Journal Le Soleil (p. 169-183).

XIII


L’acquéreur n’avait pas tenu ses obligations : l’acte de vente, comme on le sait, portait une clause par laquelle le vendeur se réservait de reprendre possession de sa ferme et en aucun temps si les paiements annuels n’étaient pas faits en temps stipulé, tant que l’hypothèque subsisterait, serait tenu de mettre 80 acres au moins en labour d’été, et Placide n’avait jamais, durant les cinq années qui avaient suivi l’achat de la ferme, mis plus que 50 acres en labour d’été.

Dans ces circonstances M. Moore croyait avoir le droit et le juste droit de reprendre son bien sans plus.

Il avait encore dit à Placide :

— Vous voyez, monsieur, que je n’y gagne rien ; vous n’avez pas fait les labours d’été que vous étiez tenu de faire, et cette année, forcé que je serai de labourer dans l’été 175 acres, je retirerai de ma terre à peine de quoi suffire à la subsistance de mes animaux.

Plaide ne pouvait se rebeller. Il était bien obligé de se soumettre aux rigueurs de la loi. Pourtant il voulut demander un délai, une autre année… une autre chance. M. Moore fut infléchissable.

En s’en allant il avait dit :

Je veux rentrer sur ma ferme et dans ma maison le 15 avril : mon avocat, du reste, vous en donnera avis demain.

Qu’en il s’en fut allé, Placide et Flore se regardèrent avec des larmes aux yeux.

Ils se voyaient chassés !…

Eux qui s’étaient accoutumés comme les maîtres de cette ferme ! C’était leur domaine ! Plus que cela, c’était leur « chez-eux » !

On les chassait !

Ils avaient pourtant peiné avec un courage et une constance qui semblaient mériter meilleure récompense. Ils s’étaient même privés de choses utiles, souvent aussi de choses nécessaires. Après cinq années de labeurs ils se voyaient sans argent ou à peu près : car où pourraient les mener les huit ou neuf cents dollars qui leur resteraient ?

Et ils s’étaient privés à ce point que leurs vêtements s’en allaient à la ruine. Grâce à l’adresse et au courage indéfectible de Flore, les hardes avaient pu durer. Industrieuse, la jeune femme avait réussi souvent à faire quasi du neuf avec ce qui n’était plus que du vieux. Et cependant on avait été heureux quand même : l’avenir saurait bien compenser le passé. Plus tard on se rattraperait… Hélas ! tout à coup le bel avenir s’effondrait. Ah ! si encore on n’avait été que deux pour supporter le fardeau ; mais la famille avait augmenté, il y avait à présent trois enfants à nourrir et à vêtir, le dernier âgé de huit mois seulement. Eh bien ! où irait-on dans cette état lamentable ?…

Lui et elle se regardaient sans pouvoir parler.

Placide, à la fin, parvint à rompre ce triste silence :

— Ma pauvre chérie, tu ne m’en voudras pas si la malchance s’attache à moi, j’ai pourtant tout fait pour l’éviter et l’écarter.

Flore pleurait en serrant contre son sein son dernier-né agité.

— Qu’allons-nous devenir, Placide ? sanglota-t-elle.

— Je sais bien, ma pauvre amie, que notre situation n’est pas brillante, loin de là ; néanmoins, il ne faut pas nous décourager et maintenant moins que jamais. D’ailleurs, il se peut que M. Moore revienne sur sa décision.

— Lui, revenir sur sa décision ? s’écria tout à coup la jeune femme avec indignation. Ah ! ne te leurre pas… ne l’espère point ! Cet homme est malhonnête, c’est un mesquin et un vorace ! Il n’a pas besoin d’argent puisqu’il en a à placer. Eh bien ! est-ce que le placement ici n’est pas avantageux ? Vois tout ce qu’il a tiré de nous, de notre sang, j’oserais dire ! Cet homme, Placide, je le vois bien maintenant, est un individu avide d’acquérir… et d’acquérir… le vieux fou, au moment où l’âge l’emporte rapidement vers la tombe. Mais c’est ainsi, c’est un ramasseur, un avare qui s’imagine que l’argent lui donnera un ciel dans l’autre monde. C’est pourquoi, sachant que le blé prend de la valeur sur le marché, il veut profiter. Comme bien d’autres il s’imagine que, si la guerre continue, le prix lui rapportera de l’argent, et il reprend sa terre !

Flore avait deviné juste : M. Moore n’était pas satisfait de ce qu’il possédait, il en voulait davantage. L’occasion se présentait : la guerre faisait monter le prix du blé ! On clamait de tous côtés que le blé atteindrait bientôt un prix énorme. Déjà une spéculation forcenée s’engageait sur les terres des prairies, là où l’on pouvait mettre de suite la charrue en terre. Eh quoi dans deux ans et même avant M. Moore pourrait peut-être trouver un autre acquéreur, lequel lui paierait sans sourciller 25,000 dollars.


Voilà bien ce qui indignait Flore : l’avidité de l’homme qui leur avait toujours promis « une chance », et un homme à qui ils avaient payé, capital et intérêt, au-delà de 5,000 dollars. C’était plus de 5,000 dollars qu’on perdait et six années d’une existence laborieuse et de sacrifices de toutes sortes.

Qui ne serait pas indigné ?

Quoique plus maître de lui, Placide, cependant, ne put retenir ces paroles :

Flore, ton juste courroux ne saurait me surprendre. Notre travail et notre probité ont été récompensés par l’injustice à notre égard. Et pourquoi, après tout, nous étonnerions-nous d’une telle récompense ? N’est-ce-pas toujours l’honnêteté qui tombe sous la dent des requins ? On est porté à dire chez les moralistes : « L’honnêteté c’est toujours ce qui paye le mieux ! » En est-on sûr ? À mon avis, la maxime vaut, je pense, celle du « qui paye ses dettes s’enrichit » ! Ah ! oui, belle maxime, en vérité, mais belle et profitable surtout pour le créancier cupide ou malhonnête. Nous nous sommes efforcés de payer une grosse partie de mes dettes, et que nous reste-t-il aujourd’hui ? notre probité ! Ah ! oui, dis-moi si cela nous donnera à manger ! Ne penses-tu pas que nous aurions été plus honnêtes en ne payant rien ou à peu près et d’attendre que M. Moore, vint comme aujourd’hui nous mettre à la porte ? Vois-tu, nous aurions dans notre bourse 5,000 dollars pour aller nous installer paisiblement sur notre homestead

À son tour Placide se laissa emporter par l’indignation et longtemps il ne cessa de récriminer.

Entre autres il clamait :

— Tous ces pays nouveaux, Flore, attirent toujours et invariablement les sangsues et les requins. Dans les pays de blé les cultivateurs se laissent faire, et s’ils jettent un cri d’alarme c’est quand ils sont égorgés ou sur le point de l’être.

Puis il se plaignait qu’aucune confraternité ne régnât entre les fermiers.

S’il en existe une, ajoutait-il, elle n’est que superficielle et peu durable. Chacun pour soi ! Eh bien ! tant pis pour eux aussi, car c’est tant que durera ce stupide « chacun pour soi » que jamais une organisation solide des fermiers ne se formera pour faire face avec avantage aux agioteurs et larrons de tous genres. C’est le meilleur moyen de retarder ou de ne jamais arriver à la prospérité générale. Sans doute, il y aura toujours des pauvres et des riches, mais combien de pauvres pourraient l’être un peu moins s’ils n’avaient pas été la proie si facile de quelque bandit de la finance.

Après cette exaltation, Placide achevait.

— Sais-tu, Flore, que tous les pauvres s’imaginent qu’ils sont appelés à la fortune et que cette fortune leur écherra un jour ? Oui, la fortune heureusement se paye le bon caprice de changer de mains ; aujourd’hui c’est un riche qui s’appauvrit, demain ce sera un pauvre qui s’enrichira. Mais combien de ces pauvres, et j’ajoute de ces pauvres bornés ou insensés, qui ignorent qu’ils ne sont pas appelés à la fortune, pour la raison qu’ils n’ont pas la vertu ou le vice pour l’acquérir.

Au vrai, Placide Bernier avait manqué de vice ! il avait été probe au point de payer ses dettes et de ne se réserver pour lui-même que le strict nécessaire.

N’importe ! sous le coup formidable qui les atteignait l’homme et la femme n’allaient pas encore sombrer.

Et Flore, reprenant « son courage, à deux mains », dit :

— Voyons, Placide, tout n’est pas perdu. Il nous reste près de 900 dollars, nous nous en irons sur notre homestead, et là nous trimerons, nous ferons encore des sacrifices, mais nous finirons, je te le garantis par nous faire un domaine qui, cette fois, sera bien à nous et rien qu’à nous. Que nous importe la fortune pourvu que nous puissions assurer l’avenir de nos enfants et le nôtre ? Qu’avons-nous besoin d’argent, si ce n’est que pour acquérir le nécessaire à notre existence et à celle de nos enfants ? Là, sur notre homestead nous nous gagnerons une indépendance qui vaudra bien toutes les fortunes du monde. Allons-y, Placide, allons-y ! Compte que je saurai, là encore et même plus qu’ici, s’il y a moyen, te seconder et t’encourager.

Combien en reste-t-il de nos jours de telles femmes ?…

C’est pourquoi Placide embrassa longuement sa chère et précieuse compagne. Puis il répondit :

Oui, ma Flore, tu as raison, il n’y a rien de perdu. Oui, nous irons sur notre homestead puisque c’est là que nous nous sentirons vraiment chez nous.

Et ils partirent pour le homestead le 14 avril de cette année 1916.

On avait acheté deux chevaux et un wagon de ferme pour faire le voyage. On partait avec de pauvres nippes, quelques provisions et les effets personnels. Mais une chose : on partait sans la moindre dette. En effet, M. Moore en reprenant sa terre libérait tout à fait Placide Bernier.

Quand après avoir quitté Tisdale, on a roulé par les routes souvent raboteuses sur un parcours de 30 milles dans une direction légèrement Nord-Est, on a franchi les collines Pasquia. De l’autre côté de ces collines s’étend une prairie immense, boisée en ce temps-là de jeunes trembles et jeunes saules, mais aujourd’hui découverte, si ce n’est çà et là quelques bois qui sont un ornement. Cette prairie est arrosée par deux rivières : la Burntout et la Carrot. À 30 milles plus au Nord coule la belle rivière Saskatchewan, rivière à laquelle on pourrait fort bien donner le nom de « fleuve ». En 1916 toute cette partie du pays qui court de la rivière Carrot jusqu’à la Saskatchewan était un vaste champ de saules parsemé de bouquets de trembles : aujourd’hui c’est la prairie presque nue, qui s’allonge à perte de vue, et que fouille de jour en jour la charrue. Et cette prairie est si peu accidentée qu’elle vous semble de loin aussi unie qu’une table.

C’est près de la rivière Carrot que Placide Bernier avait, en 1910, pris son homestead, c’est-à-dire 160 acres de trembles et de saules. Mais le sol y est d’une richesse sans pareille : une couche d’humus noirâtre variant d’une épaisseur de 10 à 18 pouces et reposant sur un lit d’argile grise et légère.

Si en 1916 le pays n’était pas encore ni très peuplé ni très ouvert par la charrue, il y avait déjà des colons un peu partout et jusqu’au Nord de la rivière Carrot. Et c’est là, dans les collines Pasquia et dans cette belle vallée de la rivière Carrot, que florissait déjà une belle colonie de Canadiens-français et de Canadiens-anglais auxquels s’ajoutaient quelques Scandinaves. Une paroisse canadienne avait été fondée, un prêtre y résidait, et entre les trois nationalités l’entente se faisait avec harmonie malgré une diversité de croyances religieuses. Des écoles offraient l’instruction primaire aux enfants. Toute la colonie vivait heureuse et satisfaite de son sort malgré son éloignement des chemins de fer et des villages.

Là, Placide Bernier et sa femme arrivaient véritablement chez eux, c’est-à-dire parmi leurs gens. Tous deux, en dépit du rude coup que leur avait porté M. Moore, se sentirent contents de se trouver sur le homestead.

Une fois la première installation faite dans le petit « shack ». Placide repartit pour Tisdale afin d’acheter les instruments aratoires les plus nécessaires pour travailler sa terre. Pour ce printemps-là il se contenterait de semer en avoine seulement ses vingt acres « de terre faite ».

À son retour de Tisdale il put chez un voisin acheter une vache à bon compte et une vingtaine de poules. C’était peu tout cela, oui mais c’était à soi, bien à soi !

Lorsque les vingt acres eurent été ensemencées, Placide se mit à l’œuvre pour préparer un autre vingt ou trente acres pour l’année suivante. Les feux de bois de l’automne d’autant avaient déboisé une large pièce, et ce fut là que notre ami se mit à la besogne. Si le bois était brûlé, il restait encore beaucoup de travail à faire : souches à enlever, racines et bois calcinés à mettre par tas et à brûler.

Souvent Flore allait lui prêter main-forte. Elle ramassait racines, branches, en faisait des tas et les brûlait ensuite. Elle trouvait un plaisir sans nom à faire ce travail… et elle s’imaginait que la pièce nettoyée prenait la proportion d’un champ immense.

— Hein ! Placide, disait-elle, le beau blé que nous aurons là-dedans l’automne prochain !

Elle babillait là aussi, tout en travaillant, elle riait, chantait. De temps à autre Placide plantait sa hache en terre, essuyait sa face en sueur et regardait sa bonne femme avec amour.

Ne te fatigue pas trop, recommandait-il, tu te dégoûteras, Flore !

— Allons donc, Placide, répliquait-elle, est-ce qu’on se fatigue lorsqu’on travaille sa terre, sa bonne terre ? Et penses-tu qu’on puisse s’en dégoûter ? Ah non, jamais !

— Comme ça, tu l’aimes notre homestead ?

Si elle l’aimait… Alors elle chantait d’une voix émue et ravissante son pays et sa terre…


Ô Canada, mon pays mes amours…


Après ces cris d’enthousiasme, les deux amants, quelquefois, s’asseyaient sur un tas de branches, elle le plus souvent sur les genoux de son mari, et pendant dix ou quinze minutes on reprenait haleine tout en échangeant quelques baisers.

Elle disait :

— Placide, si nous pouvons ensemencer 50 acres l’an prochain, nous serons riches.

— Nous allons essayer, mon amie.

Il essayait à ce point qu’on le voyait travailler ferme d’un soleil à l’autre ; aussi put-il avec uniquement ses deux chevaux casser trente acres cet été-là. C’étaient, avec les vingt acres déjà en culture, les cinquante acres désirées.

Durant tout cet été-là il fallut, comme on le pense, serrer les cordons de la bourse très aplatie depuis les achats de chevaux et machines agricoles. Comme la saison était belle et bonne, le jardin potager aidait considérablement aux frais de la subsistance. Les poules, de leur côté, pondaient bien, et la vache donnait un seau de lait matin et soir. Quant aux viandes, Placide avait réussi à abattre deux chevreuils, et souvent aussi, la brunante venue, il allait avec son fusil à travers les bois environnants et revenait toujours porteurs de quelques perdrix. Certes, on ne mangeait pas aussi raffiné que le Roi, mais on s’emplissait le ventre quand même. Au reste, à ces deux époux modèles, il fallait si peu pour vivre heureux… bien heureux !

Nous avons dit que la saison était belle et bonne ?… Si belle et si bonne que les premières vingt acres rendirent à l’automne 1 720 minots d’avoine, c’est-à-dire 86 minots à l’acre. Cinq cents minots suffisaient aux besoins de Placide, puisqu’il avait en quantité foin et paille, aussi restaient-ils 1 220 minots à vendre. Cet automne-là l’avoine était en demande, et notre ami disposa de ses 1 220 minots à une moyenne de un dollar le minot. Les calculs se font tout seuls… peu de frais et pas de main-d’œuvre à payer ! Notre ami put encore vendre deux tonnes de foin à raison de quinze dollars la tonne.

Décidément la vie sur le homestead commençait bien, la nature, après s’être montrée marâtre pendant six ans, s’adoucissait singulièrement et se faisait même généreuse.

Il fallait en profiter pour se donner un peu d’aise et de confort. C’est pourquoi, le printemps qui suivit, le « shack » devint maisonnette en laquelle on disposa quelques meubles d’assez bon air. Une autre vache fut achetée, un troisième cheval vint s’ajouter aux deux premiers, puis Placide se paya le luxe d’une charrue à siège et d’un semoir. Faut-il dire que le printemps d’avant Placide avait semé « à la main » ses premières vingt acres ?…


En ce printemps de 1917, il sema trente acres de blé et vingt d’avoine. Dans le cours de l’été il put agrandir sa terre faite de vingt-cinq acres. L’automne lui apporta une autre belle et bonne récolte : 1 200 minots de blé et 1 400 d’avoine. Et lorsqu’à la fin de février il eût vendu son dernier minot de blé et son dernier minot d’avoine, il se trouvait avec une somme d’argent de 2,400 dollars et pas un sou de dette.

C’était la fortune !

Flore sautait de joie.

— Tiens ! Placide, disait-elle souvent, j’ai bonne envie d’écrire une lettre de remerciements et de reconnaissance à M. Moore, il a été notre chance, notre porte-bonheur. Sais-tu qu’il a bien fait de nous avoir jetés hors de sa ferme ?

Et en riant à belles dents, elle ajoutait :

— Si M. Moore, oui ce bon M. Moore, venait nous rendre visite, je crois que je l’embrasserais !

— Et moi aussi ! riait plus fort Placide.

Tous deux s’étreignirent longuement, les yeux fixes sur un avenir rayonnant… ils avaient aimé, vaincu et conquis !…


Jean FÉRON
FIN