X

Il fait froid ; le canal est gelé. De lourds glaçons qui charrient d’étranges, d’immobiles corbeaux, descendent mollement le courant, et les berges résonnent. Tout le long des berges, court un bruit charmant d’harmonica. Un remorqueur et six péniches, très noires, noires comme s’ils conduisaient la peste et la mort, attendent le dégel, rangés au milieu de l’eau qui sera, peut-être, prise demain, car les glaçons se pressent, se rapprochent, s’entassent l’un sur l’autre, avec des craquements doux. Une brume couvre les champs, les peupliers ne sont plus qu’une vague et légère ébauche violette, dans le paysage simplifié.

Les mariniers désœuvrés vont et viennent sur le quai, emplissent le cabaret. Une odeur d’alcool est dans l’air ; une lueur d’alcool est dans les regards ; et le meurtre rôde. Tout à l’heure, deux hommes, la face furieuse, sont sortis, et ont tiré leurs couteaux. C’est sinistre.

Des canards sauvages volent par bandes symétriques, tournoient, en sifflant, dans le ciel bas, d’un bleu sombre, au-dessus de la brume, d’un bleu qui a des reflets louches de métal, et j’ai vu passer un cygne blanc, un grand cygne blessé, un grand cygne blanc et sanglant, qui s’est abattu dans l’île, là-bas, derrière les peupliers. Ah ! qu’il était blanc sur le bleu mortuaire ; qu’il était rouge aussi ! Pourquoi l’ont-ils tué ? L’homme ne peut souffrir que quelque chose de beau et de pur, quelque chose qui a des ailes, passe au-dessus de lui. Il a la haine de ce qui vole, et de ce qui chante. Il m’a semblé que ce cygne, c’était l’image même de mon rêve ; et mon rêve est mort.

Autour de soi, de partout, on entend des coups de fusil ; — au-dessus de soi, de partout, on entend comme des plaintes, comme des cris. Le ciel est plein d’agonies, comme la terre.

Ce soir, je suis remonté de l’écluse, un peu ivre, non pas ivre tout à fait… Mais j’ai dans le cerveau d’étranges pesanteurs. Au seuil du cabaret, où j’ai laissé des hommes grimaçants, un froid m’a saisi, et l’ascension de la côte ne m’a pas réchauffé. Habituellement, quand j’ai trop bu, je tombe comme une masse sur mon lit, et je dors, je dors, des sommeils heureux, des sommeils où se pavanent les belles chimères et les consolantes joies ; je n’ai pas sommeil, ce soir : jamais je ne me suis senti aussi triste que ce soir… En vain, je veux ressaisir et suivre le fil de mes souvenirs. Je ne me souviens plus de rien… Tout flotte dans ma tête, comme dans de lourdes, d’impénétrables brumes. Et j’ai peur du silence qui m’entoure, j’ai peur de mon ombre, là, sur le mur, j’ai peur de ce chien qui aboie… Pourquoi n’aboie-t-il que quand je suis triste ? Oh ! ces nuits tranquilles ! ces nuits mortes où pas un souffle ne vient heurter les branches des arbres, soulever les tuiles de mon toit, faire craquer les fenêtres, comme elles sont terribles ! Fuir dans le passé, retrouver des visages, des choses… Mon père mort, ma mère morte, mes sœurs mariées… Mais je ne sais plus, ce soir, comment tout cela est arrivé !…

Ah ! voici mon compagnon, mon seul compagnon ! C’est une petite araignée. Elle est descendue du plafond, sur un fil que je ne vois pas, et s’est arrêtée, à quelques centimètres du verre de la lampe, mais en dehors de son rayonnement… Et elle reste là, ses longues pattes repliées, au bout du fil qu’elle vient de faire ? Il n’y a plus de mouches, plus d’insectes. D’ailleurs elle demeure inactive, ne tisse aucune toile, ne se livre à aucune embuscade. Elle a l’air de dormir, le ventre à la chaleur de la lampe. Elle dort ou elle rêve. Par un instinct de taquinerie, je déploie la lampe, à droite. Alors l’araignée remonte le long du fil invisible, prestement comme un gymnaste, suit le plafond et redescend sur un nouveau fil, jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé sa place, à la chaleur de la lampe. Elle replie ses longues pattes grêles, se balance un instant et redevient immobile. Je renouvelle plusieurs fois l’expérience, j’éloigne la lampe, à droite, à gauche, et toujours l’araignée remonte et redescend et vient se poster, avec une admirable précision, près du verre qui lui envoie une douce chaleur. Je regarde l’araignée… les minutes passent, les heures s’écoulent, je regarde la petite araignée, immobile, et il me semble qu’elle aussi me regarde avec ses huit yeux, ironiquement fixés sur moi ; et je l’entends qui me dit :

« Tu es triste, tu te désoles, et tu pleures !… C’est ta faute… Pourquoi as-tu voulu être mouche, quand il t’était si facile, d’être comme moi, une joyeuse araignée… Vois-tu, dans la vie, il faut manger ou être mangé… Moi, j’aime mieux manger… Et c’est si amusant !… Les mouches sont si confiantes, si bêtes… on leur dresse des petites embûches… un rien… quelques fils, dans le soleil, entre deux feuilles, entre deux fleurs… Les mouches aiment le soleil, elles aiment la lumière, les fleurs, ce sont des poètes… Elles viennent s’embarrasser les ailes, dans les fils tendus près de la fleur, dans le soleil… Et tu les prends, et tu les manges… C’est très bon, les mouches !… Oh ! que tu es bête, va !… Ta lampe s’éteint… Bonsoir ! »

Et l’araignée remonte au plafond, et disparaît derrière une poutre, dans l’ombre.

Le chien aboie toujours, là-bas !… Un autre chien, plus loin, lui répond. Je me sens envahi par le froid de la mort.

Je vais à la fenêtre. La lune s’est levée, a chassé les brumes. Entre les branchages dépouillés des arbres, le ciel s’allume, les étoiles flamboient cruellement. Et je pense :

« Et quand même j’aurais été l’araignée humaine, quand même j’aurais joui de la joie des meurtres !… Est-ce que j’aurais été heureux, plus heureux ? Est-ce que je n’aurais pas été toujours écrasé par le mystère de ce ciel, par tout cet inconnu, par tout cet infini qui pèse sur moi ? Qu’importe de vivre comme je vis ?… C’est vivre qui est l’unique douleur ! Vivre dans la jouissance, parmi les foules, ou vivre dans la solitude, au milieu de l’effroi, du silence, n’est-ce donc pas la même chose ?… Et je n’ai pas le courage de me tuer ! »

Je n’ai pas assez bu, ce soir…