Journal Le Soleil (p. 100-108).

OÙ S’ACCUMULENT LES INFORTUNES


« Les années s’écoulèrent, la prospérité semblait nous sourire comme aux autres, les enfants grandissaient — cette fortune du fermier pour l’aide qu’ils lui apportent — et, oubliant la misère de ma naissance, moi prolétaire fils de prolétaires, j’en étais arrivé malgré les à-coups inévitables dans notre profession à rêver de je ne sais quelle grandeur !

« Infortuné ! j’oubliais » la mystérieuse vision de Dieppe, et que moi aussi j’étais de ceux marqués du signe du malheur, lequel retrouve toujours les siens !…

« Un jour de printemps sec, nous vîmes la montagne Mahétinas, d’où viennent ordinairement pour nous les orages, se couvrir de nuages au point d’en paraître noire comme de l’encre ; puis il sortit de là-dedans un vent terrible (sans pluie) comme jamais nous n’en avions encore éprouvé depuis que nous étions au Canada.

« Ce vent étant d’ouest, venait droit dans notre direction ; or des voisins avaient dans la matinée allumé un feu de prairie pour nettoyer. En quelques minutes, sous l’influence de l’ouragan, une mer de flammes se forma, roulant vers ma demeure.

« À ce moment, nous étions toute la famille au nord de notre terre, en train de ramasser des branches sur un morceau de cassage où je voulais mettre de l’avoine. Quoique j’eusse protégé ma maison, mes érables et graineries (dans lesquelles se trouvait encore tout mon grain, gardé par spéculation), par une quadruple bande de labour, j’y courus de suite, après avoir vivement allumé un contre-feu pour les miens, qui n’eurent qu’à se réfugier dans l’espace nettoyé par lui.

« Mais j’arrivai trop tard sur les lieux la vague de feu ayant déjà franchi l’obstacle. Comme dans l’incendie de Moscou où l’on vit des plaques de tôle voler dans les airs durant un kilomètre, les flammèches projetées par ce vent infernal allaient porter la conflagration loin devant, secondées par l’ardeur de l’atmosphère embrasée. Aussi, ma maison, quoique n’ayant rien d’inflammable autour d’elle, avait-elle déjà pris feu ; quant aux étables et graineries, entourées de paille, elles brûlaient depuis longtemps.

« Un nuage de fumée noire et suffocante m’en interdisait l’abord, sans parler de l’intense chaleur ; et dans mon désespoir impuissant, j’entendais à travers le grondement du feu hurler mes pauvres veaux, ce qui me chavirait le cœur. J’eus cependant la présence d’esprit d’aller ouvrir l’enclos des cochons, lesquels finirent par sortir, s’éparpillant un peu partout, puis je courus dans le parc où par bonheur mes chevaux de travail se trouvaient, au lieu d’être à l’étable, et leur fis aussi un contre-feu sauveur.

« Mais à part eux, les poulains et animaux à la prairie, j’avais perdu à peu près tout ce que je possédais.

« Il ne nous restai pas même une marmite pour faire le repas — et d’ailleurs avec quoi ? Toute cette famille qui, quelques heures auparavant, vaquait joyeusement à sa tâche, dans la sérénité d’une situation heureuse, était obligée sur le coup de midi, d’aller implorer la charité de voisins plus fortunés pour le vivre et le gite.

« Disons de suite que cette charité fut à la hauteur des circonstances. Ah ! les braves gens que tous ces anglo-canadiens, Scandinaves, etc. C’était à qui nous ferait ses offres de service. Là, je pus juger à sa valeur la belle solidarité canadienne.

« Malgré que les semailles ne fussent pas terminées, chacun voulait que je me rebâtisse de suite. J’empruntai donc 1000 dollars à la Banque (moi qui n’avais jamais eu de dettes !) et achetai de quoi bâtir maisonnette et étable. Je choisis un autre site, car l’ancien nous faisait trop mal au cœur — l’actuel où la dite maisonnette conservée à formé une aile de ce logis. J’avais une dizaine d’hommes à ma disposition ; c’est assez dire que tout alla vite.

« Nos gens ajoutèrent à cela de l’avoine pour semer et pour mes chevaux, avec le prêt de leurs semoirs et un peu de foin. Mais ce qui me toucha particulièrement, ce fut le témoignage flatteur qu’ils se plurent à me donner, les uns les autres, concernant ma droiture ordinaire dans les transactions et rapports de voisinage (même l’américain dont j’ai parlé). Preuve que l’honnêteté est encore ce qu’il y a de plus payant en tous temps, en tous lieux !

« Malgré toutes ces consolations, je restais sombre — de cette tristesse que les voisins m’ont toujours connue depuis — un noir pressentiment me disait que j’étais à un sinistre tournant de ma vie et que ce premier malheur serait suivi de beaucoup d’autres (car ils voyagent ordinairement en troupe). Je ne me trompais pas.

« Ma pauvre femme avait été singulièrement frappée du désastre ; or, elle était à son insu atteinte d’une hypertrophie du cœur ; la peur éprouvée, jointe à la déconvenue de la perte — laquelle nous ramenait à 10 ans en arrière aggravèrent secrètement son état.

« Ensuite, des deuils de familles survinrent. Nous reçûmes la nouvelle, à un mois d’intervalle, de la mort de mon père, suivie de celle de ma mère ; nous perdîmes aussi notre petit Louis âgé de 2 ans ; tout cela dans la même année.

« Puis, un matin, ma bonne Lucile ne se leva pas elle avait des « lourdeurs », disait-elle, — l’excellente créature, comme d’habitude, cachant ses douleurs afin de ne pas attrister les siens. Mais le quatrième jour, la voyant encore ainsi, ne parlant pas, essayant vainement de me sourire, la chère, une effroyable inquiétude m’étreignit : j’empruntai un boghey et partis chercher un médecin.

« Celui-ci habitait à seize milles de là ; il me fallut trois heures pour couvrir cette distance vu l’état des routes ; toutefois je trouvai mon homme chez lui. Ce praticien d’occasion n’avait pas, certes, fait de fortes études, mais il avait de la probité professionnelle, et sa sincère compassion pour les souffrances de l’humanité le rendait attentif à en scruter les causes, ce qui lui donnait quelque expérience ; il prit sa valise de pharmacie et monta avec moi.

« Arrivé près de la malade, il l’ausculta avec soin, s’informant minutieusement des symptômes, puis après avoir longuement médité, il lui donna un remède quelconque ; mais le regard qu’il me jeta recélait une telle désespérance, que j’en restai anéanti.

« Dans l’après-midi ma pauvre femme eut une attaque (probablement nous avait-elle caché les autres), mais celle-là était terrible : l’œil dilaté, le regard fixe, semblant lutter contre un ennemi invisible, elle avait saisi ma main — moi qu’elle considérait comme son protecteur — et me disait éperdue dans son délire « Léon, je veux m’en aller d’ici » ! Puis, comme si une effroyable révélation lui fût venue : « Mon Dieu, je vais mourir !… Je ne veux pas mourir… Je ne veux pas mourir !… Et son désespoir était effrayant…

— o —

Monsieur Déry s’était levé sur ces derniers mots, dits d’une voix étranglée ; il fit quelques pas dans la pièce pour dissiper son trouble, puis se rassit en s’essuyant le front. Il reprit :

— o —

« Dire qu’il faut voir de telles choses dans la vie !…

« Mais quel crime avons-nous bien pu commettre, Messieurs, avant de venir au monde, pour être passibles de semblables douleurs ?… Réalisant que j’allais perdre ma chère compagne, je me sentais devenir fou. Heureusement qu’à ce moment entre le prêtre que mon garçon était allé chercher.

« Un curé » Oui, car moi aussi j’avais fini par en avoir assez du laïcisme et de ses apôtres, qui veulent arracher au pauvre monde jusqu’à l’espérance, sans rien lui donner on échange !

« Et le curé en question était justement celui de Domrémy. Les consolations qu’il apportait avaient probablement une autre efficacité que les théories philosophiques de nos éducateurs, car lorsque nous rentrâmes dans la chambre, une demi-heure après, la tragique anxiété qui ravageait les traits de notre chère malade, auparavant, avait fait place à une détente pleine de sérénité. Malheureusement, elle ne pouvait déjà plus parler : mais ses regards chargés de tendresse allaient successivement des enfants à moi, semblant vouloir exprimer en un dernier élan tout l’amour que son âme aimante nous portait.

« Le prêtre s’était retiré à l’écart ; tourné vers le mur, il méditait et priait Celui qui a dit : « Bienheureux les pauvres ! Bienheureux ceux qui pleurent ! » Je jetai furtivement un regard vers lui : son profil grave, ses lèvres murmurantes me frappèrent. Lui aussi était un ami puisqu’il participait à notre douleur impuissante.

« Et pourtant c’était là un de ces « hommes noirs » dont on nous avait tant dit de nous méfier, vu qu’ils vivent, paraît-il, de l’exploitation humaine. Pour l’instant le bénéfice de celui-là consistait juste à consoler une agonie (après cent autres), car pour les sacrements, le prêtre n’a pas le droit de les vendre.

« Mais la fin arrivait. Ah ! que grâces soient rendues pour la miséricorde d’une telle mort, car la pauvre créature n’eut pas à souffrir davantage. Je venais de lui placer un oreiller pour qu’elle eût la tête haute, quand subitement elle se dressa assise, regardant fixement devant elle, mais avec plus de curiosité que de terreur. Puis elle se renversa, disant doucement : « Mes chers enfants ! » Nous la croyions assoupie… elle n’était plus !


« Elle repose dans le cimetière de Domrémy. Quel terrible moment, lorsqu’après avoir jeté la première poignée de terre, je vis peu à peu le cercueil disparaître. Et aussi quand, le soir, nous rentrâmes à la maison où tout la rappelait ! Je m’assis accablé : qu’allais-je devenir désormais, veuf avec cinq enfants sur les bras, dont un d’un an ?

« Mais ce fut précisément le sentiment de cette responsabilité qui me tira du désespoir ; il fallait vivre pour ces chers êtres qui étaient encore elle, et n’avaient plus que moi sur la terre.

« J’appelai les deux aînés âgés alors, lui de 14, elle de 12 ans, et je leur dis que désormais ils auraient part au gouvernement de la maison en remplacement de la chère disparue, et que leur aide m’était indispensable, ils comprirent parfaitement et firent preuve ensuite d’un sérieux que je ne soupçonnais pas — surtout Louise.

« C’est grâce à eux que j’ai pu non seulement m’en tirer, mais encore parvenir à la situation actuelle, car j’avais vieilli bien vite, et quoique « cette grande vague de l’oubli qui recouvre les douleurs humaines » eût fini par m’estomper le passé, un ressort était cassé en moi qui m’enlevait le goût de vivre,

« Maintenant, je n’existe plus que pour eux, heureux de penser que leur destinée sera meilleure que la mienne ce sont d’ailleurs d’excellents cœurs. Nous avons deux belles terres presque entièrement cassées que nous cultivons selon les méthodes rationnelles des Fermes Expérimentales, comprenant épandage des fumiers sur les jachères pour prévenir l’épuisement du sol, et culture de plantes fourragères comme pacage et pâturages. Comme bétail, je tiens surtout aujourd’hui ces moutons (à faces noires) dont le rapport annuel n’est jamais moindre de 100% (des bêtes à cornes ne donnant que 40%) ainsi que des porcs Berkshires, race pure d’un engraissement rapide et peu coûteux ; enfin, nous veillons à l’économie des choses agricoles.

« Outre nos chevaux de travail, nous avons encore un tracteur, ce qui permet de travailler à trois pendant les semailles : nous avons aussi une machine à battre.

« Chaque année nous semons 150 acres en blé et 50 en avoine et orge. Il faut compter en moyenne une bonne récolte tous les quatre ans, ainsi qu’une mauvaise et deux moyennes dans le même laps de temps. Même sans les animaux cela permettrait de vivre.

« J’ai en banque plusieurs milliers de piastres avec lesquelles je me propose d’établir mon grand et ma grande, lorsqu’ils voudront se marier (ils l’ont bien gagné). En attendant, je veille à ce que les enfants trouvent de l’agrément au logis : nous avons auto, radio, harmonium, gramophone, téléphone, etc…

« L’avenir est aux jeunes, dit notre hôte en terminant, et je me réjouis de ce que le soleil de la vie pour les miens se lève exempt de nuages ; eux ne connaîtront certainement pas nos luttes et misères ! Mais qui sait si une mystérieuse loi de progrès n’était pas au fond de tout cela, vu qu’on perpétue dans ses enfants ? Enfin !… Messieurs, j’ai fini mon histoire, allons maintenant prendre du repos !

Après une légère collation de biscuits, d’ailleurs excellents, Monsieur Déry nous conduisit à notre chambre où nous dormîmes confortablement.

« Le lendemain, vers 9 heures, nous quittions cette maison hospitalière, mais ce ne fut pas sans promettre aux hôtes, tous réunis sur le perron, de venir leur dire adieu avant notre départ pour Regina ; promesse qui fut religieusement tenue.

Jules LAMY
(Fin de la première partie)
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