Dans les Basses-Alpes

Dans les Basses-Alpes
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 198-228).
DANS LES BASSES-ALPES

« Sous le rapport de la population spécifique, c’est le dernier département de France et il diminue à chaque recensement. » Cette phrase banale, mais trop vraie, a été prononcée ou imprimée bien des fois au sujet des Basses-Alpes. Malgré cela ou peut-être à cause de cela, ce département sert souvent de thème ou d’exemple, à l’économiste, au statisticien, au démographe, comme de sujet d’étude au géologue, au forestier, au botaniste et à l’historien, car son passé est intéressant, et enfin son nom figure inévitablement dans les discours de l’orateur politique qui discute la question toujours posée, jamais résolue, de la vraie représentation parlementaire.

Le département des Basses-Alpes est situé presque à l’extrémité de la diagonale qui, partant de Dunkerque, effleurant Paris et Lyon, se termine à Nice. D’une part, le Nord avec les plaines immenses, fécondes, manufacturières, semées de grandes villes, sillonnées de voies ferrées ; d’autre part, les montagnes solitaires aux flancs stériles, les communes perdues. Roubaix, l’énorme chef-lieu de canton, peut s’opposer à Castellane, l’infime sous-préfecture ; l’arrondissement de Lille, avec ses 800 000 âmes, à celui de Barcelonnette, qui n’en a pas 14 000.

Le Nord, dont la superficie est exactement connue, occupe le premier rang après la Seine sous le rapport du chiffre de population absolue et relative, comme les Basses-Alpes sont reléguées au dernier en compagnie des Hautes-Alpes et de la Lozère. Pour conclure notre antithèse, observons que si le Nord-Ouest produit la houille noire meurtrière à exploiter et destinée un jour à s’épuiser, le Sud-Est fournit la houille blanche, que l’art de l’ingénieur, secondé par un reboisement intelligent, permettra de créer de plus en plus et d’utiliser de mieux en mieux. Perspective rassurante, mais an peu lointaine, que les Provençaux échangeraient volontiers contre un supplément immédiat de prospérité.


I

En suivant, le long de la vallée de la Durance, l’artère assez fréquentée de Marseille à Grenoble, il est possible d’aborder les Basses-Alpes soit par le Midi ou la Basse-Provence, soit par le Nord ou le Dauphiné. La première direction est celle que nous suivrons, au départ de Pertuis.

Désertes, sauvages et pittoresques en somme, les gorges boisées de Mirabeau se rattachent encore à Vaucluse et aux Bouches-du-Rhône et ce n’est que plus loin que le voyageur « montant » dépasse le point fictif sur lequel se heurtent quatre départemens provençaux sur cinq. Les premiers villages de notre territoire bas-alpin apparaissent enfin, tristes, grisâtres, dans un paysage déboisé, sillonné de « vabres » desséchés, mais assez cultivé, avec force champs de blé, amandiers, mûriers, vignes bien mal tenues et, sur les pentes de collines, olivettes très soignées, qui produisent la meilleure huile de Provence. Quelques villas précèdent Manosque, et vis-à-vis de la gare, se discerne le seul parc d’agrément digne de ce nom. A gauche, se dresse le Mont-d’Or, mal dissimulé sous les oliviers ; plus loin, vers la droite, on distingue les collines boisées qui bordent la rive gauche de la Durance : elles dépendent de Digne.

Puis apparaissent Voix et Villeneuve, entassés sur des mamelons coniques, dominés par des montagnes pelées d’aspect original, mais plus propres à satisfaire le peintre que l’habitant ou le touriste. La vallée se resserre ensuite et devient jolie avec ses prairies et ses bois ; le pin d’Alep, disparu depuis Mirabeau, tente un retour offensif et, les oliviers aidant, on se croirait dans le Var. Ce pin renonce à la lutte à la hauteur de Pertuis et vis-à-vis des pittoresques roches des Mées. Le chêne vert le supplante, mais le chêne blanc expulse à son tour ce dernier au bout de quelques kilomètres, ce qu’il a fait depuis longtemps déjà sur la rive gauche. Toutefois, sur les déclivités trop rapides, il succombe, et les lignes de plus grande pente qui matérialisent les hachures des topographes se détachent en raies d’un blanc jaunâtre sur les flancs plus ou moins verdoyans des coteaux d’Oraison et des Mées.

Plusieurs torrens ont été coupés par la voie ferrée : c’est à peine si un filet d’eau humecte leur thalweg et pourtant, à un moment donné, le train ralentit sa marche à cause des travaux de restauration des dégâts qu’un orage récent a causés à la voie et aux bois qui la bordent : ce ne sont qu’arbres déracinés par l’eau, ou arrachés par les blocs de rochers précipités.

Les montagnes de la rive gauche opposée au chemin de fer s’élèvent de plus en plus. Un petit village, l’Escale, se présente entre ces escarpemens et le lit de la Durance beaucoup trop large pour les flots troubles de la rivière. Bien insignifiant, l’Escale annonce cependant la Haute-Provence ; il se compose en effet de quatre ou cinq petits hameaux voisins, mais distincts, et ne rappelle plus l’agglomération unique et resserrée que nous trouvons toujours dans le bas pays. Puis le regard se porte sur un petit bourg pittoresque à aspect assez propre, Volonne, qu’entoure encore une ceinture de vergers d’oliviers.

Depuis Pertuis, deux ponts en pierre franchissent le grand torrent que nous suivons, l’un à Saint-Auban, pour donner passage à l’embranchement de Digne, et l’autre tout récemment inauguré en face d’Oraison. Mais, à Sisteron, la Durance est tellement encaissée que fort anciennement les deux rives étaient déjà soudées par un pont de pierre à une seule arche qui a joué un grand rôle dans l’histoire, car il servit à jalonner l’itinéraire de Napoléon, de Cannes à Grenoble, au retour de l’île d’Elbe.


II

Un peu au-dessous de Sisteron se détache perpendiculairement vers l’Occident une vallée latérale que nous remonterons pendant quelques kilomètres pour rencontrer deux ou trois petites communes que nous étudierons d’un peu plus près parce qu’elles figurent assez bien une moyenne parmi les groupes administratifs du département. Ce n’est pas certes à cause de leur situation centrale, car deux d’entre elles confinent aux Hautes-Alpes, que nous les choisissons ; mais comme climat, altitude, population, culture et décadence, elles ne se placent ni parmi les mieux, ni parmi les moins favorisées.

La plus petite des trois municipalités est celle de B..., elle ne compte que 167 habitans (1906), et n’englobe pas trois maisons voisines ou contiguës, habitées toutes trois. Il n’en était pas de même autrefois, car sur un mamelon qui domine l’unique route de la vallée longeant le torrent du J... on distingue quelques masures, restes d’une agglomération fortifiée. Cinq ou six familles y vivaient encore au siècle dernier, et actuellement, quelques solitaires logent dans ces demeurée semi-effondrées. Ce mamelon dominé de ruines symbolise assez bien les Basses-Alpes, d’autant plus que, si on le regarde de près, on le voit, au Midi et au couchant, constitué de « lavines, » sorte de schiste nu, grisâtre en temps de sécheresse, noir sale en temps de pluie, dégradé par les eaux qui rongent sans cesse les pentes. Les lignes d’érosion se dessinent brutalement et, pour faire opposition à ces hachures matérialisées, une série d’assises horizontales presque équidistantes, presque régulières, rappellent les courbes de niveau de la topographie. Mais, vu par le Nord-Est à l’hubac, l’aspect du mamelon se transforme, c’est une jolie prairie naturelle verdoyante dont on ne soupçonnerait guère l’existence du côté opposé.

L’appellation de « Basses-Alpes » évoque l’idée d’un terrain bouleversé, stérile, dépouillé et d’un paysage affreux. Cette thèse, ce procès si l’on veut, pourrait très bien se plaider ici même, à B..., contradictoirement. On aurait beau jeu d’une part pour exhiber à l’adrech, ou versant exposé au soleil, des pentes infécondes, pierreuses, insuffisamment boisées, dominées par des montagnes pelées, pour opposer des torrens presque desséchés, de peu de largeur au mince filet d’eau qui y coule, mais encombrés de pierres roulées par les orages ; montrer les basses terres ravinées, les prairies souillées par la fange ; de l’autre, on ferait voir qu’à l’hubac ou flanc tourné au Nord, l’œil se repose sur de beaux bois, bien frais, souvent très pittoresques, que les arbres prospèrent au fond des jolis vallons ombreux dissimulés de loin parce qu’ils sont très creux, que dans ces petits replis de terrain coulent des sources claires comme le cristal, qui arrosent, une fois captées, de gentilles prairies, et qu’enfin les eaux qui se fraient un passage dans le vaste lit de cailloux du torrent central ne perdent leur transparence qu’on temps d’orage. Contiguë à l’école, la mairie s’élève au-dessous du vieux village, non loin de l’humble et unique café de la localité, et à quelques minutes de marche de l’église et du presbytère naguère abandonnés, mais restaurés récemment par les soins du curé. L’édifice religieux avec ses murailles de solidité suspecte, ses volets disjoints, ses herbes folles s’élançant de la pierre, donne une impression de tristesse et de pauvreté que corrigent un peu l’agrément de la vue sur la vallée et la fraîcheur de la végétation, due à l’abondance de l’eau qui sourd des rochers d’amont. Les fermes qu’on distingue, éparses, sont propres, solides et n’accusent nullement la misère.

Presque vis-à-vis et sur la rive droite du côté de l’hubac débouche une vallée latérale dans laquelle se blottit la seconde commune : celle de la T... de B... (l’appellation officielle est différente), jadis dépendante de la première déjà entrevue. Le vallon simule la forme d’un V dont l’extrémité d’une des branches tombe perpendiculairement sur ce torrent. Un pont sur ce torrent et un beau chemin neuf conduisent dans une sorte de cirque sans issue apparente, au fond duquel les principaux hameaux de la commune s’éparpillent ; l’un d’eux, le moins petit, sinon le plus central, possède la mairie et l’école, tandis que l’église et le presbytère se dressent isolés dans une situation pittoresque à quelques centaines de mètres de là, au confluent de deux lits de torrens, dont l’un souvent desséché il est vrai. Çà et là quelques ruines couronnent de petits mamelons. L’amandier envahit le pays, et ces arbres, tous droits, ne présentent en rien l’aspect tordu de leurs similaires de la Basse-Provence.

Après un des hameaux, il semble qu’on soit au bout du monde ; ce n’est point tout à fait une erreur, car si la vallée, se repliant, forme la seconde branche du V, ce quartier est à peu près désert ; nous en verrons bientôt la raison. Somme toute, l’ensemble, à part quelques imperfections : plaies de ravinement, torrens avec peu d’eau et trop de pierres, terres à blé abandonnées et non reboisées, squelettes d’amandiers défunts, masures transformées en nids à hiboux, l’ensemble est plutôt agréable et l’œil trouve à se reposer sur des bois, sur des rochers pittoresques, sur des eaux vives d’aspect engageant.

Revenant enfin sur la vallée principale et remontant le torrent pendant une demi-heure de marche, nous atteignons une enfilade de maisons de construction récente, alignées le long de la route. C’est le centre cantonal, et ses quinze bâtisses neuves produisent un effet magnifique. Mais, abstraction faite de la poste, de l’école, des logemens du notaire et du juge de paix, de l’église et du presbytère, des cafés et des auberges, que reste-t-il comme fermes d’exploitations rurales ? Bien peu de chose, et ce petit hameau résume un peu en lui notre pauvre France qui tend à devenir un pays composé de fonctionnaires et de cabaretiers. A l’adrech, au sommet de côtes pelées, se dresse une agglomération presque abandonnée : c’est le vieux village dont les quelques habitans, joints à ceux de divers hameaux, de fermes dispersées jadis très nombreuses, et enfin de la bourgade neuve, atteignaient au dernier recensement le total de 630 âmes. Il y en avait près de 1 400 au milieu du règne de Louis-Philippe.


III

Au début du XVIe siècle, les alentours immédiats de Sisteron prolongent en quelque sorte le Dauphiné. Dans la seule commune chef-lieu qui s’étend sur 5 000 hectares, les troupeaux de brebis atteignaient l’énorme effectif de 16 000 têtes, plus que dans tout le canton sous le premier Empire et les avé (troupeaux) de 2 000 bêtes à laine n’étaient point rares. Les bœufs de labour joints aux vaches formaient à Sisteron un ensemble de plus de 400 têtes de gros bétail. Avec cela peu de chèvres, peu de mulets.

Le pacage de ces immenses cohues de bêtes à cornes et à laine donnait lieu à des difficultés, et la dernière des trois communes que nous avons inspectées fut, à l’époque de François Ier, le théâtre d’un conflit point sanglant, mais acharné entre ses habitans et leurs voisins du Dauphiné, qui trouvaient commode d’envoyer leurs troupeaux pâturer abusivement en Provence. Il est fâcheux que cet épisode soit long à raconter, car rien n’y manque : saisies d’animaux, invasions à main armée, stratégie offensive, mesures défensives, intervention des seigneurs respectifs, des parlemens d’Aix et de Grenoble, avec conflit de juridiction. 2 000 hommes d’armes sont fournis par un village contigu des Hautes-Alpes, R..., qui aurait bien de la peine à en fournir 300 aujourd’hui. La cour d’Aix les condamne d’abord à une amende, puis à subir un châtiment public plus humiliant que douloureux, sur la crête qui sépare les deux provinces. A tous ces détails se mêle le petit roman du délégué envoyé par le parlement d’Aix qui, fait prisonnier par le baron dauphinois, charma sa captivité en faisant la cour à la châtelaine. Notre ébauche sur l’économie rurale de ce coin de la vieille France n’exclut nullement ce qui regarde la vie intime de la noblesse locale, parce que ces familles de gentilshommes vivaient sur leurs terres ou près de leurs terres et choisissaient pour leur service des paysans ou paysannes d’alentour. Nous relèverons même dans un livre de compte ou de « raison » du XVIIIe siècle quelques détails relatifs à une brave fille, Madeleine Ricard, servante dans la famille du V... pendant plus de vingt ans. Elle gagnait pour ses débuts dix écus par an ; elle arrive à en recevoir jusqu’à treize ; quelquefois, ses maîtres complètent ses gages par un tablier. Manifestement, ses habits quotidiens et son costume de travail lui étaient payés par ses patrons, et il ne faut pas se la figurer comme une souillon déguenillée, car d’après les traditions locales, dans les intérieurs nobles et bourgeois de l’époque, les servantes groupées en cercle dans le salon de compagnie, autour d’une grande table, travaillaient à la chandelle, tandis que maîtres et maîtresses conversaient. Ces hobereaux, dont beaucoup avaient servi dans l’armée ou passé par la diplomatie, ces dames ou demoiselles n’auraient pas supporté auprès d’elles des chambrières trop négligées ou mal mises.

Donc Madeleine s’achète de temps à autre sur ses petits gages des coupons d’étoffe (toile, mousseline, etc.), des robes, des corsages, des cotillons, des souliers fins[1], des mouchoirs, voire même une croix d’or de 15 livres et un corps de baleine du même prix. Tous les deux ans à peu près, la digne fille va voir ses parens, qui demeurent à trois lieues en aval de Sisteron : coût du voyage 12 sols, juste le prix des troisièmes d’aujourd’hui : elle leur envoie aussi des provisions que ses maîtres lui retiennent sur ses gages ; elle secourt sa sœur malade et n’oublie pas de remettre souvent à M. le curé 6 sols d’honoraires de messe. Un mariage a lieu dans la famille de ses maîtres et c’est probablement à cette occasion qu’elle se paye un chapeau, et comme il ne s’en trouve pas sans doute d’assez beau à Sisteron, on le fait venir de Manosque. Un peu avant cette date, la balance de son compte courant constate que, malgré toutes les dépenses que nous venons d’énumérer et la modicité de ses gages, elle a droit à plus de 200 livres d’économie que ses maîtres lui doivent.

À cette époque, les servantes n’étaient point gâtées. Dans plus d’une famille, on suit les traditions de la Comtesse d’Escarbagnas on s’indemnise de la casse sur les gages, et dans les réunions auxquelles nous avons fait naguère allusion et qui se prolongeaient fort tard, la servante qui s’endormait sur son ouvrage recevait de sa maîtresse, sous forme d’avertissement, un coup de baguette sur les doigts pour réveiller son activité.

Les du V... possédaient un petit domaine à la T... de B..., la seconde commune que nous avons parcourue. Le granger dudit bien qui le cultivait en compagnie de sa femme recevait 18 écus par an, son blé, son sel, son huile, un modeste capital de volaille, une énorme provision d’ail dont souvent il tirait l’unique assaisonnement de son pain. L’entrée en fonctions des fermiers et valets ruraux était fixée à la Saint-Barthélémy, date qui persiste encore, car nous avons pu constater par nous-même que, ce jour-là, la route de la vallée du J... est sillonnée de charrettes de déménagement. Bien entendu, l’homme arrêté quelques semaines à l’avance, après conclusion du marché, recevait des arrhes : un écu de six livres dans le cas particulier qui nous occupe. Encore était-il stipulé que ce modeste acompte serait restitué si l’homme venait à décéder avant l’entrée en fonctions !

Passons à la période qui coïncide avec le milieu du XIXe siècle ; restons dans le même village, et reportons-nous en imagination vers les dernières années de Louis-Philippe, près de l’école, un jour d’hiver. Les enfans y affluent nombreux, car les travaux des champs sont nuls dans cette saison ; tous les âges d’écoliers jusqu’aux futurs conscrits de la classe prochaine y sont représentés ; tous les sexes aussi, quoique, après seize ans, les fillettes soient occupées chez elles. Toute cette jeunesse semble robuste et saine ; toutefois, quelques physionomies font tache. Ce sont des enfans trouvés que la ville de Marseille envoie à la montagne ; le bébé étranger est nourri dans la famille, y grandit et, quelquefois adopté par elle, se fixe souvent dans le pays. Excellent supplément de population, propre à compenser les perles dues à l’émigration, disent les uns. Gain, soit ! répliquent les autres, mais par apport de sang vicié dans la vallée.

Les deux sexes cheminent pêle-mêle, et s’installent en classe sur deux files de bancs séparés. Pas d’institutrice, mais un instituteur qui doit avoir fort à faire pour gouverner sa centaine d’écoliers et de gamines. Il gagne deux cents francs, que lui octroie M. Guizot ; ce serait maigre, si chaque élève ne lui rapportait 1 fr. 50 par mois, rétribution modeste, mais que bien peu d’indigens se refusent à payer. Il est vrai que le pays ne compte guère de misérables et que l’instruction est très prisée par le Bas-Alpin, lequel, facilement disposé à émigrer, en comprend la nécessité ; d’ailleurs il ne voit que l’alphabet et l’écriture pour tromper l’ennui des maussades soirées d’hiver[2]. La classe finie, les pelotons mixtes se dispersent chacun vers le hameau familial, et il est nuit noire quand les enfans pénètrent dans la cuisine de leurs logis respectifs. Le feu, alimenté par un bois qui ne coûte rien ou presque rien au paysan, pétille joyeusement et éclaire la pièce ; mais si le père de famille est économe, on ne distingue ni chandelle ni lampe, car c’est trop cher. Quelquefois un bâton de bois résineux en remplit l’office. Souper frugal : peu d’huile dans la salade, peu de graisse dans la soupe, les plus avares suppléent même à cet ingrédient avec quelques noix écrasées. Tout en grignotant un pain suffisamment dur pour ne pas trop exciter l’appétit, on raconte que telle ménagère connue pour sa ladrerie a été emprunter le morceau de lard de la marmite de sa voisine et l’a introduit quelques instans dans son pot pour le restituer ensuite à sa propriétaire. Le repas comporte une forte ration de noix ou d’amandes sèches, et aussi d’excellens fromages.

Par exemple, le vin n’est pas rare, car les vignobles abondent et fournissent presque sans dépense un bon produit. Comme il est assez cher à transporter, on peut en boire sur place sans débourser beaucoup : un franc la « coupe » au décuvage, deux francs à Pâques. Il est vrai que la « coupe, » qui a dû servir à Gargantua contient 19 litres. Aussi, lorsque les montagnards de la haute vallée où la vigne ne prospère point descendent vers Sisteron et qu’ils ont un peu d’argent en poche, ils se gorgent de boisson. A quatre, ils sécheraient un hectolitre en trois jours.

Le froment, à cette période, est la culture du pays. De fait, soit qu’on y dépense, de l’aube à la nuit tombée, beaucoup d’« huile de bras, » soit qu’on n’y ménage guère le fumier, le blé rend assez et permet d’utiliser avec profit des terres bien ingrates. Chaque propriétaire, gros ou petit, entretient un troupeau de brebis avec quelques chèvres pour le lait ; on laboure avec des « araires « traînés par des bœufs sous le joug ; les mulets et les ânes portent des fardeaux qu’on amarre avec des cordes. On cite un fermier qui, dirigeant un domaine important à B..., possède une charrette ; sans ce véhicule, les gens du pays ignoreraient presque ce qu’est une roue. On voit actuellement circuler plus d’automobiles dans la vallée qu’on n’y rencontrait de tombereaux il y a soixante ans !

Pour qu’un valet de ferme arrivât à gagner 150 francs par an dans une exploitation agricole, il fallait qu’il fût alors « un bon homme. » Préférait-il se louer à la journée, il recevait 1 fr. 25 centimes. Une femme n’obtenait que 60 centimes et même que 40 si elle était nourrie.

Encore nos jeunes gens trouvaient le moyen de réaliser des économies, car il fallait, à moins de risquer la chance d’un numéro élevé, ou de faire valoir une infirmité quelquefois savamment entretenue et perfectionnée, mettre à la masse pour avoir un remplaçant tout prêt pour le service militaire. C’était cinq cents francs à accumuler. Vers cette époque, en 1853 pour fixer les idées, le canton fournissait environ 50 jeunes gens, et il n’en partit que 12, dont un seul de la commune de B... Du reste sobres, débrouillards, assez lettrés, intelligens malgré leur physionomie rustaude, nos Bas-Alpins faisaient toujours d’excellens soldats et souvent de bons sous-officiers.

Il ne faudrait pas s’imaginer que notre terroir fût, alors, isolé du reste du monde. Au moins une fois par semaine, des muletiers desservaient la vallée pour transporter des marchandises sur Marseille ou Grenoble. La petite caravane se composait de quatre à cinq mulets de bat cheminant à la file et précédés d’un âne sur lequel montait le patron. Tels devaient être les convois de la Manche du temps de Cervantes, et souvent les mulets, pour compléter la ressemblance, transportaient dans ces outres de peau, pareilles à celles que pourfendit don Quichotte, les vins du pays destinés aux hameaux de la montagne. Plus civilisé, le chef-lieu de canton communiquait rarement, mais régulièrement, par charrettes, avec la Basse-Provence et Marseille.

Personne ne vivait du métier de pêcheur, mais sans aucune entrave officielle, toute la population livrait une rude guerre aux truites du J..., plutôt pour les manger en famille que pour les vendre. Il en était de même pour le gibier, alors très abondant ; personne, si pauvre qu’il fût, ne manquait de fusil, ni de munitions, et bien rares étaient ceux qui s’embarrassaient d’un permis. Logique avec lui-même, le chasseur heureux préférait profiter personnellement d’une aubaine qui ne lui avait rien coûté ; il ne portait son gibier au marché de Sisteron que pressé par la nécessité. Du reste, qu’en retirait-il alors ? Un beau lièvre ne dépassait pas le prix de 3 francs. Observons que sur le territoire de B... où paissaient une trentaine de petits troupeaux, les loups descendus de la montagne de Lure chargeaient fréquemment les brebis, et nos bêtes féroces auraient encore plus infesté le territoire sans les exploits des braconniers de profession. Donc ceux-ci étaient bien vus des petits propriétaires et même les autorités fermaient les yeux sur leurs contraventions.

Un jour, en plein mois de décembre, les chasseurs du village de la T... de B..., sur des nouvelles singulières venues, disait-on, de Paris, s’armèrent, et se mirent en marche sur la vallée de la Durance et sur Digne. Au bout de quelques kilomètres et avant même de pénétrer dans la banlieue de Sisteron, la réflexion aidant, peut-être aussi refroidis par certains détails communiqués par la sous-préfecture, nos braves gens firent demi-tour et rentrèrent chez eux pour pendre leurs fusils au croc et ne plus s’en servir que contre le gibier. Mieux encore, quelques semaines après, ils acclamaient à l’unanimité, comme du reste tout l’ensemble du département, la candidature officielle d’un parent de celui qui écrit ces pages et ils oubliaient leur belliqueuse démarche, jusqu’au jour où les survivans constataient avec ennui qu’avec un peu plus de décision, ils auraient acquis des droits à la situation enviée de pensionnés du coup d’Etat.

Inutile d’ajouter, comme complément des détails succinctement énumérés dans ce paragraphe, que les églises du pays, les dimanches et fêtes, se garnissaient jadis de fidèles. Nous insisterons volontiers sur certains traits de mœurs locales se reliant directement à ce même sujet. On trouve au-dessus de B..., sur la crête qui limite les Hautes et Basses-Alpes, une chapelle ruinée ; elle était encore debout au milieu du siècle dernier et, une fois l’an, le curé en étole, suivi de son clerc et de toute la population, devait y monter en chantant certains versets liturgiques. La pratique a été abandonnée au grand regret des gens de l’endroit qui, quoique bien peu dévots, prétendent que l’oubli du vieux rite entraîne la fréquence plus grande de la grêle.

A la T... de B... au fond du cirque apparent qui encercle les principaux hameaux de la commune, se distingue une chapelle encore debout, accrochée à un rocher escarpé. C’est l’ermitage de Saint-P...., qui formait aussi un but de procession ; mais celle-ci, s’il faut en croire les anciens, ne devait pas manquer de piquant. Jamais le pauvre ecclésiastique surchargé de sa chape réglementaire n’aurait pu tenter l’aventure à pied en chantant les litanies. Aussi était-il juché sur un mulet et précédé de deux « sapeurs » dont le rôle traditionnel était de lui frayer chemin au travers des halliers. Ceux-ci ayant disparu, ils se contentaient d’abattre quelques touffes de lavande ne gênant en rien le passage. Cette cérémonie dura jusqu’au jour où un curé jeune et gai nouvellement installé dans la paroisse ne réussit plus à garder son sérieux quand il se vit hissé sur sa monture et flanqué de ses gardes du corps ; il pria ses ouailles de le dispenser désormais de cette excursion.


IV

Revenons aux temps présens, mais ne quittons pas encore, dans notre causerie, la question religieuse. Entrons un dimanche dans l’église de B... ; la paroisse, nous le savons, compte environ 170 habitans, et il ne s’y célèbre qu’une messe. L’assistance ne brille donc pas par le nombre, car elle ne compte qu’une douzaine de villageoises, quatre ou cinq petites filles, le clerc comme seul garçonnet et deux paysans dont un vieux. Du reste, l’édifice est si petit qu’il suffit à peine à contenir les fidèles peu fervens qui, comme dans toute la Provence, ne manquent pas les messes des quatre bonnes fêtes de l’année, surtout celles de Noël et de Pâques.

Si nous jetons un coup d’œil sur l’assistance, nous trouvons nos campagnards simplement, mais proprement mis, et il en est de même les jours ouvriers. On plaisantait jadis les Bas-Alpins sur leurs costumes de gros draps du pays qu’ils usaient jusqu’à la corde et il leur fallait des années pour cela. A présent, les Sisteronnais s’habillent exactement comme les paysans aisés du bas pays ou de Vaucluse et personne, si pauvre qu’il soit, ne chausse des sabots. Leur langage diffère à peine du provençal marseillais, et ils peuvent s’entretenir sans difficulté avec leurs compatriotes de la côte, chacun dans son dialecte. Seul, le fameux « chuintement »[3] avertit le linguiste que l’on s’approche du Dauphiné.

Quoique peut-être moins économes que leurs pères, ils le sont encore beaucoup. Leur ordinaire est des plus frugals : ils consomment plus de pain dur que de pain frais et plus de noix sèches que de viande. Tel ménage qui a débuté jadis avec des dettes et un bien des moins fertiles, non seulement à force de travail et d’épargne a tout remboursé, mais s’est constitué un petit magot fort respectable. Disons très haut que, quoique pauvre, notre population n’est nullement quémandeuse.

Comme beaucoup d’agriculteurs français, les gens de B... s’obstinent à cultiver du blé à perte ; car avec les prix actuels, que sont pratiquement des rendemens moyens de cinq fois la semence ? Chaque cultivateur point trop gêné a encore pendant l’hiver son petit troupeau de brebis avec quelques chèvres pour traire ; en effet, quoiqu’on emploie dans le pays des bœufs venus de Gap ou de Seyne, il n’y a point de vaches. Point de berger attitré non plus ; l’enfant de la maison en remplit souvent les fonctions. Les ânes et les mulets abondent et actuellement chacun possède sa petite charrette, forcée souvent de rouler dans d’abominables sentiers.

Depuis longtemps les antiques vignobles ont succombé devant le phylloxéra. Quand on a parlé ceps américains et greffages aux vignerons de B..., ils sont d’abord restés incrédules, préférant replanter au hasard des sarmens français qui n’ont pas tardé à dépérir pour être remplacés à leur tour. Ce jeu a duré de longues années ; après quoi, de guerre lasse, ils se sont décidés à recourir au Riparia et au Rupestris comme porte-greffe et au Jacquez comme producteur direct. Naturellement on récolte et on foule très tard : ainsi à la T... de B… (altitude 575 mètres) les premières neiges coïncident habituellement avec la période de maturité parfaite.

Partout croissent les arbres fruitiers de toute espèce, sauvages ou améliorés par la culture ; l’amandier, le poirier et le noyer dominent. Moins souvent gelées que dans les Bouches-du-Rhône, les amandes constituent une importante ressource à B... et à la T... de B... ; les poires sont plus souvent vendues ou, si leur qualité est inférieure, sacrifiées aux porcs, que consommées par le propriétaire qui trouve que ce fruit ne nourrit pas assez. Quant aux noyers, on en voit encore beaucoup, mais il s’en est naguère massacré des quantités formidables pour les besoins de la menuiserie artistique. Cet abatis a pris fin, mais il avait une raison d’être, car à l’heure qu’il est, le villageois le plus parcimonieux achète pour sa salade de l’huile d’olive ou soi-disant telle, et éclaire le soir sa cuisine au pétrole.

On aperçoit beaucoup de chênes dans le pays, mais ceux qui appartiennent à des paysans présentent souvent un aspect peu gracieux, qui résulte d’une pratique détestable consistant à étêter le pauvre arbre qui s’épuise alors en jets latéraux courts et bien feuillus qu’on tranche pour la pâture du bétail. Ne faut-il pas chercher dans cette habitude la raison du déboisement de certaines montagnes, déboisement qui a dû s’accentuer à une époque où le bétail, beaucoup plus nombreux que de nos jours, exigeait le sacrifice d’une masse énorme de branches d’arbres ? Il est visible que c’est dans les XVe et XVIe siècles que les chênes ont dû succomber en grand nombre ; au XVIIe siècle, le mal était fait. Nous avons vu chez un collectionneur la reproduction d’une estampe de la Bibliothèque nationale représentant Sisteron à cette époque ; la ville est dominée par d’affreuses montagnes pelées qui, actuellement regarnies, présentent un aspect verdoyant, au moins partout où le roc, point trop vertical, n’a pas laissé échapper la terre.

Une causerie sur les Basses-Alpes doit forcément ne pas passer sous silence la question du reboisement dont les avantages manifestes sont quelquefois payés de graves inconvéniens.

Il y aurait vraiment trop à faire et à dépenser si on reconstituait complètement la végétation partout où elle a disparu. Le plus souvent, l’Administration exproprie des forêts communales en plus ou moins bon état ou achète à bas prix des propriétés abandonnées qu’il n’est pas difficile ensuite d’amener à se tapisser de verdure. Il faut et il suffit tout bonnement d’en exclure pâtres et troupeaux.

Or, supposons que dans le voisinage se trouvent, — comme c’est toujours le cas, — de petits hameaux, des fermes dont le bétail constitue l’unique ressource, puisque, dans les hautes vallées, il fait trop froid pour les cultures fruitières et que le sol peu fertile ne peut être semé en blé. Nos pauvres gens, entravés dans leurs habitudes de pacage, se verront réduits à la misère, faute de pouvoir alimenter leurs bêtes et abandonneront leurs terres patrimoniales, soit pour quitter le pays, soit pour s’installer dans les maisons des hameaux inférieurs que les émigrans ont laissées vides. Conséquence : une grave dépopulation, qui à la T… de B... par exemple, affecte surtout la seconde branche du V dont nous avons parlé sans la visiter ; la commune, qui avait 700 âmes dans la première moitié du XIXe siècle et 500 à la chute de l’Empire, n’en compte pas plus de 300 actuellement. Triste contraste : à côté de ces malheureux qui luttent ferme contre la misère avant de succomber, les gardes forestiers mènent une vie relativement plantureuse, sans rien faire, en bons fonctionnaires qu’ils sont, jouissant, sans contrôle, d’avantages pratiques qu’on leur adjuge ou qu’ils s’adjugent.

La dépopulation des communes que nous avons étudiées s’opère surtout aux dépens des habitans les plus pauvres, car il n’y a pas de bourgeois dans le pays et aux dépens aussi des cadets de familles nombreuses. Il est vrai que celles-ci, là comme ailleurs, diminuent en nombre et en effectif. La classe des non-possédans, jadis assez importante, est maintenant réduite à presque rien. Lorsque, à présent, une famille de petits propriétaires quitte le pays, le bien est acheté par un voisin aisé. Si les cultivateurs ont plusieurs fils, un seul après le décès du père se charge de l’ensemble des biens héréditaires, et les autres, une fois partis pour le service militaire, ne reviennent plus. Ceux qui ont gagné de l’argent hors du terroir natal ne retournent guère s’y réinstaller après fortune faite, comme cela se passe dans la région de l’Auvergne par exemple.

En somme, le canton se dépeuple et n’a plus que 2 300 âmes (contre 4 500 en 1841), mais sans s’appauvrir, avec concentration des bonnes terres dans un petit nombre de mains, accroissement des friches pour les sols maigres, culture plus soignée des champs fertiles, abandon des petits hameaux reculés, des antiques fermes d’accès difficile, avec maintien et même développement des exploitations ou hameaux de plaine. Il s’y produit bien des vides, mais les émigrans, venus de l’amont, les comblent. Quant aux bicoques abandonnées, on ne se donne pas la peine de les démolir, mais on accentue encore leur caractère de ruines, en emportant les tuiles des toits, tuiles qui ont une certaine valeur dans le pays.

À B…, commune toute dispersée, on compte cependant moins de maisons désertes qu’on ne serait tenté de le croire. L’exemple le plus tristement curieux est celui déjà cité tout à l’heure de l’ancien centre communal qui, maintenant, comme un couvent de l’Athos, n’est plus animé par la présence d’une femme, ni vivifié par les ébats d’un seul enfant. Évidemment, l’affaiblissement se fait et continue à se produire moins sur le nombre brut de feux que sur la quotité moyenne du nombre de personnes logeant sous le même toit.

Peut-on compter du moins, comme ailleurs, sur l’installation permanente d’immigrans étrangers ? Non, il n’en vient pas, et les Italiens assez nombreux qui travaillent à Sisteron ne sont pas des agriculteurs, à la différence de beaucoup de ceux qui servent d’auxiliaires dans les villages de la Basse-Provence, mais bien des terrassiers ou des maçons. Aussi la main-d’œuvre agricole est-elle assez chère maintenant : 2 fr. 50 en été, 2 francs en hiver. Les femmes gagnent moitié moins comme partout, et si le travailleur est nourri, on réduit son salaire de 1 franc.

Un homme ou une femme du pays qui ne craint pas la fatigue peut du reste gagner davantage. Depuis trente années s’est développée une industrie qui prospère beaucoup, celle de la lavande, industrie exercée par des gens du pays ou par des spécialistes de Grasse. Pendant les mois d’été fonctionnent des alambics qui distillent des quantités énormes de cette plante aromatique foisonnant dans les contreforts de la montagne de Lure. Nul n’est autorisé à en ramasser sans redevance dans les forêts domaniales (grief de plus contre l’administration forestière), mais chez les particuliers et dans les communaux, la cueillette est libre. L’essence de lavande se vendant jusqu’à 25 francs le kilogramme certaines années, il ne faut pas s’étonner si cette récolte permet bon an mal an à la population de T... de B... de réaliser un bénéfice global d’une dizaine de mille francs. C’est par cette remarque plutôt consolante que nous terminons la partie locale de notre étude avant d’en venir à un examen plus général. La civilisation moderne ne devait-elle pas cette compensation pécuniaire à la pauvre commune qu’elle a si peu favorablement traitée jusqu’à ce jour ?


V

Essayons maintenant d’ébaucher eu quelques traits un croquis de la situation du pays sous l’ancien régime et de le rapprocher du tableau plus complet que permettent de dresser les documens relatifs au siècle qui vient à peine de s’écouler.

Le pays, jadis riant, a été ruiné par l’abus du pâturage et par des défoncemens inconsidérés. Sous Louis XV, le paysan redoute toujours de voir le blé lui faire défaut ; d’autre part, le bas prix de la main-d’œuvre le décide à défricher au hasard les terrains des collines et les flancs des montagnes pour y semer la précieuse céréale ; les soi-disant « économistes » encouragent ces imprudences, et les seigneurs donnent quelquefois l’exemple les premiers. Notre homme recueille en effet pendant une année ou deux sur la terre vierge une moisson qui lui paraît superbe ; mais que survienne un orage, et la terre, n’étant plus retenue par les racines des arbres, est balayée par la fureur des eaux jusqu’au fond de la vallée. Pour la même raison, l’impétuosité de filets liquides n’est plus amortie, et les moindres plis de terrain se métamorphosent en torrens ravageurs qui, une fois la terre superficielle, la « chair de montagne » arrachée, entraînent l’ossature rocheuse elle-même, de sorte que le thalweg s’encombre de débris infertiles. Quelquefois le défricheur est un paysan qui s’est mis en tête d’émigrer et qui, avant de partir pour toujours, décharné au hasard son patrimoine.

Une ordonnance royale rendue en 1767 encourageait les cultivateurs français à défricher le plus possible de bois taillis. Le parlement de Provence proteste avec raison, faisant observer que telle mesure, utile dans les plaines de la Beauce, est détestable sur les flancs à pente rapide des Alpes méridionales et il atténue un peu la portée des règlemens en ce qui concerne son ressort. Toutefois, les effets de ces maladroits encouragemens se font sentir lourdement dans la banlieue de Digne, dans les vigneries de Castellane, de Colmars et dans bien d’autres terroirs. 400 000 moutons « transhumans, » c’est-à-dire venus de la Basse-Provence, et surtout de la Crau, pour pâturer durant l’été à la montagne, achèvent de ronger les dernières traces de végétation et de désagréger le sol par leur piétinement.

Provençal lui-même, l’abbé d’Expilly, dans son Dictionnaire géographique, s’exprime comme le ferait un agronome ou économiste de nos jours au sujet de ces détestables pratiques. Mais il n’insiste pas seulement sur le fait des ruines accumulées ; il appuie fortement sur l’antique prospérité d’un pays « autrefois bien gras et très fertile, » sur certaines conditions favorables qui se manifestent encore de son temps (seconde partie du règne de Louis XV). Mais le défrichement abusif a tout gâté.

Quittons maintenant les généralités, et résumons d’abord les observations prises sur place par le naturaliste Darluc qui explora la Haute-Provence peu d’années avant la Révolution. Notre voyageur, imbu visiblement de préjugés classiques, ne goûtait en rien le sentiment moderne du pittoresque que Rousseau avait déjà cependant contribué à faire pressentir. Par exemple, il trouve avec raison Moustier-Sainte-Marie agréable, mais c’est malgré l’aspérité des montagnes, tandis qu’à présent le même site nous charme à cause de cette aspérité. Le versant méridional de Lure est déboisé, observe-t-il, et il a raison, car ce dépouillement est fréquent à l’adrech ; le versant Nord, poursuit-il, est escarpé, affreux avec ses tristes bois de sapins, forêts solitaires hantées par les aigles et les ours bruns. Darluc est peureux, et si certains sites près de Digne l’effraient, c’est à cause d’échos mystérieux répercutant pendant la nuit les cris lugubres des oiseaux de proie, seuls habitans de ces déserts. Dans son exploration, de Feissal à Seyne, il lui faut circuler à travers un chaos de montagnes : les guides du pays rient de ses terreurs et s’avancent devant lui la tête haute, le long des précipices. Il se passe d’étranges choses, à l’en croire, dans les « avens » de Lure, si intéressans pour le géologue moderne. Un ecclésiastique du pays a voulu explorer un de ces enfoncemens et, moins heureux que M. Martel et que bien d’autres de nos contemporains, a perdu la raison pour toujours.

Quelque vingt ans plus tard, le voyageur parisien Millin ne reproduira plus les exagérations de Darluc et s’il qualifie d’âpre et effrayant le quartier des bains de Digne, c’est non sans raison. Il est vrai qu’il ne s’enfonce point aussi avant dans les montagnes que son devancier ; mais homme du Nord, accoutumé aux vignes proprettes des environs de Paris, touriste appréciant la vigne et l’olivier dans le Midi, il fait peu de cas des prairies, des champs de blé, voire même des bois, et insiste sur la tristesse, sur la vétusté, sur la saleté de Riez, de Senez, de Forcalquier, de Manosque, de Sisteron, contrastant avec les localités de la Basse-Provence qu’il vient de visiter, contrastant aussi quelquefois pour toutes ces villes déjà nommées avec des banlieues assez riantes.

Toutefois, le second explorateur aurait eu le droit de se montrer plus sévère que le premier, après examen des mêmes lieux. Dans l’intervalle d’une tournée à l’autre la Révolution avait eu lieu avec ses conséquences générales et, en plus, des ravages locaux par suite de l’abolition de toute espèce de règlement de police. On avait défriché et saccagé au hasard, comme le constate en 1797 le Journal des Mines. Aux premiers débuts du nouveau régime, les administrateurs du département récemment créé se plaignaient déjà, et ce ne fut qu’en 1819 que, sans rien appliquer, on proposa les premiers remèdes au mal.

Pour qu’un paysage ou hameau des Basses-Alpes présente un aspect qui ne soit pas désagréable il faut que deux conditions se trouvent réunies. La première, qui fait défaut dans plus d’un village de l’arrondissement de Digne ou des environs de Castellane, c’est que les montagnes soient boisées à fond ou du moins garnies d’une végétation plus sérieuse que la lavande, par exemple, et encore cette plante s’élimine des éboulis, des « robines » schisteuses et ne voile pas toujours la dénudation du roc calcaire blanchâtre. La seconde, c’est que la vallée s’ouvre un peu : le ravin étranglé au fond duquel se blottit le groupe de maisons a beau être frais parce qu’il est sombre et humide, l’absence du soleil enlève toute gaieté.

Figurons-nous au contraire un horizon un peu moins étouffé, que l’élargissement permette une extension plus développée de cultures fruitières et de prairies, supposons des montagnes préservées de l’excès du déboisement ou artificiellement repeuplées, ou dont l’éloignement dissimule un peu l’aridité, et le site, surtout baigné des rayons d’un beau soleil, pourra, aux yeux d’un touriste amateur de jeux de lumière, présenter un coup d’œil assez joli.

Dans la banlieue de Digne, il existe des coins agréables et dans la haute vallée du Verdon, plus d’une station estivale d’aspect bien caractéristique, animée par les touristes fuyant les chaleurs de la côte, attire dans la belle saison Marseillais et Niçois qui viennent s’abriter sous les ombrages, admirer les cascades aux eaux claires et respirer l’air pur au milieu des prairies. La vallée de l’Ubaye, qui constitue presque à elle seule l’arrondissement de Barcelonnette , pariât physiquement une annexe du Dauphiné : lorsque les montagnes s’écartent suffisamment pour livrer passage aux rayons solaires et que les bois de mélèzes s’étagent sur les pentes, comme à Jausiers, au-dessus du chef-lieu administratif , la vue est charmante au point de faire revenir pendant l’été, à côté des anciens émigrés d’Amérique rentrés au pays, ceux qui, après fortune faite, se sont fixés sur divers points de la France et n’ont point oublié leur petite patrie. Il serait trop fastidieux enfin d’énumérer les cols et cimes à gravir, les paysages à contempler, les excursions à recommander.

Passons donc aux cultures. Nous avons déjà dit combien celle du blé avait eu, en poussant à des défrichemens funestes, une mauvaise influence sur le pays. Lors de l’enquête de 1866, les propriétaires de Sisteron établissent, chiffres en main, que cette céréale nourrit le cultivateur sans lui faire gagner d’argent ; pour simplement semer, moissonner et fouler la récolte d’un hectare de bonnes terres, il faut à Sisteron, et il y a quarante ans, avancer près de 250 francs, impôts compris, mais abstraction faite de la fumure : le tout pour obtenir un peu plus de 14 hectolitres. Mais l’habitude séculaire persiste, et persiste encore actuellement, malgré l’augmentation des dépenses, l’accroissement des impôts, l’avilissement des prix.

Sous l’ancien régime, les vignes ne manquaient pas dans la basse vallée de la Durance. Deux localités se distinguaient même par l’excellence de leurs crus : les Mées, bourg de l’arrondissement actuel de Digne au confluent de la Durance et de la Bléone, et Riez, ville épiscopale située dans la même circonscription, au Midi du département.

Ces vins supportaient assez bien le transport vers les hautes vallées des Alpes et se bonifiaient quand on les amenait à Barcelonnette ou en Piémont. Ailleurs, du côté de Manosque par exemple, vers l’extrême Sud de la Haute-Provence, on éliminait les vignes des coteaux au profit des oliviers et on les entassait dans la plaine pour récolter des produits très médiocres, mais abondans, comme aujourd’hui on tend à faire de plus en plus en Bas-Languedoc. Ailleurs, la vigne, au lieu de dégringoler sur place, émigrait en quelque sorte, en disparaissant d’elle-même des parties basses des vallées de grandes Alpes à mesure que se perfectionnaient les moyens de communication, et tel était le cas de la vallée de Barcelonnette aux approches de la Durance où malgré tout, le raisin, mûrissant mal, ne donnait pas d’aussi bons produits que les vins importés de Riez, de Digne ou des Mées.

Soixante années plus tard, l’invasion de l’oïdium a fait renchérir les prix, et le taux maximum de vente s’enfle jusqu’à 45 francs l’hectolitre (Enquête agricole de 1866). Alors la vigne s’est propagée d’autant plus, dans la partie moyenne et basse du département, qu’elle n’exige presque d’autre dépense que le travail personnel du cultivateur, travail qu’il ne ménage pas, car il est laborieux, mais qu’il ne compte pas comme avance. Plus tard, lorsque l’oïdium est vaincu, les yeux des paysans se dessillent, et le charme tombe lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont trop planté, trop recherché la quantité, et que leurs vins ne supportent pas le transport vers la Basse-Provence. A la fin du second Empire, les frais de culture à l’hectare s’élèvent à 350 francs pour un rendement moyen de 30 hectolitres. Le prix de l’hectare de vignes est de 3 000 francs (déposition d’un agriculteur de Manosque).

Cette difficulté, le phylloxéra, en foudroyant tous les vignobles, se chargea de la trancher. La reconstitution s’est opérée depuis, mais lentement et péniblement ; si beaucoup de terrains trop calcaires se montrent rebelles à porter du Riparia, beaucoup de vignerons se montrent encore plus réfractaires à la greffe et ne peuvent pas accepter l’idée de mieux soigner les vignes que leurs prédécesseurs. Un bon producteur direct aurait admirablement fait l’affaire des paysans de Valensolle et de Riez, et le Jacquez y a joui d’une grande vogue ; mais il ne peut se vinifier seul, sans mélange d’autres grappes, à moins de prendre des précautions, peu compliquées, il est vrai, mais dont jamais un bon paysan de la Haute-Provence ne se souciera[4].

Pour l’olivier, par cela même que, dans la vallée moyenne de la Durance, il n’est pas tout à fait à sa place, il y a souvent, aux XVIIIe et XIXe siècles, échappé aux froids rigoureux qui ont ravagé des plantations plus méridionales. Paradoxe que cette affirmation, mais stricte vérité. Le végétal a peut-être subi une sorte d’adaptation progressive, le rendant plus robuste ; ou peut-être aussi il brave mieux le froid parce qu’on l’installe alors à des expositions exceptionnellement favorables. L’huile du pays est excellente ; on la vend bien à tort sous le nom d’huile d’Aix, car elle égale cette dernière, si elle ne la surpasse, quand elle est authentique. Nous avons connu des gourmets à la fois très connaisseurs et très riches, qui, pouvant choisir leur huile « à carafe » dans différentes régions du Midi, préféraient ne consommer que celle des Basses-Alpes. Et ils avaient parfaitement raison. Ajoutons qu’il y a quarante ans un hectare d’oliviers rendait presque sans frais environ 300 francs brut.

Depuis de longues années, les arbres fruitiers ont constitué dans les Basses-Alpes un sérieux apport d’aisance, sinon de richesse et, frais ou secs, les fruits y sont délicieux. Si la place ne nous manquait, nous reproduirions d’après l’abbé Laurenzi, l’historien de Castellane, l’idyllique tableau de la cueillette des prunes aux environs de cette ville en plein XVIIIe siècle. Darluc est assez connaisseur pour apprécier les prunes de Digne qui, sous la fallacieuse étiquette de « brignoles, » se transportaient jusqu’en Amérique. Leur commerce enrichissait la ville de 25 000 livres par an à son époque.

Comme alors, on distingue à présent les « pistoles » dont le noyau a été expulsé, des prunes pelées et des pruneaux proprement dits. Ceux-ci proviennent des prunes violettes cueillies en août, — sans accompagnement de chants, tambours, ni flageolets nous le craignons bien, — échaudées à deux ou trois reprises par immersion dans l’eau bouillante, et entassées dans des séchoirs sur des claies ou « canisses. » Très communs dans le pays de Digne, ces « séchoirs, » même neufs, ont un aspect de délabrement qui sent la ruine ; ils ne contribuent point à embellir les fermes de la région. Même en fait de prunes, plus de gaieté ni de poésie au XXe siècle ! Quant aux fruits destinés à s’entasser dans des boîtes sous forme de pistoles, ils sont d’abord pelés avant d’être séchés et nous ne décrirons pas l’opération qui a pour but de supprimer le noyau et d’aplatir le fruit sec : certains détails ne seraient pas du goût de tous les lecteurs. Mais si le feu purifie tout, il en est de même des rayons du soleil, ces grands microbicides, lors de la dessiccation finale qui provoque une jolie teinte dorée. Ce produit local, s’il est délicieux, est aussi assez cher et ne se vend jamais moins de 3 francs le kilogramme.

Quant aux amandiers, qui de nos jours peuplent encore les coteaux de la zone basse du département, leur culture, d’après l’abbé Papon, auteur provençal de la fin de l’ancien régime, enrichissait déjà certaines communes des diocèses de Sisteron et de Riez de 40 000 écus par an. Il est vrai que souvent des gelées précoces malencontreuses faisaient évanouir ces revenus aléatoires, comme passent les fleurs dont ils tiraient leur origine et dont elles figuraient très bien l’emblème. Néanmoins, depuis lors, l’amandier n’a pas reculé ; dans le cours de l’enquête agricole de 1866, des cultivateurs de Digne ont signalé ses progrès, affirmant en même temps qu’une belle récolte de prunes, faveur exceptionnelle à la vérité, permettait presque au propriétaire de récupérer d’un coup le prix de son bien.

Il y a une autre manière de s’enrichir dans les Basses-Alpes, c’est la « trufficulture » qui fait prospérer diverses communes voisines de cette ville de Riez dont le nom s’est déjà présenté et reviendra encore sous notre plume. De novembre à avril, il s’organise un important marché quotidien de truffes dont le centre est un village nommé Montagnac, perdu assez loin du chemin de fer et rattaché au canton de Riez. La vente, rien qu’à Montagnac, atteint jusqu’à 800 kilogrammes par jour, et la moitié de cette quantité provient de la commune elle-même. Une partie des tubercules ainsi amassés s’expédie en Périgord : faut-il admettre la supériorité des truffes du Sud-Ouest, ou convient-il d’affirmer que, sur la légitime renommée des produits de la Dordogne, une fraction au moins doit équitablement revenir aux truffes de Provence ? Nous n’osons trancher la question. Le reste de la récolte s’envoie aux fabricans de conserves de Carpentras. Sic vos non vobis !

Les gens du pays affirment qu’un pied de chêne truffier peut rapporter jusqu’à 15 et 20 francs par an. Comme les frais d’entretien des truffières et de chasse avec l’animal « qui se nourrit de glands, » suivant l’expression de Delille, ne s’élèvent pas bien haut, il est bon de produire des truffes à Montagnac, surtout les années où la récolte manque en Périgord et que la truffe se vend 25 ou 30 francs le kilogramme. La limite inférieure, encore rémunératrice, est 8 francs.


VI

Si vous interrogez en Basse-Provence un citadin ou un paysan, un bourgeois comme un homme du peuple sur les origines de sa famille, il est bien rare qu’il ne réponde, sur un ton plus ou moins affirmatif, que son père, son aïeul ou ses ascendans sont venus d’une ville ou d’un village des Basses-Alpes. De tout temps, l’homme, comme la goutte d’eau qui glisse inévitablement le long de la pente, éprouve la tentation de quitter les vallées supérieures, où l’existence est rude, le travail peu abondant et mal payé, la nourriture médiocre, pour s’installer dans le bas pays où l’on gagne sa vie sans grande fatigue, avec des chances de s’enrichir.

Pour continuer la comparaison, on peut dire que les montagnes des Basses-Alpes, boisées jadis, retenaient mieux la précipitation des eaux qu’aujourd’hui et empêchaient le liquide de se perdre dans la mer, de même que les habitans demeuraient plus volontiers autrefois sur ces versans alors fertiles et frais. Il paraît malheureusement moins difficile de maintenir le sol en le reboisant que d’entraver cet exode qui dévale comme la terre balayée par les eaux d’orage.

Donc, déjà sous l’ancien régime, la Haute-Provence cédait à la zone ou aux cités du littoral une grande quantité d’émigrans, dont les uns s’établissaient sans esprit de retour dans les territoires mieux favorisés que le leur, et les autres ne se déplaçaient que temporairement pendant les longs loisirs forcés que leur imposait la rigueur de l’hiver alpin. Lorsque revenait la belle saison, ils remontaient chez eux pour cultiver leur terre. C’était le cas de beaucoup de cultivateurs ou bergers de la viguerie de Castellane, du territoire de Seyne au Nord de Digne. Dans le pauvre village épiscopal de Senez, on ne rencontrait en hiver que des vieillards, des femmes et des enfans.

Seyne n’est pas très éloigné de la vallée de Barcelonnette. Dans cette dernière petite ville et en amont, on fabriquait avant la Révolution force draps grossiers plus durables qu’élégans, et même des soieries ; cette industrie occupait un assez grand nombre de bras qui n’abandonnaient pas pour cela l’agriculture assez florissante encore, eu égard aux rigueurs du climat.

Mais telle était la fécondité des ménages, et si nombreuses étaient les familles que le Roi pensionnait pour encourager la natalité que, malgré la sobriété des montagnards, leur ardeur à la besogne et les ressources d’une industrie alors active, la vallée dans sa partie haute ne pouvait fournir assez de vivres à tous ses enfans et il fallait pour beaucoup chercher ailleurs du pain bis. Quelques-uns quittaient le pays définitivement, mais le plus grand nombre n’émigrait que temporairement sur Marseille, Lyon, Paris, ramonant les cheminées, balayant les rues, montrant des marmottes et jouant sur la vielle l’air classique Digo Janeto... ou enfin acquérant comme colporteurs d’assez gros magots. Il ne faut pas oublier d’insister sur l’honnêteté proverbiale de ces enfans des Alpes, dont le bon sens pratique avait très bien remarqué que la probité constitue un excellent capital auxiliaire, propre à faire fructifier les autres.

A force d’intelligence et de privations, quelques-uns faisaient même fortune, s’établissaient comme industriels ou négocians à Paris ou autres grandes villes ; mais, c’étaient là des chances très exceptionnelles. La plupart prenaient soin de rentrer chez eux pour prendre part au surmenage agricole qui coïncide avec la saison des chaleurs dans la montagne.

Usines de drap et filatures de soie se fermèrent pendant ce règne de Louis-Philippe qui coïncide avec la haute période de prospérité relative des Basses-Alpes. Alors commença l’exode vers le Mexique des « Barcelonnettes. »

Les départs successifs de quelques aventuriers ne produisirent d’abord pas grand effet dans le pays jusqu’au jour où vers 1845 plusieurs « américains » revinrent dans la vallée avec des écus plein leurs poches. Les imaginations s’exaltent à la vue de cette aisance acquise et des départs commencent. Nos voyageurs n’ignorent pas que le climat du Mexique est dangereux, la traversée par mer assez rude, le pèlerinage de la Vera-Cruz à Mexico peu agréable, qu’il leur faudra enfin débuter comme garçons de magasins, mal couchés, mal nourris. Mais cela ne les arrête point, car ils savent qu’ils s’élèveront par degrés, d’abord commis, puis associés, et enfin patrons, jusqu’à la richesse, ou du moins jusqu’à une large aisance, que les camarades de leur vallée ne leur manqueront pas et qu’un jour enfin, ayant par leur honnêteté, leur intelligence, leur travail acharné, amassé un bon pécule, ils retourneront en France, et reverront le clocher natal. Alors l’ex-émigrant se mariera avec une fille du terroir, généralement une cousine, et terminera sa vie, là où ont vécu ses ascendans, dans le quartier où lui-même a grandi.

Plus les départs se font fréquens, moindres deviennent les difficultés de voyage, d’installation, des débuts. L’émigration appelle l’émigration. Bref, en 1864, à l’époque de la guerre moins utile que glorieuse qu’ils ont plutôt subie que favorisée, les « Barcelonnettes » établis au Mexique sr comptent par plus de quatre cents et se répartissent entre quarante-cinq établissemens dont plusieurs disséminés ailleurs qu’à Mexico. Presque tous nos « américains » s’occupent à vendre des étoffes, ce qui se comprend, puisque primitivement c’était la décadence d’un commerce similaire qui avait provoqué leur exode.

On part après avoir satisfait à la loi militaire et l’on revient pour se marier. Mais, chose digne de remarque, ces ménages retour du Nouveau Monde (au moins en ce qui concerne le mari) sont trop souvent stériles, et l’on conçoit aisément qu’un ex-commis de boutique n’ira jamais reprendre la faux ou la bêche, comme le faisaient sans difficulté le colporteur ou le joueur de vielle d’autrefois. Le bien familial situé dans la montagne n’est plus cultivé ou est abandonné à des Piémontais ; plus de fermes isolées, presque personne dans les hameaux à moitié déserts ; en revanche, de luxueuses villas dans le voisinage des principales et des plus agréables agglomérations, et encore beaucoup de leurs riches possesseurs n’y résident plus actuellement que pendant trois mois d’été. Il se forme alors dans ces cantons reculés une agglomération de millionnaires qui y rendent la vie matérielle fort chère, souvent plus dispendieuse que dans bien des grandes villes du Midi.

Nous n’avons pas abusé des chiffres jusqu’ici. Néanmoins, il faut bien en fournir quelques-uns pour éclaircir notre texte. En 1784, Jausiers, grosse commune voisine de Barcelonnette, et centre de départ comme de retour des « mexicains », possédait 2 116 habitans ; sous Louis-Philippe, 200 environ de moins ; au recensement de 1901, 1 328, plus 469 de population comptée à part. Pourtant, en un siècle, de 1784 à 1884, le nombre de familles a augmenté de 318 à 349 ; c’est le cas ou jamais de répéter : « Il n’y a plus d’enfans : » L’agglomération chef-lieu réunissait en 1784 à peine 30 familles pour 200 habitans ; il y a vingt ans elle en abritait 115 qui, suivant l’antique proportion, aurait dû totaliser 800 habitans ; or il ne s’en trouve pas plus de 400 ! A Fours, triste pays isolé d’où l’on part, mais où l’on ne revient guère, la décadence est encore plus brutale : non seulement il y a moins d’habitans, 240 contre 600 au milieu du XIXe siècle et 750 avant la Révolution ; non seulement les familles groupent moins d’individus en moyenne, mais il y en a moins, même au centre communal.

Pourtant, et le fait vaut la peine d’être signalé, en dehors des cantons de Barcelonnette et de Saint-Paul-sur-l’Ubaye (en amont de la sous-préfecture) on émigre peu en Amérique. Qu’un territoire de la vallée inférieure de l’Ubaye jouisse d’au climat un peu plus doux permettant certaines cultures, et la population se maintient presque et augmente même au hameau central. Quant au chef-lieu d’arrondissement dans lequel plus de 2 000 âmes se trouvent entassées (il peut lutter avec Boussac, Rocroi, Montfort... sous ce rapport), le fonctionnarisme arrête et arrêtera longtemps encore sa décadence, et il profitera aussi du délaissement des hameaux d’alentour dont il absorbe les épaves.

Enfin, comme type de commune en plein abandon et ne se dépeuplant pourtant pas en faveur du Mexique, nous sommes forcé de citer celle d’Aolls qui constitue à elle seule le quatrième canton de l’arrondissement de Barcelonnette, dont elle est d’ailleurs géographiquement séparée. En 1840, plus de 1 400 habitans animaient un peu son territoire ; actuellement on en compterait au plus 830, dont 345 dans le village chef-lieu. Ce minuscule canton lutte pour le dernier rang, avec celui de Barcillonnette de Vitrolles, actuellement rattaché aux Hautes-Alpes, mais ayant dépendu des Basses-Alpes pendant quelques années, et avec celui des Saintes-Maries de la Mer, isolé au milieu des grèves de Camargue.

Nous aurions été tenté d’analyser l’histoire d’une famille de paysans bas-alpins, et, passant du particulier au général, d’expliquer comment un département qui a compté 160 000 âmes au temps où Guizot était premier ministre, n’en a plus aujourd’hui que 114 000, au recensement de 1906. Pourtant, les garnisons s’accroissent et l’afflux d’étrangers ne diminue pas. Mais à quoi bon insister sur ce qui se manifeste partout : « oliganthropie, » crainte du travail, désir de bien-être, aspiration vers les plaisirs, exagération de la scolarité, service militaire accompli trop loin ou trop près, dans les grandes villes de la région basse, et enfin manie du fonctionnarisme à tous les degrés. D’autre part, comment incriminer un paysan dégourdi ou un petit bourgeois intelligent de ce qu’ils ne se soucient pas, l’un, de végéter dans la pauvreté, l’autre, de croupir dans la gêne et de ce qu’ils préfèrent améliorer leur sort en s’expatriant ? L’impulsion, nous le craignons bien, est actuellement trop vive pour être arrêtée, mais elle peut s’enrayer par des remèdes très simples, presque tous proposés depuis longtemps à maintes reprises.

Il faudrait d’abord diminuer fortement les impositions, et surtout atténuer la cote foncière. On ne saurait croire à quel degré gouverne la routine lorsqu’il s’agit de distribuer ce genre de charge. Sous l’ancien régime du moins, si on se fondait trop souvent sur un passé plus prospère que le présent pour dresser l’ « affouagement » ou estimation de valeur des propriétés foncières en Provence, il y avait des réductions possibles lorsque survenaient les révisions qui se faisaient tous les trente ou quarante ans. C’est ainsi qu’au début du règne de Louis XVI on déchargea un peu les vigueries de Castellane, de Colmars, de Digne, de Sisteron, de Barrême. Malheureusement, l’impôt général en France fut fixé en 1789 d’après l’impôt provincial antérieur et, depuis lors, le cadastre n’a fait que prolonger jusqu’à nos jours les mêmes erremens. Sous la fin de l’ancien régime on fit expier aux cultivateurs de la vallée de la Durance la conservation de leurs oliviers, tandis que les froids avaient massacré ceux de la Basse-Provence. Four la même raison, les vignobles sont cotés à un revenu fictif élevé, tout simplement parce qu’à l’époque de la confection du cadastre, le vin se vendait bien. Tous les comparaissans de l’enquête agricole de 1866 et notamment l’unique député du département, le colonel Réguis, s’accordent à dire que dans Vaucluse on est moins écrasé ; ils ne divergent entre eux que sur la valeur du coefficient d’exagération et tous auraient pu, ce qu’ils n’ont point fait, indiquer explicitement la raison de cette divergence : savoir que le Comtat de nos jours paie encore modérément parce qu’il ne payait presque rien du temps des papes et qu’une routine, fort heureuse celle-là, a maintenu dans une certaine mesure l’antique situation. Mais la péréquation de l’impôt foncier, dans un sens équitable, se fera-t-elle jamais ?

Il est à remarquer que le dépeuplement de la zone frontière risque de compromettre gravement la question de la défense nationale. Les troupes en manœuvres ne trouvent plus que des chalets déserts, des hameaux abandonnés, et les villages à moitié délaissés ne présentent que de faibles ressources comme abris ou centres de ravitaillement. Beaucoup des rares bergers ou cultivateurs qui errent encore dans ces solitudes alpestres sont des Piémontais non naturalisés qui, en cas de conflit, repasseraient vite la frontière ou, s’ils restaient en France, rempliraient un rôle plus dangereux qu’utile. Il faut à tout prix maintenir quelques Français et quelques agglomérations d’approvisionnement dans les hautes vallées. On approcherait au moins de ce but en affectant exclusivement les habitans de cette zone aux chasseurs alpins et en leur accordant, au point de vue militaire, certains avantages.

Il est de règle dans notre belle France que, plus le travail à accomplir diminue, plus la dépopulation s’accentue, plus s’accroît le nombre des fonctionnaires de toute espèce. En ce qui concerne plus particulièrement les Basses-Alpes, on se demande par exemple s’il faut maintenir ces 250 communes dont les trois quarts infimes et composées pour la plupart de hameaux rivaux, qui se jalousent entre eux. A quoi les gens du pays répondent que les disputes intestines deviendraient encore plus aiguës en cas de fusion, et que mieux vaut l’état actuel où, conformément aux traditionnels usages, chaque petit propriétaire profite à son tour des avantages de la mairie, qui se résument en des facilités de pacage[5]. En maintenant l’ancien nombre de communautés, on fait ainsi plus d’heureux.

Dans ces humbles localités des Basses-Alpes, le maître d’école est un capitaliste parce que, grâce à ses appointemens, il a dans sa poche quelques écus sonnans, mais souvent il s’ennuie tellement, faute d’occupations, que la tendance actuelle est de le faire remplacer par une institutrice qui, du moins, peut employer ses loisirs à coudre, à faire son ménage, et se trouve, aussi bien qu’un homme, capable de veiller aux archives et de tenir les écritures municipales.

Pourquoi, dira à ce propos, en généralisant le sujet, un étranger au pays, ne pas pratiquer des coupes sombres dans ce personnel d’agens des postes et télégraphes inoccupés, de notaires, percepteurs, fonctionnaires de l’enregistrement, oisifs, de juges de paix et de magistrats sans plaideurs, d’avoués, d’avocats sans causes, d’huissiers inactifs… et ainsi de suite ? Mais, répliquera le Provençal de la montagne, ne suis-je pas contribuable au même titre que le Flamand ou le Comtadin ? Pourquoi m’obliger, moi qui communique déjà péniblement avec mon chef-lieu de canton et ma sous-préfecture, à me déplacer encore plus loin pour remplir la moindre formalité, et cela dans un pays mal pourvu de voies et surtout de moyens de communication. « Nous avons un passé, une tradition, ajoutent les petites villes, et notre modeste personnel administratif et judiciaire ne peut nous être enlevé sans consommer notre ruine. »

Il est très facile, ce nous semble, d’accorder en pratique l’intérêt des Bas-Alpins avec le bon sens : il suffirait d’une simple loi applicable aux départemens pauvres, autorisant ce que Harpagon réalisait avec maître Jacques, ce qui se faisait souvent sous l’ancien régime, et ce qui se passe encore dans la libre Amérique : la fusion des emplois. Le notaire ne peut-il, par exemple, remplir les fonctions de juge de paix ? le percepteur, d’agent d’enregistrement ? et ainsi de suite, car nous pourrions prolonger encore longtemps la liste. De cette manière, le. contribuable conserverait sans déplacement obligatoire tous les services à sa portée, et le fonctionnaire aurait assez d’occupations au sein de son exil pour le trouver moins dur ; ses profits d’ailleurs en seraient augmentés et, en fin de compte, il y aurait avantagea le choisir parmi les gens du pays qui sont intelligens et studieux.

En ce qui concerne les cinq tribunaux des Basses-Alpes, dont un médiocrement occupé et les quatre autres ne jugeant pas cinquante affaires par an, il y aurait mieux qu’une transaction à proposer. On pourrait les vivifier en permettant aux parties de transporter à leur gré devant ces petits sièges les causes surabondantes qui engorgent les audiences des grands tribunaux. Au prix de deux ou trois voyages en chemin de fer ou d’autant d’excursions en automobile, quel plaideur de Marseille ou de Nice ne préférerait voir son procès conduit et tranché rapidement à Forcalquier ou Castellane devant des juges non surmenés ? En somme, simple question de procédure civile facile à réglementer, et dont la solution favoriserait à la fois les justiciables et tout le personnel des tribunaux de dernier ordre.

Terminons au plus court par un pressant appel aux pouvoirs publics en faveur de ce malheureux territoire qui , malgré sa faible population , a fourni à la France plus d’hommes distingués que tel beau département du Centre, dans lequel la vie est trop facile pour aiguillonner les vocations. Sortira-t-il désormais des hautes vallées ou des bords de la Durance des hommes comme Gassendi, l’amiral Villeneuve, Hippolyte Fortoul, Manuel ? Nous craignons que non. Mais encore faut-il conserver à tout prix quelques habitans autochtones à ces débris de hameaux et éviter que nos petits-neveux, après le succès du reboisement que nous souhaitons fort, ne répètent pas le mot d’un érudit du terroir parlant d’un village de la région que les forestiers ont reconquis : « Charmant quartier à présent... mais il n’y reste plus personne. »

Réagissons toutefois contre cette conception trop absolue de l’Etat-Providence. Sans doute les Basses-Alpes ont grand besoin d’être aidées, mais elles disposent aussi de ressources intrinsèques : produits agricoles spéciaux et choisis dont nous n’avons même pas donné la liste complète, réserve de trois cent mille chevaux de force hydraulique qui actionneront des usines locales et feront mouvoir les tramways électriques, lesquels suppléeront aux chemins de fer pour transporter les touristes en été, et les marchandises en toute saison. Déjà les hôtels modernes fonctionnent, et les automobiles circulent dans ces contrées si isolées jadis. Le progrès moderne à son aurore a failli tuer les Basses-Alpes ; peut-être le développement de ce même progrès les sauvera-t-il, pour peu qu’on les secoure à temps.


ANTOINE DE SAPORTA.

  1. Assez chers, étant donné la rareté de l’argent à cette époque et dans la région. Aucune paire ne coûte moins de 3 livres et les « bronzés » 3 liv. 10 sols.
  2. En 1866, c’est-à-dire peu de temps après la période étudiée, le département sur 387 conscrits, ne fournissait pas un illettré à l’armée. Pour Vaucluse et les Bouches-du-Rhône, la proportion était du cinquième, et dans l’Allier, au cœur de la France, de juste la moitié.
    Nous avons compilé les renseignemens officiels relatifs au paupérisme dans les Basses-Alpes pour l’année 1847, Moyenne d’ensemble des secourus 2,48 pour 100 trois fois moindre qu’à Paris à la même date, moindre encore que le coefficient parisien pour 1903. Pas d’indigens au milieu du siècle dernier dans plusieurs communes, la plupart de la vallée de Barcelonnette ; quelques-uns sur les 700 habitans de la T... de B...
  3. C’est-à-dire la substitution du ch prononcé tch au c dur latin, comme dans chabro = chèvre pour cabro qui s’emploie en Basse-Provence et rappelle mieux le latin capra.
  4. Il existe dans les Basses-Alpes quelques très grands domaines viticoles admirablement tenus et munis décavés perfectionnées ; mais possédés ou dirigés par des étrangers à la région, ils ne sauraient entrer en ligne de compte ici.
  5. Les historiens locaux notent une règle très ancienne, fidèlement suivie dans les petites villes de la Haute-Provence, savoir que les charges municipales étaient temporaires, de sorte que chaque famille bourgeoise présidait tour à tour aux affaires. Ce roulement forcé, affirment les mêmes érudits, retenait les anciennes familles dans leur pays d’origine.