DANS LE CIEL


Il y avait bien longtemps que j’avais promis à mon ami X de l’aller voir en sa solitude. Mais quoi !… la vie, les affaires, des plaisirs plus tentants, et je ne sais quelle lâche paresse aussi, quelles lâches et confuses méfiances… tout cela m’empêchait, d’année en année, de réaliser cette promesse, faite sans conviction d’ailleurs, et seulement pour ne point désobliger, par un refus net, un ami aussi anciennement aimé. Ce pauvre X !… Ah ! je me rappelle le passé… Notre passé… sans attendrissement et avec émotion, n’est-ce pas une chose curieuse et anti-littéraire ?… Ce pauvre X !… Quelle brave et droite nature !… Quelle fidélité !… Quelle âme délicatement dévouée !… Ensemble, nous avions mené, à Paris, nos premières joies, nos premières espérances, nous avions confondu, pour en faire une commune richesse, nos deux lourdes misères. C’était touchant, notre amitié !… Que tout cela est loin de moi, déjà !… X aurait pu se créer un nom dans la littérature. Il était doué supérieurement. Mais il avait trop de sensibilité. La vie le tuait… Dans la lutte où tout le monde est emporté, on n’a pas le temps d’aider un ami cher… Et puis, à quoi bon ?… X ne savait pas se tirer d’une affaire difficile. Sa naïveté me décourageait, vraiment… À mesure que, peu à peu, nous nous élevions, lui, s’obstinait à rester en bas… Un jour il hérita, d’un vieux parent, une petite propriété dans un département lointain…

– Je crois, me dit-il, que je devrais partir là-bas… Il me semble que la solitude, le recueillement… Oui, n’est-ce pas ?… Qu’en penses-tu !… Les grands horizons… le grand ciel !

– C’est ça ! c’est ça ! répondis-je… À ta place, moi je partirais…

– Eh bien ! je vais partir…

– C’est ça ! c’est ça !… Bonsoir.

Il partit… Il y a quinze ans de cela !

On oublie vite ses amis lointains, ou malheureux… Malgré ses lettres suppliantes et mes promesses, je reculais toujours l’instant de ce voyage. Et puis, soyons franc, je redoutais l’hostilité de ses chambres, la tristesse de ses repas, la puanteur de sa bonne, et surtout — oh ! surtout — les tête-à-tête prolongés avec un être si complètement déshabitué de mes façons de vivre, et que je me représentais sale de corps et de vêtements, encrassé d’esprit campagnard, avec une longue barbe, de sordides cheveux, des idées et des accoutumances morales plus sordides encore…

Je veux bien être généreux, à la condition toutefois, qu’il ne m’en coûte rien, et que mes générosités me soient à moi-même un redoublement de plaisir égoïste et de vaniteuse joie. Or, quel plaisir, je vous le demande ? Et comment me vanter auprès de mes jolies amies d’une villégiature passée chez ce pauvre diable ?

La dernière lettre fut si pressante, elle témoignait, en tendresses maladives, un si vif, si douloureux désir de ma visite que je me décidai à entreprendre le fâcheux voyage, sur ce raisonnement consolateur : « Après tout, je n’en mourrai pas. Deux jours sont vite passés. » Pourtant, je n’étais pas rassuré sur les complications qui pouvaient en résulter. Ah ! que l’amitié est donc exigeante !

X… habite une ancienne abbaye, perchée au sommet d’un pic. Mais pourquoi dans ce pays de tranquilles plaines, où nulle autre convulsion de sol ne s’atteste, pourquoi ce pic a-t-il jailli de la terre, énorme et paradoxal cône solitaire ? La destinée bizarre de mon ami devait, par une inexplicable ironie, l’amener dans ce paysage spécial, et comme il n’en existe peut-être pas un autre nulle part. Cela me parut déjà bien mélancolique. De l’abbaye, il ne reste qu’une sorte de maison, ou plutôt, d’orangerie, basse et longue, surajoutée sous Louis XIV, au bâtiment principal, dont les quatre murs, croulants, retenus dans leur chute par une couche épaisse de lierre, seuls, demeurent. En dépit de sa retraite, et de l’état d’abandon où la laisse son propriétaire, la maison est charmante, avec ses fenêtres hautes, son large perron, et son toit mansardé, que décorent des mousses étrangement vertes. Tout autour, des pelouses libres où se croisent des allées de tilleuls, des parterres fleuris de fleurs sauvages, des citernes qui, dans les broussailles, ouvrent des yeux profonds et verdâtres, des terrasses ombrées de charmilles et de grands arbres, de grands massifs d’arbres qui font sur le ciel des colonnades, des routes ogivales, de splendides trouées sur l’infini. Et l’on semble perdu dans ce ciel, emporté dans ce ciel, un ciel immense, houleux comme une mer, un ciel fantastique, où sans cesse de monstrueuses formes, d’affolants faunes, d’indescriptibles flores, des architectures de cauchemar, s’élaborent, vagabondent et disparaissent… Pour s’arracher à ce grand rêve du ciel qui vous entoure d’éternité silencieuse, pour apercevoir la terre vivante et mortelle, il faut aller au bord des terrasses, il faut se pencher, presque, au bord des terrasses. Au pied du pic coule une rivière traversée d’un barrage que frange d’écume l’eau bouillonnante. Deux écluses dorment dans leurs cuves de pierre ; deux chalands s’amarrent au quai. Sur le chemin de halage, quelques maisons s’échelonnent, quelques hangars dont on ne voit que les toits plats et roses. Et, par-delà la rivière s’étendent des plaines, des plaines, des plaines, des plaines ondulées de vallonnements, où sont des villages, tout petits et naïfs, à peine visibles, des églises gauches, enfantines, des églises et des villages perdus comme des nids d’alouettes. À l’horizon, des traits minces figurent des forêts. Mais la vue ne descend des célestes terrasses, n’arrive au paysage terrestre qu’à travers le vertige de l’abîme.

Ah ! quelle joie ce fut pour mon ami, lorsque, haletant d’avoir, sous le soleil, gravi le pic, l’interminable pic, j’arrivai dans son étrange domaine ! Et qu’il était changé ! Un vieillard, un petit vieillard, maigre et voûté, avec des yeux mouvants, confus et hantés, comme le ciel qu’ils reflétaient. Il me regarda longtemps, me serra les mains, pleura, ne put que bégayer :

– Ah ! toi !… toi… je suis content, je suis bien content…

Nous nous assîmes sur un banc de pierre, et je m’écriai, pour couper court aux effusions de mon ami, qui commençaient à me gêner.

– Mais c’est charmant ici !…

X me prit le bras et, vivement :

– Ne dis pas ça… ne regarde pas ça !…

– Ne pas regarder quoi ?… demandai-je, étonné.

– Le ciel !… Oh ! le ciel !… Tu ne sais pas comme il m’écrase, comme il me tue !… Il ne faut pas qu’il te tue aussi…

Il se leva :

– Descendons à l’écluse… Nous mangerons dans une auberge… Je n’aurais pas voulu que tu viennes ici… Je n’ai personne ici… Je n’ai rien ici… Descendons à l’auberge… Il y a là des gens qui parlent, des gens qui vivent !… Ici, personne ne parle, personne ne vit… personne ne vient jamais ici… à cause de ce ciel.

Et comme, inquiet des paroles de mon ami et de l’air surnaturel qu’il avait en les débitant d’un ton saccadé, je me reculais instinctivement, il me dit :

– Non… tu ne peux pas comprendre encore…

Puis il me montra le ciel dans un geste d’effroi, et d’une voix grave il prononça :

– Il ne faut pas jouer avec le ciel, vois-tu !… Descendons à l’auberge…