Journal Le Soleil (p. 1-6).

PREMIÈRE PARTIE
(par Jules Lamy)
LES CONQUÉRANTS DU SOL

Monsieur Déry


Rien de plus désagréable dans ces espaces de l’Ouest Canadien que d’avoir une panne d’auto ! C’est d’ordinaire en pleine prairie, à une respectable distance de tout garage, que ce genre de plaisanterie est infligé aux touristes ; heureux encore si le malheureux « panné » a la ressource de trouver, sans trop de fatigue, quelque ferme habitée dans les parages !

C’est un aléa de cette sorte qui nous était arrivé un jour d’août 1928, à la brunante, dans un vague endroit de la Saskatchewan nommé Spring-Lake ; un coin charmant d’ailleurs, avec son terrain ondulé tout émaillé de bouquets d’arbres, de lacs bleus et d’horizons exquis — car dans l’Ouest, vu la pureté de l’air, les ciels ont quelque chose d’italien. — Mon ami X… de Regina, qui m’avait incité à traverser l’Atlantique, s’offrant de me piloter sans secousses à travers les « North-West Territories » dans sa merveilleuse « Sedan 8 cylindres », venait cependant, tout bon conducteur qu’il est, de nous jeter dans un de ces fossés boueux qu’on appelle là-bas « ditches » et d’où il était impossible de sortir la fameuse sedan sans un secours étranger.

Si nous avions été aux abords du poissonneux en même temps qu’étrange Crooked Lake, objectif de notre expédition en ce jour — lequel encaissé dans toute sa longueur (15 K) par une suite de hauteurs ininterrompues rappelle assez le fameux Lac des 4 Cantons en Suisse, avec de plus le mystère de son tumulus de pierre, vestige de quelque tragédie indienne — nous aurions allègrement planté notre tente là, (car comme l’escargot nous portions notre maison avec nous), mais 9 milles restaient à faire, et le soleil se couchait.

Force était de se mettre à la recherche de quelque habitation — si toutefois il y en avait une proche, car le rideau de bois bordant la route obstruait la vue. Nous voilà donc à escalader des clôtures en fil barbelé et nous lancer à la nage dans les hautes herbes trempées de rosée d’un pacage assez plantureux (chose rare cette année-là) que nous sûmes, après, être du « brome », graminée dédaignée en France pour sa grossièreté mais qui, en Saskatchewan, vu le climat plus sec, fait très bien. Après le pacage il fallut traverser des champs de blé et d’avoine, puis, enfin, un autre pacage où sommeillaient, formant une centaine de taches blanches, des moutons dodus, à l’orée d’une belle futaie derrière laquelle nous vîmes s’allumer subitement une lumière : la terre était habitée.

Il est de tradition dans le Canada, soit de l’Est soit de l’Ouest, que tout voyageur « écarté » a droit d’asile dans la première ferme venue. Sans gêne aucune donc, après avoir secoué nos souliers ruisselants sous l’auvent ou plutôt la vérandah de l’assez élégante maison de bois peint — indice de la prospérité relative du propriétaire — nous franchîmes la porte restée d’ailleurs entr’ouverte.

Les gens venaient de se mettre à table ; ils étaient une demi-douzaine : un homme d’un certain âge qui me parût être le fermier, puis un gars de 25 ans environ, une belle fille de 19 ou 20, deux garçons entre 12 et 15 et enfin une fillette d’une dizaine d’années. Notre venue inopinée par le bois où étaient abritées leurs étables et non par la route habituelle les avait quelque peu surpris et ils nous regardaient interloqués ; mais le vieux se leva bien vite à notre « good day » d’usage et tout en répondant « welcome » se mit à nous chercher des sièges avec un tel empressement courtois — rien de la roideur britannique — que je ne pus m’empêcher de lui dire dans notre langue :

— Seriez-vous Français par hasard, Monsieur ?

Il leva la tête avec quelque vivacité et, me considérant attentivement :

— Si je suis Français ? Oui, un peu. Ça fait même 60 ans que la chose m’est arrivée à Paris, si j’en crois mon extrait de naissance, continua-t-il, avec un tantinet de blague ; puis, redevenu sérieux : Et vous, Monsieur, viendriez-vous des « vieux pays » ? Vous ne me paraissez pas avoir l’accent d’ici.

Enchanté de rencontrer un compatriote à cet endroit, je m’empressai de lui répondre qu’effectivement nous venions de France et qu’en ce qui me concernait, si je n’étais pas né sur les bords de la Seine, je n’en habitais pas moins la Capitale depuis une quinzaine d’années.

Alors, ce fut un enchantement dans le logis : le vieux nous serrait les mains avec effusion, tandis que la fille avait déjà couru au buffet et que les autres se rangeaient joyeusement pour nous faire place à table. Mais mon compagnon, soucieux avant tout de sa « monture » embourbée, ne put s’empêcher d’exposer ses justes inquiétudes

— Ne vous en faites pas ! conclut notre compatriote après l’avoir écouté avec attention, je vois où est votre machine, car vous n’êtes pas les premiers à déraper là et nous avons déjà dû en sortir d’autres : tout à l’heure les garçons vont « embarquer » dans la Ford et vous ramener ça dans la cour.

— C’est que, objecta X… par discrétion, mais en souriant, nous devions camper ce soir au Lac Croche et alors…

— Oui, attendez un peu, coupa le fermier, que j’aille vous laisser partir comme ça, sans causer un brin ! La maison est grande, vous camperez ici. Pour l’instant, Messieurs, faites-nous d’abord la faveur de casser la croûte avec nous ; après, « on verra voir à voir, » comme dit la chanson !

Nous n’avions d’ailleurs guère envie de reprendre la route ; rassurée sur le sort de notre voiture que les jeunes gens effectivement devaient ramener en bon ordre une demi-heure après, nous fîmes honneur au repas qui, de frugal qu’il avait paru être à notre entrée, s’était transformé en petit festin.

Pendant les chaleurs, les fermiers canadiens ne « tuent » guère, se contentant de légumes, salades, laitages, etc… avec un peu de lard salé s’il en reste et parfois une volaille le dimanche. Mais la fille de la maison avait prestement monté de la cave plusieurs bocaux de ces conserves succulentes dont la recette est fournie gratuitement aux Canadiens, avec beaucoup d’autres notions, par les soins de leur paternel gouvernement (rien de l’administration française) si bien que nous vîmes instantanément apparaître sur la table : asperges, petits pois, veau rôti, dinde en daube, confitures, le tout arrosé de bière domestique, car avec les entraves mises à la consommation des boissons, le vin est hors de prix là-bas.

Un tel accueil, comme bien on pense, nous avait rendus particulièrement joyeux, car hors de France, nous autres Français nous nous sentons toujours étrangers. Et bien nôtre est le proverbe : « Voulez-vous aimer votre patrie, quittez-la !! » Ce n’est pas que les Anglais, les Scandinaves, les Hongrois et autres occupants des Territoires ne soient hospitaliers à leur manière, mais dans cette maison riante, véritable coin du sol français, rien ne heurtait nos goûts, nos coutumes, nos délicatesses inavouées, et en tous ces regards brillants d’intense sympathie nous retrouvions l’âme vibrante de la « doulce France ».

Il faut croire que M. Déry, notre hôte, éprouvait des impressions du genre des nôtres, car il nous dit, rayonnant, dans le coin de la salle où il s’était retiré pour allumer sa pipe pendant la desserte, et nous invitant cordialement du geste à faire comme chez nous :

— Savez-vous, Messieurs, que ça fait du bien de causer un instant avec des compatriotes ?

— À qui le dites-vous, chez Monsieur, répondit mon ami X… Malgré que j’habite l’Ouest depuis 10 ans, je n’y suis pas encore devenu insensible !

— Pour moi, continua notre hôte, il m’a toujours répugné de parler anglais. Vive notre langue, la première du monde ! Vous devez remarquer, ajouta-t-il, avec une secrète nuance de satisfaction, que je l’ai assez bien conservée !

En effet, son parler n’avait pas la moindre inflexion américaine, et même chez lui la propriété des termes indiquait un homme d’une certaine culture. Je hasardai :

— Je pense que vous n’avez pas dû naître sur une ferme, Monsieur Déry, votre langage indique un homme de la ville ; d’ailleurs si vous êtes de Paris… Mais — pardonnez-moi — comment avez-vous bien pu émigrer aussi loin ?

— Ah ! c’est tout une histoire fit-il, devenu un peu rêveur, et ça serait peut-être un peu long !…

— Des histoires… mais c’est justement ce qu’on cherche en voyage, repartis-je ; ne vous gênez pas pour nous, Monsieur Déry ; « envoyez » comme on dit à Québec sans la plus lointaine crainte de nous ennuyer ; ce sera même pour moi une de ces Veillées Canadiennes dont l’ami X… m’a tant parlé et que je ne connais encore que de réputation ! Pas vrai, X… ?

— En effet, s’empressa d’opiner mon compagnon, j’ai promis à Jules de lui montrer pendant deux mois les curiosités de la Province, et voilà, certes une occasion imprévue dans mon programme que je ne voudrais pas manquer.

— C’est ce que je suis… loquace quand je m’y mets, et vous risquez fort de vous coucher après minuit, Messieurs je vous en préviens. Ainsi voyez !

— La belle affaire ! Nous nous lèverons plus tard voilà tout !

— C’est bon, en ce cas je commence.