XXVI

Lucien se mit au travail avec enthousiasme. Dès le lendemain matin, en entrant, dans l’atelier, je reconnus vite ce pli mauvais, ce pli terrible qui lui barrait le front, quand il était en gestation de quelque idée et qui annonçait les orages prochains. Et je ne pus m’empêcher d’avoir peur. Dans la confiance revenue, dans les éclats de son ardente gaieté, il y avait un grincement qui me faisait mal. Je n’aimais pas, non plus, voir ce coup de vent qui lui retournait les cheveux, d’un mouvement si insolite et donnait, semblait-il, à son visage, une expression d’égarement particulier.

— Ne mets pas tant de fièvre à la besogne, lui disais-je… Tu as le temps… Sois calme…

— Mais sapristi !… Est-ce qu’on peut être calme, quand on travaille !… C’est bon pour toi, qui as une « gniolle » !… Est-ce que tu dis au feu : « Ne brûle pas » ; au vent : « Ne souffle pas… » C’est du feu et du vent que j’ai dans la tête… Ça brûle et ça gronde !

Le matin, Lucien allait faire des études de pensées, de champs de pensées, chez un horticulteur de Montrouge. Et, au retour, il me racontait ses sensations, par d’étranges comparaisons.

— Il y en avait une, figure-toi… qui ressemblait à un tigre… Une autre !… Ah ! celle-là ! non, c’est trop affolant !… Figure-toi une tête de mort qui sortait de la terre sur une tige mince… Je l’ai regardée… le pied était mort ; il n’avait pas poussé une feuille… rien que cette fleur terrifiante !… Comprends-tu ça, toi ?… Le bonhomme de jardinier à qui je l’ai montrée, a haussé les épaules… Quelle brute !… Ils ne voient rien, ces gens-là !…

L’après-midi, jusqu’au soir, il dessinait son paon. Il fit des paons tristes, des paons ivres, des paons fous, des paons morts ; il en fit de toutes les formes, de toutes les couleurs, dans toutes les attitudes. Le paon était devenu vite très familier ; il ne rôdait plus, le long du mur, en balançant son col, et cherchant une issue par où s’échapper ; il ne se jetait plus contre les vitres de la fenêtre, par où il apercevait, au-dessus de la forêt, des cheminées et des tuyaux, la liberté, dans un coin de ciel… Il acceptait de bonne grâce l’étroitesse de la chambre, le perchoir improvisé d’un vieux chevalet, il se contentait des pauvres verdures, bottes de mouron et de pissenlits, dont Lucien, chaque soir, avait soin de joncher le parquet, pour donner à l’oiseau l’illusion d’un jardin. Même le paon prit des poses et donna des mouvements, auxquels se refusent d’ordinaire les bêtes qui se sentent observées par le regard de l’homme. Il avait, surtout, en s’épouillant, une façon resplendissante de relever et de développer sa queue magique qui mettait Lucien en joie, en délirante joie.

Durant plus de quinze jours que dura cette préparation, par des études et des croquis, à la grande œuvre rêvée, Lucien demeura gai. Son enthousiasme, maintenu par l’espoir, ne se démentit pas une minute. Malgré le pli de son front qui allait s’accentuant, se creusant comme une entaille, et qui présageait de terribles tempêtes, ces cyclones de colère et de découragement que je connaissais tant, hélas ! il rayonnait de confiance.

— Repose-toi, lui conseillais-je… Tu ne pourras pas soutenir longtemps cette course furieuse au travail… Et alors tout va recommencer comme autrefois, tu sais bien… Ne t’énerve pas, je t’en prie…

Mais il ne m’écoutait pas…

— Je suis calme, tu vois bien… Je suis fort… Jamais je ne me suis senti plus souple… mieux portant…

Ce qui m’étonnait le plus, c’est qu’il me tolérait, près de lui, pendant le travail. Autrefois, il me mettait à la porte, en disant gaiement :

— Je suis comme les éléphants, moi !… J’ai de la pudeur… Je n’aime point qu’on me voie forniquer avec l’art !…

Et, aujourd’hui, non seulement il me tolérait, mais il paraissait se rassurer à ma présence, et il me demandait souvent mon opinion sur ses études, en sondant, comme un malade le médecin, ma pensée véritable, jusqu’au fond de mon regard :

— Ça n’y est pas encore, hein ?… Non, ça n’est pas encore ça !… Dis-le franchement… Dis ce que tu penses… Mais je sens que ça doit tout de même… Oui, oui ! c’est là…

Il me montrait son front, et, faisant ensuite jouer le ressort de ses doigts, comme pour l’assouplir, il ajoutait, avec un sifflement, dans la voix, qui me donnait le frisson :

— Seulement, c’est cette sacrée main qui n’obéit pas encore !… Cette sacrée main toujours en révolte contre ce que je sens, contre ce que je veux…

Et il l’injuriait.

— Mais il faudra bien que je te dompte, salope !… Il faudra bien que tu marches comme le reste, vache, vache, sale vache !

Enfin, un matin, il attaqua sa composition sur la grande toile.

C’était une toile très longue, et peu haute. Les paons tenaient toute la longueur de la toile, dans des mouvements superbes et étranges, et dont pas un, malgré l’apparente symétrie, ne se ressemblait. Devant et derrière les paons se déroulait, tapis merveilleux, un champ de pensées que le cadre coupait de tous les côtés. L’effet en était saisissant… Il y avait là, vraiment, un effort d’imagination puissante et belle, une entente de l’harmonie linéaire et de l’ornement que j’admirai, sans réticence.

— C’est beau, ça, Lucien !

Mais, déjà Lucien hochait la tête… et son œil, en regardant la toile, s’effarait…

— Pourquoi me dis-tu que c’est beau ?… Est-ce que tu le sais ? Est-ce que tu sais quelque chose ?… Eh bien, moi, je crois que ce n’est pas ça !… Jamais, je ne pourrai trouver l’accord entre ces paons, qui sont comme des fleurs, et ces fleurs, qui sont comme des paons… Il faudrait quelque chose peut-être… Oui, il manque quelque chose… une figure nue… une femme… là… Hein !… une figure traitée dans le sens du décor, avec une chevelure rousse, une chevelure d’or qui s’éparpillerait dans la toile, ainsi qu’une autre queue de paon.

— Laisse ton idée comme tu l’avais d’abord rêvée, Lucien… Je te dis que c’est beau !… Je sens que c’est très beau… Tu gâterais tout avec cette chevelure…

À mesure que la toile se couvrit, que Lucien commença le détail de chaque paon, très étudié, sur le fond restant plus vague, sa folie de doute le reprit, plus fort que jamais. Un jour, brusquement, il s’écria, se tournant vers moi :

— D’abord, c’est toi qui me gênes… Je te sens là, toujours, derrière moi… Tu m’embêtes… Va-t-en… Tu me pèses aux épaules… Laisse-moi seul…

Je me retirai, sans me plaindre, le cœur gros. Je savais qu’il ne fallait pas, dans ces moments, essayer, par des paroles, d’apaiser mon ami. Mais je ne voulus pas m’éloigner, présageant je ne sais quel malheur… Je restai sur le palier ; je passai mes journées sur le palier, derrière cette porte sombre, au-delà de laquelle habitait le pauvre Lucien, en lutte avec le démon de l’art. Et l’oreille tendue au moindre bruit, j’écoutai le tapotement de sa brosse, sur la toile ; et les jurons rauques, auxquels le paon, de temps en temps, répondait par un cri.