VII

À cette époque, un grand changement survint en notre existence.

Mes parents, se trouvant trop à l’étroit, dans notre petite maison, achetèrent une propriété plus vaste et qu’ils convoitaient depuis longtemps. Il y avait une grille, de très vieux arbres, une charmille, un verger, et parmi des rocailles écroulées, les restes d’un ancien jet d’eau ; l’habitation, toute blanche, avec son haut toit d’ardoise, offrait, de la route, au regard des promeneurs, un aspect imposant et presque « seigneurial », disaient mes sœurs. De fait, cette maison nous classait, dans le pays, nous élevait d’un rang au-dessus des petits bourgeois non hiérarchisés. Mes sœurs prenaient des airs plus hautains, et déjà jouaient comiquement à la grande dame. Elles espéraient aussi — espoir formellement partagé par toute la famille — trouver avec le prestige de cette maison, de sortables maris.

Mais tout cela ne s’était pas accompli sans de longues réflexions, sans de longues et émouvantes et angoissantes hésitations. Durant des mois et des mois, on avait pesé le pour et le contre, élevé d’inextricables objections, établi des comptes enchevêtrés, mesuré la hauteur des plafonds, la largeur des fenêtres, la profondeur des placards, sondé la solidité des murailles, espionné le tirage des cheminées… surtout ma mère qui manquait, en toutes choses, de décision. Elle ne pouvait, ma mère, se résoudre à prendre un parti, même dans les actes les plus ordinaires, les plus renouvelés de la vie de ménage ; et, pour l’achat d’une robe, d’un paquet de navets, d’une pelote de fil, elle ne cédait, après des soupirs et des froncements de sourcils, que talonnée par la nécessité. Je me souviens encore des inénarrables négociations qu’elle ouvrit avec un cordonnier, pour l’achat d’une paire de bottines ; ces négociations durèrent deux ans, pendant lesquels je marchai avec des chaussures trouées.

L’affaire terminée, l’acte de vente signé, ma mère fut comme écrasée de sa hardiesse. Non, cela n’était pas possible ! Cette résolution irréparable, qui coupait court aux réflexions, aux objections, aux hésitations, aux mais, aux si, aux car, lui parut une surprise violente, une criminelle effraction de sa volonté, quelque chose comme une catastrophe soudaine, terrible, à laquelle il était impossible de s’attendre. Et sans cesse, elle gémissait :

– Une si grande maison !… Et peut-être de l’humidité !… Et tant de terrain !… Ah ! mon Dieu ! qu’allait-on devenir, là-dedans ?

La pensée d’une installation nouvelle, discutée pourtant, prévue dans ses plus méticuleux détails, l’accabla comme une tâche trop lourde pour elle, lui cassa les bras, lui aplatit le cerveau. Elle chercha des moyens bizarres, de rompre le marché.

– Mais, puisque c’est signé ! disait mon père… puisque tu as signé, voyons !

– J’ai signé, j’ai signé… reprenait ma mère… Eh bien, ce n’est pas une raison… Je puis m’être trompée… Il doit y avoir des motifs d’annulation… D’abord, je n’ai pas signé de bon cœur… Et puis admets que la toiture s’effondre demain…

– Eh bien ?

– Eh bien, je dis que cela n’est pas juste… qu’on aurait pu attendre… et que si tu voulais bien…

Et comme mon père, impatienté, haussait les épaules :

– Oh ! toi ! je sais ! reprochait ma mère… Toi, d’abord, tu n’as jamais su ce que c’est que l’argent…

Il lui fallut plusieurs semaines pour s’habituer à cette effarante idée que le marché était irrévocable, qu’il n’y avait pas à y revenir, ainsi que mon père le lui expliquait, le code en main. Enfin, un beau jour, elle finit par déclarer :

– Après tout !… Nous avons été si longtemps gênés et mal à l’aise que nous pouvons bien nous donner le plaisir d’un peu de confortable…

– Bien sûr ! appuya mon père… Et te voilà, enfin, raisonnable… Mon Dieu, la vie n’est pas déjà si longue ! Un peu de bon temps, va… ça n’est pas de trop… quand on le peut.

– Ça c’est vrai ! conclut ma mère, rassurée et joyeuse… Et puisque les enfants sont contents !… Avoue tout de même que nous nous sommes trop précipités… Et puis, cette grande maison, jamais nous ne pourrons l’entretenir, avec nos deux domestiques…

– Mais si ! mais si !… Tu prendras une petite fille, en plus, une petite fille de dix francs par mois…

– Enfin, pourvu qu’on soit heureux, pourvu qu’on soit bien !

À partir de ce moment, ma mère, sérieuse et active, rôda dans la maison, s’arrêtant devant chaque objet, ayant avec chaque chose d’étranges colloques.

Un matin, elle dit, au déjeuner, très grave :

– Il va falloir faire de grandes économies… J’ai beaucoup réfléchi. Ainsi, le salon… Nous n’avons pas besoin d’un salon… Nous voyons si peu de monde… On pourrait vendre les meubles du salon…

– Oh ! mère ! fit ma sœur aînée… Moi je pensais qu’on l’aurait arrangé encore mieux…

– Est-ce toi qui paies ? dit ma mère, avec un regard dur… Tais-toi… c’est comme ton piano !… Tu n’en joues jamais… À quoi sert-il ton piano ?… Oui, pas d’encombrement ! J’en ai assez !

— Mais, petite mère… le piano, tu l’as acheté avec nos économies, nos petits cadeaux du jour de l’an… Si je n’en joue pas, c’est parce que tu ne veux pas que l’accordeur vienne pour le réparer… Enfin, il est à nous le piano…

— Rien n’est à vous ici, entendez-vous ?… gronda ma mère.

Et s’adressant à mon père, qui ne disait mot :

— C’est comme le cheval, la voiture… Qu’avons-nous besoin de cela ?… Nous ne sortons presque jamais… Je crois que nous pourrions les vendre… Cela ferait une fameuse économie…

— Mais enfin, objecta mon père, on ne peut pourtant pas tout vendre… Nous n’avons pas acheté cette maison pour nous priver de tout ce qui nous fait plaisir…

Le lendemain, ce fut encore plus terrible.

— Nous renverrons les domestiques, déclara ma mère… Les enfants feront le ménage, je prendrai une femme de journée pour les gros travaux…

Tout le monde sursauta. Mon père intervint.

— Comment, toi-même tu disais que tu ne pourrais entretenir la maison avec ton monde… C’est de la folie !… Et le jardin ? Y penses-tu au jardin ?… Moi, tu sais, je tiens à mes légumes, à mes arbres, à mes fruits !

— Des fruits !… Nous avons eu vingt poires cette année… Je n’ai même pas pu faire de gelée de pomme avec tes fruits !… Non, non, plus de gaspillage !… plus d’encombrement !… Tu agiras avec ton jardin comme moi avec ma maison… tu prendras un homme de journée, un jour par semaine.

— Ce n’était pas la peine, alors, d’acheter une maison plus grande, si tu dois tout vendre et tout renvoyer.

Ma mère eut un regard de triomphe :

— Ah ! te l’ai-je assez dit ?… T’ai-je assez averti que tu commettais une sottise, une folie ?…

— Mais c’est toi qui as eu l’idée de cette maison ; c’est toi qui te trouvais trop petitement ici…

— Allons ! voilà que c’est moi, maintenant !… Je suis fâchée de te le dire… Mais tu n’as pas de conduite, tu n’as pas de dignité !…

Les scènes se renouvelèrent souvent.

Il fut décidé qu’on n’allumerait plus de lampe, le soir, dans le couloir, qu’on supprimerait un plat, aux repas, qu’on remplacerait le feu de bois par le feu de coke, qu’on ne garderait rien, rien, de ce qui avait été notre pauvre petit luxe, notre humble bien-être.

Et nous entrâmes, un beau matin, dans la grande maison presque vide. Les enchères publiques avaient éparpillé aux quatre coins du pays nos meubles, nos habitudes, nos menues joies quotidiennes. Il ne restait que, çà et là, une armoire, une chaise, une table, un lit. Et c’était si triste, cette maison, ces immenses pièces froides et revêches, ces fenêtres nues, par où s’apercevaient la détresse des pelouses, l’abandon des allées, que je me mis à pleurer je ne sais trop pourquoi, d’ailleurs, car je n’attachais pas un prix si précieux à ces choses disparues, qui n’avaient jamais contenu, pour moi, une parcelle de bonheur.

Et quoique je pleurasse, dans un coin de la pièce où nous étions réunis et silencieux, je ne pouvais m’empêcher de goûter, avec ces pleurs, une joie amère, la joie d’assister à la déconvenue de mes sœurs, dans les yeux desquelles je voyais la déroute des espoirs, la fuite des maris, la peur des éternelles virginités.