Journal Le Soleil (p. 153-156).

IX


Le vieil Anglais vint le lendemain sur l’heure de midi. Flore lui offrit le dîner et elle fut d’une amabilité qui parut mettre le fermier dans la plus belle humeur. Il se montra d’un loquacité qu’on ne lui connaissait point, il raconta nombre d’histoires, eut le rire facile et, quelquefois, retentissant.

La jeune femme avait fait quelque progrès dans la langue anglaise, assez même pour lui permettre de raconter elle aussi sa petite histoire.

Le dîner fut plaisant.

Après, à la sieste, il fallut bien parler d’affaires. Ce ne fut pas l’Anglais qui attaqua ce sujet délicat, mais Placide, lequel n’ignorait pas que M. Moore était venu pour toucher… pour pas autre chose.

Naturellement, notre ami se sentait un peu timide et inquiet. Son inquiétude s’accrut en remarquant, lorsqu’il entama la question du billet à payer, que l’Anglais perdait à peu près tout son sourire coutumier. Et ce sourire — la chose devenait alarmante — s’effaçait entièrement à mesure que Placide progressait dans son histoire. Même qu’une fois M. Moore plissa le front d’une manière inquiétante, en entendant dire que cet automne-là il ne pourrait toucher plus que mille dollars. Mais Placide s’était raffermi, il parlait avec assurance et achevait ainsi :

— Vous voyez que nous n’avons pas été chanceux avec notre première récolte et que nous nous engageons dans la voie de durs sacrifices que ma femme et moi, d’ailleurs, sommes prêts à supporter avec courage. Pour vous qui avez de l’argent à placer, le placement ne saurait être plus sûr puisque vous détenez l’hypothèque sur la place. Je vous paierai le deuxième mille dollars au printemps avec l’intérêt et le troisième mille à l’automne ainsi que le mille dollars annuel convenu dans notre marché. Tout en nous accordant une bonne chance pour nous tirer d’affaire, vous aurez en même temps retiré un intérêt qui vous compensera de votre attente. Si cet arrangement ne vous convient pas, je ne sais plus quoi faire, sinon m’en aller et perdre les mille dollars que je vous ai payés à l’achat de la terre.

Placide, ici, frappait bien. En supposant que M. Moore fût un « tire-la-piastre », Placide le mettait dans l’obligation d’accepter l’arrangement. S’il n’acceptait pas, Placide vendrait le reste de sa récolte, remettrait la terre et s’en irait, et M. Moore n’aurait eu pour cette année-là que mille dollars de revenu de sa ferme.

Le vieux comprit parfaitement la situation, la sienne comme celle de notre Canadien, et il retrouva aussitôt son sourire et sa voix doucereuse.

Certainly… certainly… dit-il, j’accepte cet arrangement. Payez-moi mille dollars maintenant et je vous attendrai pour le reste du billet ainsi que vous me le proposez. Oh ! vous pouvez être rassurés, je ne vous inquiéterai pas. Si jamais il arrive que vous ayez de la misère d’ici au paiement final de votre dette, je me garderai de vous importuner et je vous donnerai toujours une chance. Du moment que mon argent est en sûreté et qu’il me rapporte un intérêt raisonnable, je ne saurais désirer mieux.

Il ne restait plus à Placide qu’à remplir la première condition de l’arrangement proposé, c’est-à-dire payer à M. Moore mille dollars sur-le-champ. Oui, mais il était devenu méfiant, et c’est pourquoi il exigea que le billet de trois mille dollars fût annulé et détruit, et que deux autres billets de mille dollars fussent faits pour remplacer le premier.

L’affaire fut donc arrangée.

Seulement, les fonds de Placide Bernier à la banque avaient baissé… Oui, mais par bonheur restait l’avoine à vendre.

Sur les entrefaites un gros fermier du voisinage se présenta. Il cherchait 2 000 minots d’avoine dont il aurait besoin pour son usage dans le cours de l’année qui allait suivre. Il faut dire que cette année-là l’avoine, en cette partie de la contrée, n’avait guère réussi, et Placide avait été l’un des rares cultivateurs dont la récolte d’avoine avait rendu passablement bien. Il convient d’ajouter que la plupart des fermiers ne semaient généralement, en avoine, que le nombre d’acres suffisant pour leur fournir la nourriture des animaux. Personne dans les alentours n’en avait donc à vendre, sauf Placide, et on le savait.

Pour un fermier comme celui qui venait frapper à la porte de notre ami il aurait fallu faire venir un char d’avoine de Winnipeg, une avoine qui aurait coûté pas moins de 60 sous le minot en comptant les frais de chemin de fer et de charriage par route. Le gros fermier offrit à Placide de lui payer 50 sous du minot pour les douze cents minots qu’il avait à vendre, et il s’engagea à en faire faire le charriage par ses employés dans le cours de l’hiver au fur et à mesure de ses besoins. Au surplus, il payait immédiatement les six cents dollars que représentait son achat.

Le marché était excellent. De ce fait providentiel Placide Bernier se trouva avec mille piastres en banque pour faire face aux frais d’exploitation de l’année suivante.

C’était donc la sécurité pour un an et sans qu’il fût besoin de se priver irraisonnablement.

La meilleure joie était revenue au foyer de nos amis qui n’avaient plus qu’à attendre le beau jour où naîtrait l’enfant attendu.