Émile-Paul Frères (p. 59-69).

V

LES ANIMAUX MALADES
DE LA PESTE


(Écrit le mercredi soir 25 mars 1914.)


Aujourd’hui, c’est la quadruple confrontation : Monis, Caillaux, Fabre, Maurice Bernard. La plus brillante rencontre de la saison, comme on dit dans les journaux sportifs.

On installe ces messieurs protocolairement : Monis et Caillaux, aux tables d’honneur, MM. Fabre et Maurice Bernard, en lapins, aux deux bouts de notre fer à cheval.

Le président. — Vous jurez de dire toute la vérité ?

— Je le jure… je le jure… Je le jure, sauf le secret professionnel.

Oh ! oh ! me dis-je. S’ils se mettent maintenant à dire la vérité, il va falloir tout recommencer !

À prolonger ainsi ces séances, ne sommes-nous pas en train de recouvrir sous des bavardages ce que nous avons pu obtenir de clarté ? Nous voulons qu’à trois ans de distance on nous fournisse sur toutes choses, et sur les plus minces détails, des précisions de dates, de sentiments et de mots. Nous tenons à crime qu’on nous déclare sur quelque point ne pas se souvenir. Nous sommes trente-trois à exiger des réponses nettes. C’est le bon moyen pour recevoir des erreurs et des mensonges.

Ce matin, je voyais clairement qu’il n’y avait plus rien à tirer de nos gens. Avec trente-six tâtonnements, ils ont à cette heure, tous ensemble, sous nos yeux, construit un système autour du document. Qu’ils en soient satisfaits ou non, ils n’osent plus y toucher. Il leur faudrait se dédire, rattraper la sténographie. Vaille que vaille, ils s’entêteront. C’est une construction de fortune, bâtie de silences, de mensonges, de demi-vérités, d’erreurs, mais cette mauvaise glaise est figée, séchée, définitive.

Toutefois, au milieu de cette bâtisse sans vérité, il y a une carcasse de métal qui soutient la glaise et le carton. Voici des faits acquis pour tous, et que nos quatre témoins n’ont cessé de nous rappeler toute la matinée :

M. Caillaux déclare que pour faire plaisir à Me Maurice Bernard, qui se sentait fatigué, et à qui il était reconnaissant d’avoir plaidé pour lui, il a demandé à M. Monis de voir si l’on ne pourrait pas accorder la remise de l’affaire Rochette. M. Monis déclare qu’il a fait venir le procureur général et lui a suggéré de ménager le renvoi de l’affaire. Le procureur général déclare qu’il a reçu de M. Monis l’ordre de faire renvoyer l’affaire, et qu’après de tragiques débats intérieurs, il s’est résigné à obéir pour ne pas être brisé. Me Bernard déclare qu’il a reçu la visite de M. X… qui lui a dit : « Demandez la remise de l’affaire Rochette. Elle vous sera accordée. »

— Mais qu’avez-vous dit, maître Bernard, à M. Caillaux ?

— Je refuse de répondre à cause du secret professionnel.

— Et vous, monsieur Caillaux, qui n’êtes pas lié par le même secret, que vous a dit Me Bernard ?

— Il m’a dit qu’il était un peu fatigué.

— Est-ce bien là, maître Bernard, ce mystère que vous empêche de dévoiler le secret professionnel ?

— Je refuse de répondre.

Que demander de plus ? À quoi bon, durant des heures, prolonger des querelles de dates, des explosions de rancunes, des bavardages sans rapport avec le principe du débat ? Je ne vois là qu’un moyen de tout embrouiller et, comme on dit, de noyer le poisson. La cause politique est entendue. Pour favoriser un escroc, le gouvernement a pesé sur les juges. Quant à fixer le degré de criminalité de chacun, ce n’est pas en les faisant plus longtemps causer qu’on en saura davantage.

Et vous en seriez certain comme moi, si vous veniez d’entendre, durant sept heures d’horloge, ces fastidieux palabres où voltigeaient avec une souveraine aisance les adverbes : loyalement, franchement, sincèrement, où chacun s’écrie à tour de rôle : J’affirme de toutes les forces de mon énergie et de ma conscience !

Vraiment, je ne vous apprendrais rien en vous répétant ce qu’ont dit ces Messieurs aujourd’hui pour la trentième fois. Et plus que leurs paroles, ma foi, leurs attitudes sont instructives. Regardons-les ensemble.

Caillaux surveille avec une attention aiguë et une perpétuelle agitation. En se déplaçant sur sa chaise, il murmure à mi-voix des menaces sibyllines qu’il jette à droite et à gauche.

Monis a l’air d’être caché dans un sac de pommes de terre. Mais cet homme paisible est toujours prêt à se fâcher. (En cela, d’ailleurs, je lui accorde des circonstances atténuantes.)

Me Bernard, toujours le même, bon pied, bon œil, et de la verve, surveille, lui aussi, l’horizon. Mais surtout il surveille la pendule. Des quatre, c’est lui le plus tranquille. Car il a tout près de lui son impénétrable terrier, où il se glisse à la moindre alerte : le secret professionnel.

Mais j’ai tort. C’est un lion ! Il y a de la fierté dans cette indépendance des avocats qui maintiennent devant les politiciens la dignité de leur état.

Le procureur général Fabre ne parle guère. D’ailleurs, qu’a-t-il besoin de rien ajouter ? Son document parle tout seul et défie toutes les critiques. C’est un homme brimé qui se dit en regardant Monis, Caillaux et leurs zélateurs : « Rien d’eux ne m’étonne plus. » Quand Monis, Caillaux, Me Bernard et la majorité des commissaires assènent sur ce petit vieillard leurs regards furieux et leurs invectives, je crois voir l’assemblée des animaux malades de la peste dénonçant :

Ce pelé, ce galeux, d’où nous vient tout le mal.

Il y a des minutes où l’on s’aperçoit que l’on a peu de cœur, ou tout au moins que l’on possède un cœur de qualité bien inférieure ! Ce fut le cas pour moi, lorsque M. Monis vint nous raconter, comme une chose qui devait nous tirer des larmes : « Un dimanche matin, au début de mon ministère, M. Caillaux m’a dit qu’il avait un scrupule de conscience d’avoir accepté un portefeuille avant d’avoir pu arranger une affaire de sa vie privée, mais que cette affaire était réglée. Je m’en réjouis avec lui. Il ajouta qu’il avait éprouvé une vive satisfaction du concours que lui avait prêté Me Bernard. Aussi, quelques jours après, quand M. Caillaux m’a parlé du désir de Me Bernard d’obtenir la remise, je n’ai pas été surpris qu’il eût dessein de lui être agréable. »

En voilà un raisonnement ! Me Bernard a été excellent pour M. Caillaux. Je vais en sa faveur bouleverser la justice. C’est très drôle, très drôle ! Surtout qu’il y eut un lapsus de Monis, nous disant combien son vieux cœur avait été ému des confidences de M. Caillaux, et s’écriant d’un air attendri : « Il m’a raconté ses méfaits ! »

Le pauvre ! Il voulait dire ses ennuis. Mais s’il n’avait jamais fait que ce lapsus !

Le roi de la journée (je pense toujours au personnage de la fable de La Fontaine, le roi des Animaux malades de la peste), ce fut M. Caillaux. Son panégyrique occupa la séance de l’après-midi. Il est vrai que ce fut lui qui le prononça. Mais il a parmi nous une majorité de partisans qui lui faisaient, par leur seule respiration, un profond et constant soutien.

Il n’y a vraiment que dans leur cercle qu’il pourra faire accepter l’explication qu’il donne du rideau derrière lequel il avait caché ses secrétaires : « Je voyais se développer contre moi une campagne. J’entendais parler d’un document du procureur général. N’étais-je pas en état de légitime défense ? N’avais-je pas le droit de faire venir le procureur général ? Et si le hasard voulait qu’un témoin y assistât… Enfin, quoi ! je n’allais pas attendre simplement le coup de poignard ! »

Cet homme, le plus haï de France, groupe autour de lui, dans la Chambre, une véritable garde de zélateurs fanatiques. Ils se laissent séduire et prennent pour une vertu vraie ce qui n’est qu’une conception forcenée de la vie. Avec admiration, ils répètent ce qu’il leur disait ces jours-ci : « Ils me tueront peut-être ; ils ne m’abattront pas. »

Nul, toutefois, ne lui refuse de la résistance, de la défense. Après tant de nuits qu’il a dû passer sans sommeil, il parlait clair aujourd’hui, avec arrogance, et même, le croirait-on ? avec frivolité. Dans son long discours pro domo, à chaque fois qu’il sortait de ses explications techniques de financier, il recommençait à donner des coups de poignard et s’y amusait si fort, qu’ayant à reproduire un propos de Briand, il l’imita, le mima, se mit, ô surprise ! à rendre cette voix un peu caverneuse et lente, et se balança, puis rit lui-même de sa bonne farce. À cette minute, il avait si parfaitement oublié sa situation, qu’il s’amusait, se complaisait dans ses effets et dans l’applaudissement des siens, à nouveau il goûtait la vie.

Sa plaidoirie terminée, le voilà qui allume sa cigarette dans cette salle où tout le monde s’est imposé de ne pas fumer.

Quel homme ! Il y a chez lui de l’enfant gâté. Enfant heureux, privilégié, il devait arriver dans son collège, à Stanislas peut-être, léger, heureux, aimable, un petit riche avec sa voiture à la porte et de belles cravates variées. Et les deux autres ! les Briand, les Barthou, de quel air, amical sans doute, mais de haut, il les eût regardés, ces deux petits camarades plébéiens ! Aujourd’hui, l’enfant élégant, l’enfant vieilli, sans rien perdre de sa gentille manière qui enchante ses familiers, est devenu un pur, un chef de la démocratie avancée et doit bien rire, quand il nous traite de vieux réactionnaires encroûtés, nous autres petits bourgeois ! La grande affaire, voyez-vous, pour un aristocrate, c’est de ne jamais être un bourgeois. Les grands cercles ou le marchand de vins ! Mais l’entre-deux désoblige.

Ah ! pourquoi parler d’aristocratie à propos d’un homme qui ne sait que détruire les choses, les autres et soi-même ? À la minute où j’écris, je suis frappé au cœur par la mort de Mistral. Et ma pensée, écœurée des spectacles sur lesquels depuis cinq jours je la maintiens, s’évade pour s’enfuir pieusement à Maillane. C’est là que je salue et que va reposer pour toujours un vrai noble qui sut se créer immortel et tout autour de lui ranimer, grouper, protéger tout ce qui nous importe pro aris et focis.

Ô Provence, ô sainte bergerie sur laquelle a veillé un pasteur plus diligent que nous n’en trouvons pour la France !