenter l’horreur de la grande angoisse solitaire, où celui qu’ils aimaient a disparu dans son coin d’exil ! Quelques lettres de lui arriveront encore, et peut-être ce qu’on aura trouvé dans ses poches, sous son traversin : le vieux porte-monnaie, le portefeuille aux photos, les minables et chers souvenirs...
Mars. — Je vais mieux. Je m’en tire. Mais je suis dans un tel état de faiblesse que, tout affamé que je suis, je ne puis supporter aucune nourriture.
Quatre Français sont arrivés, venant des mines ; tous quatre sont perdus. Aussitôt couchés, ils sont entrés dans le coma. L’un d’eux était malade depuis longtemps. Un jour, il refuse de descendre ; alors on le met au garde à vous, dehors ; puis on imagine de lui fourrer les bottes de neige et de l’y enfoncer jusqu’aux genoux. Au bout d’une heure, il s’évanouit. Trois jours après, on l’expédie ici...
En quarante-huit heures le compte des quatre malheureux a été réglé. On a inauguré pour eux le « paravent de la mort : » quatre châssis à charnières, tendus de papier, dont on entoure le lit de celui qui trépasse. Quand on apporte dans la salle le paravent macabre, chacun se sent secoué d’un petit frisson. Et on ne quitte plus des yeux les sinistres feuilles de papier derrière lesquelles se livre le suprême combat.
On meurt terriblement dans cette baraque et dans tout l’hôpital, et ce sont presque toujours les plus anciens prisonniers qui s’en vont. D’hiver en hiver la mortalité augmente implacablement parmi eux. La tuberculose surtout fait d’affreux ravages.
Une nouvelle inouïe bouleverse le camp et l’hôpital : on a lu deux articles de journaux français au sujet du rapatriement pur et simple des prisonniers faits en 1914, — français et allemands. Des journaux suisses en ont parlé ; les journaux allemands auraient enregistré ces bruits ; les pourparlers seraient assez avancés. Il y aurait différentes catégories : d’abord les hommes d’un certain âge, pères de trois enfans — puis les prisonniers valides de tous âges, en commençant par les plus anciens en captivité. Des mesures spéciales d’internement en Suisse seraient prévues pour ceux qui sont malades, auraient été en représailles, ou n’auraient jamais été visités par des commissions médicales suisses. Les imaginations travaillent, les espoirs s’exaltent, nous battons la campagne…
Je fais maintenant de petites sorties dans le lazaret, de gros sabots aux pieds, en uniforme de malade : pantalon long et redingote à longues basques, en toile rayée bleu.
Mai. — Nous ne pouvons pas y croire ! Les visites suisses vont reprendre. Une centaine d’entre nous, désignée pour l’internement par les médecins allemands, passera la visite médicale à Constance. Dans vingt-quatre heures, nous aurons quitté le camp pour… Afin de se calmer, il faut envisager l’éventualité d’un échec possible, s’imaginer surtout le triste retour dans un camp, sans espoir désormais… Et puis, il y a les camarades qui restent, nous regardent faire nos préparatifs, nous souhaitent bonne chance, avec des regards éloquens où nous retrouvons la muette et navrante expression d’envie avec laquelle nous-mêmes nous avions, autrefois, vu partir les premiers « suissards. » Ne leur laissons pas croire que nous puissions les oublier, après avoir souffert et résisté ensemble…
Nous avons été fouillés minutieusement. Pour ne pas laisser entre les mains boches mille souvenirs où s’attachait notre vie de prisonniers, nous avons dû brûler nos photos et nos lettres… Cette cendre qui s’éparpille et s’envole emporte tout un lambeau de notre passé, que la haine seule fera revivre plus tard dans nos cœurs.
Voyage fiévreux, trépidant… Les paysages, les gens entrevus, rien ne compte plus : chacun reste en tête-à-tête avec son rêve, désir et crainte… Le lac de Constance rien… À quand la visite ? Une salle… Notre avenir, notre vie même va se jouer là… De quel regard nous suivons, à peine aperçus, les hommes de qui notre sort va dépendre, qui, d’un seul mot, vont nous sauver des enfers d’Allemagne ou nous y rejeter !…
La visite est passée ; beaucoup d’entre nous ont leur dossier de maladie ; mais la décision des médecins n’est pas encore connue. Il faut attendre à demain… Encore vingt-quatre heures d’une incertitude qui nous met au supplice… Maintenant, il nous semble que, jusqu’à présent, jamais minutes dans notre vie n’ont été si angoissantes, si tragiques… Les visages des docteurs sont restés impénétrables. On perd espoir, ou bien on s’illusionne... Ah ! cette attente !
Les noms... enfin ! Les malheureux qui sont refusés se retirent dans un coin... consternés, farouches… Les élus ne peuvent s’habituer brusquement à la nouvelle idée : partir, plus de barbelés, plus de poteau, plus de sentinelles, vivre... Est-ce vrai ? Est-ce seulement possible ?
Dans quatre heures, nous partons... On nous embarque dans un train suisse qui nous attendait en gare... Un contre-ordre ne va-t-il pas arriver au dernier moment ?... Mais le train démarre, il roule : chaque tour de roue nous rapproche du but convoité. C’est fini ! Nous quittons l’Allemagne ! Nous ne la verrons plus... que dans nos cauchemars, dans les heures de fièvre qui ramèneront la hantise des souffrances endurées, de l’impitoyable esclavage...
14 juin. — Nous avons franchi la frontière, nous sommes en Suisse !... Nos couleurs !... Résurrection et liberté !... Impressions inouïes !... Les populations nous attendent tout le long de la voie, nous acclament en brandissant le drapeau tricolore ; à notre arrivée, la Marseillaise éclate... Un immense frisson nous secoue, soulève nos âmes tandis que partout sur notre passage retentit et se prolonge le cri sacré : « Vive la France ! » La joie, l’émotion, inondent nos cœurs : à peine pouvons-nous répondre à tous ces vivats. Entassés aux portières, haletans, les yeux piqués de larmes, nous regardons, nous rions, nous pleurons... Ainsi l’étape bienheureuse se continue... Partout, des fleurs, des paroles, des attentions charmantes. Toutes les formes de la bienvenue nous sont prodiguées... L’accueil est si spontané, si cordial, si ému, si émouvant, que, chaque fois, notre cœur se dilate dans un sentiment de douceur que nous ne connaissions plus...
Pourtant, on hésite encore à traverser une rue, à ouvrir une porte, à se mouvoir : à chaque pas, à chaque geste, l’œil toujours aux aguets, on se retourne, par méfiance perpétuelle du coup de crosse... ; Trop longtemps nous avons été des esclaves : l’ombre est restée sur nous du garde-chiourme allemand.
X…
- ↑ Voir la Revue du 1er mars.