Dans les étoiles (Rosny aîné)/La Devineresse

Eugène Figuière (p. 79-88).


LA DEVINERESSE



C’est en 1904 que je perdis mon père, raconta Pierre Larmouze, et que je vis pour la première fois la férocité sociale. J’avais près de quinze ans, j’ignorais les peines et les misères de la vie ; malgré ses malheurs et ses dettes, mon père ne m’avait jamais laissé subir aucune privation. Sa mort me mit d’abord en présence de la famille, des oncles et des tantes, qui tinrent conseil et finirent par me mettre en apprentissage chez un cordonnier, ivrogne brutal, qui me condamnait à un travail de forçat et me nourrissait de rogatons. Enfermé dans un atelier méphitique, je devins maigre et jaune. Je pris en dégoût l’existence. À cet âge, les jours sont longs comme des semaines et les mois comme des années. Il semblait que mon supplice ne devait jamais finir. Que de fois, dans ma soupente, ai-je pleuré en silence et souhaité la mort…

Un matin que je réparais une paire de bottines, la porte de l’atelier s’ouvrit brusquement et je vis paraître une grande femme maigre, aux yeux noirs comme des mûres et aux cheveux crespelés. Mon maître était en train de me molester. Un flot de paroles boueuses coulait entre ses dents cariées. Il levait la main pour frapper, mais cette main fut brusquement rabattue et l’arrivante cria :

— Brute !

— De quoi ? ricana le cordonnier… Allez voir si des fois je ne serais pas sur le toit du Sacré-Cœur… Pis, mêlez-vous de vos affaires.

— Je m’en mêle ! fit dédaigneusement la femme… Je suis la tante de ce petit, et je l’emmène.

— Ah ! ben !… clama l’autre, ébahi.

Déjà la grande femme m’avait saisi par la main et m’entraînait vers la porte :

— Je ne savais rien, dit-elle… je suis brouillée avec toute la famille… Il a fallu un hasard…

Elle arrêta un fiacre et ordonna au cocher de nous conduire rue Lafontaine, à Auteuil. En route, elle m’interrogea ; son visage maigre exprimait des sentiments ensemble bourrus et bienveillants.

— Tu ne manqueras de rien, me dit-elle, et tu iras au lycée, si tu aimes ça.

Le fiacre s’arrêta devant une maison petite, vieille et d’aspect confortable. Deux tilleuls centenaires, un hêtre et un orme croissaient dans un débris de jardin. Nous entrâmes dans une salle à manger claire et joyeuse, où l’on me servit une merveilleuse aile de poulet, des petits pois, du pâté de lièvre et de fines tartelettes. Quand on a passé plusieurs mois à languir de faim, un tel repas est un événement miraculeux.

La tante me regardait manger avec attendrissement, tandis qu’elle-même grignotait quelques bouchées…

— Voilà ! dit-elle… La jeunesse n’a qu’un temps… Tâche d’être heureux… Si par-dessus le marché tu peux m’aimer un peu, ça me fera plaisir.

Je menai dès lors une vie délicieuse. Tous les matins, le tramway me conduisait au lycée, où je prenais mon déjeuner de midi ; le soir, je me retrouvais avec la tante ; le jeudi et le dimanche, je rôdais dans le petit jardin, et souvent j’allais au cirque ou au cinéma…

Ma tante avait une profession singulière. Elle recevait deux heures le matin et deux heures l’après-midi un grand nombre de visiteurs, dont la plupart étaient des dames. Elle étalait des cartes, regardait dans les mains et étudiait le marc de café. La clientèle ne faisait jamais défaut. Elle augmentait même ; ma tante était forcée de refuser du monde…

D’abord, cela me remplit d’orgueil. Je savais que ma tante voyait l’avenir, ce qui l’assimilait dans mon esprit à un prophète. Je l’aurais volontiers écrit sur mon chapeau, mais elle m’avait prié de ne parler d’elle à personne, et je lui obéissais scrupuleusement. Toutefois, le secret ne tarda pas à se répandre, et un jour je m’entendis dire injurieusement, en plein préau :

— Graine de sorcière !

Celui qui m’injuriait était un garçon d’une force et d’une combativité redoutables. Un cercle se forma autour de nous ; je me sentais enveloppé de regards ironiques et malveillants ; je connus soudain la méchanceté des foules. Mon cœur était plein de détresse. Tout ce qui faisait ma fierté se transformait en une humiliation amère… Maintenant, d’autres voix se mêlaient à celles de mon persécuteur ; puis ce fut la huée, cette huée cruelle qui condamne sans appel, qui transforme l’homme ou l’enfant en paria…

Celui qui m’avait injurié d’abord se livrait à une mimique menaçante… Et comme je demeurais immobile, pétrifié de honte, il me frappa au visage… Mon sang ne fit qu’un tour. Je ne fus plus qu’une créature instinctive — et je me mis à frapper à tour de bras… Un grand cri d’étonnement : le champion du lycée était par terre, le nez sanglant, et, comme beaucoup d’êtres qui ne doivent leur courage qu’à leur force, la défaite le rendait lâche. Il n’osa pas reprendre le combat.

Les autres me considéraient avec une terreur superstitieuse. Ils ne proférèrent pas une seule parole, mais leur crainte m’isolait autant que leur colère… Je me sentis seul, irrémédiablement seul…

Je cachai ma tristesse à ma tante du mieux que je pus. Mais elle finit par s’en apercevoir. Le dimanche suivant — elle ne recevait pas le dimanche — elle m’attira sous un des vieux tilleuls. On était au mois de mai. La nature cachait sa férocité sous les parfums, les branches reverdissantes, les herbes fraîches et la grâce des oiseaux.

Les yeux couleur de mûres m’enveloppèrent d’un regard mélancolique :

— On t’a insulté, mon chéri ! murmura-t-elle… J’ai eu tort de te prendre avec moi… Ah ! ce n’est pas ma faute si j’ai dû exercer cette profession. Si tu savais… si tu savais… J’étais malade… sans forces… sans ressources… incapable de gagner mon pain… Le hasard me mit sur la route d’une femme qui faisait ce que je fais… J’ai appris… J’ai réussi… et cela ne me fatiguait pas, ou si peu… Ai-je fait du mal ? Je ne crois pas… J’ai beaucoup consolé… J’ai donné de l’espérance…

Elle m’avait pris la main ; une tendresse profonde envahissait sa face maigre :

— Tu aurais été ma seule consolation ! sanglota-t-elle. Hélas ! je ne te verrai plus…

Je me jetai dans ses bras, je lui jurai que je serais heureux auprès d’elle. Mais elle croyait savoir mieux que moi — et quelques jours plus tard j’étais dans une province lointaine… Je n’ai pas été malheureux, mais je n’ai plus jamais, plus jamais connu la joie délicieuse que je goûtais dans la vieille maison d’Auteuil…