XVI

Après les journées de travail, alors que le soir tombait, lentement, sur nous, comme un rideau de théâtre sur un mauvais et inutile drame, Lucien avait, souvent, de ces conversations, ou plutôt de ces soliloques violents, inachevés et coupés de silence terrible. Je l’observais tandis qu’il parlait. Ce n’était plus le même Lucien, ce gentil et souple Lucien, que j’avais rencontré au pays, ni sa physionomie avenante et fine, ni ses yeux de claire, de mouvante lumière, ni cet air de sérénité jeune, par quoi, tout d’un coup, ma détresse s’était allégée, et qui m’avait attiré comme vers un asile de paix, de joie, et de force tranquille. De force et de joie !… Oh ! pauvre, pauvre, Lucien !

Je le revois, et cette vision qui, depuis tant d’années, ne m’a quitté un seul jour, me fait toujours mal. L’effort qu’il dépensait pour trouver ses mots et les prononcer lui couvrait le visage de plis durs, de contractions douloureuses, tel un vieillard ou bien un fou. Son regard m’effrayait. En ces moments, son regard était pareil aux regards hallucinants des figures de ses toiles ; il ressemblait aux ciels tourmentés et déments de ses paysages. Je n’osais rien dire ; je ne savais rien dire. Tout ce que j’aurais pu dire — approbations timides, banales consolations — n’eût servi à rien, n’eût servi qu’à l’exaspérer davantage. Et je sentais que mon silence, que l’immobilité de mon silence l’exaspérait plus encore. Il en attendait sans doute un geste, un élan, une compréhension muette ! Que faire ? Une discussion technique eût ramené mon esprit vers de moins personnelles réflexions, vers des inquiétudes plus générales. Mais il eût fallu savoir, et je ne savais rien, et j’étais incapable de me raisonner à moi-même les impressions ressenties devant l’étrange nouveauté de ses œuvres. Je ne connaissais, non plus, aucune des paroles qui rassurent et qui apaisent. En vain, je les cherchais dans mon cœur attristé, dans mon cœur affolé. Je ne les trouvais pas.

Et puis, une épouvante grandissait, chaque jour, en moi ; une épouvante me secouait comme la rafale une pauvre petite tige grêle, une pauvre petite plante sans tuteur. Est-ce que l’art, c’était vraiment cette torture, cet enfer ? moi qui, dans mes rêves, encore bien confus, il est vrai, me le représentais tel un grand apaisement, tel l’idéal et chimérique et infini paradis où l’homme ne crée que le bonheur !… Est-ce que, moi aussi, j’allais vivre, en ce perpétuel halètement, avec ce visage tordu de souffrance et cet œil convulsé où passait l’éclair livide de la folie ?… Cette pensée me faisait froid dans le dos. Je n’aurais pas voulu être là… j’aurais voulu être ailleurs, loin. Chaque fois que je voyais Lucien en proie à ces crises, j’avais envie de fuir, de retourner au pays où l’on ne rencontre que des faces humaines sans pensée, que des yeux humains sans reflets, des faces et des yeux pareils à des eaux mortes. Mais je n’osais pas fuir non plus, retenu malgré moi, par je ne sais quel mystérieux et horrible plaisir, au supplice d’être là. Et, dans l’atelier, la pénombre accrue me semblait, à chaque minute, plus tragique. Les objets s’y amplifiaient, sinistrement, s’exagéraient jusqu’à l’irréalité du cauchemar ; les figures peintes, autour de moi, s’animaient d’une vie terrifiante, tendaient vers moi des regards surnaturels, des bouches vulvaires qu’un ricanement sanglant déchirait. Et les chevalets m’apportaient l’image d’atroces crucifiés. Alors, tout à coup, saisi par une peur physique, je criais :

— Lucien !… Lucien !… Je t’en prie !… Allons-nous en d’ici !…

Dans la rue, je me calmais un peu et Lucien, aussi, peu à peu, se calmait. Son découragement prenait une forme moins sombre ; un espoir, l’espoir dans les travaux du lendemain, y glissait une petite lueur de confiance nouvelle. Et je voyais avec joie sa physionomie se détendre, les plis de sa peau, les contractions de sa bouche s’effacer. Quant à moi, le bruit de la rue, le mouvement de la ville, les boutiques éclairées, le coudoiement des passants, finissaient par chasser de mon cerveau les fantômes. Lucien insinuait son bras sous le mien, et, tout en marchant, il disait d’une voix moins heurtée :

— La peinture !… Tu ne t’imagines pas mon garçon, combien c’est difficile, et, peut-être impossible !… Oui, souvent, j’ai pensé que ça pouvait être une mystification, comme tout le reste, d’ailleurs ! qui sait ?… Enfin !… Il y a deux choses, dans la peinture… Donner le caractère à ce que l’on peint… le dessin, si tu veux… Et puis, le métier !… Il y a le métier !… Ah ! le métier !… Ainsi, tiens, par exemple… Tu es dans un jardin… Oui… Dans ce jardin il y a des fleurs, des groupes de fleurs, de couleur différente et hurlant l’une contre l’autre, je suppose… Bon !… Théoriquement tu vas t’imaginer que cela est inharmonique… En effet, cela devrait être inharmonique… Eh bien, pas du tout !… Dans la nature, c’est toujours beau… La nature se fiche des théories, elle !… et je vais t’expliquer pourquoi… La nature, ou, si tu aimes mieux, la lumière, fait une opération… Comment dirais-je ?… chimique… Non, pas chimique… Enfin, n’importe… Toute seule, et sans que cela soit sensible à l’œil, elle ménage par d’invisibles juxtapositions de nuances, le passage d’un ton à un autre… Eh bien ! c’est cet invisible passage que le peintre, pour arriver à une harmonie approximative, et nécessaire, doit voir et reconstituer sur sa toile. Il ne peut le faire qu’en divisant le ton… Oui, mais voilà… Ah ! nom d’un chien !… Et, tu sais, ils ne se doutent pas de ça, à l’école…

Puis, brusquement, il s’interrompait et, me donnant un coup de coude, il disait :

— Mais quelle drôle de tête tu avais, tout à l’heure !… Et pourquoi voulais-tu t’en aller ?… Tu étais malade ?

Je lui avouais la peur qui m’avait saisi, je lui décrivais les étranges visions de l’atelier. Lucien exultait.

— Eh bien, voilà ! c’est de l’art, mon petit… l’art c’est ça !… Des visions ?… mais tu es un enfant… tu as trouvé le caractère des choses de l’atelier, ni plus ni moins… Un chevalet comme une croix, comme un gibet !… Bravo !… c’est ça, c’est le caractère !… Tu as donné à cet objet, qui n’est rien, qui n’a pas une existence réelle, la forme des terreurs de ton esprit !… Demain, peut-être, tu verras autrement, tu le verras comme… un cathédrale… comme une grande fleur de soleil !… Il faut bien te mettre dans la tête une vérité… un paysage… une figure… un objet quelconque, n’existent pas en soi… Ils n’existent seulement qu’en toi… Tu t’imagines qu’il y a des arbres, des plaines, des fleuves, des mers… Erreur, mon bonhomme… il n’y a rien de tout cela, ultérieurement du moins… tout cela est en toi, et c’est bien plus dur, il me semble… Un paysage, c’est un état de ton esprit, comme la colère, comme l’amour, comme le désespoir… Et la preuve c’est que, si tu peins le même paysage, un jour de gaieté, et un jour de tristesse, il ne se ressemble pas du tout. La nature, la nature !… Parbleu ! je crois bien la nature !… Elle est admirable, la nature… admirable en ceci — écoute moi bien — qu’elle n’existe pas, qu’elle n’est qu’une combinaison idéale et multiforme de ton cerveau, une émotion intérieure de ton âme !… Un arbre… un arbre !… Eh bien, quoi, un arbre ?… Qu’est-ce que ça prouve ?… Les naturalistes me font rire… Ils ne savent pas ce que c’est que la nature… Ils croient qu’un arbre est un arbre, et le même arbre !… Quels idiots !… Un arbre petit, mais c’est trente-six mille choses… C’est une bête, quelquefois… c’est, c’est… est-ce que je sais, moi ?… c’est tout ce que tu vois, tout ce que tu sens, tout ce que tu comprends !… Je te dis cela très mal — mais je te dis la vérité, tout de même !…

Et il me secouait le bras, rudement, comme une branche, et il répétait :

— C’est évident, voyons !… Voyons, ça saute aux yeux.

Ces paroles où je relevais tant d’incohérences, tant de contradictions, ne me rassuraient pas. Mais elles se dissipaient, vite, dans l’air, et je n’en retenais qu’un bruit discord, comme le son de la corne du fontainier, qui va se perdant dans les rumeurs de la ville.

Nous arrivions ainsi, lui grisé de ses paroles, moi étourdi de les entendre, à la pension où nous avions coutume de dîner, le soir. Une petite pension modeste et morne, fréquentée par des employés de ministère, et de vagues bourgeois sans famille. Lucien l’avait choisie telle pour « changer d’air », disait-il. Il évitait, autant qu’il pouvait, les crémeries artistiques, les cafés littéraires. C’était une sorte de repos intellectuel, une trève aux préoccupations « qui lui cassaient la tête et lui brisaient l’estomac ». Et, avec les habitués, il s’entretenait gaiement de choses bêtes, de politique, de cuisine, de femmes.

— Des têtes de veau ! m’avait-il dit, le premier soir… Mais tragiques, tu verras ! Des Daumier… Moi je ne trouve rien de terrible comme un bourgeois, gras et chauve !… Toute la férocité humaine est là, mon garçon. Et c’est d’un dessin !… C’est comme Delacroix qui a fait d’Hamlet un petit godelureau sentimental et romantique… une gueule de coiffeur amoureux, maigre, avec de grands yeux caves… Mais c’est idiot !… Regarde l’Hamlet de Shakespeare… À la bonne heure !… Un gros homme bedonnant, soufflé de graisse pâle et lourd de bière… Un Danois, quoi !… Et les vois-tu ces yeux énigmatiques, ces yeux hagards, ces yeux de douloureux fumiste… les vois-tu, à travers le bridement des paupières, dans la fadeur de cette face grasse et de ces cheveux filasse ?… Brrr !… Oui, mais voilà, Delacroix, avec tout son génie, vivait dans une époque bête… bête… Tiens !… Hugo !… Ce qu’il me rase, celui-là !… Mais qu’est-ce qu’il a vu ?… Qu’est-ce qu’il a compris ?… J’aime mieux le vent dans les pins, et les orgues dans les églises… Au moins, ça ne fait pas de discours, et ça dit quelque chose… Mazette !…

Nous restions là, deux heures. Lucien riait aux calembours des bourgeois, et il pinçait les cuisses de la bonne, quand celle-ci passait près de lui. Il avait une tenue vulgaire qui me faisait de la peine. Mais j’aimais encore mieux le voir ainsi.

— Ah ! Monsieur Lucien ! minaudait la bonne… Finissez donc, à la fin !

Et Lucien, avec un geste grossier et bon enfant, répondait :

— C’est pour rire, ma petite chatte… Moi, tu sais, je ne couche qu’avec ma peinture… Et ça suffit à mon tempérament…