Dans la maison/Texte entier
J’ai un ami !… Douceur d’avoir trouvé une âme, où se blottir au milieu de la tourmente, un abri tendre et sûr où l’on respire enfin, attendant que s’apaisent les battements d’un cœur haletant ! N’être plus seul, ne devoir plus rester armé toujours, les yeux toujours ouverts et brûlés par les veilles, jusqu’à ce que la fatigue vous livre à l’ennemi ! Avoir le cher compagnon, entre les mains duquel on a remis tout son être, — qui a remis tout son être en vos mains. Goûter enfin le repos, dormir tandis qu’il veille, veiller tandis qu’il dort. Connaître la joie de protéger celui qu’on aime et qui se confie à vous, comme un petit enfant. Connaître la joie plus grande de s’abandonner à lui, de sentir qu’il tient tous vos secrets, qu’il dispose de vous. Vieilli, usé, lassé de porter depuis tant d’années la vie, renaître jeune et frais dans le corps de l’ami, voir avec ses yeux le monde renouvelé, étreindre avec ses sens les belles choses passagères, jouir avec son cœur de la splendeur de vivre… Souffrir même avec lui… Ah ! même la souffrance est joie, pourvu qu’on soit ensemble !
J’ai un ami !… Loin de moi, près de moi, toujours en moi. Je l’ai, je suis à lui. Mon ami m’aime. Mon ami m’a. L’amour a nos âmes en une âme mêlées.
La première pensée de Christophe, en s’éveillant le lendemain de la soirée chez les Roussin, fut pour Olivier Jeannin. Il fut pris aussitôt du désir irrésistible de le revoir. Il se leva et sortit. Il n’était pas huit heures. La matinée était tiède et un peu accablante. Un jour d’avril précoce : une buée d’orage se traînait sur Paris.
Olivier habitait au bas de la montagne Sainte-Geneviève, dans une petite rue, près du Jardin des Plantes. La maison était à l’endroit le plus étroit de la rue. L’escalier s’ouvrait au fond d’une cour obscure, et exhalait des odeurs malpropres et variées. Les marches, aux tournants raides, avaient une inclinaison vers le mur, sali d’inscriptions au crayon. Au troisième, une femme, aux cheveux gris défaits, avec une camisole qui bâillait, ouvrit la porte en entendant monter, et la referma brutalement quand elle vit Christophe. Il y avait plusieurs logements par palier ; et, à travers les portes mal jointes, on entendait des enfants se bousculer et piailler. C’était un grouillement de vies sales et médiocres, entassées les unes par-dessus les autres, dans des étages bas, serrés autour d’une cour nauséabonde. Christophe, dégoûté, se demandait quelles convoitises avaient pu attirer tous ces êtres ici, loin des champs qui ont au moins de l’air pour tous, et quels profits ils pouvaient bien tirer de ce Paris où ils se condamnaient à vivre, toute leur vie, dans un tombeau.
Il était arrivé à l’étage d’Olivier. Une corde nouée servait de sonnette. Christophe la tira si vigoureusement qu’au bruit quelques portes, de nouveau, s’entre-bâillèrent sur l’escalier. Olivier ouvrit. Christophe fut frappé de l’élégance simple, mais soignée, de sa mise ; et ce soin qui, en toute autre occasion, lui eût été peu sensible, lui fit ici une surprise agréable ; au milieu de cette atmosphère souillée, cela avait quelque chose de souriant et de sain. Tout de suite, il retrouva son impression de la veille devant les yeux honnêtes et clairs d’Olivier. Il lui tendit la main. Olivier, effrayé, balbutiait :
— Vous, vous ici !…
Christophe, tout occupé de saisir cette âme aimable dans la nudité de son trouble fugitif, se contenta de sourire sans répondre. Poussant Olivier devant lui, il entra dans l’unique pièce qui servait de chambre à coucher et de cabinet de travail. Un étroit lit de fer était appuyé au mur, près de la fenêtre ; Christophe remarqua la pile d’oreillers dressée sur le traversin. Trois chaises, une table peinte en noir, un petit piano, des livres sur les rayons, remplissaient la chambre. Elle était exiguë, basse de plafond, mal éclairée ; et pourtant elle avait comme un reflet de la limpidité des yeux qui l’habitaient. Tout était propre, bien rangé, comme si la main d’une femme y avait passé ; et quelques roses dans une carafe faisaient entrer un peu de printemps entre les quatre murs, ornés de photographies de vieux peintres florentins.
— Ainsi, vous êtes venu, vous êtes venu me voir ? répétait Olivier avec effusion.
— Dame ! il le fallait bien, dit Christophe. Vous, vous ne seriez pas venu.
— Croyez-vous ? dit Olivier.
Puis, presque aussitôt :
— Oui, vous avez raison. Mais ce n’est pas faute d’y avoir pensé.
— Qu’est-ce qui vous arrêtait ?
— Je le désirais trop.
— Voilà une belle raison !
— Mais oui, ne vous moquez pas. J’avais peur que vous ne le désiriez pas autant.
— Je me suis bien inquiété de cela, moi ! J’ai eu envie de vous voir, et je suis venu. Si cela vous ennuie, je le verrai bien.
— Il faudra que vous ayez de bons yeux.
Ils se regardèrent en souriant.
Olivier reprit :
— J’ai été sot, hier. Je craignais de vous avoir déplu. C’est une vraie maladie que ma timidité : je ne puis plus rien dire.
— Ne vous plaignez pas. Il y a assez de gens qui parlent, dans votre pays ; on est trop heureux d’en rencontrer un qui se taise de temps en temps, fût-ce par timidité, c’est-à-dire malgré lui.
Christophe riait, enchanté de sa malice.
— Alors, c’est pour mon silence que vous me faites visite ?
— Oui, c’est pour votre silence, pour la qualité de votre silence. Il y en a de toutes sortes : j’aime le vôtre, voilà tout.
— Comment avez-vous fait pour avoir quelque sympathie pour moi ? Vous m’avez à peine vu.
— Cela, c’est mon affaire. Je ne suis pas long à faire mon choix. Quand je vois passer dans la vie un visage qui me plaît, je suis vite décidé : je me mets à sa poursuite ; il faut que je le rejoigne.
— Il ne vous arrive jamais de vous tromper dans ces poursuites ?
— Souvent.
— Peut-être vous trompez-vous encore, cette fois.
— Nous verrons bien.
— Oh ! je suis perdu, alors ! Vous me glacez. Il me suffit de penser que vous m’observez, pour que le peu de moyens que j’ai m’abandonne.
Christophe regardait, avec une curiosité affectueuse, cette figure impressionnable, qui rosissait et pâlissait, d’un instant à l’autre. Les sentiments y passaient comme des nuages sur l’eau.
— Quel petit être nerveux ! pensait-il. On dirait une femme.
Il lui toucha doucement le genou.
— Allons, dit-il, croyez-vous que je vienne armé contre vous ? J’ai horreur de ceux qui font de la psychologie, aux dépens de leurs amis. Tout ce que je veux, c’est le droit pour tous deux d’être libres et sincères, de se livrer à ce qu’on sent, franchement, sans fausse honte, sans crainte de s’y enfermer pour jamais, sans peur de se contredire, — le droit d’aimer maintenant, et de n’aimer plus, la minute d’après. N’est-ce pas plus viril et plus loyal, ainsi ?
Olivier le regarda avec sérieux, et répondit :
— Il n’y a point de doute. Cela est plus viril, et vous êtes fort. Mais moi, je ne le suis guère.
— Je suis bien sûr que si, répondit Christophe ; mais c’est d’une autre façon. Au reste, je viens justement pour vous aider à être fort, si vous voulez. Car ce que je viens de dire me permet d’ajouter, avec plus de franchise que je n’en aurais eu sans cela, que — sans préjuger du lendemain, — je vous aime.
Olivier rougit jusqu’aux oreilles. Immobilisé par la gêne, il ne trouva rien à répondre.
Christophe promenait ses regards autour de lui. — Vous êtes bien mal logé. N’avez-vous pas d’autre chambre ?
— Un cabinet de débarras.
— Ouf ! on ne respire pas. Vous pouvez vivre ici ?
— On s’y fait.
— Je ne m’y ferais jamais.
Christophe ouvrait son gilet, et respirait avec force.
Olivier alla ouvrir la fenêtre, tout à fait.
— Vous devez toujours être mal à l’aise dans une ville, monsieur Krafft. Moi, je ne cours pas le risque de souffrir de ma force. Je respire si peu que je trouve à vivre partout. Pourtant, il y a des nuits d’été qui sont pénibles, même pour moi. Je les vois venir avec crainte. Alors, je reste assis sur mon lit, et il me semble que je vais étouffer.
Christophe regarda la pile d’oreillers sur le lit, la figure fatiguée d’Olivier ; et il le vit se débattant dans les ténèbres.
— Partez d’ici, dit-il. Pourquoi y restez-vous ? Olivier haussa les épaules, et répondit, d’un ton indifférent :
— Oh ! ici ou ailleurs !…
Des souliers lourds marchaient au-dessus du plafond. À l’étage au-dessous, des voix aigres se disputaient. Et, de minute en minute, les murs étaient ébranlés par le grondement de l’omnibus dans la rue.
— Et cette maison ! continua Christophe. Cette maison qui transpire la saleté, la chaleur malpropre, l’ignoble misère, comment pouvez-vous rentrer tous les soirs là dedans ? Est-ce que cela ne vous décourage pas ? Moi, il me serait impossible d’y vivre. J’aimerais mieux coucher sous un pont.
— J’en ai souffert aussi, les premiers temps. Je suis aussi dégoûté que vous. Quand j’étais enfant et qu’on me menait en promenade, rien que de passer dans certaines rues populeuses et sales, j’avais le cœur serré. Il me venait des terreurs baroques, que je n’osais dire. Je pensais : « S’il y avait en ce moment un tremblement de terre, je resterais mort ici, pour toujours » ; et cela me paraissait le malheur le plus affreux. Je ne me doutais pas qu’un jour j’y habiterais, de mon gré, et que probablement j’y mourrais. Il a bien fallu devenir moins difficile. Cela me répugne toujours ; mais je tâche de n’y plus penser. Quand je remonte l’escalier, je me bouche les yeux, les oreilles, le nez, tous les sens, je me mure en moi-même. Et puis là-bas, regardez, par-dessus ce toit, je vois le haut des branches d’un acacia. Je me mets dans ce coin, de façon à ne rien voir d’autre ; le soir, quand le vent les remue, j’ai l’illusion que je suis loin de Paris ; la houle des grands bois ne m’a jamais paru si douce qu’à certaines minutes le froissement soyeux de ces feuilles dentelées.
— Oui, je me doute bien, dit Christophe, que vous rêvassez toujours ; mais il est fâcheux d’user dans cette lutte contre les taquineries de la vie une force d’illusion qui devrait servir à créer d’autres vies.
— N’est-ce pas le sort de presque tous ? Vous-même, ne vous dépensez-vous pas en colères et en luttes ?
— Moi, ce n’est pas la même chose. Je suis né pour cela. Regardez mes bras, mes mains. C’est ma santé, de me battre. Mais vous, vous n’avez pas trop de force ; cela se voit, de reste.
Olivier regarda mélancoliquement ses poignets maigres, et dit :
— Oui, je suis faible, j’ai toujours été ainsi. Mais qu’y faire ? Il faut vivre.
— Comment vivez-vous ?
— Je donne des leçons.
— Des leçons de quoi ?
— De tout. Des répétitions de latin, de grec, d’histoire. Je prépare au baccalauréat. J’ai aussi un cours de Morale dans une École municipale.
— Un cours de quoi ?
— De Morale.
— Quelle diable de sottise est-ce là ? On enseigne la morale dans vos écoles ?
Olivier sourit :
— Sans doute.
— Et il y a de quoi parler pendant plus de dix minutes ?
— J’ai douze heures de cours par semaine.
— Vous leur apprenez donc à faire le mal ?
— Pourquoi ?
— Il ne faut pas tant parler pour savoir ce qu’est le bien.
— Ou pour ne le savoir point.
— Ma foi oui : pour ne le savoir point. Et ce n’est pas la plus mauvaise façon pour le faire. Le bien n’est pas une science, c’est une action. Il n’y a que les neurasthéniques, pour discutailler sur la morale ; et la première de toutes les lois morales est de ne pas être neurasthénique. Diables de pédants ! Ils sont comme des culs-de-jatte qui voudraient m’apprendre à marcher.
— Ce n’est pas pour vous qu’ils parlent. Vous, vous savez ; mais il y en a tant qui ne savent pas !
— Eh bien, laissez-les, comme les enfants, se traîner à quatre pattes, jusqu’à ce qu’ils aient appris d’eux-mêmes. Mais sur deux pattes ou sur quatre, la première chose, c’est qu’ils marchent.
Il marchait à grands pas d’un bout à l’autre de la chambre, que moins de quatre enjambées suffisaient à mesurer. Il s’arrêta devant le piano, l’ouvrit, feuilleta les morceaux de musique, toucha le clavier, et dit :
— Jouez-moi quelque chose.
Olivier eut un sursaut :
— Moi ! fit-il, quelle idée !
— Mme Roussin m’a dit que vous étiez bon musicien. Allons, jouez.
— Devant vous ? Oh ! dit-il, j’en mourrais.
Ce cri naïf, sorti du cœur, fit rire Christophe, et Olivier lui-même, un peu confus.
— Eh bien ! dit Christophe, est-ce que c’est une raison pour un Français ?
Olivier se défendait toujours :
— Mais pourquoi ? Pourquoi voulez-vous ?
— Je vous le dirai tout à l’heure. Jouez.
— Quoi ?
— Tout ce que vous voudrez.
Olivier, avec un soupir, vint s’asseoir au piano, et, docile à la volonté de l’impérieux ami qui l’avait choisi, il commença, après une longue incertitude, à jouer le bel Adagio en si mineur, de Mozart. D’abord, ses doigts tremblaient et n’avaient pas la force d’appuyer sur les touches ; puis, peu à peu, il s’enhardit ; et, croyant ne faire que répéter les paroles de Mozart, il dévoila, sans le savoir, son cœur. La musique est une confidente indiscrète : elle livre les plus secrètes pensées de ceux qui l’aiment à ceux qui l’aiment. Sous le divin dessin de l’Adagio de Mozart, Christophe découvrait les invisibles traits, non de Mozart, mais de l’ami inconnu qui jouait : la sérénité mélancolique, le sourire timide et tendre de cet être nerveux, pur, aimant et rougissant. Mais arrivé presque à la fin de l’air, au sommet où la phrase de douloureux amour monte et se brise, une pudeur insurmontable empêcha Olivier de poursuivre ; ses doigts se turent, et la voix lui manqua. Il détacha ses mains du piano, et dit :
— Je ne peux plus…
Christophe, debout derrière lui, se pencha, ses deux bras l’entourant, acheva sur le piano la phrase interrompue ; puis il dit :
— Maintenant, je connais le son de votre âme.
Il lui tenait les deux mains, et le regarda en face, longuement. Enfin, il dit :
— Comme c’est étrange !… Je vous ai déjà vu… Je vous connais si bien et depuis si longtemps !…
Les lèvres d’Olivier tremblèrent ; il fut sur le point de parler. Mais il se tut.
Christophe le contempla, un instant encore. Puis, il lui sourit en silence, et sortit.
Il descendit l’escalier, le cœur rayonnant. Il croisa deux morveux très laids, qui montaient l’un un pain, l’autre une bouteille d’huile. Il leur pinça les joues amicalement. Il sourit au concierge renfrogné. Dans la rue, il marchait en chantant à mi-voix. Il se trouva au Luxembourg. Il s’étendit sur un banc à l’ombre, et ferma les yeux. L’air était immobile et lourd ; il y avait peu de promeneurs. On entendait, très affaibli, le bruit inégal du jet d’eau, et parfois le grésillement du sable sous un pas. Christophe se sentait une fainéantise irrésistible, il s’engourdissait comme un lézard au soleil ; l’ombre était depuis longtemps partie de dessus son visage ; mais il ne se décidait pas à faire un mouvement. Ses pensées tournaient en rond ; il n’essayait pas de les fixer ; elles étaient toutes baignées dans une lumière heureuse. L’horloge du Luxembourg sonna ; il ne l’écouta pas ; mais, un instant après, il lui sembla qu’elle avait sonné midi. Il se releva d’un bond, constata qu’il avait flâné deux heures, manqué un rendez-vous chez Hecht, perdu sa matinée. Il rit, et regagna sa maison en sifflant. Il fit un Rondo en canon sur le cri d’un marchand. Même les mélodies tristes prenaient en lui une allure réjouie. En passant devant la blanchisserie de sa rue, il jeta, comme d’habitude, un coup d’œil dans la boutique, et vit la petite roussotte, au teint mat, rosé par la chaleur, qui repassait, ses bras grêles nus presque jusqu’à l’épaule, son corsage ouvert ; elle lui lança, comme d’habitude, une œillade effrontée ; pour la première fois, ce regard glissa sur le sien, sans l’irriter. Il rit encore. Dans sa chambre, il ne retrouva aucune des préoccupations qu’il y avait laissées. Il jeta à droite et à gauche chapeau, veste et gilet ; et il se mit au travail, avec un entrain à conquérir le monde. Il reprit les brouillons musicaux, éparpillés de tous côtés. Sa pensée n’y était pas ; il les lisait des yeux seulement ; au bout de quelques minutes, il retombait dans la somnolence heureuse du Luxembourg, la tête ivre, étourdie. Il s’en aperçut deux ou trois fois, essaya de se secouer ; mais en vain. Il jura gaiement, et, se levant, il se plongea la tête dans sa cuvette d’eau froide. Cela le dégrisa un peu. Il revint s’asseoir à sa table, silencieux, avec un vague sourire. Il songeait :
— Quelle différence y a-t-il entre cela et l’amour ?
Instinctivement, il s’était mis à penser bas, comme s’il avait eu honte. Il haussa les épaules :
— Il n’y a pas deux façons d’aimer… Ou plutôt, si, il y en a deux : il y a la façon de ceux qui aiment avec tout eux-mêmes, et la façon de ceux qui ne donnent à l’amour qu’une part de leur superflu. Dieu me préserve de cette ladrerie de cœur !
Il s’arrêta de penser, par une sorte de pudeur à poursuivre plus avant. Longtemps, il resta à sourire à son rêve intérieur. Son cœur chantait dans le silence :
(« Tu es à moi, et maintenant je suis à moi, comme je ne l’ai jamais été… »)
Il prit une feuille, et, tranquille, écrivit ce que son cœur chantait.
Ils décidèrent de prendre un appartement en commun. Christophe voulait qu’on s’installât tout de suite, sans s’inquiéter de perdre un demi-terme. Olivier, plus prudent, quoiqu’il n’aimât pas moins, conseillait d’attendre l’expiration de leurs loyers. Christophe ne comprenait pas ces calculs. Comme beaucoup de gens qui n’ont pas d’argent, il ne s’inquiétait pas d’en perdre. Il se figura qu’Olivier était encore plus gêné que lui. Un jour que le dénuement de son ami l’avait frappé, il le quitta brusquement, et revint deux heures après, étalant triomphant quelques pièces de cent sous qu’il s’était fait avancer par Hecht. Olivier rougit, et refusa. Christophe, mécontent, voulut les jeter à un Italien, qui jouait dans la cour. Olivier l’en empêcha. Christophe repartit, blessé en apparence, en réalité furieux contre lui-même de sa maladresse à laquelle il attribuait le refus d’Olivier. Une lettre de son ami vint mettre un baume sur sa blessure. Olivier lui écrivait ce qu’il ne pouvait lui exprimer de vive voix : son bonheur de le connaître et son émotion de ce que Christophe avait voulu faire pour lui. Christophe riposta par une lettre débordante et folle, qui rappelait celles qu’il écrivait, à quinze ans, à son ami Otto ; elle était pleine de Gemüth et de coq-à-l’âne ; il y faisait des calembours en français et en allemand ; et même, il les mettait en musique.
Ils s’installèrent enfin. Ils avaient trouvé dans le quartier Montparnasse, près de la place Denfert, au cinquième d’une vieille maison, un logement de trois pièces et une cuisine, fort petites, qui donnaient sur un jardin minuscule, enclos entre quatre grands murs. De l’étage où ils étaient, la vue s’étendait, par-dessus le mur d’en face, moins élevé que les autres, sur un de ces grands jardins de couvents, comme il y en a encore tant à Paris, qui se cachent, ignorés. On ne voyait personne dans les allées désertes. Les vieux arbres, plus hauts et plus touffus que ceux du Luxembourg, frissonnaient au soleil ; des bandes d’oiseaux chantaient ; dès l’aube, c’étaient les flûtes des merles, et puis le choral tumultueux et rythmé des moineaux ; et le soir, en été, les cris délirants des martinets, qui fendaient l’air lumineux et patinaient dans le ciel. Et la nuit, sous la lune, telles que les bulles d’air qui montent à la surface d’un étang, les notes perlées des crapauds. On eût oublié que Paris était là, si la vieille maison n’eût constamment tremblé du grondement des lourdes voitures, comme si la terre avait été remuée par un frisson de fièvre.
L’une des chambres était plus large et plus belle que les autres. Ce fut un débat entre les deux amis à qui ne l’aurait pas. Il fallut la tirer au sort ; et Christophe, qui en avait suggéré l’idée, sut, avec une mauvaise foi et une dextérité dont lui-même ne se serait pas cru capable, faire en sorte qu’il ne gagnât point.
Alors, commença pour eux une période de bonheur absolu. Le bonheur n’était pas dans une chose précise, il était dans toutes à la fois ; il baignait tous leurs actes et toutes leurs pensées, il ne pouvait se détacher d’eux, un seul instant.
Durant cette lune de miel de leur amitié, ces premiers temps de jubilation profonde et muette, que connaît seul « celui qui peut, dans l’univers, nommer une âme sienne »…
Christophe parlait à mi-voix, il marchait doucement, il prenait garde de faire du bruit dans la chambre voisine de celle du silencieux Olivier ; il était transfiguré par l’amitié ; il avait une expression de bonheur, de confiance, de jeunesse, qu’on ne lui avait jamais vue. Il adorait Olivier. Il eût été bien facile à celui-ci d’abuser de son pouvoir, s’il n’en avait rougi, comme d’un bonheur qu’il ne méritait pas : car il se regardait comme très inférieur à Christophe, qui n’était pas moins humble. Cette humilité mutuelle, qui venait de leur grand amour, était une douceur de plus. Il était délicieux — même avec la conscience qu’on ne le méritait pas — de sentir qu’on tenait tant de place dans le cœur de l’ami. Ils en avaient l’un pour l’autre une reconnaissance attendrie.
Olivier avait réuni ses livres à ceux de Christophe ; il ne les distinguait plus. Quand il parlait de l’un d’eux, il ne disait pas : « mon livre ». Il disait : « notre livre ». Il n’y avait qu’un petit nombre d’objets qu’il réservait, sans les fondre dans le trésor commun : c’étaient ceux qui avaient appartenu à sa sœur, ou qui étaient associés à son souvenir. Christophe, avec la finesse de tact que l’amour lui avait donnée, ne tarda pas à le remarquer ; mais il ignorait pourquoi. Jamais il n’avait osé interroger Olivier sur ses parents ; il savait seulement qu’Olivier les avait perdus ; et à la réserve un peu fière de son affection, qui évitait de s’enquérir des secrets de son ami, s’ajoutait la peur de réveiller en lui les douleurs passées. Quelque désir qu’il en eût, une timidité singulière l’avait même empêché d’examiner de près les photographies qui étaient sur la table d’Olivier, et qui représentaient un monsieur et une dame dans des poses cérémonieuses, et une petite fille d’une douzaine d’années, avec un grand chien épagneul à ses pieds.
Deux ou trois mois après leur installation, Olivier prit un refroidissement ; il lui fallut s’aliter. Christophe, qui s’était découvert une âme maternelle, veillait sur lui, avec une affection inquiète ; et le médecin, qui avait, en écoutant Olivier, trouvé un peu d’inflammation au sommet du poumon, avait chargé Christophe de badigeonner le dos du malade avec de la teinture d’iode. Comme Christophe s’acquittait de la tâche avec beaucoup de gravité, il vit autour du cou d’Olivier une médaille de sainteté. Il connaissait assez Olivier maintenant pour savoir que, plus encore que lui-même, il était affranchi de toute foi religieuse. Il ne put s’empêcher de montrer son étonnement. Olivier rougit. Il dit :
— C’est un souvenir. Ma pauvre petite Antoinette la portait, en mourant.
Christophe tressaillit. Le nom d’Antoinette fut un éclair pour lui.
— Antoinette ? dit-il.
— Ma sœur, dit Olivier.
Christophe répétait :
— Antoinette… Antoinette Jeannin… Elle était votre sœur ?… Mais, dit-il, en regardant la photographie qui était sur la table, elle était tout enfant, quand vous l’avez perdue ?
Olivier sourit tristement :
— C’est une photographie d’enfance, dit-il. Hélas ! je n’en ai pas d’autre… Elle avait vingt-cinq ans, lorsqu’elle m’a quitté.
— Ah ! fit Christophe, ému. Et elle a été en Allemagne, n’est-ce pas ?
Olivier fit signe de la tête que oui.
Christophe saisit les mains d’Olivier :
— Mais je la connaissais ! dit-il.
— Je le sais bien, dit Olivier.
Il se jeta au cou de Christophe.
— Pauvre petite ! Pauvre petite ! répétait Christophe. Ils pleurèrent tous deux.
Christophe se ressouvint qu’Olivier était souffrant. Il tâcha de le calmer, l’obligea à rentrer ses bras dans le lit, lui ramena les draps sur les épaules, et, lui essuyant maternellement les yeux, il s’assit à son chevet ; et il le regarda.
— Voilà donc, dit-il, pourquoi je te connaissais. Dès le premier soir, je t’avais reconnu.
(On ne savait s’il parlait à l’ami qui était là, ou à celle qui n’était plus.)
— Mais toi, continua-t-il après un moment, tu le savais donc ?… Pourquoi ne me le disais-tu pas ?
Par les yeux d’Olivier, Antoinette répondit :
— Je ne pouvais pas le dire. C’était à toi de le lire.
Ils se turent, quelque temps ; puis, dans le silence de la nuit, Olivier, immobile, étendu dans son lit, à voix basse raconta à Christophe, qui lui tenait la main, l’histoire d’Antoinette ; — mais il ne lui dit pas ce qu’il ne devait pas dire : le secret qu’elle avait tu, — et que Christophe savait peut-être, sans qu’il fût besoin de le dire.
Dès lors, l’âme d’Antoinette les enveloppa tous deux. Quand ils étaient ensemble, elle était avec eux. Il n’était pas nécessaire qu’ils pensassent à elle : tout ce qu’ils pensaient ensemble, ils le pensaient en elle. Son amour était le lieu, où leurs cœurs s’unissaient.
Olivier évoquait son image, souvent. C’étaient des souvenirs décousus, de brèves anecdotes. Ils faisaient reparaître dans une lueur passagère un de ses gestes timides et gracieux, son jeune sourire sérieux, la grâce pensive de son être évanoui. Christophe écoutait, se taisant, et il se pénétrait des reflets de l’invisible amie. Par la loi de sa nature, qui partout et toujours buvait plus avidement que toute autre la vie, il entendait parfois dans les paroles d’Olivier des résonances profondes, qu’Olivier n’entendait pas ; et il s’assimilait, mieux qu’Olivier lui-même, l’être de la jeune morte.
D’instinct, il la remplaçait auprès d’Olivier ; et c’était un spectacle touchant de voir le gauche Allemand retrouver, sans le savoir, certaines des attentions délicates, des prévenances d’Antoinette. Il ne savait plus, par moments, si c’était Olivier qu’il aimait dans Antoinette, ou Antoinette dans Olivier. Par une inspiration de tendresse, il allait, sans le dire, faire visite à la tombe d’Antoinette ; et il y apportait des fleurs. Olivier fut longtemps avant de s’en douter. Il ne l’apprit qu’un jour où il trouva sur la tombe des fleurs toutes fraîches ; mais ce ne fut pas sans peine qu’il parvint à avoir la preuve que Christophe était venu. Quand il essaya timidement de lui en parler, Christophe détourna l’entretien, avec une rudesse bourrue. Il ne voulait pas permettre qu’Olivier le sût ; et il s’y entêta jusqu’au jour où, au cimetière d’Ivry, ils se rencontrèrent.
De son côté, Olivier écrivait à la mère de Christophe, à l’insu de celui-ci. Il donnait à Louisa des nouvelles de son fils ; il lui disait quelle affection il avait pour lui, et combien il l’admirait. Louisa répondait à Olivier des lettres maladroites et humbles, où elle se confondait en remerciements ; elle parlait toujours de son fils, comme d’un petit garçon.
Après une période de demi-silence amoureux, — « un calme ravissant, jouissant sans savoir pourquoi », — leur langue s’était déliée. Ils passaient des heures à voguer à la découverte dans l’âme de l’ami.
Ils étaient bien différents l’un de l’autre, mais tous deux d’un pur métal. Ils s’aimaient parce qu’ils étaient si différents, tout en étant les mêmes.
Olivier était faible, débile, incapable de lutter contre les difficultés. Quand il se heurtait à un obstacle, il se repliait, non par peur, mais un peu par timidité, et beaucoup par dégoût des moyens brutaux et grossiers qu’il fallait employer pour vaincre. Il gagnait sa vie, en donnant des répétitions, en écrivant des livres d’art, honteusement payés, suivant l’habitude, des articles de revues, rares, jamais libres, et sur des sujets qui l’intéressaient médiocrement : — on ne voulait pas de ceux qui l’intéressaient ; jamais on ne lui demandait ce qu’il pouvait faire le mieux : il était poète, on lui demandait des articles de critique ; il connaissait bien la musique, on voulait qu’il parlât de peinture ; il savait qu’il n’en pouvait rien dire que de médiocre : c’était justement cela qui plaisait ; ainsi, il parlait aux médiocres la langue qu’ils pouvaient entendre. Il finissait par se dégoûter et refuser d’écrire. Il n’avait de plaisir à travailler que pour de petites revues, qui ne payaient pas, et auxquelles il se dévouait, comme tant d’autres jeunes gens, parce qu’il y était libre. Là seulement, il pouvait faire paraître tout ce qui valait, en lui, de vivre.
Il était doux, poli, patient en apparence, mais d’une sensibilité excessive. Une parole un peu vive le blessait jusqu’au sang ; une injustice le bouleversait ; il en souffrait pour lui et pour les autres. Certaines vilenies, commises il y avait des siècles, le déchiraient encore, comme s’il en avait été la victime. Il pâlissait, il frémissait, il était malheureux, en pensant combien celui qui les avait subies avait été malheureux, et combien de siècles le séparaient de sa sympathie. Quand il était le témoin d’une de ces injustices, il tombait dans des accès d’indignation, qui le faisaient trembler de tout son corps, et parfois le rendaient malade, l’empêchaient de dormir. C’était parce qu’il connaissait cette faiblesse qu’il s’imposait son calme : car lorsqu’il se fâchait, il savait qu’il passait les limites, et disait alors des choses qu’on ne pardonnait pas. On lui en voulait plus qu’à Christophe, qui était toujours violent, parce qu’il semblait qu’Olivier livrât, plus que Christophe, dans ses moments d’emportement, le fond de sa pensée ; et cela était vrai. Il jugeait les gens sans les exagérations aveugles de Christophe, mais sans ses illusions, avec lucidité. C’est ce que les gens pardonnent le moins. Il se taisait donc, évitait de discuter, sachant l’inutilité de la discussion. Il avait souffert de cette contrainte. Il avait souffert davantage de sa timidité, qui l’amenait quelquefois à trahir sa pensée, ou à ne pas oser la défendre jusqu’au bout, voire même à faire des excuses, comme dans la discussion avec Lucien Lévy-Cœur, au sujet de Christophe. Il avait passé par bien des crises de désespoir, avant de prendre son parti du monde et de lui-même. Dans ses années d’adolescence, où il était plus livré à ses nerfs, perpétuellement alternaient en lui des périodes d’exaltation et des périodes de dépression, se suivant d’une façon brusque et fatale. Au moment où il se sentait le plus calme et même heureux, il pouvait être sûr que le chagrin le guettait. Et soudain, en effet, il était terrassé par lui, sans l’avoir vu venir. Alors, il ne lui suffisait pas d’être malheureux ; il fallait qu’il se reprochât son malheur, qu’il fît le procès de ses paroles, de ses actes, de son honnêteté, qu’il prît le parti des autres contre lui-même. Son cœur sautait dans sa poitrine, il se débattait misérablement, l’air lui manquait. — Depuis la mort d’Antoinette, et peut-être grâce à elle, grâce à la lumière apaisante qui rayonne de certains morts aimés, comme la lueur de l’aube qui rafraîchit les yeux et l’âme des malades, Olivier était parvenu, sinon à se dégager de ces troubles, du moins à s’y résigner et à les dominer. Peu de gens se doutaient de ces combats intérieurs. Il en renfermait en lui le secret humiliant, cette agitation déréglée d’un corps débile et tourmenté, que considérait, sans pouvoir s’en rendre maîtresse, mais sans en être atteinte, une intelligence libre et sereine, — « la paix centrale qui persiste au cœur d’une agitation sans fin ».
Elle frappait Christophe. C’était elle qu’il voyait dans les yeux d’Olivier. Olivier avait l’intuition des âmes, et une curiosité d’esprit large, subtile, ouverte à tout, qui ne niait rien, qui ne haïssait rien, qui contemplait les choses avec une généreuse sympathie : cette fraîcheur de regard, qui est un don sans prix et permet de savourer, d’un cœur toujours neuf, l’éternel renouveau. Dans cet univers intérieur, où il se sentait libre, vaste, souverain, il oubliait sa faiblesse et ses angoisses physiques. Il y avait même quelque douceur à contempler de loin, avec une ironique pitié, ce corps souffreteux, toujours prêt à disparaître. Ainsi, l’on ne risquait pas de s’attacher à sa vie. Et l’on ne s’en attachait que plus passionnément à la vie. Olivier reportait dans l’amour et dans l’intelligence toutes les forces qu’il avait abdiquées dans l’action. Il n’avait pas assez de sève pour vivre de sa propre substance. Il était lierre : il lui fallait s’attacher. Il n’était jamais si riche que quand il se donnait. C’était une âme féminine, qui avait toujours besoin d’aimer et d’être aimée. Il était né pour Christophe, et Christophe pour lui. Tels, ces amis aristocratiques et charmants, qui sont l’escorte des grands artistes, et semblent avoir fleuri de leur âme puissante : Beltraffio, de Léonard ; Cavalliere, de Michel-Ange ; les gentils compagnons ombriens du jeune Raphaël ; Aert van Gelder, resté fidèle auprès de Rembrandt, misérable et vieilli. Ils n’ont pas la grandeur des maîtres ; mais il semble que tout ce qu’il y a de noble et de pur chez les maîtres, se soit, chez les amis, encore spiritualisé. Ils sont les compagnes idéales des génies.
Leur amitié était un bienfait pour tous deux. L’amour donne des ailes à l’âme. La présence de l’ami communique à la vie tout son prix ; c’est pour lui que l’on vit, qu’on défend contre l’usure du temps l’intégrité de son être.
Ils s’enrichissaient l’un de l’autre. Olivier avait la sérénité de l’esprit et le corps maladif. Christophe avait une puissante force et une âme tumultueuse. C’étaient l’aveugle et le paralytique. Maintenant qu’ils étaient ensemble, ils se sentaient bien forts. À l’ombre de Christophe, Olivier reprenait goût à la lumière ; Christophe lui transfusait un peu de son abondante vitalité, de sa robustesse physique et morale, qui tendait à l’optimisme, même dans la douleur, même dans l’injustice et dans la haine. Il lui prenait bien davantage, selon la loi du génie, qui a beau donner, il prend toujours en amour beaucoup plus qu’il ne donne, quia nominor leo, parce qu’il est le génie, et que le génie, c’est pour moitié de savoir absorber tout ce qu’il y a de grand autour de soi, et de le faire plus grand. La sagesse populaire dit qu’aux riches va la richesse. La force va aux forts. Christophe se nourrissait de la pensée d’Olivier ; il s’imprégnait de son calme intellectuel, de son détachement d’esprit, de cette vue lointaine des choses, qui comprenait et dominait tout, en silence. Mais transplantées en lui, dans une terre plus riche, les vertus de son ami poussaient avec une bien autre énergie.
Ils s’émerveillaient tous deux de ce qu’ils découvraient l’un dans l’autre. Que de choses à partager ! Chacun apportait des richesses immenses, dont lui-même jusque-là n’avait pas pris conscience : le trésor moral de son peuple ; Olivier, la vaste culture et le génie psychologique de la France ; Christophe, la musique intérieure de l’Allemagne et son intuition de la nature.
Christophe ne pouvait comprendre qu’Olivier fût Français. Son ami ressemblait si peu à tous les Français qu’il avait vus ! Avant de l’avoir rencontré, il n’était pas loin de prendre pour type de l’esprit français moderne Lucien Lévy-Cœur, qui n’en était que la caricature. Et voici que l’exemple d’Olivier lui montrait qu’il pouvait y avoir à Paris des esprits aussi libres, et plus libres de pensée qu’un Lucien Lévy-Cœur, qui pourtant restaient purs et stoïques, autant que quiconque en Europe. Christophe voulait prouver à Olivier que sa sœur et lui ne devaient pas être tout à fait Français.
— Mon pauvre ami, lui dit Olivier, que sais-tu de la France ?
Christophe protesta de la peine qu’il s’était donnée pour la connaître ; il énuméra tous les Français qu’il avait vus dans le monde des Stevens et des Roussin : Juifs, Belges, Luxembourgeois, Américains, Russes, Levantins, voire çà et là quelques Français authentiques.
— C’est bien ce que je disais, répliqua Olivier. Tu n’en as pas vu un seul. Une société de débauche, quelques bêtes de plaisir, qui ne sont même pas Français, des viveurs, des politiciens, des êtres inutiles, toute cette agitation qui passe, sans la toucher, au-dessus de la nation. Tu n’as vu que les myriades de guêpes qu’attirent les beaux automnes et les vergers abondants. Tu n’as pas remarqué les ruches laborieuses, la cité du travail, la fièvre des études.
— Pardon, dit Christophe, j’ai vu aussi votre élite intellectuelle.
— Quoi ? Deux ou trois douzaines d’hommes de lettres ? Voilà une belle affaire ! Dans ce temps, où la science et l’action ont pris une telle grandeur, la littérature est devenue la couche la plus superficielle de la pensée d’un peuple. Et, dans la littérature même, tu n’as guère vu que le théâtre, et le théâtre de luxe, cette cuisine internationale, faite pour une clientèle riche d’hôtels cosmopolites. Les théâtres de Paris ? Crois-tu qu’un travailleur sache seulement ce qui s’y passe ? Pasteur n’y est pas allé dix fois dans sa vie ! Comme tous les étrangers, tu donnes une importance démesurée à nos romans, à nos scènes de boulevards, aux intrigues de nos politiciens… Je te montrerai, quand tu voudras, des femmes qui ne lisent jamais de romans, des jeunes filles parisiennes qui ne sont jamais allées au théâtre, des hommes qui ne se sont jamais occupés de politique, — et cela, parmi les intellectuels. Tu n’as vu ni nos savants, ni nos poètes. Tu n’as vu ni les artistes solitaires, qui se consument en silence, ni le brasier brûlant de nos révolutionnaires. Tu n’as vu ni un seul grand croyant, ni un seul grand incroyant. Pour le peuple, n’en parlons pas. À part la pauvre femme qui t’a soigné, que sais-tu de lui ? Où aurais-tu pu le voir ? Combien de Parisiens as-tu connus, qui habitaient au-dessus du second ou du troisième étage ? Si tu ne les connais pas, tu ne connais pas la France. Tu ne connais pas, dans les pauvres logements, dans les mansardes de Paris, dans la province muette, les cœurs braves et sincères, attachés pendant toute une vie médiocre à de graves pensées, à une abnégation quotidienne, — la petite Église, qui de tout temps a existé en France, — petite par le nombre, grande par l’âme, presque inconnue, sans action apparente, et qui est toute la force de la France, la force qui se tait et qui dure, tandis qu’incessamment pourrit et se renouvelle ce qui se dit : l’élite… Tu t’étonnes de trouver un Français qui ne vit pas pour être heureux, heureux à tout prix, mais pour accomplir ou pour servir sa foi ? Il y a des milliers de gens comme moi, et plus méritants que moi, plus pieux, plus humbles, qui, jusqu’au jour de leur mort, servent sans défaillance un idéal, un Dieu, qui ne leur répond pas. Tu ne connais pas le menu peuple économe, méthodique, laborieux, tranquille, avec au fond du cœur une flamme qui sommeille, — ce peuple sacrifié, qu’a défendu jadis contre l’égoïsme des grands mon « pays », le vieux Vauban aux yeux bleus. Tu ne connais pas le peuple, tu ne connais pas l’élite. As-tu lu un seul des livres qui sont nos amis fidèles, les compagnons qui nous soutiennent ? Sais-tu seulement l’existence de nos jeunes revues, où se dépense une telle somme de dévouement et de foi ? Te doutes-tu des personnalités morales qui sont notre soleil et dont le muet rayonnement fait peur à l’armée des hypocrites ? Ils n’osent pas lutter de front ; ils s’inclinent devant elles, afin de mieux les trahir. L’hypocrite est un esclave, et qui dit esclave dit maître. Tu ne connais que les esclaves, tu ne connais pas les maîtres… Tu as regardé nos luttes, et tu les as traitées d’incohérence brutale, parce que tu n’en as pas compris le sens. Tu vois les ombres et les reflets du jour, tu ne vois pas le jour intérieur, notre âme séculaire. As-tu jamais cherché à la connaître ? As-tu jamais entrevu notre action héroïque, des Croisades à la Commune ? As-tu jamais pénétré le tragique de l’esprit français ? T’es-tu jamais penché sur l’abîme de Pascal ? Comment est-il permis de calomnier un peuple qui, depuis plus de dix siècles, agit et crée, un peuple qui a pétri le monde à son image par l’art gothique, par le dix-septième siècle, et par la Révolution, — un peuple qui, vingt fois, a passé par l’épreuve du feu et s’y est retrempé, et qui, sans mourir jamais, a ressuscité vingt fois !… — Vous êtes tous de même. Tous tes compatriotes qui viennent chez nous ne voient que les parasites qui nous rongent, les aventuriers des lettres, de la politique et de la finance, avec leurs pourvoyeurs, leurs clients et leurs catins ; et ils jugent la France d’après ces misérables qui la dévorent. Pas un de vous ne songe à la vraie France opprimée, aux réserves de vie qui sont dans la province française, à tout ce peuple qui travaille, indifférent au vacarme de ses maîtres d’un jour… Oui, c’est trop naturel que vous n’en connaissiez rien, je ne vous en fais pas un reproche : comment le pourriez-vous ? C’est à peine si la France est connue des Français. Les meilleurs d’entre nous sont bloqués, prisonniers sur notre propre sol… On ne saura jamais tout ce que nous avons souffert, attachés au génie de notre race, gardant en nous comme un dépôt sacré la lumière que nous en avions reçue, la protégeant désespérément contre les souffles ennemis qui s’évertuent à l’éteindre, — seuls, sentant autour de nous l’atmosphère empestée de ces métèques, qui se sont abattus sur notre pensée, comme un essaim de mouches, dont les larves hideuses rongent notre raison et souillent notre cœur, — trahis par ceux dont c’était la mission de nous défendre, nos chefs, nos critiques imbéciles ou lâches, qui flagornent l’ennemi, pour se faire pardonner d’être de notre race, abandonnés par notre peuple, qui ne se soucie pas de nous, qui ne nous connaît même pas… Quels moyens avons-nous d’être connus de lui ? Nous ne pouvons pas arriver jusqu’à lui… Ah ! c’est là le plus dur ! Nous savons que nous sommes des milliers d’hommes en France qui pensons de même, nous savons que nous parlons en leur nom, et nous ne pouvons nous faire entendre ! L’ennemi tient tout : journaux, revues, théâtres… La presse fuit la pensée, ou ne l’admet que si elle est un instrument de plaisir, ou l’arme d’un parti. Les coteries et les cénacles ne laissent le passage libre qu’à condition qu’on s’avilisse. La misère, le travail excessif nous accablent. Les politiciens, tout occupés de s’enrichir, ne s’intéressent qu’aux prolétariats qu’ils peuvent acheter. La bourgeoisie indifférente et égoïste nous regarde mourir. Notre peuple nous ignore ; ceux même qui luttent comme nous, enveloppés comme nous de silence, ne savent pas que nous existons, et nous ne savons pas qu’ils existent… Le néfaste Paris ! Sans doute, il a fait aussi du bien, en groupant toutes les forces de la pensée française. Mais le mal qu’il a fait est au moins égal au bien ; et, dans une époque comme la nôtre, le bien même se tourne en mal. Il suffit qu’une pseudo-élite s’empare de Paris, et embouche la trompette formidable de la publicité, pour que la voix du reste de la France soit étouffée. Bien plus : la France s’y trompe elle-même ; elle se tait, effarée, elle refoule peureusement ses pensées en soi… J’ai bien souffert de tout cela, autrefois. Mais maintenant, Christophe, je suis tranquille. J’ai compris ma force, la force de mon peuple. Nous n’avons qu’à attendre que l’inondation passe. Elle ne rongera pas le fin granit de France. Sous la boue qu’elle roule, je te le ferai toucher. Et déjà, çà et là, de hautes cimes affleurent…
Christophe découvrit l’énorme puissance d’idéalisme qui animait les poètes, les musiciens, les savants français de son temps. Tandis que les maîtres du jour couvraient du fracas de leur sensualisme grossier la voix de la pensée française, celle-ci, trop aristocratique pour lutter de violences avec les cris outrecuidants de la racaille, continuait pour elle-même et pour son Dieu son chant ardent et concentré. Il semblait même que, désireuse de fuir le bruit répugnant du dehors, elle se fût retirée jusque dans ses retraites les plus profondes, au cœur de son donjon.
Les poètes, — les seuls qui méritassent ce beau nom, prodigué par la presse et les Académies à des bavards affamés de vanité et d’argent, — les poètes, méprisants de la rhétorique impudente et du réalisme servile qui rongent l’écorce des choses sans pouvoir l’entamer, s’étaient retranchés au centre même de l’âme, dans une vision mystique où l’univers des formes et des pensées était aspiré, comme un torrent qui tombe dans un lac, et se colorait de la teinte de la vie intérieure. L’intensité de cet idéalisme, qui s’enfermait en soi pour recréer l’univers, le rendait inaccessible à la foule. Christophe lui-même ne le comprit pas d’abord. Le heurt était trop brusque, après la Foire sur la Place. C’était comme si, au sortir d’une mêlée furieuse et de la lumière crue, il entrait dans le silence et la nuit. Ses oreilles bourdonnaient. Il ne voyait plus rien. Sur le premier moment, avec son ardent amour de la vie, il fut choqué du contraste. Dehors, mugissaient des torrents de passion, qui bouleversaient la France, qui remuaient l’humanité. Et rien, au premier regard, n’en paraissait dans l’art. Christophe demandait à Olivier :
— Vous avez été soulevés jusqu’aux étoiles et précipités jusqu’aux abîmes par votre Affaire Dreyfus. Où est le poète en qui a passé la tourmente ? Il se livre, en ce moment, dans les âmes religieuses, le plus beau combat qu’il y ait eu, depuis des siècles, entre l’autorité de l’Église et les droits de la conscience. Où est le poète en qui se reflète cette angoisse sacrée ? Le peuple des ouvriers se prépare à la guerre, des nations meurent, des nations ressuscitent, les Arméniens sont massacrés, l’Asie qui se réveille de son sommeil millénaire renverse le colosse moscovite, garde-clefs de l’Europe ; la Turquie, comme Adam, ouvre les yeux au jour ; l’air est conquis par l’homme ; la vieille terre craque sous nos pas, et s’ouvre ; elle dévore tout un peuple… Tous ces prodiges, accomplis en vingt ans, et où il y avait de quoi alimenter vingt Iliades, où sont-ils, où est leur trace de feu dans les livres de vos poètes ? Sont-ils les seuls à ne pas voir la poésie du monde ?
— Patience, mon ami, patience ! lui répondait Olivier. Tais-toi, ne parle pas, écoute…
Peu à peu s’effaçait le grincement de l’essieu du monde, et le grondement sur les pavés du char lourd de l’action, qui se perdait dans le lointain. Et s’élevait le chant divin du silence,
Le bruit d’abeilles, le parfum de tilleul…
Le vent,
Avec ses lèvres d’or frôlant le sol des plaines…
Le doux bruit de la pluie avec l’odeur des roses.
On entendait sonner le marteau des poètes, sculptant aux flancs du vase
De son visage austère, d’où descend
Une clarté surnaturelle,…
C’était une symphonie de voix harmonieuses et pures. Pas une n’avait l’ampleur sonore de ces trompettes de peuples que furent les Corneille et les Hugo ; mais combien leur concert était plus profond et plus nuancé ! La plus riche musique de l’Europe d’aujourd’hui.
Olivier dit à Christophe, devenu silencieux :
— Comprends-tu maintenant ?
Christophe, à son tour, lui fit signe de se taire. En dépit qu’il en eût, et bien qu’il préférât des musiques plus viriles, il buvait le murmure des bois et des fontaines de l’âme, qu’il entendait bruire. Ils chantaient, parmi les luttes éphémères des peuples, l’éternelle jeunesse du monde, la
Avec des aboiements d’épouvante et des plaintes,
Tourne en rond dans un champ aride et ténébreux,
« Libre !… Libre !… Sanctus, Sanctus… »
Ils ne s’endormaient pourtant pas en un rêve de sérénité égoïste. Dans le chœur des poètes, les voix tragiques ne manquaient point : voix d’orgueil, voix d’amour, voix d’angoisses.
C’était l’ouragan ivre,
Visages d’encre et d’or trouant l’ombre et la brume,
Dos musculeux tendus ou ramassés, soudain,
Autour de grands brasiers et d’énormes enclumes…
C’était, dans la lumière éclatante et obscure qui tombe sur les glaciers de l’intelligence, l’héroïque amertume des âmes solitaires, qui se rongent elles-mêmes, avec une allégresse désespérée.
Bien des traits de ces idéalistes semblaient à un Allemand plus allemands que français. Mais tous avaient l’amour du « fin parler de France », et la sève des mythes de la Grèce coulait en leurs poèmes. Les paysages de France et la vie quotidienne, par une magie secrète, se muaient dans leurs prunelles en des visions de l’Attique. On eût dit qu’en ces Français du xxe siècle survécussent des âmes antiques, et qu’elles eussent besoin de rejeter leur défroque moderne, pour se retrouver dans leur belle nudité.
De l’ensemble de cette poésie se dégageait un parfum de riche civilisation mûrie pendant des siècles, qu’on ne pouvait trouver nulle part ailleurs en Europe. On ne pouvait plus l’oublier, après l’avoir respiré. Il attirait de tous les pays du monde des artistes étrangers. Ils devenaient des poètes français, français jusqu’à l’intransigeance ; et l’art classique français n’avait pas de disciples plus fervents que ces Anglo-Saxons, ces Flamands et ces Grecs.
Christophe, guidé par Olivier, se laissait pénétrer par la beauté pensive de la Muse de France, tout en préférant, au fond, à cette aristocratique personne, un peu trop intellectuelle pour son goût, une belle fille du peuple, simple, saine, robuste, qui ne raisonne point tant, mais qui aime.
Le même odor di bellezza montait de tout l’art français, comme une odeur de fraises et de framboises mûres monte des bois d’automne chauffés par le soleil. La musique était un de ces petits fraisiers, dissimulés dans l’herbe, mais dont l’haleine suffit à griser tout un bois. Christophe avait d’abord passé, sans le voir, habitué dans son pays à des buissons de musique, bien autrement touffus, aux baies plus éclatantes. Mais voici que le parfum délicat le faisait se retourner ; avec l’aide d’Olivier, il découvrait au milieu des pierres, des ronces, des feuilles mortes, qui usurpaient le nom de musique, l’art raffiné et ingénu d’une poignée de musiciens. Parmi les champs maraîchers et les fumées d’usines de la démocratie, au cœur de la Plaine-Saint-Denis, dans un petit bois sacré, des faunes insouciants dansaient. Christophe écoutait avec surprise leur chant de flûte, ironique et serein, qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait entendu :
Un petit roseau m’a suffi Et tout le pré |
Sous la grâce nonchalante et le dilettantisme apparent de ces petites pièces pour piano, de ces chansons, de cette musique française de chambre, sur laquelle l’art allemand ne daignait pas jeter les yeux, et dont Christophe lui-même avait jusque-là négligé la poétique virtuosité, il commençait à entrevoir la fièvre de renouvellement, l’inquiétude, — inconnue de l’autre côté du Rhin, — avec laquelle les musiciens français cherchaient dans les terrains incultes de leur art les germes qui pouvaient féconder l’avenir. Tandis que les musiciens allemands s’immobilisaient dans les campements de leurs pères, et prétendaient arrêter l’évolution du monde à la barrière de leurs victoires passées, le monde continuait de marcher ; et les Français en tête se lançaient à la découverte ; ils exploraient les lointains de l’art, les soleils éteints et les soleils qui s’allument, et la Grèce disparue et l’Extrême-Orient rouvrant à la lumière, après des siècles de sommeil, ses larges yeux fendus, pleins de rêves immenses. Dans la musique d’Occident, canalisée par le génie d’ordre et de raison classique, ils levaient les écluses des anciens modes ; ils faisaient dériver dans leurs bassins de Versailles toutes les eaux de l’univers : mélodies et rythmes populaires, gammes exotiques et antiques, genres d’intervalles nouveaux ou renouvelés. Comme, avant eux, leurs peintres impressionnistes avaient ouvert à l’œil un monde nouveau, — Christophes Colombs de la lumière, — leurs musiciens s’acharnaient à la conquête de l’univers des sons ; ils pénétraient plus avant dans les retraites mystérieuses de l’Ouïe ; ils découvraient des terres nouvelles dans cette mer intérieure. Plus que probablement, d’ailleurs, ils ne devaient rien faire de leurs conquêtes. Suivant leur habitude, ils étaient les fourriers du monde.
Christophe admirait l’initiative de cette musique qui renaissait d’hier, et qui déjà marchait à l’avant-garde de l’art. Quelle vaillance il y avait dans cette élégante et menue petite personne ! Il devenait indulgent pour les sottises qu’il avait naguère relevées en elle. Seuls, ceux qui ne font rien ne se trompent jamais. Mais l’erreur qui s’efforce vers la vérité vivante est plus féconde et plus sainte que la vérité morte.
Quel que fût le résultat, l’effort était surprenant. Olivier montrait à Christophe l’œuvre accomplie depuis trente-cinq ans, et la somme d’énergie dépensée pour faire surgir la musique française du néant où elle dormait avant 1870 : sans école symphonique, sans culture profonde, sans traditions, sans maîtres, sans public ; réduite au seul Berlioz, qui mourait d’étouffement et d’ennui. Et Christophe, maintenant, éprouvait du respect pour ceux qui avaient été les artisans du relèvement national ; il ne songeait plus à les chicaner sur les étroitesses de leur esthétique, voire sur leur manque de génie. Ils avaient créé bien plus qu’une œuvre : un peuple musicien. Entre tous les grands ouvriers, qui avaient forgé la nouvelle musique française, une figure lui était surtout chère : celle de César Franck, qui, mort avant de voir la victoire qu’il avait préparée, avait, comme le vieux Schütz, gardé intacts en lui, pendant les années les plus sombres de l’art français, le trésor de sa foi et le génie de sa race. Apparition émouvante : au milieu de Paris jouisseur, ce maître angélique, ce saint de la musique, conservant dans une vie de gêne, de labeur dédaigné, l’inaltérable sérénité de son âme patiente, dont le sourire résigné éclairait la musique pleine de bonté.
Pour Christophe, ignorant de la vie profonde de la France, c’était un phénomène presque miraculeux que ce grand artiste croyant, au sein d’un peuple athée.
Mais Olivier, haussant doucement les épaules, lui demandait dans quel pays d’Europe on pouvait trouver un peintre dévoré du souffle de la Bible, à l’égal du puritain François Millet ; — un savant plus pénétré de foi ardente et humble que le lucide Pasteur, prosterné devant l’idée de l’infini, et, quand cette pensée s’emparait de son esprit, « dans une poignante angoisse, — comme il disait lui-même, — demandant grâce à sa raison, tout près d’être saisi par la sublime folie de Pascal ». Un catholicisme profond n’était pas plus une gêne pour le réalisme héroïque du premier de ces deux hommes que pour la raison passionnée de l’autre, parcourant d’une marche sûre, sans dévier d’un pas, « les cercles de la nature élémentaire, la grande nuit de l’infiniment petit, les derniers abîmes de l’être, où naît la vie ». C’était dans le peuple de province, d’où ils étaient sortis, qu’ils avaient puisé cette foi, qui couvait toujours dans la terre de France, et qu’essayait en vain de nier la faconde de quelques démagogues. Olivier la connaissait bien, cette foi : il l’avait portée dans son sein.
Il montrait à Christophe le magnifique mouvement de rénovation catholique, poursuivi depuis vingt-cinq ans, l’effort puissant de la pensée chrétienne en France pour épouser la raison, la liberté, la vie ; ces prêtres admirables qui avaient le courage, ainsi que disait l’un d’eux, « de se faire baptiser hommes », qui revendiquaient pour le catholicisme le droit de tout comprendre et de s’unir à toute pensée loyale : car « toute pensée loyale, même quand elle se trompe, est sacrée et divine » ; ces milliers de jeunes catholiques, formant le vœu généreux de bâtir une République chrétienne, libre, pure, fraternelle, ouverte à tous les hommes de bonne volonté ; et, malgré les campagnes odieuses, les accusations d’hérésie, les perfidies de droite et de gauche, — (surtout de droite), — dont ces grands chrétiens étaient l’objet, la petite légion intrépide, avançant dans le rude défilé qui menait à l’avenir, le front serein, résigné aux épreuves, sachant qu’on ne peut rien édifier de durable, sans le cimenter de ses larmes et de son sang.
Le même souffle d’idéalisme vivant et de libéralisme passionné ranimait les autres religions en France. Un frisson de vie nouvelle parcourait les vastes corps engourdis du protestantisme et du judaïsme. Tous s’appliquaient, avec une généreuse émulation, à créer la religion d’une humanité libre, qui ne sacrifiât rien, ni de ses puissances de raison, ni de ses puissances d’enthousiasme.
Cette exaltation religieuse n’était pas le privilège des religions ; elle était l’âme du mouvement révolutionnaire. Elle prenait là un caractère tragique. Christophe n’avait vu jusqu’alors que le bas socialisme, — celui des politiciens, qui faisaient miroiter aux yeux de leur clientèle affamée le rêve enfantin et grossier du Bonheur, ou, pour parler plus franc, du Plaisir universel que la Science, aux mains du Pouvoir, devait, disaient-ils, leur procurer. Contre cet optimisme nauséabond Christophe voyait se dresser la réaction mystique et forcenée de l’élite qui guidait au combat les Syndicats ouvriers. C’était un appel à « la guerre, qui engendre le sublime », à la guerre héroïque, « qui seule peut redonner au monde mourant un sens, un but, un idéal ». Ces grands Révolutionnaires, qui vomissaient le socialisme « bourgeois, marchand, pacifiste, à l’anglaise », lui opposaient une conception tragique de l’univers, « dont l’antagonisme est la loi », qui vit de sacrifice, de sacrifice perpétuel, constamment renouvelé. — Si l’on pouvait douter que l’armée, que ces chefs lançaient à l’assaut du vieux monde, comprît ce mysticisme guerrier qui appliquait à l’action violente Kant et Nietzsche à la fois, ce n’en était pas moins un spectacle saisissant que cette aristocratie révolutionnaire, dont le pessimisme enivré, la fureur de vie héroïque, la foi exaltée dans la guerre et dans le sacrifice, semblaient l’idéal militaire et religieux d’un Ordre Teutonique ou de Samouraï Japonais.
Rien de plus français, pourtant : c’était une race française, dont les traits se conservaient immuables depuis des siècles. Par les yeux d’Olivier, Christophe les retrouvait dans les tribuns et les proconsuls de la Convention, dans certains des penseurs, des hommes d’action, des réformateurs français de l’Ancien Régime. Calvinistes, jansénistes, jacobins, syndicalistes, partout le même esprit d’idéalisme pessimiste, luttant avec la nature, sans illusions et sans découragement : — l’armature de fer qui soutient la nation.
Christophe respirait le souffle de ces luttes mystiques, et il commençait à comprendre la grandeur de ce fanatisme, où la France apportait une foi et une loyauté intransigeantes, dont les autres nations, plus familières avec les combinazioni, n’avaient aucune idée. Comme tous les étrangers, il s’était donné d’abord le plaisir de faire des plaisanteries faciles sur la contradiction, trop manifeste, entre l’esprit despotique des Français et la formule magique dont leur République marquait les murs des édifices. Pour la première fois, il entrevoyait le sens de la Liberté belliqueuse qu’ils adoraient, et qui était l’épée formidable de la Raison. Non, ce n’était pas pour eux une rhétorique sonore, une idéologie vague, comme il l’avait cru. Chez un peuple où les besoins de la raison étaient les premiers de tous, la lutte pour la raison dominait toutes les autres. Qu’importait que cette lutte parût absurde aux peuples qui se disaient pratiques ? À un regard profond, les luttes pour la conquête du monde, pour l’empire, ou pour l’argent, ne se montrent pas moins vaines ; et des unes et des autres, dans un million d’années, il ne restera rien. Mais si ce qui donne son prix à la vie, c’est l’intensité de la lutte, où s’exaltent toutes les forces de l’être jusqu’à son sacrifice à un Être supérieur, il y a peu de combats qui honorent plus la vie que l’éternelle bataille livrée en France pour ou contre la raison. Et à ceux qui en avaient goûté l’âpre saveur, la tolérance apathique, tant vantée, des Anglo-Saxons, paraissait fade et peu virile. Les Anglo-Saxons la rachetaient, en trouvant ailleurs l’emploi de leur énergie. Mais leur énergie n’était pas là. La tolérance n’est grande que quand, au milieu des partis, elle est un héroïsme. Dans l’Europe d’aujourd’hui, elle n’est le plus souvent qu’indifférence, manque de foi, manque de vie. Les Anglais, arrangeant à leur usage une parole de Voltaire, se vantent volontiers que « la diversité des croyances a produit plus de tolérance en Angleterre » que ne l’a fait en France la Révolution. — C’est qu’il y a plus de foi dans la France de la Révolution que dans les croyances de l’Angleterre.
De ce cercle d’airain de l’idéalisme guerrier, des batailles de la Raison, — comme Virgile guidait Dante, Olivier conduisait Christophe par la main au sommet de la montagne, où se tenait, silencieuse et sereine, la petite élite des Français vraiment libres.
Nuls hommes plus libres au monde. La sérénité de l’oiseau qui plane dans le ciel immobile. À ces hauteurs, l’air était si pur, si raréfié, que Christophe avait peine à respirer. On voyait là des artistes qui prétendaient à la liberté absolue, illimitée, du rêve, — subjectivistes effrénés, méprisant, comme Flaubert, « les brutes qui croient à la réalité des choses » ; — des penseurs, dont la pensée ondoyante et multiple, se calquant sur le flot sans fin des choses mouvantes, allait « coulant et roulant sans cesse », ne se fixant nulle part, nulle part ne rencontrant le sol résistant, le roc, et « ne peignait pas l’être, mais peignait le passage », comme disait Montaigne, « le passage éternel, de jour en jour, de minute en minute » ; — des savants qui savaient le vide et le néant universel, dans lequel l’homme a fabriqué sa pensée, son Dieu, son art, sa science, et qui continuaient à créer le monde et ses lois, ce rêve puissant d’un jour. Ils ne demandaient pas à la science le repos, le bonheur, ni même la vérité : — car ils doutaient de l’atteindre ; — ils l’aimaient pour elle-même, parce qu’elle était belle, seule belle, seule réelle. Sur les cimes de la pensée, on voyait ces savants, pyrrhoniens passionnés, indifférents à toute souffrance, à toute déception, presque à toute réalité, écoutant, les yeux fermés, le concert silencieux des âmes, la délicate et grandiose harmonie des nombres et des formes. Ces grands mathématiciens, ces libres philosophes, — les esprits les plus rigoureux et les plus positifs du monde, — étaient à la limite de l’extase mystique ; ils creusaient le vide autour d’eux, ils se tenaient suspendus sur le gouffre, ils se grisaient de son vertige ; dans la nuit sans bornes ils faisaient luire, avec une sublime allégresse, l’éclair de la pensée.
Christophe, penché auprès d’eux, essayait de regarder aussi ; et la tête lui tournait. Lui, qui se croyait libre, parce qu’il s’était dégagé de toute autre loi que celles de sa conscience, il sentait, avec effarement, combien il l’était peu, auprès de ces Français affranchis même de toute loi absolue de l’esprit, de tout impératif catégorique, de toute raison de vivre. Pourquoi donc vivaient-ils ?
— Pour la joie d’être libre, répondait Olivier.
Mais Christophe, qui perdait pied dans cette liberté, en arrivait à regretter le puissant esprit de discipline, l’autoritarisme allemand ; et il disait :
— Votre joie est un leurre, le rêve d’un fumeur d’opium. Vous vous grisez de liberté, vous oubliez la vie. La liberté absolue, c’est la folie pour l’esprit, l’anarchie pour l’État… La liberté ! Qui est libre, en ce monde ? Qui est libre dans votre République ? — Les gredins. Vous, les meilleurs, vous êtes étouffés. Vous ne pouvez plus que rêver. Bientôt, vous ne pourrez même plus rêver.
— N’importe ! dit Olivier. Tu ne peux savoir, mon pauvre Christophe, les délices d’être libre. Ils valent bien qu’on les paye de quelques risques, de quelques souffrances, et même de la mort. Être libre, sentir que tous les esprits sont libres autour de soi, — oui, même les gredins : c’est une volupté inexprimable ; il semble que l’âme nage dans l’air infini. Elle ne pourrait plus vivre ailleurs. Que me fait la sécurité que tu m’offres, le bel ordre, la discipline impeccable, entre les quatre murs de ta caserne impériale ? J’y mourrais, asphyxié. De l’air ! Toujours plus d’air ! Toujours plus de liberté !
— Il faut des lois au monde, dit Christophe. Tôt ou tard, le maître vient.
Mais Olivier, railleur, rappela à Christophe la parole du vieux Pierre de l’Estoile :
Il est aussi peu en la puissance de toute la
faculté terrienne d’engarder la liberté
françoise de parler, comme
d’enfouir le soleil en terre,
ou l’enfermer
dedans un
trou.
Christophe s’habituait peu à peu à l’air de la liberté illimitée. Des sommets de la pensée française, où rêvent les esprits qui sont toute lumière, il regardait à ses pieds les pentes de la montagne, où l’élite héroïque qui lutte pour une foi vivante, quelle que soit cette foi, s’efforce éternellement de parvenir au faîte ; — ceux qui mènent la guerre sainte contre l’ignorance, la maladie, la misère ; la fièvre d’inventions, le délire raisonné des Prométhées et des Icares modernes, qui conquièrent la lumière et frayent les routes de l’air ; le combat gigantesque de la science contre la nature qu’elle dompte ; — plus bas, la petite troupe silencieuse, les hommes et les femmes de bonne volonté, les cœurs braves et humbles, qui, au prix de mille efforts, ont atteint à mi-côte, et ne peuvent aller plus haut, rivés à une vie médiocre et difficile, se brûlant en secret dans d’obscurs dévouements ; — plus bas, à la base de la montagne, dans l’étroit défilé entre les pentes escarpées, la bataille sans fin, les fanatiques d’idées abstraites, d’instincts aveugles, qui s’étreignent furieusement et ne se doutent point qu’il y a quelque chose au delà, au-dessus de la muraille de rochers qui les enserre ; — plus bas, les marécages et le bétail vautré dans son fumier. — Et partout, çà et là, le long des flancs de la montagne, les fraîches fleurs de l’art, les fraisiers parfumés de musique, le chant des sources et des oiseaux-poètes.
Et Christophe demanda à Olivier :
— Où est votre peuple ? Je ne vois que des élites, bonnes ou malfaisantes.
Olivier répondit :
— Le peuple ? Il cultive son jardin. Il ne s’inquiète pas de nous. Chaque groupe de l’élite essaie de l’accaparer. Il ne se soucie d’aucun. Naguère, il écoutait encore, au moins par distraction, le boniment des bateleurs politiques. À présent, il ne se dérange plus. Ils sont quelques millions qui n’usent même pas de leurs droits d’électeurs. Que les partis se cassent la tête entre eux, le peuple n’a cure de ce qui en arrivera, à moins qu’en se battant ils ne viennent à fouler ses champs : auquel cas il se fâche et étrille au hasard l’un et l’autre partis. Il n’agit pas, il réagit, peu importe dans quel sens, contre toutes les exagérations qui gênent son travail et son repos. Rois, empereurs, républiques, curés, francs-maçons, socialistes, quels que soient ses chefs, tout ce qu’il leur demande, c’est de le protéger contre les grands dangers communs : la guerre, le désordre, les épidémies, — et, pour le reste, de le laisser en paix cultiver son jardin. Au fond, il pense :
— Est-ce que ces animaux-là ne me laisseront pas tranquille ?
Mais ces animaux-là sont si bêtes qu’ils harcèlent le bonhomme et qu’ils n’auront pas de cesse qu’il ne prenne enfin sa fourche et ne les flanque à la porte, — comme il arrivera, quelque jour, de nos parlementaires. Jadis, il s’est emballé pour de grandes entreprises. Cela lui arrivera peut-être encore, quoiqu’il ait jeté sa gourme depuis longtemps ; en tout cas, ses emballements ne durent guère ; vite, il revient à sa compagne séculaire : la terre. C’est elle qui attache les Français à la France, beaucoup plus que les Français. Ils sont tant de peuples différents qui travaillent depuis des siècles, côte à côte, sur cette brave terre, que c’est elle qui les unit, c’est elle leur grand amour. À travers heur et malheur, ils la cultivent sans cesse ; et tout leur est bon, les moindres lopins du sol.
Christophe regardait. Aussi loin qu’on pût voir, le long de la route, autour des marécages, sur la pente des rochers, à travers les champs de bataille et les ruines de l’action, la montagne, la plaine de France, tout était cultivé et fleuri : c’était le grand jardin de la civilisation européenne. Son charme incomparable ne tenait pas moins à la bonne terre féconde qu’à l’effort opiniâtre d’un peuple infatigable, qui jamais, depuis des siècles, n’avait cessé de la remuer, de l’ensemencer et de la faire plus belle.
L’étrange peuple ! Chacun le dit inconstant ; et rien ne change, en lui. Les yeux avertis d’Olivier retrouvaient dans la statuaire gothique tous les types des provinces d’aujourd’hui ; de même que dans les crayons des Clouet et des Dumoustier, les figures fatiguées et ironiques des mondains et des intellectuels ; ou dans les Lenain, l’esprit et les yeux clairs des ouvriers et des paysans d’Île-de-France ou de Picardie. C’était aussi la pensée d’autrefois qui circulait à travers les consciences d’aujourd’hui. L’esprit de Pascal était vivant, non seulement chez l’élite raisonneuse et religieuse, mais chez d’obscurs bourgeois, ou chez des syndicalistes révolutionnaires. L’art de Corneille et de Racine était vivant pour le peuple, plus encore que pour l’élite, car il était moins pénétré d’influences étrangères ; un petit employé de Paris se sentait plus près d’une tragédie du temps du roi Louis XIV que d’un roman de Tolstoï ou d’un drame d’Ibsen. Les chants du moyen âge, le vieux Tristan français, avaient plus de parenté avec les Français modernes, que le Tristan de Wagner. Les fleurs de la pensée, qui, depuis le xiie siècle, ne cessaient de s’épanouir dans le parterre français, si diverses qu’elles fussent, étaient toutes parentes entre elles, toutes différentes de tout ce qui les entourait.
Christophe ignorait trop la France pour bien saisir la constance de ses traits. Ce qui le frappait surtout dans ce riche paysage, c’était le morcellement extrême de la terre. Comme le disait Olivier, chacun avait son jardin ; et chaque jardin, chaque lopin était séparé des autres par des murs, des haies vives, des clôtures de toute sorte. Tout au plus s’il y avait, çà et là, quelques prés et quelques bois communaux, ou si les habitants d’un côté de la rivière se trouvaient forcément plus rapprochés entre eux que de ceux de l’autre côté. Chacun s’enfermait chez soi ; et il semblait que cet individualisme jaloux, au lieu de s’affaiblir après des siècles de voisinage, fût plus fort que jamais. Christophe pensait :
— Comme ils sont seuls !
Rien de plus caractéristique, en ce sens, que la maison qu’habitaient Christophe et Olivier. C’était un petit monde en raccourci, une petite France honnête et laborieuse, sans rien qui rattachât entre eux ses divers éléments. Une maison à cinq étages, une vieille maison branlante qui s’inclinait sur le côté, avec ses planchers qui craquaient et ses plafonds vermoulus. La pluie entrait chez Christophe et Olivier qui logeaient sous le toit ; on avait dû se décider à faire venir les ouvriers, pour rafistoler tant bien que mal la toiture : Christophe les entendait travailler et causer, au-dessus de sa tête. Il y en avait surtout un, qui l’amusait et l’agaçait ; il ne s’interrompait pas un instant de parler tout seul, rire, chanter, dire des balivernes, siffler des inepties, se causer avec soi-même, sans cesser de travailler ; il ne pouvait rien faire, sans annoncer ce qu’il faisait :
— Je vas encore mettre un clou. Où est-ce qu’est mon outil ? Je mets un clou. J’en mets deux. Encore un coup de marteau ! Là, ma vieille, ça y est…
Lorsque Christophe jouait, il se taisait un moment, écoutait, puis se remettait à siffler de plus belle ; aux passages entraînants, il marquait la mesure sur le toit, à grands coups de marteau. Christophe exaspéré finit par grimper sur une chaise, et passa la tête par la lucarne de la mansarde pour lui dire des injures. Mais à peine l’eut-il vu, à califourchon sur le toit, avec sa bonne figure joviale, la joue gonflée de clous, qu’il éclata de rire, et l’homme en fit autant. Christophe, oubliant ses griefs, se mit à causer. Ce ne fut qu’à la fin qu’il se rappela pourquoi il s’était mis à sa fenêtre :
— Ah ! à propos, dit-il, je voulais vous demander : est-ce que mon piano ne vous gêne pas ?
L’autre l’assura que non ; mais il le pria de jouer des airs moins lents, parce que, comme il suivait la mesure, cela le retardait dans son travail. Ils se quittèrent bons amis. En un quart d’heure, ils avaient échangé plus de paroles que Christophe n’en dit, en six mois, à tous ceux qui habitaient sa maison.
Il y avait deux appartements par étage, l’un de trois pièces, l’autre de deux seulement. Pas de chambres de domestiques : chaque ménage faisait son service soi-même, sauf les locataires du rez-de-chaussée et du premier, qui occupaient les deux appartements réunis.
Au cinquième, Christophe et Olivier avaient comme voisin de palier l’abbé Corneille, un prêtre d’une quarantaine d’années, fort instruit, d’esprit libre, de large intelligence, ancien professeur d’exégèse dans un grand séminaire, et récemment censuré par Rome, pour son esprit moderniste. Il avait accepté son blâme, sans se soumettre au fond, mais en silence, n’essayant point de lutter, refusant les moyens qui lui étaient offerts d’exposer publiquement ses doctrines, fuyant le bruit, et préférant la ruine de ses pensées à l’apparence du scandale. Christophe n’arrivait pas à comprendre ce type de révolté résigné. Il avait essayé de causer avec lui ; mais le prêtre, très poli, restait froid, ne parlait de rien de ce qui l’intéressait le plus, mettait sa dignité à se murer vivant.
À l’étage au-dessous, dans l’appartement identique à celui des deux amis, habitait une famille Élie Elsberger : un ingénieur, sa femme, et leurs deux petites filles de sept à dix ans : gens distingués, sympathiques, vivant renfermés chez eux, surtout par fausse honte de la situation gênée où ils se trouvaient. La jeune femme, qui faisait vaillamment son ménage, en était mortifiée ; elle eût accepté le double de fatigue pour que personne n’en sût rien : c’était encore là un sentiment qui échappait à Christophe. Ils étaient de famille protestante, et de l’Est de la France. Tous deux avaient été, quelques années avant, emportés par l’ouragan de l’affaire Dreyfus ; ils s’étaient, l’un et l’autre, passionnés pour cette cause, jusqu’à la frénésie, comme des milliers de Français sur qui, pendant sept ans, passa le vent furieux de cette sainte hystérie. Ils y avaient sacrifié leur repos, leur situation, leurs relations ; ils y avaient brisé de chères amitiés ; ils avaient failli y ruiner leur santé. Pendant des mois, ils n’en dormaient plus, ils n’en mangeaient plus, ils ressassaient indéfiniment les mêmes arguments, avec un acharnement de maniaques ; ils s’exaltaient l’un l’autre ; malgré leur timidité et leur peur du ridicule, ils avaient pris part à des manifestations, parlé dans des meetings ; ils en revenaient, la tête hallucinée, le cœur malade ; et ils pleuraient ensemble, la nuit. Ils avaient dépensé dans le combat une telle force d’enthousiasme et de passions que, lorsque la victoire était venue, il ne leur en restait plus assez pour se réjouir ; ils en étaient demeurés vidés d’énergie, fourbus, pour la vie. Si hautes avaient été les espérances, si pure l’ardeur du sacrifice que le triomphe avait paru dérisoire, au prix de ce qu’on avait rêvé. Pour ces âmes tout d’une pièce où il n’y avait place que pour une seule vérité, les transactions de la politique, les compromis de leurs héros avaient été une déception amère. Ils avaient vii leurs compagnons de luttes, ces gens qu’ils avaient crus animés de la même passion unique pour la justice, — une fois l’ennemi vaincu, se ruer à la curée, s’emparer du pouvoir, rafler les honneurs et les places, et piétiner la justice, à leur tour. Seule, une poignée d’hommes restés fidèles à leur foi, pauvres, isolés, rejetés par tous les partis, et les rejetant tous, se tenaient dans l’ombre, à l’écart les uns des autres, rongés de tristesse et de neurasthénie, n’espérant plus en rien, avec le dégoût des hommes et la lassitude écrasante de la vie. L’ingénieur et sa femme étaient de ces vaincus.
Ils ne faisaient aucun bruit dans la maison ; ils avaient une peur maladive de gêner leurs voisins, d’autant plus qu’ils souffraient d’être gênés par eux, et qu’ils mettaient leur orgueil à ne pas s’en plaindre. Christophe avait pitié des deux petites filles, dont les élans de gaieté, le besoin de crier, de sauter et de rire, étaient, à tout instant, comprimés. Il adorait les enfants, et il faisait mille amitiés à ses petites voisines, quand il les rencontrait dans l’escalier. Les fillettes, d’abord intimidées, n’avaient pas tardé à se familiariser avec Christophe, qui avait toujours pour elles quelque drôlerie à raconter, ou quelque friandise ; elles parlaient de lui à leurs parents ; et ceux-ci, qui avaient commencé par voir ces avances, d’un assez mauvais œil, se laissèrent gagner par l’air de franchise de leur bruyant voisin, dont ils avaient maudit plus d’une fois le piano et le remue-ménage endiablé, au-dessus de leurs têtes : — (car Christophe, qui étouffait dans sa chambre, tournait comme un ours en cage.) — Ce ne fut pas sans peine qu’ils lièrent conversation. Les manières un peu rustres et brusques de Christophe donnaient parfois un haut-le-corps à Élie Elsberger. Vainement, l’ingénieur voulut maintenir entre l’Allemand et lui le mur de réserve, derrière lequel il s’abritait : impossible de résister à l’impétueuse bonne humeur de cet homme qui vous regardait avec de braves yeux affectueux, sans arrière-pensée. Christophe arrachait de loin en loin quelques confidences à son voisin. Elsberger était un curieux esprit, courageux et apathique, chagrin et résigné. Il avait l’énergie de porter avec dignité une vie difficile, mais non pas de la changer. On eût dit qu’il lui savait gré de justifier son pessimisme. Justement, on venait de lui offrir au Brésil une situation avantageuse, une entreprise à diriger ; mais il avait refusé, par crainte des risques du climat pour la santé des siens.
— Eh bien, laissez-les, dit Christophe. Allez-y seul, et faites fortune pour eux.
— Les laisser ! s’était écrié l’ingénieur. On voit bien que vous n’avez pas d’enfants.
— Je vous assure que, si j’en avais, je penserais de même.
— Jamais ! Jamais !… Et puis, laisser le pays !… Non. J’aime mieux souffrir ici.
Christophe trouvait singulière cette façon d’aimer son pays et les siens, qui consistait à végéter ensemble. Olivier la comprenait :
— Pense donc, disait-il, risquer de mourir là-bas, sur une terre qui ne vous connaît pas, loin de ceux qu’on aime ! Tout vaut mieux que cette horreur. Et puis, pour quelques années qu’on a à vivre, cela ne vaut pas la peine de tant s’agiter !…
— Comme s’il fallait penser toujours à mourir ! disait Christophe, en haussant les épaules. Et même si cela arrive, est-ce que ce n’est pas mieux de mourir en luttant pour le bonheur de ceux qu’on aime, que de s’éteindre dans l’apathie ?
Sur le même palier, dans le petit appartement du quatrième étage, logeait un ouvrier électricien, nommé Aubert. — Si celui-là vivait isolé du reste de la maison, ce n’était point tout à fait sa faute. Cet homme, sorti du peuple, avait un désir passionné de n’y plus jamais rentrer. Petit, l’air souffreteux, il avait le front dur, une barre au-dessus des yeux, dont le regard vif et droit s’enfonçait comme une vrille ; la moustache blonde, la bouche persifleuse, une façon de parler sifflotante, la voix voilée, un foulard autour du cou, la gorge toujours malade, irritée encore par sa manie perpétuelle de fumer, une activité fébrile, un tempérament de phtisique. Il était un mélange de fatuité, d’ironie, d’amertume, qui recouvraient un esprit enthousiaste, emphatique, naïf, mais constamment déçu par la vie. Bâtard de quelque bourgeois qu’il n’avait jamais connu, élevé par une mère qu’il était impossible de respecter, il avait vu bien des choses tristes et sales dans sa petite enfance. Il avait fait toutes sortes de métiers, voyagé beaucoup en France. Avec une volonté admirable de s’instruire, il s’était formé seul, au prix d’efforts inouïs ; il lisait tout : histoire, philosophie, poètes décadents ; il était au courant de tout : théâtre, expositions, concerts ; il avait un culte attendrissant de l’art, de la littérature, de la pensée bourgeoise : elles le fascinaient. Il était imbibé de l’idéologie vague et brûlante qui faisait délirer les bourgeois des premiers temps de la Révolution. Il croyait avec certitude à l’infaillibilité de la raison, au progrès illimité, — quo non ascendam ? — à l’avènement prochain du bonheur sur la terre, à la science omnipotente, à l’Humanité-Dieu, et à la France, fille aînée de l’Humanité. Il avait un anticléricalisme enthousiaste et crédule qui lui faisait assimiler la religion, — surtout le catholicisme, — à l’obscurantisme, et qui voyait dans le prêtre l’ennemi-né de la lumière. Socialisme, individualisme, chauvinisme, se heurtaient dans sa tête. Il était humanitaire d’esprit, despotique de tempérament, et anarchiste de fait. Orgueilleux, il savait les manques de son éducation, et, dans la conversation, il était très prudent ; il faisait son profit de tout ce qu’on disait devant lui, mais il ne voulait pas demander conseil : cela l’humiliait ; or, quelles que fussent son intelligence et son adresse, elles ne pouvaient pas tout à fait suppléer à l’éducation. Il s’était mis en tête d’écrire. Comme tant de gens en France qui n’ont pas appris, il avait le don du style, et il voyait bien ; mais il pensait confusément. Il avait montré quelques pages de ses élucubrations à un grand homme de journal en qui il croyait et qui s’était moqué de lui. Profondément humilié, depuis lors, il ne parlait plus à personne de ce qu’il faisait. Mais il continuait d’écrire : c’était pour lui un besoin de se répandre et une joie orgueilleuse. Intérieurement, il était très satisfait de ses pages éloquentes et de ses pensées philosophiques, qui ne valaient pas un liard. Et il ne faisait nul cas de ses notations de la vie réelle qui étaient excellentes. Il avait la marotte de se croire philosophe et de vouloir composer du théâtre social, des romans à idées. Il résolvait sans peine les questions insolubles, et il découvrait l’Amérique, à chaque pas. Quand il s’apercevait ensuite qu’elle était découverte, il en était déçu, humilié, un peu amer ; il n’était pas loin d’en accuser l’injustice et l’intrigue. Il brûlait d’un amour de la gloire et d’une ardeur de dévouement, qui souffrait de ne pas trouver où ni comment s’employer. Son rêve eût été d’être un grand homme de lettres, de faire partie de cette élite écrivassière, qui lui apparaissait revêtue d’un prestige surnaturel. Malgré son désir de se faire illusion, il avait trop de bon sens et d’ironie pour ne pas savoir qu’il n’avait aucune chance pour cela. Mais il eût voulu au moins vivre dans cette atmosphère d’art et de pensée bourgeoise, qui de loin lui semblait lumineuse et pure de toute médiocrité. Ce désir, bien innocent, avait le tort de lui rendre pénible la société des gens avec qui sa condition l’obligeait à vivre. Et comme la société bourgeoise, dont il cherchait à se rapprocher, lui tenait porte close, il en résultait qu’il ne voyait personne. Aussi Christophe n’eut-il aucun effort à faire pour entrer en relations avec lui. Il dut plutôt, très vite, se garer de lui : sans quoi Aubert eût été plus souvent chez Christophe que chez lui. Il était trop heureux de trouver un artiste à qui parler musique, théâtre, etc. Mais Christophe, comme on l’imagine, n’y trouvait pas le même intérêt : avec un homme du peuple, il eût préféré causer du peuple. Or c’était ce que l’autre ne voulait, ne savait plus.
À mesure qu’on descendait aux étages inférieurs, les rapports devenaient naturellement plus lointains entre Christophe et les autres locataires. Au reste, il eût fallu avoir je ne sais quel secret magique, un Sésame, ouvre-toi, pour pénétrer chez les gens du troisième. — D’un côté, habitaient deux dames, qui s’hypnotisaient dans un deuil déjà ancien : Mme Germain, une femme de trente-cinq ans, qui avait perdu son mari et sa petite fille, et qui vivait en recluse, avec sa belle-mère, âgée et dévote. — De l’autre côté du palier, était installé un personnage énigmatique, d’âge indécis, entre cinquante et soixante ans, avec une fillette d’une dizaine d’années. Il était chauve, avait une belle barbe bien soignée, une façon de parler douce, des manières distinguées, des mains aristocratiques. On le nommait : M. Watelet. On le disait anarchiste, révolutionnaire, étranger, on ne savait trop de quel pays, Russe ou Belge. En réalité, il était Français du Nord, et il n’était plus guère révolutionnaire ; mais il vivait sur sa réputation passée. Il avait été mêlé à la Commune de 71, condamné à mort ; il avait échappé, il ne savait lui-même comment ; et pendant une dizaine d’années, il avait vécu un peu partout en Europe. Il avait été le témoin de tant de vilenies pendant la tourmente parisienne, et après, et aussi dans l’exil, et aussi depuis son retour, parmi ses anciens compagnons ralliés au pouvoir, et aussi dans les rangs de tous les partis révolutionnaires, qu’il s’était retiré d’eux, gardant pacifiquement ses convictions pour lui-même, sans tache, et inutiles. Il lisait beaucoup, écrivait un peu des livres doucement incendiaires, tenait — (à ce qu’on prétendait) — les fils de mouvements anarchistes très lointains, dans l’Inde, ou dans l’Extrême-Orient, s’occupait de la révolution universelle, et, en même temps, de recherches non moins universelles, mais d’aspect plus débonnaire : une langue universelle, une méthode nouvelle pour l’enseignement populaire de la musique. Il ne frayait avec personne dans la maison ; il se contentait d’échanger avec ceux qu’il rencontrait des saluts excessivement polis. Il consentit pourtant à dire à Christophe quelques mots de sa méthode musicale. C’était ce qui pouvait le moins intéresser Christophe : les signes de sa pensée ne lui importaient guère ; en quelque langue que ce fût, il fût toujours parvenu à l’exprimer. Mais l’autre n’en démordait point, et continuait d’expliquer son système, avec un doux entêtement ; du reste de sa vie, Christophe ne put rien savoir. Aussi ne s’arrêtait-il plus, quand il le croisait dans l’escalier, que pour regarder la fillette, qui toujours l’accompagnait : une petite fille blonde, pâlotte, de sang pauvre, les yeux bleus, le profil d’un dessin un peu sec, le corps frêle, très proprement mise toujours, l’air souffreteux et pas très expressif. Il croyait, comme tout le monde, qu’elle était la fille de Watelet. C’était une petite orpheline, une fille d’ouvriers, que Watelet avait adoptée, à l’âge de quatre ou cinq ans, après la mort des parents dans une épidémie. Il s’était pris d’un amour presque sans bornes pour les pauvres, surtout pour les enfants pauvres. C’était chez lui une tendresse mystique, à la Vincent de Paule. Comme il se méfiait de toute charité officielle, et qu’il savait ce qu’il fallait penser des associations philanthropiques, il entendait faire la charité seul ; il s’en cachait : il y trouvait une jouissance secrète. Il avait appris la médecine, afin de se rendre utile. Un jour qu’il était entré chez un ouvrier du quartier, il avait trouvé des malades, il s’était mis à les soigner ; il avait quelques connaissances médicales, il avait entrepris de les compléter. Il ne pouvait voir un enfant souffrir : cela lui déchirait le cœur. Mais aussi, quelle joie exquise, quand il était parvenu à arracher au mal un de ces pauvres petits êtres, quand un pâle sourire reparaissait, pour la première fois, sur le visage maigriot ! Le cœur de Watelet se fondait. C’étaient là des minutes de paradis. Elles lui faisaient oublier les ennuis qu’il avait trop souvent avec ses obligés. Car il était rare qu’ils lui témoignassent beaucoup de reconnaissance. D’autre part, la concierge était furieuse de voir tant d’individus aux pieds sales monter son escalier : elle se plaignait aigrement. Le propriétaire, inquiet de ces réunions d’anarchistes, faisait des observations. Watelet songeait à quitter l’appartement ; mais il lui en coûtait : il avait ses petites manies ; il était doux et tenace, il laissait dire.
Christophe gagna un peu sa confiance, par l’amour qu’il témoignait aux enfants. Ce fut le lien commun. Christophe ne pouvait rencontrer la fillette, sans un serrement de cœur : car, sans qu’il pût dire pourquoi, par une de ces mystérieuses analogies de formes, que l’instinct perçoit immédiatement, en dehors de la conscience, l’enfant lui rappelait la petite fille de Sabine, son premier et lointain amour, l’ombre éphémère, dont la grâce silencieuse ne s’était jamais effacée de son cœur. Aussi s’intéressait-il à la petite pâlotte, qu’on ne voyait jamais ni sauter, ni courir, dont on entendait à peine la voix, qui n’avait aucune amie de son âge, qui était toujours seule, muette, s’amusant sans bruit à des jeux immobiles, avec une poupée ou un morceau de bois, remuant les lèvres, tout bas, pour se raconter quelque chose. Elle était affectueuse et un peu indifférente ; il y avait en elle quelque chose d’étranger et d’incertain ; mais le père adoptif ne le voyait pas, il aimait trop. Hélas ! cet incertain, cet étranger n’existe-t-il pas toujours, même dans les enfants de notre chair ?… — Christophe essaya de faire connaître à la petite solitaire les fillettes de l’ingénieur. Mais de la part de Elsberger comme de celle de Watelet, il se heurta à une fin de non-recevoir, polie, mais catégorique. Ces gens-là semblaient mettre leur point d’honneur à s’enterrer vivants, chacun dans une case à part. À la rigueur, ils eussent consenti, chacun, à aider l’autre ; mais chacun avait peur qu’on ne crût que c’était lui qui avait besoin d’aide ; et comme, des deux côtés, l’amour-propre était le même, — la même aussi, la situation précaire, — il n’y avait pas d’espoir qu’aucun d’eux se décidât le premier à tendre la main à l’autre.
Le grand appartement du second étage restait presque toujours vide. Le propriétaire de la maison se l’était réservé ; et il n’était jamais là. C’était un ancien commerçant, qui avait arrêté net ses affaires, aussitôt qu’il avait atteint un certain chiffre de fortune, qu’il s’était fixé. Il passait la majeure partie de l’année, hors de Paris : l’hiver, dans quelque hôtel de la Côte d’Azur ; l’été, sur quelque plage de Normandie, vivant en petit rentier, qui se donne à peu de frais l’illusion du luxe, en regardant le luxe des autres, et en menant, comme eux, une vie inutile.
Le petit appartement était loué à un couple sans enfants : M. et Mme Arnaud. Le mari, qui avait quarante à quarante-cinq ans, était professeur dans un lycée. Accablé d’heures de cours, de copies, de répétitions, il n’avait jamais pu arriver à écrire sa thèse ; il avait fini par y renoncer. La femme, de dix ans plus jeune, était gentille, excessivement timide. Intelligents tous deux, instruits, s’aimant bien, ils ne connaissaient personne, et ne sortaient jamais de chez eux. Le mari n’avait pas le temps. La femme avait trop de temps ; mais c’était une brave petite, qui combattait ses accès de mélancolie, quand elle en avait, et qui surtout les cachait, s’occupant du mieux qu’elle pouvait, tâchant de s’instruire, prenant des notes pour son mari, recopiant les notes de son mari, raccommodant les habits de son mari, se faisant elle-même ses robes, ses chapeaux. Elle eût bien voulu aller de temps en temps au théâtre ; mais Arnaud n’y tenait guère : il était trop fatigué, le soir. Et elle se résignait.
Leur grande joie, c’était la musique. Ils l’adoraient tous deux. Il ne savait pas jouer, d’ailleurs ; et elle, n’osait pas, bien qu’elle sût ; quand elle jouait devant quelqu’un, même devant son mari, on eût dit un enfant qui pianotait. Cela leur suffisait pourtant ; et Gluck, Mozart, Beethoven, qu’ils balbutiaient, étaient des amis pour eux ; ils savaient leur vie en détail, et leurs souffrances les pénétraient d’amour et de pitié. Les beaux livres aussi, les bons livres, lus en commun, étaient un bonheur. Mais il n’y en a guère dans la littérature d’aujourd’hui : les écrivains ne s’occupent pas de ceux qui ne peuvent leur apporter ni réputation, ni plaisir, ni argent, comme ces humbles lecteurs, qu’on ne voit jamais dans le monde, qui n’écrivent nulle part, qui ne savent qu’aimer et se taire. Cette lumière silencieuse de l’art, qui prenait en ces cœurs honnêtes et religieux un caractère presque surnaturel, et leur affection commune, suffisaient à les faire vivre en paix, assez heureux, quoiqu’un peu tristes — (cela ne se contredit point), — bien seuls, un peu meurtris. Ils étaient l’un et l’autre très supérieurs à leur position. M. Arnaud était plein d’idées ; mais il n’avait ni le temps, ni le courage maintenant de les écrire. Il fallait trop se remuer pour faire paraître des articles, des livres : cela n’en valait pas la peine ; vanité inutile ! c’était si peu de chose auprès des penseurs qu’il aimait ! Il aimait trop les belles œuvres d’art, pour vouloir faire de l’art, lui-même : il eût jugé cette prétention impertinente et ridicule. Son lot lui semblait de les répandre. Il faisait donc profiter ses élèves de ses idées : ils en feraient des livres plus tard, — sans le nommer, bien entendu. — Personne ne dépensait autant d’argent que lui, pour souscrire à des publications. Ce sont toujours les pauvres qui sont le plus généreux : ils achètent leurs livres ; les autres se croiraient déshonorés, s’ils ne réussissaient à les avoir pour rien. Arnaud se ruinait en livres : c’était là son faible, — son vice. Il en était honteux, il s’en cachait à sa femme. Elle ne le lui reprochait pourtant pas, elle en eût bien fait autant. — Et avec cela, ils formaient toujours de beaux projets d’économies, en vue d’un voyage en Italie, — qu’ils ne feraient jamais, ils le savaient eux-mêmes ; et ils étaient les premiers à rire de leur incapacité à garder de l’argent. Arnaud se consolait. Sa chère femme lui suffisait, et sa vie de travail et de joies intérieures. Est-ce que cela ne lui suffisait pas aussi, à elle ? — Elle disait : oui. Elle n’osait pas dire qu’il lui serait doux que son mari eût quelque réputation, qui rejaillirait un peu sur elle, qui éclairerait sa vie, qui y apporterait du bien-être : c’est beau, la joie intérieure ; mais un peu de lumière du dehors fait tant de bien aussi, de temps en temps !… Mais elle ne disait rien, parce qu’elle était timide ; et puis, elle savait que même s’il voulait parvenir à la réputation, il ne serait pas sûr de pouvoir : trop tard, maintenant !… Leur plus gros regret était de ne pas avoir d’enfant. Ils se le cachaient mutuellement ; et ils n’en avaient que plus de tendresse l’un pour l’autre : c’était comme si ces pauvres gens avaient eu à se faire pardonner, l’un à l’autre. Mme Arnaud était bonne, affectueuse ; elle eût aimé à se lier avec Mme Elsberger. Mais elle n’osait pas : on ne lui faisait aucune avance. Quant à Christophe, mari et femme n’eussent pas demandé mieux que de le connaître : ils étaient fascinés par sa lointaine musique. Mais, pour rien au monde, ils n’eussent fait les premiers pas : cela leur eût paru indiscret.
Le premier étage était occupé en entier par M. et Mme Félix Weil. De riches juifs, sans enfants, qui passaient six mois de l’année à la campagne, aux environs de Paris. Bien qu’ils fussent depuis vingt ans dans la maison, — (ils y restaient par habitude, quoiqu’il leur eût été facile de trouver un appartement plus en rapport avec leur fortune), — ils y semblaient toujours des étrangers de passage. Ils n’avaient jamais adressé la parole à aucun de leurs voisins, et l’on n’en savait pas plus long sur eux qu’au premier jour. Ce n’était pas une raison pour qu’on se privât de les juger : bien au contraire. Ils n’étaient pas aimés. Et sans doute, ils ne faisaient rien pour cela. Pourtant, ils eussent mérité d’être un peu mieux connus : ils étaient, l’un et l’autre, d’excellentes gens, et d’intelligence remarquable. Le mari, âgé d’une soixantaine d’années, était assyriologue, fort connu par des fouilles célèbres dans l’Asie centrale ; esprit ouvert et curieux comme la plupart des esprits de sa race, il ne se limitait pas à ses études spéciales ; il s’intéressait à une infinité de choses : beaux-arts, questions sociales, toutes les manifestations de la pensée contemporaine. Elles ne suffisaient pas à l’occuper : car elles l’amusaient toutes, et aucune ne le passionnait. Il était très intelligent, trop intelligent, trop libre de tout lien, toujours prêt à détruire d’une main ce qu’il construisait de l’autre ; car il construisait beaucoup : œuvres et théories ; c’était un grand travailleur ; par habitude, par hygiène d’esprit, il continuait de creuser patiemment et assez profondément son sillon dans la science, sans croire à l’utilité de ce qu’il faisait. Il avait toujours eu le malheur d’être riche : en sorte qu’il n’avait jamais connu l’intérêt de la lutte pour vivre ; et depuis ses campagnes en Orient, dont il s’était lassé après quelques années, il n’avait plus accepté aucune fonction officielle. En dehors de ses travaux personnels, il s’occupait cependant, avec clairvoyance, de questions à l’ordre du jour, de réformes sociales d’un caractère pratique et immédiat, de la réorganisation de l’enseignement public en France ; il lançait des idées, il créait des courants ; il mettait en train de grandes machines intellectuelles, et il s’en dégoûtait aussitôt. Plus d’une fois, il avait scandalisé des gens que ses arguments avaient amenés à une cause, en leur faisant la critique la plus mordante et la plus décourageante de cette cause. Il ne le faisait pas exprès : c’était chez lui un besoin de nature ; très nerveux, ironique, il avait peine à tolérer les ridicules des choses et des gens, qu’il voyait avec une perspicacité gênante. Et comme il n’est pas de belle cause, ni de bonnes gens, qui, vus sous un certain angle ou avec un certain grossissement, n’offrent des côtés ridicules, il n’en était pas non plus que son ironie respectât longtemps. Cela n’était point destiné à lui attirer des amis. Pourtant, il avait la meilleure volonté de faire du bien aux gens ; il en faisait ; mais on lui en savait peu de gré ; ses obligés même ne lui pardonnaient pas, en secret, de s’être aperçus ridicules, dans ses yeux. Il avait besoin de ne pas trop voir les hommes pour les aimer. Non qu’il fût misanthrope. Il était trop peu sûr de soi pour ce rôle. Il était timide vis-à-vis de ce monde qu’il raillait ; au fond, il n’était pas certain que le monde n’eût pas raison, contre lui ; il évitait de se montrer trop différent des autres, il s’étudiait à calquer sur eux ses façons et ses opinions apparentes. Mais il avait beau faire : il ne pouvait s’abstenir de les juger ; il avait le sens aigu de toute exagération, de tout ce qui n’est pas simple ; et il ne savait point cacher son agacement. Il était surtout sensible aux ridicules des Juifs, parce qu’il les connaissait mieux ; et comme, malgré sa liberté d’esprit qui n’admettait pas les barrières des races, il se heurtait souvent à celles que lui opposaient les gens des autres races, — comme lui-même, en dépit qu’il en eût, se trouvait dépaysé dans la pensée chrétienne, il se repliait à l’écart, avec dignité, dans son labeur ironique, et dans l’affection profonde qu’il avait pour sa femme.
Le pire était que celle-ci n’était pas à l’abri de son ironie. C’était une femme bonne, active, désireuse de se rendre utile, toujours occupée d’œuvres charitables. D’une nature beaucoup moins complexe que son mari, elle était engoncée dans sa bonne volonté morale, et dans l’idée un peu raide, intellectuelle, mais très haute, qu’elle se faisait du devoir. Toute sa vie, assez mélancolique, sans enfants, sans grande joie, sans grand amour, reposait sur cette croyance morale, qui était surtout une volonté de croire. L’ironie du mari n’avait pas manqué de saisir la part de duperie volontaire qu’il y avait dans cette foi, et — (c’était plus fort que lui) — de s’égayer à ses dépens. Il était tissu de contradictions. Il avait du devoir un sentiment qui n’était pas moins haut que celui de sa femme, et, en même temps, un impitoyable besoin d’analyser, de critiquer, de n’être pas dupe, qui lui faisait déchiqueter, mettre en pièces, son impératif moral. Il ne voyait pas qu’il sapait le sol sous les pas de sa femme ; il la décourageait, d’une façon cruelle. Lorsqu’il le sentait, il en souffrait plus qu’elle ; mais le mal était fait. Ils n’en continuaient pas moins de s’aimer fidèlement, de travailler, et de faire du bien. Mais la dignité froide de la femme n’était pas mieux jugée que l’ironie du mari ; et comme ils étaient trop fiers pour proclamer le bien qu’ils faisaient, ou le désir qu’ils avaient d’en faire, on traitait leur réserve d’indifférence et leur isolement d’égoïsme. Et plus ils sentaient qu’on avait d’eux cette opinion, plus ils se seraient gardés de rien faire pour la combattre. Par réaction contre l’indiscrétion grossière de tant d’autres de leur race, ils étaient victimes d’un excès de réserve, où s’abritait beaucoup d’orgueil.
Quant au rez-de-chaussée, élevé de quelques marches au-dessus du petit jardin, il était habité par le commandant Chabran, un officier d’artillerie coloniale, en retraite ; cet homme vigoureux, encore jeune, avait fait de brillantes campagnes au Soudan et à Madagascar ; puis, brusquement, il avait tout envoyé promener, et s’était terré là, ne voulant plus entendre parler d’armée, passant ses journées à bouleverser ses plates-bandes, à étudier sans succès des exercices de flûte, à bougonner contre la politique, et à rabrouer sa fille, qu’il adorait : une jeune femme de trente ans, pas très jolie, mais aimable, qui se dévouait à lui, et ne s’était point mariée pour ne pas le quitter. Christophe les voyait souvent, en se penchant à sa fenêtre ; et, comme il est naturel, il faisait plus attention à la fille qu’au père. Elle passait une partie de ses après-midi au jardin, cousant, rêvassant, tripotant le jardin, toujours de bonne humeur avec son vieux bougon de père. On entendait sa voix calme et claire, répondant d’un ton rieur à la voix grondeuse du commandant, dont le pas traînait indéfiniment sur le sable des allées ; puis il rentrait, et elle restait assise, sur un banc du jardin, à coudre pendant des heures, sans bouger, sans parler, en souriant vaguement, tandis qu’à l’intérieur de la maison, l’officier désœuvré s’escrimait sur sa flûte aigrelette, ou, pour changer, faisait gauchement vagir un harmonium poussif, au grand amusement — ou agacement de Christophe — (cela dépendait des jours).
Tous ces gens-là vivaient côte à côte, dans la maison au jardin fermé, abrités des souffles du monde, hermétiquement clos même les uns aux autres. Seul, Christophe, avec son besoin d’expansion et son trop-plein de vie, les enveloppait tous, sans qu’ils le sussent, de sa vaste sympathie, aveugle et clairvoyante. Il ne les comprenait pas. Il n’avait pas les moyens de les comprendre. Il lui manquait l’intelligence psychologique d’Olivier. Mais il les aimait. D’instinct, il se mettait à leur place. Lentement montait en lui, par mystérieux effluves, la conscience obscure de ces vies voisines et lointaines, l’engourdissement de douleur de la femme en deuil, le silence stoïque des pensées orgueilleuses : du prêtre, du juif, de l’ingénieur, du révolutionnaire ; la flamme pâle et douce de tendresse et de foi qui, sans bruit, consumait les deux cœurs des Arnaud ; l’aspiration naïve de l’homme du peuple vers la lumière ; la révolte refoulée et l’action inutile que l’officier étouffait en lui ; et le calme résigné de la jeune fille, qui rêvait à l’ombre des lilas. Mais cette musique silencieuse des âmes, Christophe était le seul à la pénétrer ; ils ne l’entendaient pas ; chacun s’absorbait dans sa tristesse et dans ses rêves.
Tous travaillaient d’ailleurs, et le vieux savant sceptique, et l’ingénieur pessimiste, et le prêtre, et l’anarchiste, et tous ces orgueilleux, ou ces découragés. Et, sur le toit, le maçon chantait.
Autour de la maison, Christophe trouvait, chez les meilleurs, la même solitude morale, — même quand ils se groupaient.
Olivier l’avait mis en relations avec une petite revue, où il écrivait. Elle se nommait Ésope, et avait pris pour devise cette citation de Montaigne :
« On mit Æsope en vente avec deux autres esclaves. L’acheteur s’enquit du premier ce qu’il sçavoit faire ; celuy-là, pour se faire valoir, respondit monts et merveilles ; le deuxiesme en respondit autant de soy ou plus. Quand ce fut Æsope, et qu’on lui eut aussi demandé ce qu’il sçavoit faire : — Rien, fit-il, car ceux-cy ont tout préoccupé ; ils sçavent tout. »
Pure attitude de réaction dédaigneuse contre « l’impudence, comme disait déjà Montaigne, de ceux qui font profession de savoir, et contre leur outrecuidance démesurée ! » Les prétendus sceptiques de la revue : Ésope étaient, au fond, de ceux qui avaient la foi la mieux trempée. Mais aux yeux du public, ce masque d’ironie et d’ignorance hautaine avait, naturellement, peu d’attraits ; il était fait pour dérouter. On n’a le peuple avec soi que quand on lui apporte des paroles de vie simple, claire, vigoureuse, et certaine. Il aime mieux un robuste mensonge qu’une vérité anémique. Le scepticisme ne lui agrée que lorsqu’il recouvre quelque bon gros naturalisme, ou quelque idolâtrie chrétienne. Le pyrrhonisme dédaigneux dont s’enveloppait l’Ésope, ne pouvait être entendu que d’un petit nombre d’esprits, — « alme sdegnose », — qui connaissaient leur solidité cachée. Cette force était perdue pour l’action, pour la vie.
Ils n’en avaient cure. Plus la France se démocratisait, plus sa pensée, son art, sa science semblaient s’aristocratiser. La science, abritée derrière ses langues spéciales, au fond de son sanctuaire, recouverte d’un triple voile, que les initiés seuls avaient le pouvoir d’écarter, était moins accessible qu’au temps de Buffon et des Encyclopédistes. L’art, — celui, du moins, qui avait le respect de soi-même et le culte du beau, — n’était pas moins hermétique ; il méprisait le peuple. Même parmi les écrivains moins soucieux de beauté que d’action, parmi ceux qui donnaient le pas aux idées morales sur les idées esthétiques, régnait souvent un étrange esprit aristocratique. Ils paraissaient plus occupés de conserver en eux la pureté de leur flamme intérieure que de la communiquer aux autres. On eût dit qu’ils ne tenaient pas à faire vaincre leurs idées, mais seulement à les affirmer.
Il en était pourtant dans le nombre, qui se mêlaient d’art populaire. Entre les plus sincères, les uns jetaient dans leurs œuvres des idées anarchistes, destructives, des vérités à venir, lointaines, qui seraient peut-être bienfaisantes dans un siècle, ou dans vingt, mais qui, pour le moment, corrodaient l’âme, la brûlaient ; les autres écrivaient des pièces amères, ou ironiques, sans illusions, très tristes. Christophe en avait les jarrets coupés, pour deux jours, après les avoir lues.
— Et vous donnez cela au peuple ? demandait-il, apitoyé sur ces pauvres gens, qui venaient pour oublier leurs maux pendant quelques heures, et à qui l’on offrait ces lugubres divertissements. Il y a de quoi le mettre en terre !
— Sois tranquille, répondait Olivier, en riant. Le peuple ne vient pas.
— Il fait fichtrement bien ! Vous êtes fous. Vous voulez donc lui enlever tout courage à vivre ?
— Pourquoi ? Ne doit-il pas apprendre à voir, comme nous, la tristesse des choses, et à faire pourtant son devoir sans défaillance ?
— Sans défaillance ? J’en doute. Mais à coup sûr, sans plaisir. Et l’on ne va pas loin, quand on a tué dans l’homme le plaisir de vivre.
— Qu’y faire ? On n’a pas le droit de fausser la vérité.
— Mais on n’a pas non plus celui de la dire tout entière à tous.
— Et c’est toi qui parles ? Toi qui ne cesses pas de réclamer la vérité, toi qui prétends l’aimer plus que tout au monde !
— Oui, la vérité pour moi et pour ceux qui ont les reins assez forts pour la porter. Mais pour les autres, c’est une cruauté et une bêtise. Oui, je le vois maintenant. Dans mon pays, cela ne me serait jamais venu à l’idée ; là-bas, en Allemagne, ils n’ont pas, comme chez vous, la maladie de la vérité : ils tiennent trop à vivre ; ils ne voient, prudemment, que ce qu’ils veulent voir. Je vous aime de n’être pas ainsi : vous êtes braves, vous y allez franc jeu. Mais vous êtes inhumains. Quand vous croyez avoir déniché une vérité, vous la lâchez dans le monde, sans vous inquiéter si, comme les renards de la Bible, à la queue enflammée, elle ne va pas mettre le feu au monde. Que vous préfériez la vérité à votre bonheur, je vous en estime. Mais au bonheur des autres… halte-là ! Vous en prenez trop à votre aise. Il faut aimer la vérité plus que soi-même, mais son prochain plus que la vérité.
— Faut-il donc lui mentir ?
Christophe lui répondit par les paroles de Goethe :
— « Nous ne devons exprimer parmi les vérités les plus hautes que celles qui peuvent servir au bien du monde. Les autres, nous devons les garder en nous ; semblables aux douces lueurs d’un soleil caché, elles répandront leur lumière sur toutes nos actions. »
Mais ces scrupules ne les touchaient guère. Ils ne se demandaient point si l’arc qu’ils tenaient à la main lançait « l’idée ou la mort », ou toutes les deux ensemble. Ils étaient trop intellectuels. Ils manquaient d’amour. Quand un Français a des idées, il veut les imposer aux autres. Quand il n’en a pas, il le veut tout de même. Et quand il voit qu’il ne le peut, il se désintéresse des autres, il se désintéresse d’agir. C’était la raison principale pour laquelle cette élite s’occupait peu de politique, sauf pour geindre et se plaindre. Chacun s’enfermait dans sa foi, ou dans son manque de foi.
Bien des essais avaient été tentés pour combattre cet individualisme et tâcher de former des groupements entre ces hommes ; mais la plupart de ces groupes avaient immédiatement versé dans des parlotes littéraires, ou des factions ridicules. Les meilleurs s’annihilaient mutuellement. Il y avait là quelques hommes excellents, pleins de force et de foi, qui étaient faits pour rallier et guider les bonnes volontés faibles. Mais chacun avait son troupeau, et ne consentait pas à le fondre avec celui des autres. Ils étaient ainsi une poignée de petites revues, unions, associations, qui avaient toutes les vertus morales, hors une : l’abnégation ; car aucune ne voulait s’effacer devant les autres ; et, se disputant ainsi les miettes d’un public de braves gens, peu nombreux et encore moins fortunés, elles végétaient quelque temps, exsangues, affamées ; et elles tombaient enfin, pour ne plus se relever, non sous les coups de l’ennemi, mais — (le plus lamentable !) — sous leurs propres coups. — Les diverses professions, — hommes de lettres, auteurs dramatiques, poètes, prosateurs, professeurs, instituteurs, journalistes, — formaient une quantité de petites castes, qui elles-mêmes se subdivisaient en castes plus petites, dont chacune était fermée aux autres. Nulle pénétration mutuelle. Il n’y avait unanimité sur rien en France, qu’à des instants très rares où cette unanimité prenait un caractère épidémique, et, généralement, se trompait : car elle était maladive. Un individualisme fou régnait dans tous les ordres de l’activité française : aussi bien dans les travaux scientifiques que dans le commerce, où il empêchait les négociants de s’unir, d’organiser des ententes patronales. Cet individualisme n’était pas abondant et débordant, mais obstiné, replié. Être seul, ne devoir rien aux autres, ne pas se mêler aux autres, de peur de sentir son infériorité en leur compagnie, ne pas troubler la tranquillité de son isolement orgueilleux : c’était la pensée secrète de presque tous ces gens qui fondaient des revues « à côté », des théâtres « à côté », des groupes « à côté » ; revues, théâtres, groupes n’avaient le plus souvent d’autre raison d’être que le désir de n’être pas avec les autres, l’incapacité de s’unir avec les autres dans une action ou une pensée commune, la défiance des autres, quand ce n’était pas l’hostilité des partis, qui armait les uns contre les autres les hommes les plus dignes de s’entendre.
Même lorsque des esprits qui s’estimaient se trouvaient associés à une même tâche, comme Olivier et ses camarades de la revue Ésope, ils semblaient toujours rester, entre eux, sur le qui-vive ; ils n’avaient point cette bonhomie expansive, si commune en Allemagne, où elle devient facilement encombrante. Dans ce groupe de jeunes gens, il en était un surtout qui attirait Christophe, parce qu’il devinait en lui une force exceptionnelle : c’était un écrivain, inflexible de logique et de volonté, passionné d’idées morales, intraitable dans sa façon de les servir, prêt à leur sacrifier le monde entier et soi-même ; il avait fondé et il rédigeait presque à lui seul une revue pour les défendre ; il s’était juré d’imposer à l’Europe et à la France elle-même l’idée d’une France pure, héroïque et libre ; il croyait fermement que le monde reconnaîtrait un jour qu’il écrivait une des pages les plus intrépides de l’histoire de la pensée française ; — et il ne se trompait pas. Christophe eut désiré le connaître davantage et se lier avec lui. Mais il n’y avait pas moyen. Quoiqu’Olivier eût souvent affaire avec lui, ils se voyaient très peu et seulement pour affaires ; ils ne se disaient rien d’intime ; tout au plus échangeaient-ils quelques idées abstraites ; ou plutôt — (car, pour être exact, il n’y avait pas échange, et chacun gardait ses idées) — ils monologuaient ensemble, chacun de son côté. Cependant, c’étaient là des compagnons de luttes, et qui savaient leur prix.
Cette réserve avait des causes multiples, et difficiles à discerner, même à leurs propres yeux. D’abord, un excès de critique, qui voit trop nettement les différences irréductibles entre les esprits, et un excès d’intellectualisme qui attache trop d’importance à ces différences ; un manque de cette puissante et naïve sympathie qui a besoin, pour vivre, d’aimer, de dépenser son trop-plein d’amour. Peut-être aussi, l’écrasement de la tâche, la vie trop difficile, la fièvre de pensée, qui, le soir venu, ne laisse plus la force de jouir des entretiens amicaux. Enfin, ce sentiment terrible, qu’un Français craint de s’avouer, mais qui gronde trop souvent au fond de lui : qu’on n’est pas de la même race, qu’on est de races différentes, établies à des âges différents sur le sol de France, et qui, tout en étant alliées, ont peu de pensées communes, et ne doivent pas trop y songer, dans l’intérêt commun. Et, par-dessus tout, la passion enivrante et dangereuse de la liberté, qui fait que, quand on y a goûté, il n’est rien qu’on ne lui sacrifie. Cette libre solitude est d’autant plus précieuse qu’on a dû l’acheter par des années d’épreuves. L’élite s’y est réfugiée, pour échapper à l’asservissement des médiocres. C’est une réaction contre la tyrannie des blocs religieux ou politiques, des poids énormes qui écrasent l’individu, en France : la famille, l’opinion, l’État, les associations occultes, les partis, les coteries, les écoles. Imaginez un prisonnier qui aurait, pour s’évader, à sauter par-dessus vingt murailles qui l’enserrent. S’il parvient jusqu’au bout, sans s’être cassé le cou, et surtout sans s’être découragé, il faut qu’il soit bien fort. Rude école pour la volonté libre ! Mais ceux qui ont passé par là, en gardent, toute leur vie, le dur pli, la manie de l’indépendance, et l’impossibilité de se fondre jamais avec l’âme des autres.
À côté de la solitude par orgueil, il y avait celle par renoncement. Que de braves gens en France, dont toute la bonté, la fierté, l’affection, aboutissaient à se retirer de la vie ! Mille raisons, bonnes ou mauvaises, les empêchaient d’agir. Chez les uns, c’était l’obéissance, la timidité, la force de l’habitude. Chez les autres, le respect humain, la peur du ridicule, la peur de se mettre en vue, d’être livré aux jugements de la galerie, de se mêler de ce qui ne vous regarde pas, d’entendre prêter à des actes désintéressés des mobiles intéressés. Celui-ci ne voulait point prendre part à la lutte politique et sociale, celle-là se détournait des œuvres philanthropiques, parce qu’ils voyaient trop de gens qui s’en occupaient sans conscience et sans bon sens, et parce qu’ils avaient peur qu’on ne les assimilât à ces charlatans et à ces sots. Chez presque tous, le dégoût, la fatigue, la peur de l’action, de la souffrance, de la laideur, de la bêtise, du risque, des responsabilités, le terrible : « À quoi bon ? » qui anéantit la bonne volonté de tant de Français d’aujourd’hui. Ils sont trop intelligents, — (d’une intelligence sans larges coups d’aile), — ils voient trop toutes les raisons pour et contre. Manque de force. Manque de vie. Quand on est très vivant, on ne se demande pas pourquoi l’on vit ; on vit pour vivre, — parce que c’est une fameuse chose de vivre !
Enfin c’était, chez les meilleurs, un ensemble de qualités sympathiques et moyennes : une certaine philosophie, une modération de désirs, un attachement affectueux à la famille, au sol, aux habitudes morales, une discrétion, une peur de s’imposer, de gêner les autres, une pudeur de sentiment, une réserve perpétuelle. Tous ces traits aimables et charmants pouvaient très bien se concilier, en certains cas, avec la sérénité, avec le courage, avec la joie intérieure ; mais ils n’étaient pas sans rapports avec l’appauvrissement du sang, la décrue progressive de la vitalité française.
Le gracieux jardin d’en bas, au pied de la maison de Christophe et d’Olivier, au fond de ses quatre murs, était le symbole de cette petite France. C’était un coin de verdure, fermé au monde extérieur. Parfois, seulement, le grand vent du dehors, qui descendait en tourbillonnant, apportait à la jeune fille qui rêvait le souffle des champs lointains et de la vaste terre.
Maintenant que Christophe commençait à entrevoir les ressources cachées de la France, il s’indignait qu’elle se laissât opprimer par la canaille. Le demi-jour, où cette élite silencieuse s’enfonçait, lui était étouffant. Le stoïcisme est une belle chose, pour ceux qui n’ont plus de dents. Lui, il avait besoin du grand air, du grand public, du soleil de la gloire, de l’amour de milliers d’âmes, d’étreindre tous ceux qu’il aimait, de pulvériser ses ennemis, de lutter et de vaincre.
— Tu le peux, dit Olivier, tu es fort, tu es fait pour vaincre, par tes défauts — (pardonne !) — autant que par tes qualités. Tu as la chance de n’être pas d’une race, d’un peuple trop aristocratique. L’action ne te dégoûte pas. Tu serais même capable, au besoin, d’être un homme politique. — Et puis, tu as le bonheur inappréciable d’écrire en musique. On ne te comprend pas, tu peux tout dire. Si les gens savaient le mépris pour eux qu’il y a dans ta musique, et ta foi en ce qu’ils nient, et cet hymne perpétuel en l’honneur de ce qu’ils s’évertuent à tuer, ils ne te pardonneraient pas, et tu serais si bien entravé, poursuivi, harcelé par eux, que tu perdrais le meilleur de ta force à les combattre ; quand tu en aurais eu raison, le souffle te manquerait pour accomplir ton œuvre ; ta vie serait finie. Les grands hommes qui triomphent bénéficient d’un malentendu. On les admire, pour le contraire de ce qu’ils sont.
— Peuh ! fit Christophe, vous ne connaissez pas la lâcheté de vos maîtres. Je te croyais seul d’abord, je t’excusais de ne pas agir. Mais en réalité vous êtes toute une armée, qui pensez de même. Vous êtes cent fois plus forts que ceux qui vous oppriment, vous valez mille fois mieux, et vous vous en laissez imposer par leur effronterie ! Je ne vous comprends pas. Vous êtes dans le plus beau pays, vous êtes doués de la plus belle intelligence, du sens le plus humain, et vous ne faites rien de tout cela, vous vous laissez dominer, outrager, fouler aux pieds par une poignée de drôles. Soyez vous-mêmes, que diable ! N’attendez pas que le ciel vous aide, ou un Napoléon ! Levez-vous, unissez-vous. À l’œuvre, tous ! Balayez votre maison.
Mais Olivier, haussant les épaules, avec une lassitude ironique, dit :
— Se colleter avec eux ? Non, ce n’est pas notre rôle, nous avons mieux à faire. La violence me répugne. Je sais trop ce qui arriverait. Tous les vieux ratés aigris, les jeunes serins royalistes, les apôtres odieux de la brutalité et de la haine s’empareraient de mon action, et la déshonoreraient. Voudrais-tu pas que je reprisse la vieille devise de haine : Fuori Barbari ! ou : la France aux Français !
— Pourquoi pas ? dit Christophe.
— Non, ce ne sont pas là des paroles françaises. En vain s’efforce-t-on de les propager chez nous, sous couleur de patriotisme. Bon pour les patries barbares ! La nôtre n’est point faite pour la haine. Notre génie ne s’affirme point en niant ou détruisant les autres, mais en les absorbant. Laissez venir à nous et le Nord trouble et le Midi bavard…
— et l’Orient vénéneux ?
— et l’Orient vénéneux : nous l’absorberons comme le reste ; nous en avons absorbé bien d’autres ! Je ris des airs triomphants qu’il prend, et de la pusillanimité de certains de ma race. Il croit nous avoir conquis, il fait la roue sur nos boulevards, dans nos journaux, nos revues, sur nos scènes de théâtre, sur nos scènes politiques. Le sot ! Il est conquis. Il s’éliminera de lui-même, après nous avoir nourris. La Gaule a bon estomac ; en vingt siècles, elle a digéré plus d’une civilisation. Nous sommes à l’épreuve du poison… Bon pour vous. Allemands, de craindre ! Il faut que vous soyez purs, ou que vous ne soyez pas. Mais nous autres, ce n’est pas de pureté qu’il s’agit, c’est d’universalité. Vous avez un empereur, la Grande-Bretagne se dit un empire ; mais en fait, c’est notre génie latin qui est impérial. Nous sommes les citoyens de la Ville-Univers. Urbis. Orbis.
— Tout cela va bien, dit Christophe, tant que la nation est saine et dans la fleur de sa virilité. Mais un jour vient où son énergie tombe ; alors, elle risque d’être submergée par cet afflux étranger. Entre nous, ne te semble-t-il pas que ce jour est venu ?
— On l’a dit tant de fois depuis des siècles ! Et toujours notre histoire a démenti ces craintes. Nous avons traversé de bien autres épreuves, depuis le temps de la Pucelle, où, dans Paris désert, des bandes de loups rôdaient. Tout le débordement d’immoralité, la ruée au plaisir, la veulerie, l’anarchie de l’heure présente ne m’effraient point. Patience ! Qui veut durer, doit endurer. Je sais très bien qu’il y aura ensuite une réaction morale, — qui, d’ailleurs, ne vaudra pas beaucoup mieux, et qui conduira probablement à des sottises pareilles : les moins bruyants à la mener ne seront pas ceux qui vivent aujourd’hui de la corruption publique !… Mais que nous importe ? Tous ces mouvements n’effleurent pas le vrai peuple de France. Le fruit pourri ne pourrit pas l’arbre. Il tombe. Au reste, tous ces gens-là sont si peu de la nation ! Que nous fait qu’ils vivent ou qu’ils meurent ? Vais-je m’agiter pour former contre eux des ligues et des révolutions ? Le mal présent n’est pas l’œuvre d’un régime. C’est la lèpre du luxe, les parasites de la richesse intellectuelle et matérielle. Ils passeront.
— Après vous avoir rongés.
— Avec une telle race, il est interdit de désespérer. Il y a en elle une telle vertu cachée, une telle force de lumière et d’idéalisme agissant qu’elle se communique même à ceux qui l’exploitent et la ruinent. Même les politiciens avides et attachés à leur seul intérêt subissent sa fascination. Les plus médiocres, au pouvoir, sont saisis par la grandeur de son Destin ; il les soulève au-dessus d’eux-mêmes ; il leur transmet, de main en main, le flambeau ; l’un après l’autre, ils reprennent la lutte sacrée contre la nuit. Le génie de leur peuple les entraîne ; bon gré mal gré, ils accomplissent la loi du Dieu qu’ils nient, Gesta Dei per Francos… Cher pays, cher pays, jamais je ne douterai de toi ! Et quand même tes épreuves seraient mortelles, ce me serait une raison de plus de garder jusqu’au bout l’orgueil de notre mission dans le monde. Je ne veux point que ma France se renferme peureusement dans une chambre de malade, contre toutes les atteintes de l’air du dehors. Je ne tiens pas à prolonger une existence souffreteuse. Quand on a été grand comme nous, il faut mourir plutôt que cesser de l’être. Que la pensée du monde se rue donc dans la nôtre ! Je ne la crains point. Le flot s’écoulera de lui-même, après avoir engraissé ma terre de son limon.
— Mon pauvre petit, dit Christophe, ce n’est pas gai, en attendant. Et où seras-tu, quand ta France émergera du Nil ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux lutter ? Tu n’y risquerais rien de plus que la défaite, à laquelle tu te condamnes, toute ta vie.
— Je risquerais beaucoup plus que la défaite, dit Olivier. Je risquerais de perdre le calme de l’esprit ; et c’est à quoi je tiens, plus qu’à la victoire. Je ne veux pas haïr. Je veux rendre justice même à mes ennemis. Je veux garder au milieu des passions la lucidité de mon regard, tout comprendre et tout aimer.
Mais Christophe, à qui cet amour de la vie, détaché de la vie, semblait peu différent de la résignation à mourir, sentait gronder en lui, comme le vieil Empédocle, un hymne à la Haine et à l’Amour frère de la Haine, l’Amour fécond, qui laboure et ensemence la terre. Il ne partageait pas le tranquille fatalisme d’Olivier ; et, moins confiant que lui dans la durée d’une race qui ne se défendait point, il eût voulu faire appel à toutes les forces saines de la nation, à une levée en masse de tous les honnêtes gens de la France tout entière.
Comme une minute d’amour en dit plus sur un être que des mois passés à l’observer, Christophe en avait plus appris sur la France, après huit jours d’intimité avec Olivier, sans presque sortir de la maison, qu’après un an de courses errantes à travers Paris et de stage attentif dans les salons intellectuels et politiques. Au sein de cette anarchie universelle où il se sentait perdre pied, une âme comme celle de son ami lui était apparue vraiment comme « l’Île de France », — l’île de raison et de sérénité, au milieu de la mer. La paix intérieure, qui était en Olivier, frappait d’autant plus qu’elle n’avait aucun support intellectuel, — que les circonstances où il vivait étaient pénibles, — (il était pauvre, seul, et son pays en décadence), — que son corps était faible, maladif, et livré à ses nerfs. Cette sérénité ne semblait pas le fruit d’un effort de volonté qui se tendait pour la réaliser, — (il avait peu de volonté) ; — elle venait des profondeurs de son être et de sa race. Chez bien d’autres, autour d’Olivier, Christophe apercevait la lueur lointaine de cette σωφροσύνη, — « le calme silencieux de la mer immobile » ; — et lui qui savait le fond orageux et trouble de son âme, et que ce n’était pas trop de toutes les forces de sa volonté pour maintenir l’équilibre de sa puissante nature, plus que tout autre, il admirait cette harmonie voilée.
Le spectacle de la France cachée achevait de bouleverser toutes ses idées sur le caractère français. Au lieu d’un peuple gai, sociable, insouciant et brillant, il voyait des esprits volontaires, concentrés, isolés les uns des autres, enveloppés d’une apparence d’optimisme, comme d’une buée lumineuse, mais baignant dans un pessimisme profond et serein, possédés d’idées fixes, de passions intellectuelles, des âmes inébranlables, qu’il eût été plus facile de détruire que de changer. Ce n’était là sans doute qu’une élite française ; mais Christophe se demandait où elle avait puisé ce stoïcisme et cette foi. Olivier lui répondit :
— Dans la défaite. C’est vous, mon bon Christophe, qui nous avez reforgés. Ah ! ce n’a pas été sans douleur. Vous ne vous doutez pas de la sombre atmosphère, où nous avons grandi, dans une France humiliée et meurtrie, qui venait de voir la mort en face, et qui sentait toujours peser sur elle la menace meurtrière de la force. Notre vie, notre génie, notre civilisation française, la grandeur de dix siècles, — nous sentions qu’elle était dans la main d’un conquérant brutal, qui ne la comprenait point, qui la haïssait au fond, et qui, d’un moment à l’autre, pouvait achever de la broyer pour jamais. Et il fallait vivre pour ces destins ! Songes-tu à ces petits Français, nés dans des maisons en deuil, à l’ombre de la défaite, nourris de ces pensées découragées, élevés pour une revanche sanglante, fatale, et peut-être inutile : car, si petits qu’ils fussent, la première chose dont ils avaient pris conscience, c’était qu’il n’y a pas de justice, il n’y a pas de justice en ce monde : la force écrase le droit ! De pareilles découvertes laissent l’âme d’un enfant dégradée ou grandie pour jamais. Beaucoup s’abandonnèrent ; ils se dirent : « Puisque c’est ainsi, pourquoi lutter ? pourquoi agir ? Rien n’est rien. N’y pensons pas. Jouissons. » — Mais ceux qui ont résisté sont à l’épreuve du feu ; nulle désillusion ne peut atteindre leur foi : car, dès le premier jour, ils ont su que sa route n’avait rien de commun avec celle du bonheur, et que pourtant on n’a pas le choix, il faut la suivre : on étoufferait ailleurs. On n’arrive pas, du premier coup, à cette assurance. On ne peut pas l’attendre de petits garçons de quinze ans. Il y a bien des angoisses avant, bien des larmes versées. Mais cela est bien, ainsi. Il faut que cela soit ainsi…
Laboure de ta lance le cœur foulé des races !… »
Christophe serra en silence la main d’Olivier.
— Cher Christophe, dit Olivier, ton Allemagne nous a fait bien souffrir.
Et Christophe s’excusait presque, comme s’il en était cause.
— Ne t’afflige pas, va, dit Olivier, souriant. Le bien qu’elle nous a fait, sans le vouloir, est plus grand que le mal. C’est vous qui avez fait reflamber notre idéalisme, c’est vous qui avez ranimé chez nous les ardeurs de la science et de la foi, c’est vous qui avez fait couvrir d’écoles notre France, c’est vous qui avez surexcité les puissances de création d’un Pasteur, dont les seules découvertes ont suffi à combler votre rançon de guerre de cinq milliards, c’est vous qui avez fait renaître notre poésie, notre peinture, notre musique ; c’est à vous que nous devons le réveil de la conscience de notre race. On est bien récompensé de l’effort qu’on a dû faire de préférer sa foi au bonheur : car on a pris ainsi le sentiment d’une telle force morale, parmi l’apathie du monde, qu’on finit par ne plus douter, même de la victoire. Si peu que nous soyons, vois-tu, mon bon Christophe, et si faibles que nous paraissions, — une goutte d’eau au milieu de l’océan de la force allemande, — nous croyons que ce sera la goutte d’eau qui colorera l’océan tout entier. La phalange macédonienne enfoncera les massives armées de la plèbe européenne.
Christophe regarda le chétif Olivier, dont les regards brillaient de foi :
— Pauvres petits Français débiles ! Vous êtes plus forts que nous.
— Ô bonne défaite, répétait Olivier. Béni soit le désastre ! Nous ne le renierons pas ! Nous sommes ses enfants.
La défaite reforge les élites ; elle fait le tri dans la nation ; elle met de côté tout ce qu’il y a de pur et de fort ; elle le rend plus pur et plus fort. Mais elle précipite la chute des autres, ou elle brise leur élan. Par là, elle sépare le gros du peuple, qui s’endort ou qui tombe, de l’élite qui continue sa marche. L’élite le sait, et elle en souffre ; même chez les plus vaillants, il y a une mélancolie secrète, le sentiment de leur impuissance et de leur isolement. Et le pire, — séparés du corps de leur peuple, ils sont aussi séparés entre eux. Chacun lutte, pour son compte. Ceux qui sont forts ne pensent qu’à se sauver soi-même. Ô homme, aide-toi toi-même !… Ils ne songent pas que la virile maxime veut dire : Ô hommes, aidez-vous ! À tous il manque la confiance, l’expansion de sympathie et le besoin d’action commune que donne la victoire d’une race, le sentiment de la plénitude, du passage au zénith.
Christophe et Olivier eu savaient quelque chose. Dans ce Paris, rempli d’âmes faites pour les comprendre, dans cette maison peuplée d’amis inconnus, ils étaient aussi seuls que dans un désert d’Asie.
La situation était rude. Leurs ressources étaient presque nulles. Christophe avait tout juste les travaux de copies et de transcriptions musicales, commandés par Hecht. Olivier avait imprudemment donné sa démission de l’Université, dans la période de découragement qui avait suivi la mort de sa sœur et qu’avait encore accru une expérience douloureuse d’amour dans le monde de Mme Nathan : — (il n’en avait jamais parlé à Christophe, car il avait la pudeur de ses peines ; un de ses charmes était qu’il conservait toujours un peu de mystère intime, même avec son ami, à qui il ne cherchait pourtant à rien cacher). — Dans cet état d’affaissement moral où il avait faim de silence, sa tâche de professeur lui était devenue intolérable. Il n’avait jamais eu de goût pour ce métier, où il faut s’étaler, dire tout haut sa pensée, où l’on n’est jamais seul. Le professorat de lycées exige, pour avoir quelque noblesse, une vocation d’apostolat, qu’Olivier ne possédait point ; et le professorat de Facultés impose un contact perpétuel avec le public, qui est douloureux aux âmes éprises de solitude, comme l’était celle d’Olivier. Deux ou trois fois, il avait dû parler en public ; il en avait éprouvé une humiliation singulière. D’abord, cette exhibition sur une estrade lui était odieuse. Il voyait le public, il le sentait, comme avec des antennes, il savait qu’il était composé, en majorité, de désœuvrés qui cherchaient uniquement à se désennuyer ; et le rôle d’amuseur officiel n’était pas de son goût. Mais surtout, cette parole du haut de la chaire déforme presque fatalement la pensée ; si l’on n’y prend garde, elle risque d’entraîner peu à peu à un certain cabotinisme dans les gestes, la diction, l’attitude, la façon de présenter les idées, — dans la mentalité même. La conférence est un genre qui oscille entre deux écueils : la comédie ennuyeuse et le pédantisme mondain. Cette forme de monologue à haute voix, en présence de quelques centaines de personnes inconnues et muettes, ce vêtement tout fait, qui doit aller à tous, et qui ne va à personne, est, pour un cœur d’artiste un peu sauvage et fier, quelque chose d’intolérablement faux. Olivier, qui sentait de plus en plus le besoin de se concentrer et de ne rien dire qui ne fût l’expression intégrale de sa pensée, laissa donc le professorat, où il avait eu tant de peine à entrer ; et, n’ayant plus sa sœur pour le retenir sur le penchant de ses songeries, il se mit à écrire. Il avait la naïve croyance qu’ayant une valeur artistique, cette valeur ne pouvait manquer d’être reconnue, sans qu’il fît rien pour cela.
Il fut bien détrompé. Impossible de rien publier. Il avait un amour jaloux de la liberté, qui lui inspirait l’horreur de tout ce qui y porte atteinte, et qui le faisait vivre à part, comme une plante étouffée, entre les blocs des églises politiques dont les associations ennemies se partageaient le pays et la presse. Il n’était pas moins à l’écart de toutes les coteries littéraires et rejeté par elles. Il n’y avait, il ne pouvait y avoir aucun ami. Il était rebuté par la dureté, la sécheresse, l’égoïsme de ces âmes d’intellectuels — (à part le très petit nombre qu’entraîne une vocation réelle, ou qu’absorbe une recherche scientifique passionnée). C’est une triste chose qu’un homme, qui a atrophié son cœur, au profit de son cerveau, — quand il a un petit cerveau. Nulle bonté, et une intelligence comme un poignard dans un fourreau : on ne sait jamais si elle ne vous égorgera pas un jour. Il faut rester perpétuellement armé. Il n’y a d’amitié possible qu’avec les bonnes gens, qui aiment les belles choses, sans y chercher leur profit, — ceux qui vivent en dehors de l’art. Le souffle de l’art est irrespirable pour la plupart des hommes. Seuls, les très grands y peuvent vivre, sans perdre l’amour, qui est la source de la vie.
Olivier ne pouvait compter que sur lui seul. C’était un appui bien précaire. Toute démarche lui était pénible. Il n’était pas disposé à s’humilier, dans l’intérêt de ses œuvres. Il rougissait de voir la cour obséquieuse et basse, à laquelle s’obligeaient les jeunes auteurs, vis-à-vis de tel directeur de théâtre, bien connu, qui abusait de leur lâcheté pour les traiter comme il n’eût pas osé traiter ses domestiques. Olivier ne l’aurait pu, quand il se serait agi de la vie. Il se contentait d’envoyer ses manuscrits par la poste, ou de les déposer au bureau du théâtre ou de la revue : ils y restaient des mois sans qu’on les lût. Le hasard fit pourtant qu’un jour il rencontra un de ses anciens camarades de lycée, un aimable paresseux, qui lui avait gardé une reconnaissance admirative, pour la complaisance et la facilité avec laquelle Olivier lui faisait ses devoirs d’école ; il ne connaissait rien à la littérature ; mais il connaissait les littérateurs, ce qui valait beaucoup mieux ; et même, riche et mondain, il se laissait, par snobisme, discrètement, exploiter par eux. Il dit un mot pour Olivier au secrétaire d’une grande revue, dont il était actionnaire : aussitôt on déterra et lut un des manuscrits ensevelis ; et, après bien des tergiversations — (car si l’œuvre semblait avoir quelque valeur, le nom de l’auteur n’en avait aucune, étant celui d’un inconnu), — on se décida à l’accepter. Quand il apprit cette bonne nouvelle, Olivier se crut au bout de ses peines. Il ne faisait que commencer.
Il est relativement facile de faire recevoir une œuvre, à Paris ; mais c’est une autre affaire pour qu’elle soit publiée. Il faut attendre, attendre pendant des mois, au besoin toute la vie, si l’on n’a pas appris le talent de courtiser les gens, ou de les assommer, de se faire voir de temps en temps aux petits-levers de ces petits monarques, de leur rappeler qu’on existe et qu’on est résolu à les ennuyer, tout le temps qu’il faudra. Olivier ne savait que rester chez lui ; et il s’épuisait, dans l’attente. Tout au plus, écrivait-il des lettres, auxquelles on ne répondait pas. D’énervement, il ne pouvait plus travailler. C’était une chose absurde ; mais cela ne se raisonne point. Il attendait de poste en poste, assis devant sa table, l’esprit noyé dans des souffrances indistinctes ; il ne sortait que pour jeter un regard d’espoir, vite déçu, dans son casier à lettres, en bas, chez le concierge ; il se promenait sans rien voir, et il n’avait d’autre pensée que de revenir pour tenter une épreuve semblable ; et quand l’heure de la dernière poste était passée, quand le silence de sa chambre n’était plus troublé que par les pas brutaux de ses voisins au-dessus de sa tête, il se sentait étouffer dans cette indifférence. Un mot de réponse, un mot ! Se pouvait-il qu’on lui refusât cette aumône ? Cependant, celui qui la lui refusait ne se doutait pas du mal qu’il lui faisait. Chacun voit le monde à son image. Ceux dont le cœur est sans vie voient l’univers desséché ; et ils ne songent guère aux frémissements d’attente, d’espoir, et de souffrance, qui gonflent les jeunes poitrines ; ou, s’ils y pensent, ils les jugent froidement, avec la lasse et lourde ironie d’un corps éteint et rassasié.
Enfin, l’œuvre parut. Olivier avait tant attendu, que cela ne lui fit plus aucun plaisir : c’était une chose morte pour lui. Toutefois, il espérait qu’elle serait encore vivante pour les autres. Il y avait là des éclairs de poésie et d’intelligence, qui ne pouvaient rester inaperçus. Elle tomba dans le silence absolu. — Il fit encore un ou deux essais, par la suite. Étant libre de tout clan, il trouva toujours le même silence, ou de l’hostilité. Il n’y comprenait rien. Il avait cru bonnement que le sentiment naturel de chacun devait être la bienveillance, à l’égard de toute œuvre nouvelle, même si elle n’était pas très bonne. Cela représente tant de travail, toujours ! et l’on doit être reconnaissant à celui qui a voulu apporter aux autres un peu de beauté, un peu de force, un peu de joie. Or, il ne rencontrait qu’indifférence ou dénigrement. Il savait pourtant qu’il n’était pas le seul à sentir ce qu’il avait écrit, qu’il y avait d’autres braves gens qui le pensaient. Mais il ne savait pas que ces braves gens ne le lisaient pas, et qu’ils n’avaient aucune part à l’opinion littéraire, ni à rien, ni à rien. S’il s’en trouvait deux ou trois, de-ci, de-là, sous les yeux desquels ses lignes étaient parvenues, et qui sympathisaient avec lui, jamais ils ne le lui diraient ; ils restaient guindés dans leur silence, aplatis. De même qu’ils ne votaient pas, ils s’abstenaient de prendre parti en art ; ils ne lisaient pas les livres, qui les choquaient ; ils n’allaient pas au théâtre, qui les dégoûtait ; mais ils laissaient leurs ennemis voter, élire leurs ennemis, faire un succès scandaleux et une bruyante réclame à des œuvres et à des idées, qui ne représentaient en France qu’une minorité impudente.
Olivier, ne pouvant compter sur ceux qui étaient de sa race d’esprit, puisqu’ils ne le lisaient pas, se trouva donc livré à la horde ennemie : à des littérateurs, pour la plupart, hostiles à sa pensée, et aux critiques qui étaient à leurs ordres.
Ces premiers contacts le firent saigner. Il était aussi sensible à la critique que le vieux Bruckner, qui n’osait plus faire jouer une œuvre, tant il avait souffert de la méchanceté de la presse. Il n’était même pas soutenu par ses anciens collègues, les universitaires, qui, grâce à leur profession, conservaient un certain sens de la tradition intellectuelle française, et qui auraient pu le comprendre. Mais, en général, ces excellentes gens, pliés à la discipline, absorbés dans leur tâche, un peu aigris souvent par un métier ingrat, ne pardonnaient pas à Olivier de vouloir faire autrement qu’eux. En bons fonctionnaires, beaucoup avaient une tendance à n’admettre la supériorité du talent que quand elle se conciliait avec la supériorité hiérarchique.
Dans un tel état de choses, trois partis étaient possibles : briser les résistances par la force ; se plier à des compromis humiliants ; ou se résigner à n’écrire que pour soi. Olivier était incapable du premier, comme du second parti : il s’abandonna au dernier. Il donnait péniblement des répétitions pour vivre, et il écrivait des œuvres, qui n’ayant aucune possibilité de s’épanouir en plein air, devenaient de plus en plus étiolées, chimériques, irréelles.
Christophe tomba comme un orage, au milieu de cette vie crépusculaire. Il était hors de lui de voir la vilenie des gens et la patience d’Olivier :
— Mais tu n’as donc pas de sang ? disait-il. Comment peux-tu supporter une telle vie ? Toi qui te sais supérieur à ce bétail, tu te laisses écraser par lui, sans résistance !
— Que veux-tu ? disait Olivier, je ne sais pas me défendre, j’ai le dégoût de lutter avec des gens que je méprise ; je sais qu’ils peuvent employer toutes les armes contre moi ; et moi, je ne le puis pas. Non seulement je répugnerais à me servir de leurs moyens injurieux, mais j’aurais peur de leur faire du mal. Quand j’étais petit, je me laissais battre bêtement par mes camarades. On me croyait lâche, on croyait que j’avais peur des coups. J’avais beaucoup plus peur d’en donner que d’en recevoir. Je me souviens que quelqu’un me dit, un jour qu’un de mes bourreaux me persécutait : « Finis-en donc, une bonne fois, flanque-lui un coup de pied au ventre ! « Cela m’a fait horreur. J’aimais mieux être battu.
— Tu n’as pas de sang, répétait Christophe. Avec cela, tes diables d’idées chrétiennes !… Votre éducation religieuse, en France, réduite au catéchisme ; l’Évangile châtré, le Nouveau Testament affadi, désossé… Une bondieuserie humanitaire, toujours la larme à l’œil… Et la Révolution, Jean-Jacques, Robespierre, 48, et les Juifs par là-dessus !… Prends donc une bonne tranche de vieille Bible, bien saignante, chaque matin.
Olivier protestait. Il avait pour l’Ancien Testament une antipathie native. Ce sentiment remontait à son enfance, quand il feuilletait en cachette la Bible illustrée, qui était dans la bibliothèque de province, et qu’on ne lisait jamais, qu’il était même défendu aux enfants de lire. Défense bien inutile ! Olivier ne pouvait garder le livre longtemps. Il le fermait vite, irrité, attristé ; et c’était un soulagement pour lui de se plonger, après, dans l’Iliade ou l’Odyssée, ou dans les Mille et Une Nuits.
— Les dieux de l’Iliade sont des hommes beaux, puissants, vicieux : je les comprends, dit Olivier, je les aime, ou je ne les aime pas ; même quand je ne les aime pas, je les aime encore ; je suis amoureux d’eux. J’ai baisé plus d’une fois, avec Patrocle, les beaux pieds d’Achille sanglant. Mais le Dieu de la Bible est un vieux Juif, maniaque et monomane, un fou furieux, qui passe son temps à gronder, menacer, hurler comme un loup enragé, délirer tout seul, enfermé dans son nuage. Je ne le comprends pas, je ne l’aime pas, ses imprécations éternelles me cassent la tête, et sa férocité me fait horreur :
Sentence contre Moab…
Sentence contre Damas…
Sentence contre Babylone…
Sentence contre l’Égypte…
Sentence contre le désert de la mer…
Sentence contre la vallée de la vision…
C’est un fou, qui se croit juge, accusateur public, et bourreau à lui tout seul, et qui prononce des arrêts de mort, dans la cour de sa prison, contre les fleurs et les cailloux. On est stupéfié de la ténacité de haine, qui remplit ce livre de ses cris de carnage… — « le cri de la ruine,… le cri enveloppe la contrée de Moab ; son hurlement va jusqu’en Églazion ; son hurlement va jusqu’en Béer… »
De temps en temps, il se repose au milieu des massacres, des petits enfants écrasés, des femmes violées et éventrées ; et il rit, du rire d’un sous-officier de l’armée de Josué, à table, après le sac d’une ville :
« Et le Seigneur des armées fait à ses peuples un banquet de viandes grasses, un banquet de vins vieux, de graisse moelleuse, de vins vieux bien purifiés… L’épée du Seigneur est pleine de sang. Elle s’est rassasiée de la graisse des rognons de moutons… »
Mais le pire, c’est la perfidie avec laquelle ce dieu envoie son prophète pour aveugler les hommes, afin d’avoir une raison après, pour les faire souffrir :
« Va, endurcis le cœur de ce peuple, bouche ses yeux et ses oreilles, de peur qu’il ne comprenne, qu’il ne se convertisse et ne recouvre la santé. — Jusques à quand, Seigneur ? — Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’habitants dans les maisons, et que la terre soit plongée dans la désolation… »
Non, de ma vie, je n’ai vu un aussi méchant homme !…
Je ne suis pas assez sot pour méconnaître la puissance du langage. Mais je ne puis séparer la pensée de la forme ; et si j’admire parfois ce dieu juif, c’est à la façon dont j’admire un tigre, ou un… (Je cherche en vain un monstre de Shakespeare à nommer ; je n’en trouve pas : Shakespeare lui-même n’a jamais réussi à enfanter un tel héros de la Haine, — de la Haine sainte et vertueuse.) Un tel livre est effrayant. Toute folie est contagieuse. Et il y a dans celle-ci un péril d’autant plus grand que son orgueil meurtrier a des prétentions purificatrices. L’Angleterre me fait trembler, quand je pense que, depuis des siècles, elle en fait sa pâture. J’aime à sentir entre elle et moi le fossé de la Manche. Je ne croirai jamais un peuple tout à fait civilisé, tant qu’il se nourrira de la Bible.
— Tu feras bien, en ce cas, d’avoir aussi peur de moi, dit Christophe, car je m’en enivre. C’est la pure moelle des lions. Les cœurs robustes sont ceux qui s’en repaissent. L’Évangile, sans l’antidote de l’Ancien Testament, est un plat fade et malsain. La Bible est l’ossature des peuples qui veulent vivre. Il faut lutter, il faut haïr.
— J’ai la haine de la haine, dit Olivier.
— Si seulement tu l’avais ! dit Christophe,
— Tu dis vrai, je n’en ai même pas la force. Que veux-tu ? Je ne puis pas ne pas voir les raisons de mes ennemis. Je me répète le mot de Chardin : « De la douceur ! De la douceur !… »
— Diable de mouton ! dit Christophe. Mais tu auras beau faire, je te ferai sauter le fossé qui t’arrête, je te mènerai tambour battant.
En effet, il prit en main la cause d’Olivier, et se mit en campagne pour lui. Ses débuts ne furent pas très heureux. Il s’irritait au premier mot, et il faisait du tort à son ami, en le défendant ; il s’en rendait compte, après, et se désolait de ses maladresses.
Olivier n’était pas en reste. Il bataillait pour Christophe. Il avait beau redouter la lutte, il avait beau être d’une intelligence lucide et ironique, qui raillait les paroles et les actes excessifs : quand il s’agissait de défendre Christophe, il dépassait en violence tous les autres et Christophe lui-même. Il perdait la tête. En amour, il faut savoir déraisonner. Olivier ne s’en faisait pas faute. — Toutefois, il était plus habile que Christophe. Ce garçon, intransigeant et maladroit pour lui-même, était capable de politique et presque de rouerie pour le succès de son ami ; il dépensait une énergie et une ingéniosité admirables à lui gagner des partisans ; il réussissait à intéresser à lui des critiques musicaux et des Mécènes, qu’il eût rougi de solliciter pour lui-même.
En dépit de tout, ils avaient bien du mal à améliorer leur sort. Leur amour l’un pour l’autre leur faisait commettre beaucoup de sottises. Christophe s’endettait pour faire éditer en cachette un volume de poésies d’Olivier, dont on ne vendit pas un exemplaire. Olivier décidait Christophe à donner un concert, où il ne vint presque personne. Christophe, devant la salle vide, se consolait bravement avec le mot de Haendel : « Parfait ! Ma musique en sonnera mieux… » Mais cette forfanterie ne leur rendait pas l’argent qu’ils avaient dépensé ; et ils rentraient au logis, le cœur gros de l’indifférence des gens.
Parmi toutes ces difficultés, le seul qui leur vînt en aide était un Juif d’une quarantaine d’années, nommé Taddée Mooch. Il tenait un magasin de photographies d’art ; mais bien qu’il s’intéressât à son métier, et qu’il y apportât beaucoup de goût et d’habileté, il s’intéressait à tant de choses, à côté, qu’il en négligeait son commerce. Quand il s’en occupait, c’était pour rechercher des perfectionnements techniques, pour s’engouer de procédés de reproductions nouveaux, qui, malgré leur ingéniosité, réussissaient rarement et coûtaient beaucoup d’argent. Il lisait énormément et se tenait à l’affût de toutes les idées neuves en philosophie, en art, en science, en politique ; il avait un flair surprenant pour découvrir les forces indépendantes et originales : on eût dit qu’il en subissait l’aimant caché. Entre les amis d’Olivier, isolés comme lui et travaillant chacun de son côté, il servait en quelque sorte de lien. Il allait des uns aux autres ; et par lui s’établissait entre eux, sans que ni eux ni lui en eussent conscience, un courant permanent d’idées.
Quand Olivier voulut le faire connaître à Christophe, Christophe s’y refusa d’abord ; il était las de ses expériences avec la race d’Israël. Olivier, en riant, insista pour qu’il le vît, disant qu’il ne connaissait pas mieux les Juifs qu’il ne connaissait la France. Christophe consentit donc ; mais la première fois qu’il vit Taddée Mooch, il fit la grimace. Mooch était, d’apparence, plus Juif que de raison : le Juif, tel que le représentent ceux qui ne l’aiment point : petit, chauve, mal fait, le nez pâteux, de gros yeux qui louchaient derrière de grosses lunettes, la figure enfouie sous une barbe mal plantée, rude et noire, les mains poilues, les bras longs, les jambes courtes et torses : un petit Baal syrien. Mais il y avait en lui une telle expression de bonté que Christophe en fut touché. Surtout, il était très simple et ne disait pas de paroles inutiles. Pas de compliments exagérés. Un mot discret seulement. Mais un empressement à se rendre utile ; et, avant même qu’on lui eût rien demandé, un service accompli. Il revenait souvent, trop souvent ; et presque toujours il apportait quelque bonne nouvelle : un travail à faire pour l’un des deux amis, un article d’art ou des cours pour Olivier, des leçons de musique pour Christophe. Il ne restait jamais longtemps. Il mettait une certaine affectation à ne pas s’imposer. Peut-être percevait-il l’agacement de Christophe, dont le premier mouvement était toujours d’impatience, lorsqu’il voyait paraître à la porte la figure barbue de l’idole carthaginoise, — (il l’appelait : Moloch), — quitte, le moment d’après, à se sentir le cœur plein de gratitude pour sa parfaite bonté.
La bonté n’est pas rare chez les Juifs : c’est de toutes les vertus celle qu’ils admettent le mieux, même quand ils ne la pratiquent pas. À la vérité elle reste chez la plupart d’entre eux sous une forme négative ou neutre : indulgence, indifférence, répugnance à faire le mal, tolérance ironique. Chez Mooch, elle était passionnément active. Il était toujours prêt à se dévouer pour quelqu’un ou pour quelque chose. Pour ses coreligionnaires pauvres, pour les réfugiés russes, pour les opprimés de toutes les nations, pour les artistes malheureux, pour toutes les infortunes, pour toutes les causes généreuses. Sa bourse était toujours ouverte ; et, si peu garnie qu’elle fût, il trouvait toujours moyen d’en faire sortir quelque obole ; quand elle était vide, il en faisait sortir de la bourse des autres ; il ne comptait jamais ses peines, ni ses pas, du moment qu’il s’agissait de rendre service. Il faisait cela simplement, — avec une simplicité exagérée. Il avait le tort de dire un peu trop qu’il était simple et sincère : mais le plus fort, c’est qu’il l’était.
Christophe, partagé entre son agacement et sa sympathie pour Mooch, eut une fois un mot cruel d’enfant terrible. Un jour qu’il était tout ému de la bonté de Mooch, il lui prit affectueusement les deux mains et lui dit :
— Quel malheur !… Quel malheur que vous soyez Juif !
Olivier sursauta et rougit, comme s’il s’agissait de lui. Il en était malheureux et il tâchait d’effacer la blessure causée par son ami.
Mooch sourit, avec une ironie triste, et il répondit tranquillement :
— C’est un bien plus grand malheur d’être un homme.
Christophe ne vit là qu’une boutade. Mais le pessimisme de cette parole était plus profond qu’il ne l’imaginait ; et Olivier, avec la finesse de sa sensibilité, en avait l’intuition. Sous le Mooch qu’on connaissait, il en était un autre tout différent, et même en beaucoup de choses entièrement opposé. Sa nature apparente était le produit d’un long combat contre sa véritable nature. Cet homme qui semblait simple avait un esprit contourné : lorsqu’il s’abandonnait, il avait toujours besoin de compliquer les choses simples et de donner à ses sentiments les plus vrais un caractère d’ironie maniérée. Cet homme qui semblait modeste et un peu trop humble parfois, avait un fond d’orgueil qui se connaissait et qui se châtiait durement. Son optimisme souriant, son activité incessante, incessamment occupée à rendre service aux autres, recouvraient un nihilisme profond, un découragement mortel qui avait peur de se voir. Mooch manifestait une grande foi en une foule de choses : dans le progrès de l’humanité, dans l’avenir de l’esprit juif épuré, dans les destinées de la France, soldat de l’esprit nouveau — (il identifiait volontiers les trois causes). — Olivier, qui n’était point dupe, disait à Christophe :
— Au fond, il ne croit à rien.
Avec tout son bon sens et son calme ironiques, Mooch était un neurasthénique qui ne voulait pas regarder le vide qui était en lui. Il avait des crises de néant ; il se réveillait parfois brusquement, au milieu de la nuit, en gémissant d’effroi. Il cherchait partout des raisons d’agir auxquelles s’accrocher, comme à des bouées dans l’eau.
On paye cher le privilège d’être d’une trop vieille race. On porte un faix écrasant de passé, d’épreuves, d’expériences lassées, d’intelligence et d’affection déçues, — toute une cuvée de vie séculaire, au fond de laquelle s’est déposé un acre résidu d’ironie et d’ennui… L’Ennui, l’immense ennui sémite, sans rapports avec notre ennui aryen, qui nous fait bien souffrir aussi, mais qui du moins a des causes précises et qui passe avec elles : car il ne vient le plus souvent que de notre regret de n’avoir pas ce que nous désirons. Mais c’est la source même de la joie et de la vie qui est atteinte, chez certains Juifs, par un poison mortel. Plus de désirs, plus d’intérêt à rien : ni ambition, ni amour, ni plaisir. Une seule chose persiste, non pas intacte, mais maladivement hyperesthésiée, en ces déracinés d’Orient, épuisés par la dépense d’énergie qu’ils ont dû faire depuis des siècles, et aspirant à l’ataraxie, sans pouvoir y atteindre : la pensée, l’analyse sans fin, qui empêche d’avance la possibilité de toute jouissance et qui décourage de toute action. Les plus énergiques se donnent des rôles, les jouent, plus qu’ils n’agissent pour leur compte. Chose curieuse, qu’à nombre d’entre eux, — et non des moins intelligents, ni parfois des moins graves, — ce désintérêt de la vie réelle souille la vocation, ou le désir inavoué de se faire acteurs, de jouer la vie, — seule façon pour eux de la vivre !
Mooch était aussi acteur, à sa façon. Il s’agitait afin de s’étourdir. Mais au lieu que tant de gens s’agitent pour leur égoïsme, lui, s’agitait pour le bonheur des autres. Son dévouement à Christophe était touchant et fatigant. Christophe le rabrouait, et en avait regret ensuite. Jamais Mooch n’en voulait à Christophe. Rien ne le rebutait. Non qu’il eût pour Christophe une affection bien vive. C’était le dévouement qu’il aimait, plus que les hommes auxquels il se dévouait. Ils lui étaient un prétexte pour faire du bien, pour vivre.
Il fit tant qu’il décida Hecht à publier le David et quelques autres compositions de Christophe. Hecht estimait le talent de Christophe ; mais il n’était point pressé de le faire connaître. Ce ne fut que lorsqu’il vit Mooch tout prêt à lancer la publication, à ses frais, chez un autre éditeur, que lui-même, par amour-propre, en prit l’initiative.
Mooch eut encore l’idée, dans une occasion critique où Olivier était tombé malade et où l’argent manquait, de s’adresser à Félix Weil, le riche archéologue qui habitait dans la maison des deux amis. Mooch et Weil se connaissaient, mais ils avaient peu de sympathie l’un pour l’autre. Ils étaient trop différents ; Mooch, agité, mystique, révolutionnaire, avec des façons « peuple », que peut-être il outrait, provoquait l’ironie de Weil, placide et gouailleur, de manières distinguées et d’esprit conservateur. Ils avaient bien un fond commun : tous deux étaient également dénués d’intérêt profond à agir ; et s’ils agissaient, ce n’était pas par foi, mais par vitalité tenace et machinale. Mais c’étaient là des choses dont ni l’un ni l’autre n’aimait à prendre conscience : ils préféraient n’être attentifs qu’aux rôles qu’ils jouaient, et ces rôles avaient fort peu de points de contact. Mooch rencontra donc un accueil assez froid auprès de Weil ; quand il voulut l’intéresser aux projets artistiques d’Olivier et de Christophe, il se heurta à un scepticisme railleur. Les perpétuels emballements de Mooch pour une utopie ou pour une autre égayaient la société juive, où il était signalé comme un « tapeur » dangereux. Cette fois comme tant d’autres, il ne se découragea point ; et tandis qu’il insistait, parlant de l’amitié de Christophe et d’Olivier, il éveilla l’intérêt de Weil. Il s’en aperçut et continua.
Il touchait là une corde sensible. Ce vieillard, détaché de tout, sans amis, avait le culte de l’amitié ; la grande affection de sa vie avait été une amitié qui l’avait laissé en chemin : c’était son trésor intérieur ; quand il y pensait, il se sentait meilleur. Il avait fait des fondations, au nom de son ami. Il avait dédié des livres à sa mémoire. Les traits que lui raconta Mooch de la tendresse mutuelle de Christophe et d’Olivier l’émurent. Son histoire personnelle avait quelque ressemblance avec celle-ci. L’ami qu’il avait perdu avait été pour lui une sorte de frère aîné, un compagnon de jeunesse, un guide qu’il idolâtrait. C’était un de ces jeunes Juifs, brûlés d’intelligence et d’ardeur généreuse, qui souffrent du dur milieu qui les entoure, qui se sont donné pour tâche de relever leur race, et, par leur race, le monde, qui se dévorent eux-mêmes, qui se consument de toutes parts et flambent, comme une torche de résine, en quelques heures. Sa flamme avait réchauffé l’apathie du petit Weil. Il l’avait soulevé de terre. Tant que l’ami avait vécu, Weil avait marché à ses côtés, dans l’auréole de foi lumineuse et stoïque, — foi dans la science, dans le pouvoir de l’esprit, dans le bonheur futur, — que rayonnait autour d’elle cette âme messianique. Après qu’elle l’eut laissé seul, Weil, faible et ironique, s’était laissé couler des hauteurs de cet idéalisme dans les sables de l’Ecclésiaste, que porte en elle toute intelligence juive, et qui sont toujours prêts à la boire. Mais jamais il n’avait oublié les heures passées avec l’ami, dans la lumière : il en gardait jalousement la clarté presque effacée. Il n’avait jamais parlé de lui à personne, même pas à sa femme, qu’il aimait : c’était chose sacrée. Et ce vieil homme, qu’on croyait prosaïque et de cœur sec, arrivé au terme de sa vie, se répétait en secret la pensée amère et tendre d’un brahmane de l’Inde antique :
« L’arbre empoisonné du monde produit deux fruits plus doux que l’eau de la fontaine de la vie : l’un est la poésie et l’autre est l’amitié. »
Il s’intéressa dès lors à Christophe et Olivier. Discrètement, connaissant leur fierté, il se fit remettre par Mooch le volume de poésies d’Olivier, qui venait d’être publié ; et, sans que les deux amis fissent la moindre démarche, sans qu’ils eussent même soupçon de ses projets, il s’arrangea de façon à obtenir pour l’ouvrage un prix d’Académie, qui tomba fort à point, au milieu de leur gêne.
Quand Christophe apprit que ce secours inattendu leur venait d’un homme qu’il était disposé à juger mal, il eut remords de ce qu’il avait pu dire ou penser de lui ; et, surmontant son aversion pour les visites, il alla le remercier. Sa bonne intention ne fut pas récompensée. L’ironie du vieux Weil se réveilla en présence du jeune enthousiasme de Christophe, quoiqu’il fît effort pour la lui cacher ; et ils s’entendirent assez mal ensemble.
Le jour où Christophe, reconnaissant et irrité, remontait dans sa mansarde, après la visite à Weil, il y trouva, avec le bon Mooch, qui venait rendre à Olivier quelque service nouveau, un article de revue désobligeant sur sa musique, par Lucien Lévy-Cœur, — non pas une franche critique, mais de cette bienveillance insultante, qui, par un jeu de persiflage raffiné, s’amusait à le mettre sur la même ligne que des musiciens de troisième ou de quatrième ordre, qu’il exécrait.
— Remarques-tu, dit Christophe à Olivier, après le départ de Mooch, que nous avons toujours affaire aux Juifs, uniquement aux Juifs ? Ah ! ça, serions-nous Juifs, nous-mêmes ? Rassure-moi. On dirait que nous les attirions. Ils sont partout sur notre chemin, ennemis ou alliés.
— C’est qu’ils sont plus intelligents que les autres, dit Olivier. Les Juifs sont presque les seuls chez nous avec qui un homme libre peut causer des choses neuves, des choses vivantes. Les autres s’immobilisent dans le passé, les choses mortes. Par malheur, ce passé n’existe pas pour les Juifs, ou du moins il n’est pas le même que pour nous. Avec eux, nous ne pouvons nous entretenir que d’aujourd’hui, avec ceux de notre race que d’hier. Vois l’activité juive, dans tous les ordres de choses : commerce, industrie, enseignement, science, œuvres de bienfaisance, œuvres d’art…
— Ne parlons pas de l’art, dit Christophe.
— Je ne dis pas que ce qu’ils font me soit toujours sympathique : c’est même odieux souvent. Du moins, ils vivent et ils savent comprendre ceux qui vivent. Nous pouvons critiquer, railler, maudire les Juifs. Nous ne pouvons nous passer d’eux.
— Il ne faut rien exagérer, dit Christophe, gouailleur. Je saurais m’en passer.
— Tu saurais vivre, peut-être. Mais à quoi te servirait, si ta vie et ton œuvre restaient inconnues de tous, comme elles le seraient probablement sans eux ? Sont-ce nos coreligionnaires qui viendraient à notre secours ? Le catholicisme laisse périr, sans un geste pour les défendre, les meilleurs de son sang. Tous ceux qui sont religieux du fond de l’âme, tous ceux qui donnent leur vie à la défense de Dieu, — s’ils ont eu l’audace de se détacher de la règle catholique et de s’affranchir de l’autorité de Rome, — aussitôt ils deviennent à l’indigne horde qui se dit catholique, non seulement indifférents, mais hostiles ; elle fait le silence sur eux, elle les abandonne en proie aux ennemis communs. Un esprit libre, quelle que soit sa grandeur, — si, chrétien de cœur, il n’est pas chrétien d’obéissance, — qu’importe aux catholiques qu’il incarne en lui ce qu’il y a de plus pur dans leur foi et de vraiment divin ? Il n’est pas du troupeau, de la secte aveugle et sourde, qui ne pense point par soi-même. On le rejette, on se réjouit de le voir souffrir seul, déchiré par l’ennemi, appelant à l’aide ceux qui sont ses frères et pour la foi desquels il meurt. Il y a dans le catholicisme d’aujourd’hui une puissance d’inertie meurtrière. Il pardonnerait plus aisément à ses ennemis qu’à ceux qui veulent le réveiller et lui rendre la vie… Que serions-nous, mon pauvre Christophe, quelle serait notre action, à nous, catholiques de race, qui nous sommes faits libres, sans une poignée de libres protestants et de Juifs ? Les Juifs sont dans l’Europe d’aujourd’hui les agents les plus vivaces de tout ce qu’il y a de bien et de mal. Ils transportent au hasard le pollen de la pensée. N’as-tu pas eu en eux tes pires ennemis et tes amis de la première heure ?
— Cela est vrai, dit Christophe ; ils m’ont encouragé, soutenu, adressé les paroles qui raniment celui qui lutte, en lui montrant qu’il est compris. Sans doute, de ces amis-là, bien peu me sont restés fidèles ; leur amitié n’a été qu’un feu de paille. N’importe ! C’est beaucoup que cette lueur passagère, dans la nuit. Tu as raison : ne soyons pas ingrats.
— Ne soyons pas inintelligents surtout, dit Olivier. N’allons pas mutiler notre civilisation déjà malade, en prétendant l’ébrancher de quelques-uns de ses rameaux les plus vivaces. Si le malheur voulait que les Juifs fussent chassés d’Europe, elle en resterait appauvrie d’intelligence et d’action, jusqu’au risque de la faillite complète. Chez sous particulièrement, dans l’état actuel de la vitalité française, leur expulsion serait pour la nation une saignée plus meurtrière encore que l’expulsion des protestants au xviie siècle. — Sans doute, ils tiennent, en ce moment, une place sans proportion avec leur valeur réelle. Ils abusent de l’anarchie politique et morale d’aujourd’hui, qu’ils ne contribuent pas peu à accroître, par goût naturel, et parce qu’ils s’y trouvent bien. Les meilleurs, comme cet excellent Mooch, ont le tort d’identifier très sincèrement les destinées de la France avec leurs rêves juifs, qui nous sont souvent plus dangereux qu’utiles. Mais on ne peut pas leur en vouloir de ce qu’ils veulent faire la France à leur image : c’est qu’ils l’aiment. Si leur amour est redoutable, nous n’avons qu’à nous défendre et à les tenir à leur rang, qui est, chez nous, le second. Non que je croie leur race inférieure à la nôtre : — (toutes ces questions de suprématie de races sont niaises et dégoûtantes.) — Mais il est inadmissible qu’une race étrangère, qui ne s’est pas encore fondue avec la nôtre, ait la prétention de connaître mieux ce qui nous convient, que nous-mêmes. Elle se trouve bien en France : j’en suis fort aise ; mais qu’elle n’aspire point à en faire une Judée ! Un gouvernement intelligent et fort, qui saurait tenir les Juifs à leur place, ferait d’eux un des plus utiles instruments de la grandeur française ; et il leur rendrait service, en même temps qu’à nous. Ces êtres hypernerveux, agités et incertains, ont besoin d’une loi qui les tienne et d’un maître sans faiblesse, mais juste, qui les mate. Les Juifs sont comme les femmes : excellents, quand on les tient en bride ; mais leur domination, à celles-ci et à ceux-là, est exécrable ; et ceux qui s’y soumettent donnent un spectacle ridicule.
Malgré leur mutuel amour, et l’intuition qu’il leur donnait de l’âme de l’ami, il y avait des choses que Christophe et Olivier n’arrivaient pas à bien comprendre en eux, et qui même les choquaient. Dans les premiers temps de l’amitié, où chacun fait instinctivement effort pour ne laisser subsister de lui que ce qui ressemble le plus à son ami, ils ne s’en aperçurent pas. Ce ne fut que peu à peu que l’image des deux races revint flotter à la surface, avec plus de netteté qu’avant : car, en se faisant contraste, elles s’accusaient l’une l’autre. Ils eurent de petits froissements, que leur tendresse ne réussissait pas toujours à éviter.
Ils s’égaraient dans des malentendus. L’esprit d’Olivier était un mélange de foi, de liberté, de passion, d’ironie, de doute universel, dont Christophe ne parvenait pas à saisir la formule. Olivier, de son côté, était choqué du manque de psychologie de Christophe ; son aristocratie de vieille race intellectuelle souriait de la maladresse de cet esprit vigoureux, mais lourd et tout d’une pièce, qui ne savait pas s’analyser, et qui était la dupe des autres et de soi. La sentimentalité de Christophe, ses effusions bruyantes, sa facilité d’émotion, semblaient aussi à Olivier quelquefois agaçantes, et même légèrement ridicules. Sans parler d’un certain culte de la force, de cette conviction allemande dans l’excellence morale du poing, Faustrecht, dont Olivier et son peuple avaient de bonnes raisons pour n’être pas persuadés.
Et Christophe ne pouvait souffrir l’ironie d’Olivier, qui l’irritait souvent jusqu’à la fureur ; il ne pouvait souffrir sa manie de raisonner, son analyse perpétuelle, je ne sais quelle immoralité intellectuelle, surprenante chez un homme aussi épris qu’Olivier de la pureté morale, et qui avait sa source dans la largeur même de son intelligence, ennemie de toute négation, — se plaisant au spectacle des pensées opposées. Olivier regardait les choses, d’un point de vue en quelque sorte historique, panoramique ; il avait un tel besoin de tout comprendre qu’il voyait à la fois le pour et le contre ; et il les soutenait tour à tour, suivant qu’on soutenait devant lui la thèse opposée ; il finissait par se perdre lui-même dans ses contradictions. À plus forte raison, déroutait-il Christophe. Cependant, ce n’était chez lui ni désir de contredire, ni penchant au paradoxe ; c’était une nécessité impérieuse de justice et de bon sens ; il était froissé par la sottise de tout parti pris ; et il lui fallait réagir. La façon crue dont Christophe jugeait les actes et les hommes immoraux, en voyant tout plus gros et plus brutal que dans la réalité, choquait Olivier, qui, bien qu’aussi moral, n’était pas du même acier inflexible, mais qui se laissait tenter, teinter, toucher par les influences extérieures. Il protestait contre les exagérations de Christophe, et il exagérait en sens inverse. Journellement, ce travers d’esprit le conduisait à soutenir contre ses amis la cause de ses adversaires. Christophe se fâchait. Il reprochait à Olivier ses sophismes, son indulgence pour les gens et les choses ennemies. Olivier souriait : il savait bien quelle absence d’illusions recouvrait son indulgence ; il savait bien que Christophe croyait à beaucoup plus de choses que lui, et qu’il les acceptait mieux ! Mais Christophe, sans regarder ni à droite ni à gauche, fonçait droit devant lui. Il en avait surtout à la « bonté » parisienne.
— Le grand argument dont ils sont si fiers pour « pardonner » aux gredins, c’est, disait-il, que les gredins sont déjà bien assez malheureux de l’être, ou qu’ils sont irresponsables et malades… Mais d’abord, il n’est pas vrai que ceux qui font le mal soient malheureux. C’est là une idée de morale en action, de mélodrames niais, d’optimisme béat et stupide, comme celui qui s’étale dans Scribe et dans Capus, — (Scribe et Capus, vos grands hommes parisiens, les artistes dont est digne votre société de bourgeois jouisseurs, hypocrites et enfantins, trop lâches pour oser regarder en face leur laideur.) — Un gredin peut très bien être un homme heureux. Il a même les plus grandes chances pour l’être. Et quant à son irresponsabilité, c’est encore une sottise. Ayez donc le courage de reconnaître que la Nature étant indifférente au bien et au mal, et par là même méchante, un homme peut très bien être criminel et parfaitement sain. La vertu n’est pas une chose naturelle. C’est l’œuvre de l’homme. Il doit la défendre. La société humaine a été bâtie par une poignée d’êtres plus forts, plus grands que les autres. Leur devoir est de ne pas laisser entamer l’ouvrage de tant de siècles de luttes effroyables par la racaille au cœur de chien.
Ces pensées n’étaient pas, au fond, très différentes de celles d’Olivier ; mais, par un secret instinct d’équilibre, il ne se sentait jamais aussi dilettante que quand il entendait des paroles de combat.
— Ne t’agite donc pas, ami, disait-il à Christophe. Laisse le monde se complaire dans ses vices. Comme les amis du Décaméron, respirons en paix l’air embaumé des jardins de la pensée, tandis qu’autour de la colline de cyprès et de pins parasols, enguirlandés de roses, Florence est dévastée par la peste noire.
Il s’amusait pendant des journées à démonter l’art, la science, la pensée, pour en chercher les rouages cachés ; il en arrivait à un pyrrhonisme, où tout ce qui était n’était plus qu’une fiction de l’esprit, une construction en l’air, qui n’avait même pas l’excuse, comme les figures géométriques, d’être nécessaire à l’esprit. Christophe enrageait de ce démontage de la machine :
— Elle allait bien ; tu risques de la briser. Tu es bien avancé après ! Que veux-tu prouver ? Que rien n’est rien ? Parbleu ! Je le sais bien. C’est parce que le néant nous envahit de toutes parts qu’on lutte. Rien n’existe ? Mais moi, j’existe. Il n’y a pas de raison d’agir ? Mais moi, j’agis. Que ceux qui aiment la mort, meurent s’ils veulent ! Moi, je vis, je veux vivre. Ma vie dans un plateau de la balance, la pensée dans l’autre… Au diable, la pensée !
Il se laissait emporter par sa violence habituelle ; et, dans la discussion, il disait des paroles blessantes. À peine les avait-il dites qu’il en avait le regret. Il eût voulu les retirer ; mais le mal était fait. Olivier était très sensible ; il avait l’épiderme facilement écorché ; un mot rude, surtout de la part de quelqu’un qu’il aimait, le déchirait. Il n’en disait rien par orgueil, il se repliait en lui. Il n’était pas sans voir non plus, chez son ami, de ces soudaines lueurs d’égoïsme inconscient, qui sont chez tout grand artiste. Il sentait qu’à certains moments, sa vie ne valait pas cher pour Christophe, au prix d’une belle musique : — (Christophe ne prenait guère la peine de le lui cacher) — Il le comprenait bien, il trouvait que Christophe avait raison ; mais c’était triste.
Et puis, il y avait dans la nature de Christophe toutes sortes d’éléments troubles, qui échappaient à Olivier et qui l’inquiétaient. C’étaient des bouffées brusques d’humour baroque et redoutable. Certains jours, il ne voulait pas parler ; ou il avait des accès de malice diabolique, il cherchait à blesser. Ou bien, il disparaissait : on ne le revoyait plus de la journée et d’une partie de la nuit. Une fois, il resta deux jours de suite absent. Dieu sait ce qu’il faisait ! Il ne le savait pas trop lui-même… En vérité, sa puissante nature, comprimée dans cette vie et ce logement étroits, comme dans une cage à poulets, était par moments sur le point d’éclater. La tranquillité de son ami le rendait enragé : alors, il aurait eu envie de lui faire du mal, de faire du mal à quelqu’un. Il lui fallait se sauver, se tuer de fatigue. Il battait les rues de Paris et la banlieue, en quête vaguement de quelque aventure, que parfois il trouvait ; et il n’eût pas été fâché d’une mauvaise rencontre, qui lui eût permis de dépenser le trop-plein de sa force, dans une rixe… Olivier, avec sa pauvre santé et sa faiblesse physique, avait peine à comprendre. Christophe ne comprenait pas mieux. Il s’éveillait de ces égarements, comme d’un rêve éreintant, — un peu honteux et inquiet de ce qu’il avait fait et de ce qu’il pourrait encore faire. Mais la bourrasque de folie passée, il se retrouvait comme un grand ciel lavé après l’orage, pur de toute souillure, serein, souverain de son âme. Il redevenait plus tendre que jamais pour Olivier, et il se tourmentait du mal qu’il lui avait causé. Il ne s’expliquait plus leurs petites brouilles. Tous les torts n’étaient pas toujours de son côté ; mais il ne s’en regardait pas comme moins coupable ; il se reprochait la passion qu’il mettait à avoir raison : il pensait qu’il vaut mieux se tromper avec son ami, qu’avoir raison contre lui.
Leurs malentendus étaient surtout pénibles, lorsqu’ils se produisaient le soir, et que les deux amis devaient passer la nuit dans cette désunion, qui était pour tous deux un désarroi moral. Christophe se relevait pour écrire un mot, qu’il glissait sous la porte d’Olivier ; et le lendemain, à son réveil, il lui demandait pardon. Ou même, dans la nuit, il frappait à sa porte : il n’aurait pu attendre au lendemain pour s’humilier. Olivier, d’ordinaire, ne dormait pas plus que lui. Il savait bien que Christophe l’aimait et n’avait pas voulu l’offenser ; mais il avait besoin de le lui entendre dire. Christophe le disait : tout était effacé. Quel calme délicieux ! Comme ils dormaient bien, après !
— Ah ! soupirait Olivier, qu’il est difficile de se comprendre !
— Aussi, qu’est-il besoin de se comprendre toujours ? disait Christophe. J’y renonce. Il n’y a qu’à s’aimer.
Tous ces petits froissements, qu’ils s’ingéniaient ensuite à guérir, avec une tendresse inquiète, les rendaient presque plus chers l’un à l’autre. Dans les moments de brouille, Antoinette reparaissait à travers les yeux d’Olivier. Les deux amis se témoignaient des attentions féminines. Christophe ne laissait point passer la fête d’Olivier, sans la célébrer par une œuvre qui lui était dédiée, par quelques fleurs, un gâteau, un cadeau, achetés, Dieu sait comment ! — (car l’argent manquait souvent dans le ménage.) — Olivier s’abîmait les yeux à recopier, la nuit, en cachette, les partitions de Christophe.
Les malentendus entre amis ne sont jamais bien graves, tant qu’un tiers ne s’interpose pas entre eux. — Mais cela ne pouvait manquer d’arriver : trop de gens, en ce monde, s’intéressent aux affaires des autres, afin de les embrouiller.
Olivier connaissait les Stevens, que Christophe fréquentait naguère ; et il avait aussi subi l’attraction de Colette. Si Christophe ne l’avait pas rencontré dans la petite cour de son ancienne amie, c’était qu’à ce moment, Olivier, accablé par la mort de sa sœur, s’enfermait dans son deuil et ne voyait plus personne. Colette, de son côté, n’avait fait aucun effort pour le voir : elle aimait bien Olivier, mais elle n’aimait pas les gens malheureux ; elle se disait si sensible que le spectacle de la tristesse lui était intolérable : elle attendait que celle d’Olivier fût passée, pour se souvenir de lui. Lorsqu’elle apprit qu’il paraissait guéri et qu’il n’y avait plus de danger de contagion, elle se risqua à lui faire signe. Olivier ne se fit pas prier. Il était à la fois sauvage et mondain, facilement séduit ; et il avait un faible pour Colette. Quand il annonça à Christophe son intention de retourner chez elle, Christophe, trop respectueux de la liberté de son ami pour exprimer le moindre blâme, se contenta de hausser les épaules, et dit, d’un air railleur :
— Va, petit, si cela t’amuse.
Mais il se garda bien de l’y suivre. Il était décidé à ne plus avoir affaire avec ces coquettes, ni avec leur monde. Non qu’il fût misogyne : il s’en fallait de beaucoup. Il avait une prédilection tendre pour les jeunes femmes qui travaillaient, les petites ouvrières, employées, fonctionnaires, qu’on voit se hâter, le matin, toujours un peu en retard, à demi éveillées, vers leur atelier ou leur bureau. La femme ne lui paraissait avoir tout son sens que quand elle agissait, quand elle s’efforçait d’être par elle-même, de gagner son pain et son indépendance. Et elle ne lui paraissait même avoir qu’ainsi toute sa grâce, l’alerte souplesse des mouvements, l’éveil de tous ses sens, l’intégrité de sa vie et de sa volonté. Il détestait la femme oisive et jouisseuse : elle lui faisait l’effet d’un animal repu, qui digère et s’ennuie, dans des rêveries malsaines. Olivier, au contraire, adorait le far niente des femmes, leur charme de fleurs, qui ne vivent que pour être belles et parfumer l’air autour d’elles. Il était plus artiste, et Christophe plus humain. À l’encontre de Colette, Christophe aimait d’autant plus les autres qu’ils avaient plus de part aux souffrances du monde. Ainsi, il se sentait lié à eux par une compassion fraternelle.
Colette était surtout désireuse de revoir Olivier, depuis qu’elle avait appris son amitié avec Christophe : car elle était curieuse d’en savoir les détails. Elle gardait un peu rancune à Christophe de la façon dédaigneuse, avec laquelle il semblait l’avoir oubliée ; et, sans aucun désir de se venger — (cela n’en valait pas la peine : car c’est une peine de se venger), — elle eût été bien aise de lui jouer quelque tour. Jeu de chatte, qui mordille, afin qu’on fasse attention à elle. Enjôleuse, comme elle savait l’être, elle n’eut pas de peine à faire parler Olivier. Personne n’était plus clairvoyant que lui et moins dupe des gens, quand il en était loin ; personne ne montrait plus de confiance naïve, quand il se trouvait en présence de deux aimables yeux. Colette témoignait un intérêt si sincère à son amitié avec Christophe qu’il se laissa aller à lui en raconter l’histoire, et même certains de leurs petits malentendus amicaux, qui lui semblaient plaisants, à distance, et où il s’attribuait tous les torts. Il confia aussi à Colette les projets artistiques de Christophe et quelques-uns de ses jugements, — qui n’étaient pas tous flatteurs, — sur la France et les Français. Toutes choses qui n’avaient pas grande importance, par elles-mêmes, mais que Colette se hâta de colporter, en les arrangeant à sa manière, autant afin d’en rendre le récit plus piquant, que par une certaine malignité cachée, à l’égard de Christophe. Et comme le premier à recevoir ses confidences fut naturellement son inséparable Lucien Lévy-Cœur, qui n’avait aucune raison de les tenir secrètes, elles se répandirent partout et s’embellirent en route ; elles prirent un tour de compassion ironique et un peu insultante pour Olivier, dont on fit une victime. Il semblait que l’histoire ne dût avoir beaucoup d’intérêt pour personne, les deux héros étant fort peu connus ; mais un Parisien s’intéresse toujours à ce qui ne le regarde pas. Si bien qu’un jour Christophe recueillit lui-même ces secrets de la bouche de Mme Roussin. Le rencontrant à un concert, elle lui demanda s’il était vrai qu’il se fût brouillé avec ce pauvre Olivier Jeannin ; et elle s’informa de ses travaux, en faisant allusion à des choses qu’il croyait connues de lui seul et d’Olivier. Et lorsqu’il lui demanda de qui elle tenait ces détails, elle lui dit que c’était de Lucien Lévy-Cœur, qui les tenait lui-même d’Olivier.
Christophe fut assommé par ce coup. Violent et sans critique, il ne lui vint pas à l’idée de discuter l’invraisemblance de la nouvelle ; il ne vit qu’une chose : ses secrets, confiés à Olivier, avaient été livrés, livrés à Lucien Lévy-Cœur. Il ne put rester au concert ; il quitta la salle aussitôt. Autour de lui, c’était le vide, la nuit. Dans la rue, il faillit se faire écraser. Il se disait : « Mon ami m’a trahi !… »
Olivier était chez Colette. Christophe ferma à clef la porte de sa chambre, pour qu’Olivier ne pût pas, ainsi qu’à l’ordinaire, causer un moment avec lui, lorsqu’il rentrerait. Il l’entendit en effet revenir peu après, tâcher d’ouvrir la porte, lui chuchoter bonsoir à travers la serrure : il ne bougea point. Il était assis sur son lit, dans l’obscurité, la tête entre les mains, se répétant : « Mon ami m’a trahi !… » ; et il resta ainsi, une partie de la nuit. C’est alors qu’il sentit combien il aimait Olivier ; car il ne lui en voulait pas de l’avoir trahi : il souffrait seulement. Celui qu’on aime a tout droit contre vous, même de ne plus vous aimer. On ne peut lui en vouloir, on ne peut que s’en vouloir à soi-même d’être si peu digne d’amour, puisqu’il vous abandonne. Et c’est une peine mortelle, qui brise la volonté de vivre.
Le lendemain matin, quand il vit Olivier, il ne lui parla de rien ; il lui était si odieux de lui faire des reproches, — reproches d’avoir abusé de sa confiance, d’avoir jeté ses secrets en pâture à l’ennemi, — qu’il ne put dire un seul mot. Mais son visage parlait pour lui ; il était hostile et glacé. Olivier en fut saisi ; il n’y comprenait rien. Timidement, il essaya de savoir ce que Christophe avait contre lui. Christophe se détourna brutalement, sans répondre. Olivier, blessé à son tour, se tut, et dévora son chagrin, en silence. Ils ne se virent plus, de tout le jour.
Quand Olivier l’eût fait souffrir mille fois davantage, jamais Christophe n’eût rien fait pour se venger, à peine pour se défendre : Olivier était sacré pour lui. Mais l’indignation qu’il ressentait avait besoin de se décharger sur quelqu’un ; et puisque ce ne pouvait être Olivier, ce fut Lucien Lévy-Cœur. Avec son injustice et sa passion habituelles, il lui attribua aussitôt la responsabilité de la faute qu’il prêtait à Olivier ; et il y avait pour lui une souffrance de jalousie insupportable à penser qu’un homme de cette espèce avait pu lui enlever l’affection de son ami, comme il l’avait déjà évincé de l’amitié de Colette Stevens. Pour achever de l’exaspérer, le même jour, lui tomba sous les yeux un article de Lucien Lévy-Cœur, à propos d’une représentation de Fidelio. Il y parlait de Beethoven sur un ton de persiflage, et raillait agréablement son héroïne pour prix Montyon. Christophe voyait mieux que quiconque les ridicules de la pièce, et même certaines erreurs de la musique. Il n’avait pas toujours montré lui-même un respect exagéré pour les maîtres reconnus. Mais il ne se piquait point d’être toujours d’accord avec lui-même et d’une logique à la française. Il était de ces gens qui veulent bien relever les fautes de ceux qu’ils aiment, mais qui ne le permettent pas aux autres. C’était d’ailleurs tout autre chose de critiquer un grand artiste, si âprement que ce fût, à la façon de Christophe, par foi passionnée dans l’art, et même — (on pouvait dire) — par un amour intransigeant pour sa gloire, qui ne supportait point en lui la médiocrité, — ou de ne chercher dans ces critiques, comme faisait Lucien Lévy-Cœur, qu’à flatter la bassesse du public et à faire rire la galerie, en montrant son esprit aux dépens d’un grand homme. Puis, quelque libre que fût Christophe en ses jugements, il y avait toujours eu une certaine musique, qu’il avait tacitement réservée, mise à l’abri, et à laquelle il ne fallait point toucher : c’était celle qui était plus et mieux que de la musique, celle qui était de l’âme toute pure, une grande âme bienfaisante, où l’on puisait la consolation, la force et l’espérance. La musique de Beethoven était de celles-là. Voir un faquin l’outrager le mettait hors de lui. Ce n’était plus une question d’art, c’était une question d’honneur ; tout ce qui donne du prix à la vie, l’amour, l’héroïsme, la vertu passionnée, la bonté affamée de se donner aux autres, y étaient engagés. C’était le bon Dieu ! Il n’y a plus à discuter. On ne peut pas plus permettre qu’on y porte atteinte que si l’on entendait insulter la femme qu’on vénère et qu’on aime : il faut haïr et tuer… Que dire, quand l’insulteur était, de tous les hommes, celui que Christophe méprisait le plus !
Et le hasard voulut que, le soir même, les deux hommes se trouvèrent face à face.
Pour ne pas rester seul avec Olivier, Christophe était allé, contre son habitude, à une soirée chez Roussin. On lui demanda de jouer. Il le fit à contre-cœur. Toutefois, au bout d’un instant, il s’était absorbé dans le morceau qu’il jouait, lorsque, levant les yeux, il aperçut à quelques pas, dans un groupe, les yeux ironiques de Lucien Lévy-Cœur, qui l’observaient. Il s’arrêta net, au milieu d’une mesure ; et, se levant, il tourna le dos au piano. Il se fit un brusque silence de gêne. Mme Roussin, surprise, vint à Christophe, avec un sourire forcé ; et, prudemment, — n’étant pas très sûre que le morceau ne fût pas terminé, — elle lui demanda :
— Vous ne continuez pas, monsieur Krafft ?
— J’ai fini, répondit-il sèchement.
À peine eut-il parlé qu’il sentit son inconvenance ; mais au lieu de le rendre plus prudent, cela ne fit que l’exciter davantage. Sans prendre garde à l’attention railleuse de l’auditoire, il alla s’asseoir dans un coin du salon, d’où il pouvait suivre les mouvements de Lucien Lévy-Cœur. Son voisin, un vieux général, à la figure rosée et endormie, avec des yeux bleu pâle, d’expression enfantine, se crut obligé de lui adresser des compliments sur l’originalité du morceau. Christophe s’inclinait, ennuyé, et il grognait des sons inarticulés. L’autre continuait de parler, excessivement poli, avec son sourire insignifiant et doux ; et il aurait voulu que Christophe lui expliquât comment il pouvait jouer de mémoire tant de pages de musique. Christophe s’agitait impatienté, et il se demandait s’il ne jetterait pas d’une bourrade le bonhomme en bas du canapé. Il voulait entendre ce que disait Lucien Lévy-Cœur : il guettait un prétexte pour s’attaquer à lui. Depuis quelques minutes, il sentait qu’il allait faire une sottise : rien au monde n’aurait pu l’empêcher de la faire. — Lucien Lévy-Cœur expliquait à un cercle de dames, avec sa voix de fausset, les intentions des grands artistes et leurs secrètes pensées. Dans un silence, Christophe entendit qu’il parlait, avec des sous-entendus polissons, de l’amitié de Wagner et du roi Louis.
— Assez ! cria-t-il, en frappant du poing la table, près de lui.
On se retourna avec stupeur. Lucien Lévy-Cœur, rencontrant le regard de Christophe, pâlit légèrement, et dit :
— Est-ce à moi que vous parlez ?
— À toi, chien ! fit Christophe.
Il se leva, d’un bond.
— Il faut donc que tu salisses tout ce qu’il y a de grand dans le monde, continua-t-il avec fureur. À la porte, cabot, ou je te flanque par la fenêtre !
Il s’avançait vers lui. Les dames s’écartèrent avec de petits cris. Il y eut quelque désordre. Christophe fut entouré aussitôt. Lucien Lévy-Cœur s’était à demi soulevé ; puis il reprit sa pose négligente dans son fauteuil. Appelant à voix basse un domestique qui passait, il lui remit une carte ; et il continua l’entretien, comme si rien ne s’était passé ; mais ses paupières battaient nerveusement, et ses yeux clignotants jetaient des regards de côté, pour observer les gens. Roussin s’était planté devant Christophe, et, le tenant par les revers de son habit, il le poussait vers la porte. Christophe, furieux et honteux, tête baissée, avait devant les yeux ce large plastron de chemise blanche, dont il comptait les boutons en brillants ; et il sentait sur son visage le souffle du gros homme.
— Eh bien, mon cher, eh bien ! disait Roussin, qu’est-ce qui vous prend ? Qu’est-ce que ces façons ? Observez-vous, sacrebleu ! Savez-vous où vous êtes ? Voyons, êtes-vous fou ?
— Du diable si je remets les pieds chez vous ! dit Christophe, en se dégageant de ses mains ; et il gagna la porte.
Prudemment, on lui faisait place. Au vestiaire, un domestique lui présenta un plateau. Il y avait, dessus, la carte de Lucien Lévy-Cœur. Il la prit sans comprendre, la lut tout haut ; puis, brusquement, il chercha dans ses poches, en soufflant de colère ; il en tira, après une demi-douzaine d’objets variés, trois ou quatre cartes froissées et salies :
— Tiens ! Tiens ! — fit-il, en les jetant sur le plateau, si violemment qu’une d’elles tomba à terre.
Il sortit.
Olivier n’était au courant de rien. Christophe avait pris pour témoins les premiers venus qui ne fussent pas pour lui tout à fait des étrangers : le critique musical Théophile Goujart, et un Allemand, le docteur Barth, privat-docent dans une université suisse, qu’il avait rencontré un soir dans une brasserie, et avec qui il avait lié connaissance, quoiqu’il eût peu de sympathie pour lui : mais ils pouvaient parler ensemble du pays. Après entente avec les témoins de Lucien Lévy-Cœur, l’arme choisie fut le pistolet. Christophe ignorait également toutes les armes, et Goujart lui dit qu’il ne ferait pas mal de venir avec lui à un tir pour prendre au moins quelques leçons ; mais Christophe s’y refusa ; et, en attendant le lendemain, il se remit au travail.
Son esprit était distrait. Il entendait bourdonner, comme dans un mauvais sommeil, une idée fixe, dont il avait la conscience vague… « C’était désagréable, oui, désagréable… Quoi donc ? — Ah ! ce duel, demain… Plaisanterie ! On ne se touche jamais… Cela se pourrait pourtant… Eh bien, après ?… Après, mais justement, après… Un pressement de doigt de cet animal qui me hait peut m’effacer de la vie… Allons donc !… — Oui, demain, dans deux jours, je pourrai être couché dans cette terre nauséabonde de Paris… — Bah ! ici ou ailleurs !… Ah ! çà, est-ce que je serais lâche ? — Non, mais il serait infâme de perdre dans une niaiserie tout le monde de pensées, que je sens pousser en moi… Au diable, ces luttes d’aujourd’hui, où l’on prétend égaliser les chances des adversaires ! La belle égalité, que celle qui donne à la vie d’un drôle autant de prix qu’à la mienne ! Que ne nous met-on en présence avec nos poings et des bâtons ! Ce serait un plaisir. Mais cette froide fusillade !… Et naturellement, il sait tirer, et je n’ai jamais tenu un pistolet… Ils ont raison ; il faut que j’apprenne… Il veut me tuer ? C’est moi qui le tuerai. »
Il descendit. Il y avait un tir, à quelques pas de sa maison. Christophe demanda une arme, et se fit expliquer comment il fallait la tenir. Au premier coup, il faillit tuer le gérant ; il recommença deux fois, trois fois, et ne réussit pas mieux ; il s’impatienta : ce fut bien pis. Autour de lui, quelques jeunes gens regardaient et riaient. Il n’y faisait pas attention. Avec sa ténacité d’Allemand, il s’obstina, si indifférent aux moqueries et si décidé à réussir que, comme il arrive toujours, on ne tarda pas à s’intéresser à cette patience maladroite ; un des spectateurs lui donna des conseils. Lui, si violent d’habitude, écoutait tout, avec une docilité d’enfant ; il luttait contre ses nerfs, qui faisaient trembler sa main ; il se raidissait, les sourcils contractés ; la sueur coulait sur ses joues ; il ne disait pas un mot ; mais, de temps en temps, il avait un sursaut de colère ; puis, il se remettait à tirer. Il resta deux heures. Après deux heures, il mettait dans le but. Rien de plus intéressant que cette volonté domptant un corps gauche et rebelle. Elle inspirait du respect. Des railleurs du début, les uns étaient partis, les autres s’étaient tus peu à peu, et n’avaient pu se décider à abandonner le spectacle. Ils saluèrent amicalement Christophe, quand il partit.
En rentrant, Christophe trouva le bon Mooch, qui l’attendait, inquiet. Mooch avait appris l’altercation, et il était accouru ; il voulait savoir la cause de la querelle. Malgré les réticences de Christophe qui ne voulait pas accuser Olivier, il finit par deviner. Comme il était de sang-froid et qu’il connaissait les deux amis, il ne douta point qu’Olivier ne fût innocent de la petite trahison qui lui était imputée. Il se mit en quête, et n’eut pas de peine à découvrir que tout le mal venait des bavardages de Colette et de Lévy-Cœur. Il revint précipitamment en apporter la preuve à Christophe ; il se figurait ainsi empêcher la rencontre. Mais ce fut tout le contraire : Christophe n’en conçut que plus de ressentiment contre Lévy-Cœur, quand il sut que, grâce à lui, il avait pu douter de son ami. Pour se débarrasser de Mooch, qui le conjurait de ne pas se battre, il promit tout ce que Mooch voulut. Mais son parti était pris. Il était tout joyeux, maintenant : c’était pour Olivier qu’il allait se battre. Ce n’était pas pour lui !
Une réflexion de l’un des témoins, tandis que la voiture montait l’allée à travers bois, réveilla brusquement l’attention de Christophe. Il chercha à lire ce qu’ils pensaient, et il constata combien il leur était indifférent. Le professeur Barth calculait à quelle heure l’affaire serait finie, et s’il pourrait revenir à temps pour terminer encore dans la journée un travail commencé aux Manuscrits de la Bibliothèque Nationale. Des trois compagnons de Christophe, il était celui qui s’intéressait le plus à l’issue du combat, par amour-propre germanique. Goujart ne s’occupait ni de Christophe, ni de l’autre Allemand, et causait de sujets scabreux de physiologie égrillarde avec le docteur Jullien. Un jeune médecin toulousain, que Christophe avait eu naguère comme voisin de palier, et qui venait parfois lui emprunter sa lampe à esprit-de-vin, son parapluie, ses tasses à café, qu’il rapportait invariablement cassés. Il lui donnait en échange des consultations gratuites, essayait sur lui des remèdes, et s’amusait de sa naïveté. Sous son impassibilité d’hidalgo castillan, somnolait une gouaillerie perpétuelle. Il était prodigieusement réjoui de cette aventure, qui lui paraissait burlesque ; et d’avance, il escomptait les maladresses de Christophe. Il trouvait plaisant de faire cette promenade en voiture dans les bois, aux frais du brave Krafft. — C’était le plus clair de la pensée du trio : ils envisageaient la chose surtout comme une partie de plaisir, qui ne leur coûtait rien. Aucun n’attribuait la moindre importance au duel. Ils étaient d’ailleurs préparés, avec un calme égal, à toutes les éventualités.
Ils arrivèrent au rendez-vous, avant les autres. Une petite auberge au fond des bois. C’était un endroit de plaisir, plus ou moins malpropre, où les Parisiens venaient laver leur honneur, quand les éclaboussures étaient trop apparentes. Les haies étaient fleuries de pures églantines. À l’ombre des chênes au feuillage de bronze, de petites tables étaient dressées. Trois bicyclistes étaient assis à l’une d’elles : une femme plâtrée, en culotte, avec des chaussettes noires ; et deux hommes en flanelle, abrutis par la chaleur, qui poussaient de temps en temps des grognements, comme s’ils avaient désappris de parler.
L’arrivée de la voiture souleva à l’auberge un petit brouhaha. Goujart, qui connaissait de longue date la maison et les gens, déclara qu’il se chargeait de tout. Barth entraîna Christophe sous une tonnelle, et commanda de la bière. L’air était exquisément tiède et rempli du bourdonnement des abeilles. Christophe oubliait pourquoi il était venu. Barth, vidant la bouteille, dit, après un silence :
— Je vois ce que je vais faire.
Il but, et continua :
— J’aurai encore le temps : j’irai à Versailles, après.
On entendait Goujart marchander aigrement avec la patronne le prix du terrain pour le combat. Jullien n’avait pas perdu son temps : en passant près des bicyclistes, il s’était extasié bruyamment sur les jambes nues de la femme ; et il s’en était suivi un déluge d’apostrophes ordurières, où Jullien n’était pas en reste. Barth dit à mi-voix :
— Les Français sont ignobles. Frère, je bois à ta victoire.
Il choqua son verre contre le verre de Christophe. Christophe rêvait ; des bribes de musique passaient dans son cerveau, avec le ronflement harmonieux des insectes. Il avait envie de dormir.
Les roues d’une autre voiture firent grésiller le sable de l’allée. Christophe aperçut la figure pâle de Lucien Lévy-Cœur, souriant comme toujours ; et sa colère se réveilla. Il se leva, et Barth le suivit.
Lévy-Cœur, le cou serré dans une haute cravate, était mis avec une recherche qui faisait contraste avec la négligence de son adversaire. Après lui, descendirent le comte Bloch, un sportsman connu par ses maîtresses, sa collection de ciboires anciens, et ses opinions ultra-royalistes, — Léon Mouey, un autre homme à la mode, député par littérature, et littérateur par ambition politique, jeune, chauve, rasé, une figure hâve et bilieuse, le nez long, les yeux ronds, un crâne d’oiseau, — enfin, le docteur Emmanuel, type de sémite très fin, bienveillant et indifférent, membre de l’Académie de médecine, directeur d’un hôpital, célèbre par de savants livres et par un scepticisme médical, qui lui faisait écouter avec une compassion ironique les doléances de ses malades, sans rien tenter pour les guérir.
Les nouveaux venus saluèrent courtoisement les autres. Christophe répondit à peine, mais remarqua avec dépit l’empressement de ses témoins et les avances exagérées qu’ils firent aux témoins de Lévy-Cœur. Jullien connaissait Emmanuel, et Goujart connaissait Mouey ; et ils s’approchèrent, souriants et obséquieux. Mouey les accueillit avec une froide politesse, et Emmanuel avec son sans-façon railleur. Quant au comte Bloch, resté près de Lévy-Cœur, d’un regard rapide il venait de faire l’inventaire des redingotes et du linge de l’autre camp, et il échangeait avec son client de brèves impressions bouffonnes, sans presque ouvrir la bouche, — calmes et corrects tous deux.
Lucien Lévy-Cœur attendait, très à l’aise, le signal du comte Bloch, qui dirigeait le combat. Il considérait l’affaire comme une simple formalité. Excellent tireur, et connaissant parfaitement la maladresse de son adversaire, il n’aurait eu garde d’abuser de ses avantages et de chercher à l’atteindre, au cas bien improbable où les témoins n’eussent pas veillé à l’innocuité de la rencontre : il savait qu’il n’est pire sottise que de donner l’apparence de victime à un ennemi, qu’il est beaucoup plus sûr d’éliminer sans bruit. Mais Christophe, sa veste jetée, sa chemise ouverte sur son large cou et ses poignets robustes, attendait, le front baissé, les yeux durement fixés sur Lévy-Cœur, toute son énergie ramassée sur elle-même ; la volonté du meurtre était implacablement inscrite sur tous les traits de son visage ; et le comte Bloch, qui l’observait attentivement, pensait qu’il était heureux que la civilisation eût supprimé, autant que possible, les risques du combat.
Après que les deux balles eurent été échangées, de part et d’autre, et naturellement sans résultat, les témoins s’empressèrent, félicitant les adversaires. L’honneur était satisfait. — Mais non pas Christophe. Il restait là, le pistolet à la main, ne pouvant croire que ce fût fini. Volontiers, il eût admis, comme au tir de la veille, que l’on restât à se fusiller, jusqu’à ce qu’on mît dans le but. Quand il entendit Goujart lui proposer de tendre la main à son adversaire, qui chevaleresquement s’avançait à sa rencontre avec son sourire éternel, cette comédie l’indigna. Il jeta rageusement son arme à terre, bouscula Goujart, et se précipita sur Lucien Lévy-Cœur. On eut toutes les peines du monde à l’empêcher de continuer le combat, à coups de poing.
Les témoins s’étaient interposés, tandis que Lévy-Cœur s’éloignait. Christophe se dégagea de leur groupe, et, sans écouter leurs rires et leurs objurgations, il s’en alla à grands pas vers le bois, en parlant haut et en faisant des gestes furieux. Il ne s’apercevait même pas qu’il avait laissé sur le terrain son veston et son chapeau. Il s’enfonça dans la forêt. Il entendit ses témoins l’appeler, en riant ; puis, ils se lassèrent, et ne s’inquiétèrent plus de lui. Un roulement de voitures qui s’éloignaient lui apprit bientôt qu’ils étaient partis. Il resta seul, au milieu des arbres silencieux. Sa fureur était tombée. Il se jeta par terre, et se vautra dans l’herbe.
Peu après, Mooch arrivait à l’auberge. Il était, depuis le matin, à la poursuite de Christophe. On lui dit que son ami était dans les bois. Il se mit à sa recherche. Il battit tous les taillis, il l’appela à tous les échos, et il revenait bredouille, quand il l’entendit chanter ; il se guida d’après la voix, et il finit par le trouver dans une petite clairière, les quatre fers en l’air, se roulant comme un jeune veau. Lorsque Christophe le vit, il l’interpella joyeusement, il l’appela « son vieux Moloch », il lui conta qu’il avait troué son adversaire, de part en part, comme un tamis ; il le força à jouer à saute-mouton avec lui, il le força à sauter lui-même ; et il lui assénait des tapes énormes, en sautant. Mooch, bon enfant, s’amusait presque autant que lui, malgré sa maladresse. — Ils revinrent à l’auberge, bras dessus, bras dessous, et ils reprirent à la gare voisine le train pour Paris.
Olivier ignorait ce qui s’était passé. Il fut surpris de la tendresse de Christophe : il ne comprenait rien à tous ces revirements. Ce fut le lendemain seulement qu’il apprit par les journaux que Christophe s’était battu. Il en fut presque malade, en pensant au danger que Christophe avait couru. Il voulut savoir pourquoi ce duel. Christophe se refusait à parler. À force d’être harcelé, il dit, en riant :
— Pour toi.
Olivier ne put en tirer une parole de plus. Mooch raconta les choses. Olivier, atterré, rompit avec Colette, et supplia Christophe de lui pardonner son imprudence. Christophe, incorrigible, lui récita un vieux dicton français en l’arrangeant malignement à sa façon pour faire enrager le bon Mooch, qui assistait, tout heureux, au bonheur des deux amis :
— Mon petit, cela t’apprendra à te méfier…
De fille oiseuse et languarde, D’ami fardé, |
L’amitié était retrouvée. La menace de la perdre, qui l’avait effleurée, ne faisait que la rendre plus chère. Les légers malentendus s’étaient évanouis ; les différences mêmes entre les deux amis étaient un attrait de plus. Christophe embrassait dans son âme l’âme des deux patries, harmonieusement unies. Il se sentait le cœur riche et plein ; et cette abondance heureuse se traduisait, comme à l’ordinaire chez lui, par un ruisseau de musique.
Olivier s’en émerveillait. Avec son excès de critique, il n’était pas loin de croire que la musique, qu’il adorait, avait dit son dernier mot. Il était hanté de l’idée maladive qu’à un certain degré du progrès succède fatalement la décadence ; et il tremblait que le bel art, qui lui faisait aimer la vie, ne s’arrêtât tout d’un coup, tari, bu par le sol. Christophe s’égayait de ces pensées pusillanimes. Par esprit de contradiction, il prétendait que rien n’avait été fait avant lui, que tout était à faire. Olivier lui alléguait l’exemple de la musique française, qui semble parvenue à un point de perfection et de civilisation finissante, au delà duquel il ne paraît plus y avoir rien. Christophe haussait les épaules :
— La musique française ?… Il n’y en a pas encore eu… Et pourtant vous avez de si belles choses à faire, dans le monde ! Il faut que vous ne soyez guère musiciens, pour ne vous en être jamais avisés. Ah ! si j’étais Français !…
Et il lui énuméra tout ce qu’un Français pourrait écrire :
— Vous vous guindez à des genres qui ne sont pas faits pour vous, et vous ne faites rien de ce qui vous convient. Vous êtes le peuple de l’élégance, de la poésie mondaine, de la beauté dans les gestes, les pas, les attitudes, la mode, les costumes, et vous n’écrivez plus de ballets, vous qui auriez pu créer un art inimitable de la danse poétique… — Vous êtes le peuple du rire et de la comédie, et vous ne faites plus d’opéras-comiques, ou vous laissez ce genre à des sous-musiciens, des épiciers de la musique. Ah ! si j’étais Français, je mettrais Rabelais en musique, je ferais des épopées bouffes… — Vous êtes un peuple de romanciers, et vous ne faites pas de romans en musique : (car je ne compte pas pour tels les feuilletons de Gustave Charpentier). Vous n’utilisez pas vos dons d’analyse psychologique, votre pénétration des caractères. Ah ! si j’étais Français, je vous ferais des portraits en musique… (Veux-tu que je te dessine la petite, assise en bas, dans le jardin, sous les lilas ?)… Je vous écrirais du Stendhal pour quatuor à cordes… — Vous êtes la plus grande démocratie de l’Europe, et vous n’avez pas de théâtre du peuple, pas de musique du peuple. Ah ! si j’étais Français, je mettrais en musique votre Révolution : le 14 juillet, le 10 août, Valmy, la Fédération, je mettrais le peuple en musique ! Non pas dans le genre faux des déclamations wagnériennes. Je veux des symphonies, des chœurs, des danses. Pas de discours ! J’en suis las. Qu’on ne parle pas toujours dans un drame musical ! Silence aux mots ! Peindre à larges traits, en de vastes symphonies avec chœurs, d’immenses paysages musicaux, des épopées Homériques et Bibliques, le feu, la terre et l’eau et le ciel lumineux, la fièvre qui gonfle les cœurs, la poussée des instincts, des destins d’une race, le triomphe du Rythme, empereur du monde, qui asservit les milliers d’hommes et lance les armées à la mort… La musique partout, la musique dans tout ! Si vous étiez musiciens, vous auriez de la musique pour chacune de vos fêtes publiques, pour vos cérémonies officielles, pour les corporations ouvrières, pour les associations d’étudiants, pour vos fêtes familiales… Mais, avant tout, avant tout, si vous étiez musiciens, vous feriez de la musique pure, de la musique qui ne veut rien dire, de la musique qui n’est bonne à rien, à rien qu’à réchauffer, à respirer, à vivre. Faites du soleil ! Sat prata… (comment est-ce que tu dis cela en latin ?)… Il a assez plu chez vous. Je m’enrhume dans votre musique. On ne voit pas clair : rallumez vos lanternes… Vous vous plaignez aujourd’hui de ces porcherie italiennes, qui envahissent vos théâtres, conquièrent votre public, vous mettent à la porte de chez vous ? C’est votre faute ! Le public est las de votre art crépusculaire, de vos neurasthénies harmoniques, de votre pédantisme contrapuntique. Il va où est la vie, si grossière qu’elle soit. Pourquoi vous retirez-vous de la vie ? Votre Debussy est mauvais, si grand artiste qu’il soit. Il est complice de votre torpeur. Vous auriez besoin qu’on vous réveillât rudement.
— Strauss, alors ?
— Pas davantage. Celui-là achèverait de vous démolir. Il faut avoir l’estomac de mes compatriotes pour supporter ces intempérances de boisson. Et ils ne les supportent même pas… La Salomé de Strauss !… Un chef-d’œuvre… Je ne voudrais pas l’avoir écrit… Je songe à mon pauvre vieux grand-père et à mon oncle Gottfried, lorsqu’ils me parlaient, sur quel ton de respect et d’amour attendri, du bel art des sons !… Disposer de ces divines puissances, et en faire un tel usage !… Un météore incendiaire ! Une Ysolde, prostituée juive. La luxure douloureuse et bestiale. La frénésie du meurtre, du viol, de l’inceste, des instincts déchaînés, qui gronde au fond de la décadence allemande… Et, de votre côté, le spasme du suicide mélancolique et voluptueux, qui râle dans votre décadence française… Ici, la bête ; et là, la proie. Où, l’homme ?… Votre Debussy est le génie du bon goût ; Strauss, le génie du mauvais. Le premier est bien fade. Mais le second est bien déplaisant. L’un, un filet d’eau argentée et stagnante, qui se perd dans les roseaux et qui dégage un arôme de fièvre. L’autre, un flot puissant et bourbeux… ah ! le relent de bas italianisme, de néo-Meyerbeerisme, les ordures de sentiment qui roulent dans ce torrent !… Un chef-d’œuvre odieux !… Salomé, fille d’Ysolde… Et de qui Salomé sera-t-elle mère, à son tour ?
— Oui, dit Olivier, je voudrais être de cinquante ans en avant. Il faudra bien que cette course à l’abîme finisse, d’une façon ou de l’autre : ou que le cheval s’arrête, ou qu’il tombe. Alors, nous respirerons. Dieu merci, la terre ne cessera pas de fleurir, ni le ciel de rayonner, avec ou sans musique. Qu’avons-nous à faire d’un art aussi inhumain !… L’Occident se brûle… Bientôt… Bientôt… Je vois déjà d’autres lumières qui se lèvent, au fond de l’Orient.
— Laisse-moi tranquille avec ton Orient ! dit Christophe. L’Occident n’a pas dit son dernier mot. Crois-tu que j’abdique, moi ? J’en ai encore pour des siècles. Vive la vie ! Vive la joie ! Vive le courage qui nous lance au combat contre notre destin ! Vive l’amour, qui nous gonfle le cœur ! Vive l’amitié, qui réchauffe notre foi, — l’amitié, plus douce que l’amour ! Vive le jour ! Vive la nuit ! Gloire au soleil ! Laus Deo, au Dieu de la joie, au Dieu du rêve et de l’action, au Dieu qui créa la musique ! Hosannah !…
Là-dessus, il se mit à sa table, et écrivit tout ce qui lui passait par la tête, sans plus penser à ce qu’il venait de dire.
Christophe était alors dans un état d’équilibre parfait de toutes les forces de sa vie. Il ne s’embarrassait pas de discussions esthétiques sur la valeur de telle ou telle forme musicale, ni de recherches raisonnées pour créer du nouveau ; il n’avait même pas besoin de se mettre en peine pour trouver des sujets à traduire en musique. Tout lui était bon. Le flot de musique s’épanchait, sans que Christophe sût quel sentiment il exprimait. Il était heureux, voilà tout, heureux de se répandre, heureux de s’être répandu, heureux de sentir battre en lui le pouls de la vie universelle.
Cette joie et cette plénitude se communiquaient à ceux qui l’entouraient.
La maison au jardin fermé était trop petite pour lui. Il y avait bien l’échappée sur le parc du couvent voisin, avec la solitude de ses grandes allées et ses arbres centenaires ; mais c’était trop beau pour durer. On était en train de construire, en face de la fenêtre de Christophe, une maison à six étages, qui supprimait la vue et achevait le blocus autour de lui. Il avait de plus l’agrément d’entendre grincer des poulies, gratter des pierres, et clouer des planches, tous les jours, du matin au soir. Il avait retrouvé, parmi les ouvriers, son ami le couvreur, avec qui il avait fait connaissance naguère, sur le toit. Ils échangeaient de loin des signes d’intelligence. Même, l’ayant rencontré une fois dans la rue, il l’avait mené chez le marchand de vin, et ils avaient bu un verre ensemble, au grand étonnement d’Olivier, un peu scandalisé. Il s’amusait du bagout drôlatique de l’homme et de son inaltérable bonne humeur. Mais il ne l’en maudissait pas moins, lui et sa bande d’industrieux et stupides animaux, qui élevaient un barrage devant sa maison, et lui volaient son air et sa lumière. Olivier ne se plaignait pas trop ; il s’accommodait volontiers d’un horizon muré : c’était comme le poêle de Descartes, d’où la pensée comprimée jaillit vers le ciel libre. Mais Christophe avait besoin de plus d’air. Confiné dans cet étroit espace, il prenait sa revanche, en se mêlant aux âmes de ceux qui l’entouraient. Il les buvait. Il les mettait en musique. Olivier lui disait qu’il avait l’air d’un amoureux.
— Si je l’étais, répondait Christophe, je ne verrais plus rien, je n’aimerais plus rien, rien ne m’intéresserait, en dehors de mon amour.
— Alors, qu’est-ce que tu as ?
— Je suis bien portant, j’ai faim.
— Heureux Christophe ! soupirait Olivier, tu devrais bien nous passer un peu de ton appétit.
La santé est contagieuse, — comme la maladie. Le premier à éprouver le bienfait de cette force fut naturellement Olivier. La force était ce qui lui manquait le plus. Il se retirait du monde, parce que les vulgarités du monde l’écœuraient. Avec une grande intelligence et des dons artistiques exceptionnels, il était trop délicat pour faire un grand artiste. Les grands artistes ne sont pas des dégoûtés ; la première loi pour tout être sain, c’est de vivre : d’autant plus impérieuse, quand on est un génie ; car on vit davantage. Olivier fuyait la vie ; il se laissait flotter dans un monde de fictions poétiques sans corps, sans chair, sans rapports avec la réalité. Il était de cette élite littéraire, qui, pour trouver la beauté, a besoin de la chercher hors des siècles, dans les temps qui ne sont plus, ou dans ceux qui n’ont jamais été. Comme si la boisson de vie n’était pas aussi enivrante, et ses vendanges aussi opulentes, aujourd’hui qu’autrefois ! Mais les âmes fatiguées répugnent au contact direct de la vie ; elles ne la peuvent supporter qu’à travers le voile de mirages que tisse l’éloignement du passé et l’écho qui renvoie, en les déformant, les paroles mortes de ceux qui furent autrefois des vivants. — L’amitié de Christophe arrachait Olivier peu à peu à ces Limbes de l’art. Le soleil s’infiltrait dans les retraites de l’âme, où il s’engourdissait.
L’ingénieur Elsberger ressentait aussi la contagion de l’optimisme de Christophe. Cela ne se traduisait pourtant pas par un changement dans ses habitudes : elles étaient trop invétérées ; et il ne fallait pas compter que son humeur devint jamais entreprenante, au point de lui faire quitter la France, pour aller chercher fortune ailleurs. C’eût été trop demander. Mais il sortait de son atonie ; il reprenait goût à des recherches, à des lectures, à des travaux scientifiques, qu’il avait laissés de côté depuis longtemps. On l’eût bien étonné, si on lui avait dit que Christophe était pour quelque chose dans ce réveil d’intérêt à son métier ; et le plus étonné eût été certainement Christophe.
De toute la maison, ceux avec qui il s’était lié le plus vite étaient le petit ménage du second. Plus d’une fois, en passant devant leur porte, il avait prêté l’oreille aux sons du piano, dont la jeune Mme Arnaud jouait avec goût, lorsqu’elle était seule. Là-dessus, il leur avait envoyé des billets pour son concert. Ils l’en avaient remercié avec effusion. Depuis, il allait de temps en temps chez eux, le soir. Jamais il n’avait pu réentendre la jeune femme : elle était trop timide pour jouer devant quelqu’un ; même lorsqu’elle était seule, maintenant qu’elle savait qu’on pouvait l’entendre de l’escalier, elle mettait la sourdine. Mais Christophe leur faisait de la musique ; et ils en causaient longuement. Les Arnaud en parlaient avec une ardeur et une jeunesse de cœur qui l’enchantait. Il ne croyait pas qu’il fût possible à des Français d’aimer tant la musique.
— C’est, disait Olivier, que tu n’as vu jusqu’ici que les musiciens.
— Je sais bien, répondait Christophe, que les musiciens sont ceux qui aiment le moins la musique ; mais tu ne me feras pas croire que les gens de votre sorte soient légion en France.
— Quelques milliers, pour le moins.
— Alors, c’est une épidémie, une mode toute récente ?
— Ce n’est pas une affaire de mode, dit Arnaud. « Celuy, lequel oyant un doux accord d’instrumens ou la douceur de la voyx naturelle, ne s’en réjouist point, ne s’en esmeut point, et de teste en pied, n’en tressault point, comme doucement ravy, et si ne scay comment dérobé hors de soy, c’est signe qu’il a l’âme tortue, vicieuse, et dépravée, et duquel il se faut donner garde comme de celui qui n’est point heureusement né… »
— Je connais cela, dit Christophe : c’est de mon ami Shakespeare.
— Non, dit Arnaud doucement, c’est d’un Français qui vivait avant lui, c’est de notre Ronsard. Vous voyez que si c’est une mode d’aimer la musique en France, la mode n’est pas d’hier.
Qu’on aimât la musique en France était moins encore pour étonner Christophe que le fait qu’on y aimât, à peu de choses près, la même musique qu’en Allemagne. Dans le monde des artistes et des snobs parisiens, qu’il avait vus d’abord, il était de bon ton de traiter les maîtres allemands en étrangers de distinction, que l’on ne se refusait pas à admirer, mais qu’on tenait à distance : on se moquait volontiers de la lourdeur d’un Gluck, de la barbarie d’un Wagner ; on leur opposait la finesse française. Et de fait, Christophe avait fini par douter qu’un Français pût comprendre les œuvres allemandes, à la façon dont on les exécutait en France. Tout récemment encore, il était revenu scandalisé d’une représentation de Gluck : ces ingénieux Parisiens s’étaient avisés de maquiller le terrible vieux ; ils le paraient, ils l’enrubannaient, ils ouataient ses rythmes, ils attifaient sa musique de décors aux teintes impressionnistes, de charmantes petites danseuses, perverses et lascives… Pauvre Gluck ! que restait-il de son éloquence du cœur, de son sublime du cœur, de la pureté morale, de la douleur toute nue ? Etait-ce qu’un Français ne pouvait les sentir ? — Or Christophe voyait maintenant l’amour profond et tendre de ses nouveaux amis pour ce qu’il y a de plus intime dans l’âme germanique, dans les vieux lieder allemands, dans les classiques allemands. Et il leur demandait s’il n’était donc pas vrai que ces Allemands leur parussent des étrangers, et qu’un Français ne pût aimer tout à fait que les artistes de sa race.
— Mais pas du tout ! protestaient-ils. Ce sont nos critiques qui se permettent de parler en notre nom. Comme ils suivent toujours la mode, ils prétendent aussi que nous la suivions. Mais nous ne nous inquiétons pas plus d’eux qu’ils ne s’inquiètent de nous. Voilà de plaisants animaux qui veulent nous apprendre ce qui est, ou n’est pas français ! À nous, Français de vieille France !… Ils viennent nous dire que notre France est dans Rameau, — ou dans Racine, — et pas autre part ! Comme si nous ne savions pas, — (des milliers d’entre nous, en province, à Paris) — combien de fois Beethoven, Mozart et Gluck sont venus s’asseoir à notre foyer, ont veillé avec nous au chevet de nos aimés, ont partagé nos peines, ont ranimé nos espoirs, sont devenus de notre famille ! Si l’on osait dire ce qu’on pense, ce serait bien plutôt tel artiste français, prôné par nos critiques parisiens, qui serait pour nous un étranger.
— La vérité, dit Olivier, c’est que s’il y a des frontières en art, ce sont moins des barrières de races que des barrières de classes. Je ne sais pas s’il y a un art français et un art allemand ; mais il y a un art des riches, et un art de ceux qui ne le sont pas. Gluck est un grand bourgeois, il est de notre classe. Tel artiste français, que je m’abstiendrai de nommer, n’en est point : bien qu’il soit né bourgeois, il a honte de nous, il nous renie ; et nous, nous le renions.
Olivier disait vrai. Plus Christophe apprenait à connaître les Français, plus il était frappé des ressemblances entre les braves gens de France et ceux d’Allemagne. Les Arnaud lui rappelaient son cher vieux Schulz, avec son amour si pur, si désintéressé de l’art, son oubli de soi-même, sa dévotion au beau. Et il les aimait, en souvenir de lui.
En même temps qu’il découvrait l’absurdité des frontières morales entre les bonnes gens des races différentes, Christophe sentait l’absurdité des frontières entre les pensées différentes des bonnes gens d’une même race. Grâce à lui, et sans qu’il l’eût cherché, deux des hommes qui semblaient le plus loin de se comprendre, l’abbé Corneille et M. Watelet, avaient fait connaissance.
Christophe leur empruntait des livres à tous deux, et, avec un sans-gêne qui choquait Olivier, il les prêtait de l’un à l’autre. L’abbé Corneille n’en était pas scandalisé ; il avait l’intuition des âmes ; et, sans en avoir l’air, il lisait dans celle de son jeune voisin tout ce qu’elle avait de généreux, et même, à son insu, de religieux. Un volume de Kropotkine, emprunté à M. Watelet, et qu’ils aimaient tous les trois, pour des raisons diverses, commença le rapprochement. Le hasard fit qu’ils se trouvèrent ensemble, un jour, chez Christophe. Christophe craignait d’abord quelque parole désobligeante entre ses hôtes. Tout au contraire, ils se témoignèrent une courtoisie parfaite. Ils causèrent de sujets sans danger : de leurs voyages, de leur expérience des hommes. Et ils se découvrirent tous deux pleins de mansuétude, d’esprit évangélique, d’espérances chimériques, malgré tant de raisons de désespérer. Ils se prirent l’un pour l’autre d’une sympathie, mêlée de quelque ironie. Sympathie très discrète. Jamais ils n’abordaient ensemble le fond de leurs croyances. Ils se voyaient rarement, et ne le cherchaient point ; mais quand ils se rencontraient, ils avaient plaisir à se voir.
Des deux, le moins indépendant d’esprit n’était pas l’abbé Corneille. Christophe ne s’y fût pas attendu. Il apercevait peu à peu la grandeur de cette pensée religieuse et libre, ce puissant et serein mysticisme, sans fièvre, qui pénétrait toutes les pensées du prêtre, tous les actes de sa vie journalière, tout le spectacle de l’univers, — qui le faisait vivre en Christ, comme, d’après sa croyance. Christ avait vécu en Dieu.
Il ne niait rien, nulle force de vie. Pour lui, toutes les Écritures, anciennes et modernes, religieuses et laïques, de Moïse à Berthelot, étaient certaines, étaient divines, étaient l’expression de Dieu. L’Écriture Sainte en était seulement l’exemplaire le plus riche, comme l’Église était l’élite la plus haute des frères unis en Dieu ; mais ni l’une ni l’autre n’enfermait l’esprit dans une vérité immobile. Le christianisme, c’était Christ vivant. L’histoire du monde n’était que l’histoire de l’agrandissement perpétuel de l’idée de Dieu. La chute du Temple juif, la ruine du monde païen, l’échec des Croisades, le soufflet de Boniface VIII, Galilée qui rejeta la terre dans l’espace vertigineux, les infiniment petits plus puissants que les grands, la fin des royautés et celle des Concordats, tout cela désorientait pour un temps les consciences. Les uns s’attachaient désespérément à ce qui tombait ; les autres prenaient une planche, au hasard, et allaient à la dérive. L’abbé Corneille se demandait seulement : « Où sont les hommes ? Où est ce qui les fait vivre ? » Car il croyait : « Où est la vie, là est Dieu. » — Et c’est pourquoi il se sentait de la sympathie pour Christophe.
De son côté, Christophe avait plaisir à réentendre la belle musique, qu’est une grande âme religieuse. Elle éveillait en lui de lointains et profonds échos. Par ce sentiment de réaction perpétuelle, qui, chez les natures vigoureuses, est un instinct de vie, l’instinct même de la conservation, le coup de rame qui rétablit l’équilibre menacé et imprime à la barque un nouvel élan, — l’excès du doute et l’écœurement du sensualisme parisien avaient, depuis deux ans, peu à peu ressuscité Dieu dans le cœur de Christophe. Non pas qu’il crût en lui. Il le niait. Mais il en était plein. L’abbé Corneille lui disait, en souriant, que comme le bon géant, son patron, il portait Dieu, sans le savoir.
— D’où vient alors que je ne le voie pas ? demandait Christophe.
— Vous êtes comme des milliers d’autres : vous le voyez, tous les jours, sans vous douter que c’est lui. Dieu se révèle à tous, sous des formes diverses, — aux uns, dans leur vie ordinaire, comme à saint Pierre en Galilée, — aux autres (à votre ami M. Watelet), ainsi qu’à saint Thomas, dans les plaies et dans les misères à guérir, — à vous, dans la dignité de votre idéal : Noli me tangere… Un jour, vous le reconnaîtrez.
— Jamais je n’abdiquerai, dit Christophe. Je suis libre. Libre je resterai.
— Vous n’en serez que plus avec Dieu, répliquait tranquillement le prêtre.
Mais Christophe n’admettait pas qu’on fît de lui un chrétien malgré lui. Il se défendait avec une ardeur naïve, comme si cela pouvait avoir la moindre importance qu’on attachât à ses pensées une étiquette, ou bien une autre. L’abbé Corneille l’écoutait avec un peu d’ironie ecclésiastique, à peine perceptible, et beaucoup de bonté. Il avait une patience inaltérable, qui reposait sur l’habitude de sa foi. Les épreuves de l’Église actuelle l’avaient trempée ; tout en jetant sur lui une grande mélancolie, et même en l’ayant fait passer par de douloureuses crises morales, elles ne l’atteignaient pas, au fond. Certes il était cruel de se voir opprimé par ses chefs, toutes ses démarches épiées par les évêques, guettées par les libres-penseurs qui cherchaient à exploiter ses pensées, à se servir de lui contre sa foi, également incompris et traqué par ses coreligionnaires et par les ennemis de sa religion. Impossible de résister : car il faut se soumettre. Impossible de se soumettre, du cœur : car on sait que l’autorité se trompe. Angoisse de ne pas parler. Angoisse de parler et d’être faussement interprété. Sans compter les autres âmes, dont on est responsable, tous ceux qui attendent de vous un conseil, une aide, et que l’on voit souffrir… L’abbé Corneille souffrait pour eux et pour lui, mais il se résignait. Il savait combien peu comptent les jours d’épreuves, dans la longue histoire de l’Église. — Seulement, à se replier en lui, dans sa résignation muette, il s’anémiait lentement, il prenait une timidité, une peur de parler, qui lui rendait de plus en plus difficile la moindre démarche, et peu à peu l’enveloppait d’une torpeur de silence. Il s’y sentait tomber avec tristesse, mais sans réagir. La rencontre de Christophe lui fut d’un grand secours. La juvénile ardeur, l’intérêt affectueux et naïf que son voisin lui témoignait, ses questions parfois indiscrètes, lui faisaient du bien. Christophe le forçait à rentrer dans la compagnie des vivants.
Aubert, l’ouvrier électricien, se rencontra une fois avec lui chez Christophe. Il fit un haut-le-corps, quand il vit le prêtre. Il eut bien de la peine à cacher sa répulsion. Même quand ce premier sentiment fut vaincu, il lui resta toujours un malaise, une gêne bizarre à se trouver avec cet homme en robe, qui était pour lui un être indéfinissable. Toutefois, son instinct sociable et le plaisir qu’il avait à causer avec des gens bien élevés l’emportèrent sur son anticléricalisme. Il était surpris du ton affable qui régnait entre M. Watelet et l’abbé Corneille ; il ne l’était pas moins de voir un prêtre qui était démocrate, et un révolutionnaire qui était aristocrate ; cela renversait toutes ses idées reçues. Il cherchait vainement dans quelles catégories sociales il pourrait les classer : car il avait besoin de classer les gens, pour les comprendre. Il n’était pas facile de trouver un compartiment où ranger la paisible liberté de ce prêtre, qui avait lu Anatole France et Renan, et qui en parlait tranquillement, avec justice et avec justesse. En matière de science, l’abbé Corneille avait pour règle de se laisser conduire par ceux qui savaient, plus que par ceux qui commandaient. Il honorait l’autorité ; mais elle n’était pas, pour lui, de même ordre que la science. Chair, esprit, charité : les trois ordres, les trois degrés de l’échelle divine, l’échelle de Jacob. — Naturellement, le brave Aubert était bien loin de comprendre, et même de soupçonner un tel état d’esprit. L’abbé Corneille disait doucement à Christophe que Aubert lui rappelait des paysans français, qu’il avait vus un jour. Une jeune Anglaise leur demandait son chemin. Elle leur parlait anglais. Ils écoutaient gravement, sans comprendre. Puis ils parlaient français. Elle ne comprenait pas. Alors, ils se regardaient entre eux avec pitié, hochaient la tête, et disaient, en reprenant leur travail :
— C’est-y malheureux, tout de même ! Une si belle fille !…
Comme s’ils l’eussent jugée muette, sourde, ou idiote…
Dans les premiers temps, Aubert, intimidé par la science et les manières distinguées du prêtre et de M. Watelet, se tut, buvant leur conversation. Puis, peu à peu, il s’y mêla, cédant au plaisir naïf qu’il avait à s’entendre parler. Il étala son idéologie généreuse et très vague. Les deux autres l’écoutaient poliment, avec un petit sourire intérieur. Aubert, ravi, ne s’en tint pas là ; il usa, et bientôt il abusa de l’inépuisable patience de l’abbé Corneille. Il lui lut ses élucubrations. Le prêtre écoutait toujours, avec résignation ; et cela ne l’ennuyait pas trop : car il écoutait moins les paroles que l’homme. Et puis, comme il disait à Christophe, qui le plaignait :
— Bah ! J’en entends bien d’autres !
Aubert était reconnaissant à M. Watelet et à l’abbé Corneille ; et tous trois, sans beaucoup s’inquiéter de comprendre mutuellement leurs idées, ni peut-être même de les connaître, arrivaient à s’aimer, sans trop savoir pourquoi. Ils étaient tout surpris de se trouver si près l’un de l’autre. Ils ne l’eussent jamais pensé. — Christophe était entre eux.
Il avait d’innocentes alliées dans les trois enfants, les deux petites Elsberger, et la fillette adoptive de M. Watelet. Il était devenu leur ami : elles l’adoraient. Il était peiné de l’isolement où elles vivaient. À force de leur parler à chacune de la petite voisine inconnue, il leur avait donné un désir irrésistible de se voir. Elles s’adressaient des signaux par les fenêtres ; elles échangeaient des mots furtifs dans l’escalier. Elles firent tant, secondées par Christophe, qu’elles obtinrent la permission de se rencontrer quelquefois au Luxembourg. Christophe, heureux du succès de son astuce, alla les y voir, la première fois qu’elles furent ensemble ; il les trouva gauches, empruntées, et ne sachant que faire d’un bonheur si nouveau. Il les dégela en un instant, il inventa des jeux, des courses, une chasse ; il y fit sa partie avec autant de passion que s’il avait eu dix ans ; les promeneurs jetaient, en passant, un coup d’œil amusé et railleur sur ce grand garçon, qui courait en poussant des cris, et tournait autour des arbres, poursuivi par trois petites filles. Et comme les parents, toujours soupçonneux, se montraient peu disposés à ce que ces parties au Luxembourg se renouvelassent souvent, — (car ils ne pouvaient les surveiller d’assez près) — Christophe trouva moyen de faire inviter les enfants à jouer dans le jardin même de la maison, par le commandant Chabran, qui habitait au rez-de-chaussée.
Le hasard l’avait mis en relations avec lui : — (le hasard sait toujours trouver ceux qui savent s’en servir). — La table de travail de Christophe était près de sa fenêtre. Un jour, le vent emporta quelques feuilles de musique dans le jardin d’en bas. Christophe courut les chercher, nu-tête, débraillé, comme il était, sans même prendre la peine de se donner un coup de brosse. Il pensait avoir affaire à un domestique. Ce fut la jeune fille qui lui ouvrit. Un peu interloqué, il lui exposa l’objet de sa visite. Elle sourit, et le fit entrer ; ils allèrent dans le jardin. Après qu’il eut ramassé ses papiers, il se hâtait de s’esquiver, et elle le reconduisait, quand ils se rencontrèrent avec l’officier. Le commandant regarda, d’un œil surpris, cet hôte hétéroclite. La jeune fille le lui présenta, en riant.
— Ah ! c’est vous, le musicien ? dit l’officier. Charmé. Nous sommes confrères.
Il lui serra la main. Ils causèrent, sur un ton d’ironie amicale, des concerts qu’ils se donnaient l’un à l’autre, Christophe sur son piano, le commandant sur sa flûte. Christophe voulait partir ; mais l’autre ne le lâchait plus ; et il s’était lancé dans des développements à perte de vue sur la musique. Brusquement, il s’arrêta, et dit :
— Venez voir mes canons.
Christophe le suivit, se demandant de quel intérêt pouvait bien être son opinion sur l’artillerie française. L’autre lui montra, triomphant, des canons musicaux, des espèces de tours de force, des morceaux qu’on pouvait lire en commençant par la fin, ou bien à quatre mains, en jouant l’un la page à l’endroit, l’autre la page à l’envers. Ancien Polytechnicien, le commandant avait toujours eu le goût de la musique ; mais ce qu’il aimait surtout en elle, c’était le problème ; elle lui semblait — (ce qu’elle est en effet, pour une part) — un magnifique jeu de l’esprit ; et il s’ingéniait à poser et résoudre des énigmes de constructions musicales, plus extravagantes et plus inutiles les unes que les autres. Naturellement, il n’avait pas eu beaucoup de temps, au cours de sa carrière, pour cultiver sa manie ; mais depuis qu’il avait pris sa retraite, il s’y donnait avec passion ; il y dépensait toute l’énergie et l’ingéniosité qu’il avait mises naguère à poursuivre à travers les déserts de l’Afrique les bandes des rois nègres, ou à échapper à leurs traquenards. Christophe s’amusa de ces charades, et il en posa, à son tour, une autre plus compliquée. L’officier fut ravi ; ils joutèrent d’adresse : ce fut, de part et d’autre, une pluie de logogriphes musicaux. Après qu’ils eurent bien joué, Christophe remonta chez lui. Mais dès le matin suivant, il reçut de son voisin un problème nouveau, un véritable casse-tête, auquel le commandant avait travaillé, une partie de la nuit ; il y répliqua ; et la lutte continua, jusqu’au jour où Christophe, que cela finissait par assommer, se déclara battu : ce qui enchanta l’officier. Il regardait ce succès comme une revanche sur l’Allemagne. Il invita Christophe à déjeuner. La franchise de Christophe, qui trouva détestables ses compositions musicales, et qui poussa les hauts cris, quand Chabran commença à massacrer sur son harmonium un andante de Haydn, acheva de le conquérir. Depuis, ils avaient d’assez fréquents entretiens. Mais non plus sur la musique. Christophe trouvait un intérêt médiocre à écouter là-dessus les billevesées de son voisin ; aussi mettait-il de préférence la conversation sur le terrain militaire. Le commandant ne demandait pas mieux : la musique était, pour ce malheureux homme, une distraction forcée ; au fond, il se rongeait.
Il se laissa entraîner à conter ses campagnes africaines. Gigantesques aventures, dignes de celles des Pizarre et des Cortès ! Christophe voyait revivre avec stupéfaction cette épopée merveilleuse et barbare, dont il ne savait rien, que les Français eux-mêmes ignorent presque tous, et où, pendant vingt ans, se dépensèrent l’héroïsme, l’audace ingénieuse, l’énergie surhumaine d’une poignée de conquérants français, perdus au milieu du continent noir, entourés d’armées noires, dépourvus des moyens d’action les plus rudimentaires, agissant constamment contre le gré d’une opinion et d’un gouvernement épeurés, et conquérant à la France, en dépit de la France, un empire plus grand que la France elle-même. Une odeur de joie puissante et de sang montait de cette action, où surgissaient, aux yeux de Christophe, des figures de condottieri modernes, d’aventuriers héroïques, inattendues dans la France d’aujourd’hui, et que la France d’aujourd’hui rougit de reconnaître, sur lesquels pudiquement elle jette un voile. La voix du commandant sonnait gaillardement, en évoquant ces souvenirs ; et il racontait avec une bonhomie joviale, et — (bizarrement intercalées, au milieu de ces récits épiques) — avec de sages descriptions, en termes précis et froids, des terrains géologiques, ces larges randonnées, ces charges à fond de train, et ces chasses humaines, où il était tour à tour le chasseur et le gibier, dans une partie sans merci. — Christophe l’écoutait, le regardait, et il avait compassion de ce bel animal humain, contraint à l’inaction, réduit à se dévorer en des jeux ridicules. Il se demandait comment il avait pu se résigner à ce sort. Il le lui demanda à lui-même. Sur ses rancœurs, le commandant semblait peu disposé d’abord à s’expliquer avec un étranger. Mais les Français ont la langue longue, surtout lorsqu’il s’agit de s’accuser les uns les autres :
— Que voulez-vous que je foute, dit-il, dans leur armée d’aujourd’hui ? Les marins font de la littérature. Les fantassins font de la sociologie. Ils font de tout, sauf de la guerre. Ils n’y préparent même plus, ils préparent à ne plus la faire ; ils font la philosophie de la guerre… La philosophie de la guerre ! Un jeu d’ânes battus, qui méditent sur les coups qu’ils recevront un jour !… Discutailler, philosophailler, non, ce n’est pas mon affaire. Autant rentrer chez moi, et fabriquer mes canons !
Il ne disait point, par pudeur, les pires de ses griefs : la suspicion jetée entre les officiers par l’appel aux délateurs, l’humiliation de subir les ordres insolents de tels politiciens ignares et malfaisants, la douleur de l’armée, employée aux basses besognes de police, aux inventaires d’églises, à la répression des grèves ouvrières, aux services des intérêts et des rancunes du parti au pouvoir — ces petits bourgeois radicaux et anticléricaux — contre le reste du pays. Sans parler du dégoût de ce vieil Africain pour la nouvelle armée coloniale, recrutée en majeure partie dans les pires éléments de la nation, afin de ménager l’égoïsme et la lâcheté des autres, qui refusent de prendre part à l’honneur et aux risques d’assurer la défense de « la plus grande France », — la France d’au delà les mers.
Christophe n’avait pas à se mêler de ces querelles françaises : cela ne le regardait pas ; mais il sympathisait avec le vieil officier. Quoi qu’il pensât de la guerre, il estimait qu’une armée est faite pour produire des soldats, comme un pommier des pommes, et que c’est une aberration singulière d’y greffer des politiciens, des esthètes et des sociologues. Toutefois, il ne comprenait pas que ce vigoureux homme cédât la place aux autres. C’est être son pire ennemi, que ne pas combattre ses ennemis. Il y avait chez tous ces Français de quelque prix un esprit d’abdication, un renoncement singulier. — Christophe le retrouvait plus profond et plus touchant, chez la fille de l’officier.
Elle se nommait Céline. Elle avait des cheveux fins, tirés à la chinoise, soigneusement peignés, qui découvraient le front haut et rond et l’oreille un peu pointue, les joues maigres, le menton gracieux, d’une élégance rustique, de beaux yeux noirs, intelligents, confiants, très doux, des yeux de myope, le nez un peu gros, une petite mouche au coin de la lèvre supérieure, un sourire silencieux, qui lui faisait avancer gentiment, avec une aimable moue, la lèvre inférieure, un peu gonflée. Elle était bonne, active, spirituelle, mais d’une très grande incuriosité d’esprit. Elle lisait peu, ne connaissait aucun des livres nouveaux, n’allait jamais au théâtre, ne voyageait jamais — (cela ennuyait le père, qui avait trop voyagé autrefois), — ne prenait part à aucune œuvre de philanthropie mondaine — (son père les critiquait), — n’essayait point d’étudier, — (il se moquait des femmes savantes), — ne bougeait guère de son carré de jardin, au fond des quatre grands murs, comme d’un énorme puits. Et pourtant, elle ne s’ennuyait pas trop. Elle s’occupait comme elle pouvait, et elle était résignée avec bonne humeur. Il s’exhalait d’elle et du petit cadre que toute femme se crée inconsciemment, en quelque lieu qu’elle se trouve, une atmosphère à la Chardin : ce tiède silence, ce calme des figures et des attitudes attentives — (un peu engourdies) — à leur tâche habituelle ; la poésie de l’ordre quotidien, de la vie accoutumée, des pensées et des gestes prévus, prévus à la même heure et de la même façon, et qui n’en sont pas moins aimés, avec une pénétrante et tranquille douceur ; cette sereine médiocrité des belles âmes bourgeoises : honnêteté, conscience, vérité, calme, calmes travaux, calmes plaisirs, et pourtant poétiques. Une élégance saine, une propreté morale et physique : cela sent le bon pain, la lavande, la droiture, la bonté. Paix des choses et des gens, paix des vieilles maisons et des âmes souriantes…
Christophe, dont l’affectueuse confiance attirait la confiance, était devenu très ami avec elle ; ils causaient assez librement ; il avait même fini par lui poser des questions, auxquelles elle s’étonnait de répondre ; elle lui disait des choses, qu’elle n’avait dites à personne autre, même à de plus intimes.
— C’est, lui disait Christophe, que vous ne me craignez pas. Il n’y a pas de risque que nous nous aimions : nous sommes trop bons amis, pour cela.
— Que vous êtes gentil ! répondait-elle, en riant.
Sa saine nature répugnait, autant que celle de Christophe, à l’amitié amoureuse, cette forme de sentiment chère aux âmes équivoques, qui biaisent toujours avec ce qu’elles sentent. Ils étaient l’un avec l’autre comme de bons camarades.
Il lui demanda un jour ce qu’elle pouvait bien faire, certaines après-midi qu’il la voyait, au jardin, assise sur un banc, son ouvrage sur ses genoux, se gardant d’y toucher, immobile pendant des heures. Elle rougit, et protesta que ce n’était pas pendant des heures, mais quelques minutes de temps en temps, un bon petit quart d’heure, « pour continuer son histoire ».
— « Quelle histoire ? »
— « L’histoire qu’elle se contait. »
— Vous vous contez des histoires ? Oh ! racontez-les-moi !
Elle lui dit qu’il était trop curieux. Elle lui confia seulement que c’étaient des histoires, dont elle n’était pas l’héroïne.
Il s’en étonna :
— À tant faire que se raconter des histoires, il me semble qu’il serait plus naturel de se raconter sa propre histoire embellie, de se rêver dans une vie plus heureuse.
— Je ne pourrais pas, dit-elle. Si je faisais cela, cela me désespérerait.
Elle rougit de nouveau d’avoir livré un peu de son âme cachée ; et elle reprit :
— Et puis, quand je suis au jardin, et qu’il m’arrive une bouffée de vent, je suis heureuse. Le jardin me paraît vivant. Et quand le vent est sauvage, qu’il vient de loin, il dit tant de choses !
Christophe apercevait, en dépit de sa réserve, le fond de mélancolie, que recouvraient sa bonne humeur et cette activité dont elle n’était pas dupe et qui ne menait à rien. Pourquoi ne cherchait-elle pas à sortir de cet état, à s’affranchir ? Elle eût été si bien faite pour une vie active et utile ! — Mais elle alléguait l’affection de son père, qui n’entendait pas qu’elle se séparât de lui. En vain Christophe protestait-il que l’officier, vigoureux et énergique comme il était, n’avait pas besoin d’elle, qu’un homme de cette trempe pouvait rester seul, qu’il n’avait pas le droit de la sacrifier. Elle prenait la défense de son père ; par un pieux mensonge, elle prétendait que ce n’était pas lui qui la forçait à rester, que c’était elle qui n’aurait pu se décider à le quitter. — Et, dans une certaine mesure, elle disait vrai. Il semblait entendu, de toute éternité, pour elle, pour son père, pour tous ceux qui l’entouraient, que les choses devaient être ainsi et ne pouvaient être autrement. Elle avait un frère marié, qui trouvait tout naturel qu’elle se dévouât, à sa place, auprès du père. Pour lui-même, il n’était occupé que de ses enfants. Il les aimait jalousement, il ne leur laissait aucune initiative. Cet amour était pour lui, et surtout pour sa femme, une chaîne volontaire qui pesait sur toute leur vie, ligotait tous leurs mouvements ; il semblait que, du moment qu’on avait des enfants, sa vie personnelle fût finie et qu’on dût renoncer pour toujours à son propre développement ; cet homme actif, intelligent, encore jeune, calculait les années de travail qui lui restaient, avant de prendre sa retraite. — Christophe sentait peser sur ces excellentes gens l’atmosphère d’affection familiale, si profonde en France, mais étouffante, anémiante. D’autant plus oppressive que ces familles françaises sont réduites au minimum : père, mère, un ou deux enfants, à peine un oncle, une tante, de loin en loin. Amour frileux, peureux, ramassé sur lui-même, comme un avare qui serre sa poignée d’or.
Une circonstance fortuite, en intéressant davantage Christophe à la jeune fille, vint lui montrer ce resserrement des affections françaises, cette peur de vivre, de se livrer, de prendre ce qui est son bien.
L’ingénieur Elsberger avait un frère cadet, de dix ans moins âgé, ingénieur comme lui. C’était un brave garçon, comme il y en a tant, de bonne famille bourgeoise, avec des aspirations artistiques : ils voudraient bien faire de l’art ; mais ils ne voudraient pas compromettre leur situation bourgeoise. À la vérité, ce n’est point là un problème très difficile ; et la plupart des artistes d’à présent l’ont résolu sans risques. Encore faut-il le vouloir ; et, de ce pauvre effort d’énergie, tous ne sont pas capables ; ils ne sont pas assez sûrs de vouloir ce qu’ils veulent ; et à mesure que leur situation bourgeoise devient plus assurée, ils s’y laissent couler, sans révolte et sans bruit. On ne saurait les en blâmer, s’ils étaient de bons bourgeois, au lieu de méchants artistes. Mais, de leur déception, il leur reste trop souvent un mécontentement secret, un qualis artifex pereo, qui se recouvre tant bien que mal de ce qu’on est convenu d’appeler de la philosophie, et qui leur gâte la vie, jusqu’à ce que l’usure des jours et les soucis nouveaux aient effacé la trace de cette vieille amertume. Tel était le cas d’André Elsberger. Il eût voulu faire de la littérature : mais son frère, très entier dans ses façons de penser, avait voulu qu’il entrât, comme lui, dans la carrière scientifique. André était intelligent, passablement doué pour les sciences — ou les lettres, — indifféremment ; il n’était pas assez sûr d’être un artiste, et il était trop sûr d’être un bourgeois ; il s’était plié, provisoirement d’abord — (on sait ce que ce mot veut dire) — à la volonté de son frère ; il était entré à Centrale, dans un rang pas très bon, en était sorti de même, et depuis, il faisait son métier d’ingénieur, avec conscience, mais sans aucun intérêt. Naturellement, il avait perdu ainsi le peu de dispositions artistiques qu’il possédait ; aussi n’en parlait-il plus qu’avec ironie.
— Et puis, disait-il, — (Christophe reconnaissait dans ce raisonnement la façon pessimiste d’Olivier) — la vie ne valait pas la peine qu’on se tourmentât pour une carrière ratée. Un mauvais poète de plus ou de moins !…
Les deux frères s’aimaient ; ils avaient la même trempe morale ; mais ils s’entendaient mal ensemble. Tous deux avaient été Dreyfusistes. Mais André, attiré par le syndicalisme, était antimilitariste ; et Élie, patriote.
Il arrivait parfois qu’André fît visite à Christophe, sans aller voir son frère ; et Christophe s’en étonnait : car il n’y avait pas grande sympathie entre lui et André. Celui-ci ne parlait guère que pour se plaindre de quelqu’un ou de quelque chose, — ce qui était lassant ; et quand Christophe parlait, André ne l’écoutait pas. Aussi Christophe ne cherchait-il plus à lui cacher que ses visites lui paraissaient oiseuses ; mais l’autre n’en tenait aucun compte ; il ne semblait pas s’en apercevoir. Enfin Christophe saisit le mot de l’énigme, un jour qu’il remarqua que son visiteur était penché à la fenêtre, et beaucoup plus occupé de ce qui se passait dans le jardin du bas que de ce qu’il lui disait. Il le lui fit observer ; et André n’eut pas de peine à convenir qu’en effet il connaissait Mlle Chabran, et qu’elle était bien pour quelque chose dans les visites qu’il faisait à Christophe. Et, sa langue se déliant, il avoua qu’il avait pour la jeune fille une vieille amitié, et peut-être quelque chose de plus : la famille Elsberger était liée depuis longtemps avec celle du commandant ; mais, après avoir été très intimes, la politique, des événements récents les avaient séparées ; et depuis, elles ne se voyaient plus. Christophe ne cacha point qu’il trouvait cela idiot. Ne pouvait-on penser différemment et continuer de s’estimer ? André dit que oui, et protesta de sa liberté d’esprit ; mais il excepta de sa tolérance deux ou trois questions, sur lesquelles, selon lui, il n’était pas permis d’avoir un avis différent du sien ; et il nomma la fameuse Affaire. Là-dessus, il déraisonna, comme c’est l’usage. Christophe connaissait l’usage : il n’essaya point de discuter ; mais il demanda si cette Affaire ne finirait pas un jour, ou si sa malédiction devait s’étendre jusqu’à la fin des temps, sur les enfants des enfants de nos petits-enfants. André se mit à rire ; et, sans répondre à Christophe, il fit un éloge attendri de Céline Chabran, accusant l’égoïsme du père, qui trouvait tout naturel qu’elle se sacrifiât à lui.
— Que ne l’épousez-vous, dit Christophe, si vous l’aimez et si elle vous aime ?
André déplora que Céline fût cléricale. Christophe demanda ce que cela voulait dire. L’autre répondit que cela signifiait : pratiquer la religion, s’inféoder à un Dieu et à ses bonzes.
— Et qu’est-ce que cela peut vous faire ?
— Cela me fait que je ne veux pas que ma femme soit à un autre qu’à moi.
— Comment ! Vous êtes jaloux même des idées de votre femme ? Mais vous êtes plus égoïste encore que le commandant !
— Vous en parlez à votre aise : est-ce que vous prendriez, vous, une femme qui n’aimerait pas la musique ?
— Cela m’est arrivé déjà !
— Comment peut-on vivre ensemble, si l’on ne pense pas de même ?
— Laissez donc votre pensée tranquille ! Ah ! mon pauvre ami, toutes les idées ne comptent guère, quand on aime. Qu’ai-je à faire que la femme que j’aime aime, comme moi, la musique ? Elle est la musique, pour moi ! Quand on a, ainsi que vous, la chance de trouver une chère fille qu’on aime et qui vous aime, qu’elle croie tout ce qu’elle veut, et croyez tout ce que vous voudrez ! Au bout du compte, toutes vos idées se valent ; et il n’y a qu’une vérité au monde, il n’y a qu’un bon Dieu : c’est de s’aimer.
— Vous parlez en poète. Vous ne voyez pas la vie. Je connais trop de ménages, qui ont eu à souffrir de cette désunion d’esprit.
— C’est qu’ils ne s’aimaient pas assez. Il faut savoir ce qu’on veut.
— La volonté ne peut pas tout, dans la vie. Quand je voudrais épouser Mlle Chabran, je ne le pourrais pas.
— Je voudrais bien savoir pourquoi !
André parla de ses scrupules : sa situation n’était pas faite ; il n’avait pas de fortune ; peu de santé. Il se demandait s’il avait le droit de se marier dans de telles conditions. C’était une grande responsabilité. Ne risquait-il pas de faire le malheur de celle qu’il aimait, et le sien, — sans parler des enfants à venir ?… Il valait mieux attendre, — ou renoncer.
Christophe haussa les épaules :
— Belle façon d’aimer ! Si elle aime, elle sera heureuse de se dévouer. Et quant aux enfants, vous autres, Français, vous êtes ridicules. Vous voudriez n’en lâcher dans la vie que si vous êtes sûrs d’en faire de petits rentiers dodus, qui n’aient rien à souffrir, rien à craindre… Que diable ! cela ne vous regarde pas ; vous n’avez qu’à leur donner la vie, l’amour de la vie, et le courage de la défendre. Le reste… qu’ils vivent, qu’ils meurent… c’est le sort de tous les hommes. Vaut-il donc mieux renoncer à vivre, que courir les chances de la vie ?
La robuste confiance qui émanait de Christophe pénétrait son interlocuteur, mais ne le décidait point. Il disait :
— Oui, peut-être, c’est vrai…
Mais il en restait là. Il semblait, comme les autres, frappé d’une incapacité de vouloir et d’agir.
Christophe avait entrepris le combat contre cette inertie, qu’il retrouvait chez la plupart de ses amis Français, bizarrement accouplée à une activité laborieuse et très souvent fiévreuse. Presque tous ceux qu’il voyait, dans les divers milieux bourgeois où il allait, étaient des mécontents. Presque tous avaient le même dégoût pour les maîtres du jour et pour leur pensée corrompue. Presque tous, la même conscience triste et fière de l’âme trahie de leur race. Et ce n’était pas le fait de rancunes personnelles, l’amertume d’hommes et de classes vaincus, évincés du pouvoir et de la vie active, fonctionnaires révoqués, énergies sans emploi, vieille aristocratie retirée sur ses terres et se cachant pour mourir, comme un lion blessé. C’était un sentiment de révolte morale, sourd, profond, général : on le rencontrait partout, à des degrés divers, dans l’armée, dans la magistrature, dans l’Université, dans les bureaux, dans tous les rouages vitaux de la machine gouvernementale. Mais ils n’agissaient pas. Ils étaient découragés d’avance ; ils répétaient :
— Il n’y a rien à faire ;
— Tâchons de n’y plus penser.
Ils détournaient peureusement des choses tristes leur pensée, leurs propos ; et ils cherchaient un refuge dans la vie domestique.
Si encore ils ne s’étaient retirés que de l’action politique ! Mais même dans le cercle de son action journalière, chacun de ces honnêtes gens se désintéressait d’agir. Ils toléraient des promiscuités avilissantes avec des misérables qu’ils méprisaient, mais contre qui ils se gardaient bien d’engager la lutte, la jugeant d’avance inutile. Pourquoi ces artistes par exemple, et notamment ces musiciens que Christophe voyait de plus près, supportaient-ils sans protester l’effronterie de tels Scaramouches de la presse, qui leur faisaient la loi ? Il y avait là tels ânes bâtés, dont l’ignorance in omni re scibili était proverbiale, et qui n’en étaient pas moins investis d’une autorité souveraine in omni re scibili. Ils ne se donnaient même pas la peine d’écrire leurs articles, ni leurs livres ; ils avaient des secrétaires, de pauvres gueux affamés, qui eussent vendu leur âme, s’ils en avaient eu une, pour du pain et des filles. Ce n’était un secret pour personne, à Paris. Et cependant, ils continuaient de trôner et de traiter de haut en bas les artistes. Christophe en criait de rage, quand il lisait certaines de leurs chroniques.
— Ils n’ont donc pas de cœur ! disait-il. Oh ! les lâches !
— À qui en as-tu ? demandait Olivier. Toujours à quelques drôles de la Foire sur la Place ?
— Non. Aux honnêtes gens. Les gredins font leur métier : ils mentent, ils pillent, ils volent, ils assassinent. Mais les autres, — ceux qui les laissent faire, tout en les méprisant, — je les méprise mille fois davantage. Si leurs confrères de la presse, si les critiques honnêtes et instruits, si les artistes, sur le dos desquels ces Arlequins s’escriment, ne les laissaient faire, en silence, par timidité, par peur de se compromettre, ou par un honteux calcul de ménagements réciproques, par une sorte de pacte secret conclu avec l’ennemi, pour rester à l’abri de ses coups, — s’ils ne les laissaient se parer de leur patronage et de leur amitié, cette puissance effrontée tomberait sous le ridicule. C’est la même faiblesse, dans tous les ordres de choses. J’ai rencontré vingt braves gens qui m’ont dit de tel individu : « C’est un drôle. » Il n’y en avait pas un, qui ne lui donnât du « cher confrère », et ne lui serrât la main. — « Ils sont trop ! » disent-ils. — Trop de pleutres, oui. Trop de lâches honnêtes gens.
— Eh ! que veux-tu qu’on fasse ?
— Faites votre police, vous-mêmes ! Qu’attendez-vous ? Que le ciel se charge de vos affaires ? Tiens, regarde, en ce moment. Voici trois jours que la neige est tombée. Elle encombre vos rues, elle fait de votre Paris un cloaque de boue. Que faites-vous ? Vous vous récriez contre votre administration, qui vous laisse dans l’ordure. Mais vous, faites-vous quelque chose pour en sortir ? Qu’à Dieu ne plaise ! Vous vous croisez les bras. Aucun n’a le cœur de dégager seulement le trottoir devant sa maison. Personne ne fait son devoir, ni l’État, ni les particuliers ; l’un et l’autre se croient quittes, en s’accusant mutuellement. Vous êtes tellement habitués par vos siècles d’éducation monarchique à ne rien faire par vous-mêmes que vous avez toujours l’air de bayer aux corneilles, dans l’attente d’un miracle. Le seul miracle possible, ce serait que vous vous décidiez à agir. Vois-tu, mon petit Olivier, vous avez de l’intelligence et des vertus à revendre ; mais c’est le sang qui vous manque. À toi, tout le premier. Ce n’est ni l’esprit, ni le cœur qui est malade chez vous. C’est la vie. Vous vous en allez.
— Qu’y faire ? Il faut attendre que la vie revienne.
— Il faut vouloir qu’elle revienne. Il faut vouloir guérir. Il faut vouloir ! Et pour cela, d’abord, il faut faire rentrer l’air pur chez vous. Quand on ne veut pas sortir de sa maison, au moins faut-il que sa maison soit saine. Vous l’avez laissé empester par les miasmes de la Foire. Votre art et votre pensée sont aux deux tiers adultérés. Et votre découragement est tel que de cela non plus vous ne songez pas à vous indigner, à peine à vous étonner. Quelques-uns même — (c’est un spectacle ridicule) — quelques-uns de ces braves gens, intimidés, finissent par se persuader que ce sont eux qui ont tort, et que ce sont les charlatans qui ont raison. N’ai-je pas rencontré, — même à ta revue Ésope, où vous faites profession de n’être dupes de rien, — de ces pauvres jeunes gens, qui se persuadent qu’ils aiment un art et des pensées qu’ils n’aiment pas ? Ils s’intoxiquent avec, sans plaisir, par docilité ; et ils meurent d’ennui dans ce mensonge !
Christophe passait au milieu des incertains et des découragés, comme le vent qui secoue les arbres endormis. Il n’essayait pas de leur inculquer sa façon de penser ; il leur soufflait l’énergie de penser par eux-mêmes. Il disait :
— Vous êtes trop humbles. Le grand ennemi, c’est la neurasthénie, le doute. On peut, on doit être tolérant et humain. Mais il est interdit de douter de ce qu’on croit bon et vrai. Ce qu’on pense, on doit le croire. Et ce qu’on croit, on doit le soutenir. Quelles que soient nos forces, il nous est interdit d’abdiquer. Le plus petit, en ce monde, a un devoir, à l’égal du plus grand. Et — (ce qu’il ne sait pas assez) — il a aussi un pouvoir. Ne croyez pas que votre révolte compte pour si peu ! Une conscience forte, et qui ose s’affirmer, est une puissance. Vous avez vu plus d’une fois, dans ces dernières années, l’État et l’opinion forcés de compter avec le jugement d’un brave homme, qui n’avait d’autres armes que sa force morale, affirmée publiquement, avec une constance courageuse et tenace…
Et si vous vous demandez à quoi bon se donner tant de peines, à quoi bon lutter, à quoi bon ?… eh bien, sachez-le : — Parce que la France meurt, parce que l’Europe meurt, — parce que notre civilisation, l’œuvre admirable édifié, au prix de tant de siècles d’efforts, par notre humanité, s’engloutirait, si nous ne luttions. Ce n’est pas un vain mot. La Patrie est en danger, notre Patrie européenne, — et plus que toutes, la vôtre, votre petite patrie, la France. Votre apathie la tue. Votre silence la tue. Elle meurt dans chacune de vos énergies qui meurent, de vos pensées qui se résignent, de vos bonnes volontés stériles, dans chaque goutte de votre sang, qui se tarit, inutile… Debout ! Il faut vivre ! Ou, si vous devez mourir, vous devez mourir debout.
Mais le plus difficile n’était pas encore tant de les amener à agir, que de les amener à agir ensemble. Là-dessus, ils étaient intraitables. Ils se boudaient les uns les autres. Les meilleurs étaient les plus obstinés. Christophe en avait un exemple dans sa propre maison : M. Félix Weil, l’ingénieur Elsberger, et le commandant Chabran vivaient entre eux sur un pied d’hostilité muette et courtoise. Et pourtant, si peu que Christophe les connût, il lui était facile de voir que, sous des étiquettes différentes de partis ou de races, ils voulaient tous la même chose.
M. Weil et le commandant auraient eu, en particulier, beaucoup de raisons pour s’entendre. Par un de ces contrastes fréquents chez les hommes de pensée, M. Weil, qui ne sortait pas de ses livres et vivait uniquement de la vie de l’esprit, était passionné de choses militaires. « Nous sommes tous de lopins », disait le demi-Juif Montaigne, appliquant à tous les hommes ce qui est vrai de certaines races d’esprits, comme celle à laquelle appartenait M. Weil. Ce vieil intellectuel avait le culte de Napoléon. Il s’entourait des écrits et des souvenirs où revivait le rêve formidable de l’épopée impériale. Comme beaucoup de Français de son époque crépusculaire, il était ébloui par les lointains rayons de ce soleil de gloire. Il refaisait les campagnes, il livrait les batailles, il discutait les opérations ; il était de ces stratèges en chambre, pullulant dans les Académies et dans les Universités, qui expliquent Austerlitz et corrigent Waterloo. Il était le premier à railler cette « Napoléonite » ; son ironie s’en égayait ; mais il n’en continuait pas moins à se griser de ces belles histoires, comme un enfant qui joue ; à certains épisodes, il avait la larme à l’œil : quand il remarquait cette faiblesse, il se tordait de rire, en s’appelant vieille bête. À vrai dire, c’était moins le patriotisme que l’intérêt romanesque et l’amour platonique de l’action, qui le rendaient Napoléonien. Pourtant, il était excellent patriote, plus attaché à la France que beaucoup de Français autochtones. Les antisémites français font une mauvaise action et une sottise, en décourageant par leurs soupçons injurieux les sentiments français des Juifs établis en France. En dehors des raisons qui font que toute famille s’est nécessairement attachée, au bout d’une ou deux générations, au sol où elle s’est fixée, et que le sang de la terre est devenu son sang, les Juifs ont des raisons spéciales d’aimer le peuple qui représente dans l’Occident les idées les plus avancées de liberté intellectuelle et morale. Ils l’aiment d’autant plus qu’ils ont contribué à le faire ainsi, depuis cent ans, et que cette liberté est en partie leur œuvre. Comment donc ne la défendraient-ils pas contre les menaces de toute réaction féodale ? C’est faire le jeu de cette réaction, que tâcher — comme le voudraient une poignée de politiciens criminels et un troupeau de stupides honnêtes gens, — de briser les liens qui rattachent à la France ces Français d’adoption.
Le commandant Chabran était de ces vieux Français malavisés, que leurs journaux affolent, en leur représentant tout immigré en France comme un ennemi caché, et qui, avec un esprit naturellement accueillant et humain, s’obligent à suspecter, haïr, se recroqueviller chez eux, renier les destinées généreuses de la race, qui est le confluent des races. Il se croyait donc tenu d’ignorer le locataire du premier, quoiqu’il eût été bien aise de le connaître. De son côté, M. Weil aurait eu plaisir à causer avec l’officier ; mais il connaissait son nationalisme, et il le méprisait doucement.
Christophe avait beaucoup moins de raisons que le commandant de s’intéresser à M. Weil. Mais il ne pouvait souffrir d’entendre dire du mal de quelqu’un, injustement. Aussi rompait-il des lances pour M. Weil, quand on l’attaquait devant lui.
Un jour que le commandant déblatérait, ainsi qu’à l’ordinaire, contre l’état des choses, Christophe lui dit :
— C’est votre faute. Vous vous retirez tous. Quand les choses ne vont pas en France, selon votre fantaisie, vous démissionnez avec éclat. On dirait que vous mettez votre point d’honneur à vous déclarer vaincus. On n’a jamais vu perdre sa cause avec autant d’entrain. Voyons, commandant, vous qui avez fait la guerre, est-ce que c’est une façon de se battre, cela ?
— Il n’est pas question de se battre, répondit le commandant, on ne se bat pas contre la France. Dans des luttes comme celles-ci, il faut parler, discuter, voter, subir des contacts déplaisants avec des tas de fripouilles : cela ne me va pas.
— Vous êtes bien dégoûté ! En Afrique, vous en avez vu d’autres !
— Parole d’honneur, cela me dégoûtait moins. Et puis, on pouvait toujours leur casser la gueule ! D’ailleurs, pour se battre, il faut des soldats. J’avais mes tirailleurs là-bas. Ici, je suis tout seul.
— Ce ne sont pourtant pas les braves gens qui manquent.
— Où sont-ils ?
— Partout autour de vous.
— Eh bien, qu’est-ce qu’ils font alors ?
— Ils font comme vous, ils ne font rien, ils disent qu’il n’y a rien à faire.
— Citez-m’en un, seulement.
— Trois, si vous voulez, et dans votre propre maison.
Christophe lui nomma M. Weil, — (le commandant s’exclama), — et les Elsberger, — (il sursauta) :
— Ce Juif, ces Dreyfusards ?
— Dreyfusards ? dit Christophe, eh bien, qu’est-ce que cela fait ?
— Ce sont eux qui ont perdu la France.
— Ils l’aiment autant que vous.
— Alors, ce sont des toqués, des toqués malfaisants.
— Ne peut-on rendre justice à ses adversaires ?
— Je m’entends parfaitement avec des adversaires loyaux, qui combattent à armes égales. La preuve, c’est que je cause avec vous, monsieur l’Allemand. J’estime les Allemands, tout en souhaitant de leur rendre un jour, avec usure, la raclée que nous en avons reçue. Mais les autres, les ennemis du dedans, ce n’est pas la même chose : ils usent d’armes malhonnêtes, de sophismes, d’idéologies malsaines, d’humanitarisme empoisonné…
— Oui, vous êtes dans l’état d’esprit des chevaliers du moyen âge, qui se sont trouvés, pour la première fois, en présence de la poudre à canon. Que voulez-vous ? La guerre évolue.
— Soit. Mais alors, soyons francs, et disons que c’est la guerre.
— Supposez qu’un ennemi commun menace la civilisation de l’Europe, est-ce que vous ne vous allieriez pas aux Allemands ?
— Nous l’avons fait, en Chine.
— Regardez donc autour de vous. Est-ce que votre pays, est-ce que tous nos pays d’Europe ne sont pas actuellement menacés dans l’idéalisme héroïque de leurs races ? Est-ce qu’ils ne sont pas tous, plus ou moins, en proie aux aventuriers de toute caste ? Contre cet ennemi commun, ne devriez-vous pas donner la main à ceux de vos adversaires qui ont quelque valeur et quelque vigueur morale ? Comment un homme comme vous peut-il tenir si peu de compte des réalités ? Voilà des gens qui soutiennent contre vous un idéal différent du vôtre ! Un idéal est une force, vous ne pouvez la nier ; dans la lutte que vous avez récemment engagée, c’est l’idéal de vos adversaires qui vous a battus. Au lieu de vous user contre lui, que ne l’employez-vous avec le vôtre, côte à côte, contre les ennemis de tout idéal, contre les exploiteurs de la patrie, de la pensée, les pourrisseurs de la civilisation européenne ?
— Pour qui ? Il faudrait s’entendre d’abord. Pour faire triompher nos adversaires ?
— Quand vous étiez en Afrique, vous ne vous inquiétiez pas de savoir si c’était pour le Roi, ou pour la République, que vous vous battiez. J’imagine que beaucoup d’entre vous ne pensaient guère à la République.
— Ils s’en foutaient.
— Bon ! Et la France y trouvait son avantage. Vous conquériez pour elle, et aussi pour vous, pour l’honneur, pour la joie. Eh bien, que ne faites-vous de même, ici ! Élargissez le combat. Ne vous chicanez pas pour des futilités de politique ou de religion. Ce sont des niaiseries. Que votre race soit la fille aînée de l’Église, ou celle de la Raison, cela n’importe guère. Mais qu’elle vive ! Tout est bien, qui exalte la vie. Il n’y a qu’un ennemi, c’est l’égoïsme jouisseur, qui tarit et souille les sources de la vie. Exaltez la force, exaltez la lumière, exaltez l’amour fécond, la joie du sacrifice, l’action. Et ne déléguez jamais à d’autres le soin d’agir pour vous. Agissez, agissez, unissez-vous ! Allons !…
Et il se mit, en riant, à taper sur le piano les premières mesures de la marche en si bémol de la Symphonie avec chœurs.
— Savez-vous, fit-il, en s’interrompant, si j’étais un de vos musiciens, Charpentier ou Bruneau (que le Diable emporte !), je vous mettrais ensemble, dans une symphonie chorale, Aux armes, citoyens !, l’Internationale, Vive Henri IV !, Dieu protège la France !, — toutes les herbes de la Saint-Jean, — (tenez, dans le genre de ceci…), — je vous ferais une de ces bouillabaisses, à vous emporter la bouche ! Ça serait rudement mauvais, — (pas plus mauvais, en tout cas, que ce qu’ils font) ; — mais je vous réponds que ça vous flanquerait le feu au ventre, et qu’il faudrait bien que vous marchiez !
Il riait de tout son cœur.
Le commandant riait, comme lui :
— Vous êtes un gaillard, monsieur Krafft. Dommage que vous ne soyez pas des nôtres !
— Mais je suis des vôtres ! C’est le même combat, partout. Serrons les rangs !
Le commandant approuvait ; mais les choses en restaient là. Alors, Christophe s’obstinait, remettant l’entretien sur M. Weil et sur les Elsberger. Et l’officier, qui n’était pas moins obstiné, reprenait ses éternels arguments contre les Juifs et contre les Dreyfusards, sans que tout ce que disait Christophe parût avoir le moindre effet sur lui.
Christophe s’en attristait. Olivier lui dit :
— Ne t’afflige pas. Un homme ne peut pas changer, d’un coup, tout un état d’esprit de toute une société. Ce serait trop beau ! Mais tu fais déjà beaucoup, sans t’en douter.
— Qu’est-ce que je fais ? dit Christophe.
— Tu es Christophe.
— Quel bien en résulte-t-il pour les autres ?
— Un très grand. Sois seulement ce que tu es, mon cher Christophe. Ne t’inquiète pas de nous.
Mais Christophe ne s’y résignait point. Il continuait de discuter avec le commandant Chabran, et parfois avec violence. Céline s’en amusait. Elle assistait à leurs entretiens, travaillant en silence. Elle ne se mêlait pas à la discussion ; mais elle paraissait plus gaie ; son regard avait un tout autre éclat : il semblait qu’il y eût plus d’espace, plus d’air respirable autour d’elle. Elle se mit à lire ; elle sortit un peu plus ; elle s’intéressait à plus de choses. Et un jour que Christophe bataillait contre son père à propos des Elsberger, le commandant la vit sourire ; il lui demanda ce qu’elle pensait ; elle répondit tranquillement :
— Je pense que M. Krafft a raison.
Le commandant, interloqué, dit :
— C’est un peu fort !… Enfin, raison ou tort, nous sommes bien comme nous sommes. Nous n’avons pas besoin de voir ces gens-là. N’est-ce pas, fillette ?
— Mais si, papa, répondit-elle, cela me ferait plaisir.
Le commandant se tut, et feignit de n’avoir pas entendu. Il était lui-même beaucoup moins insensible à l’influence de Christophe qu’il ne voulait en avoir l’air. Son étroitesse de jugement et sa violence ne l’empêchaient point d’avoir un sens très droit et de la générosité de cœur. Il aimait Christophe, il aimait sa franchise et sa santé morale, il avait souvent le regret cuisant que Christophe fût un Allemand. Il avait beau s’emporter, dans les discussions avec lui : il cherchait ces discussions ; et les arguments de Christophe ne laissaient pas de le travailler. Il se fût bien gardé de le reconnaître jamais. Mais un jour, Christophe le trouva lisant attentivement un livre qu’il refusa de lui laisser voir. En reconduisant Christophe, Céline, seule avec lui, dit :
— Savez-vous ce qu’il lisait ? Un livre de M. Weil.
Christophe fut tout heureux.
— Et qu’est-ce qu’il en dit ?
— Il dit : « Cet animal !… » Mais il ne peut s’en détacher.
Christophe ne fit aucune allusion au fait, avec le commandant. Ce fut celui-ci qui lui demanda :
— D’où vient que vous ne me rasez plus avec votre Juif ?
— Parce que ce n’est plus la peine, dit Christophe.
— Pourquoi ? demanda le commandant, agressif.
Christophe ne répondit pas, et s’en alla, en riant.
Olivier avait raison. Ce n’est pas par les paroles qu’on agit sur les autres. C’est par son être. Il y a des gens qui rayonnent autour d’eux une atmosphère apaisante, par leurs regards, leurs gestes, le contact silencieux de leur âme sereine. Christophe rayonnait la vie. Elle pénétrait doucement, doucement, comme une tiédeur de printemps, à travers les vieux murs et les fenêtres closes de la maison engourdie ; elle ressuscitait des cœurs, que la douleur, la faiblesse, l’isolement rongeaient depuis des années, desséchaient, avaient laissés pour morts. Puissance des âmes sur les âmes ! Celles qui la subissent et celles qui l’exercent l’ignorent également. Et pourtant, la vie du monde est faite des flux et des reflux, que régit cette force d’attraction mystérieuse.
Deux étages au-dessous de l’appartement de Christophe et d’Olivier, habitait, comme on l’a vu, une jeune femme de trente-cinq ans, Mme Germain, veuve depuis deux ans, qui avait perdu, l’année précédente, sa petite fille, âgée de sept à huit ans. Elle vivait avec sa belle-mère. Elles ne voyaient personne. De tous les locataires de la maison, aucun n’avait eu moins de rapports avec Christophe. À peine s’ils s’étaient rencontrés ; et jamais ils ne s’étaient adressé la parole.
C’était une femme grande, maigre, assez bien faite, de beaux yeux bruns, opaques, un peu inexpressifs, où s’allumait, par moments, une flamme morne et dure, dans une figure jaune de cire, les joues plates, la bouche crispée. La vieille Mme Germain était dévote, et passait ses journées à l’église. La jeune femme s’isolait jalousement dans son deuil. Elle ne s’intéressait à rien, ni à personne. Elle s’entourait des reliques et des images de sa petite fille ; et, à force de les fixer, elle ne la voyait plus ; les photographies, les images mortes tuaient l’image vivante. Elle ne la voyait plus ; et elle s’obstinait ; elle voulait, elle voulait penser uniquement à elle ; ainsi, elle avait fini par ne plus pouvoir même penser à elle : elle avait achevé l’œuvre de la mort. Alors, elle restait là, glacée, le cœur pétrifié, sans larmes, la vie tarie. La religion ne lui était pas un secours. Elle pratiquait, mais sans amour, et par conséquent sans foi vivante ; elle donnait de l’argent pour des messes, mais elle ne prenait aucune part active à des œuvres ; toute sa religion reposait sur cette pensée unique : la revoir. Le reste, que lui importait ? Dieu ? Qu’avait-elle à faire de Dieu ? La revoir, la revoir… Et elle était bien loin d’en être sûre. Elle voulait le croire, elle le voulait durement, désespérément ; mais elle en doutait… Elle ne pouvait supporter de voir d’autres enfants ; elle pensait :
— Pourquoi ceux-là ne sont-ils pas morts ?
Il y avait, dans le quartier, une petite fille qui, de taille, de démarche, ressemblait à la sienne. Quand elle la voyait de dos avec ses petites nattes, elle en tremblait. Elle se mettait à la suivre ; et quand la petite se retournait, et qu’elle voyait que ce n’était pas elle, elle avait envie de l’étrangler. Elle se plaignait que les petites Elsberger, cependant bien tranquilles, bien comprimées par leur éducation, fissent du bruit, à l’étage au-dessus ; et dès que les pauvres enfants trottinaient dans leur chambre, elle envoyait sa domestique chez les voisins réclamer le silence. Christophe, qui la rencontra, une fois qu’il rentrait avec les fillettes, fut saisi du regard dur qu’elle leur jeta.
Un soir d’été que cette morte vivante s’hypnotisait dans son néant, assise dans l’obscurité, près de sa fenêtre, elle entendit jouer Christophe. Il avait l’habitude de rêver, au piano, à cette heure. Cette musique l’irrita, en troublant le vide où elle s’engourdissait. Elle ferma la fenêtre avec colère. La musique la poursuivit jusqu’au fond de la chambre. Mme Germain ressentit pour elle une sorte de haine. Elle eût voulu empêcher Christophe de jouer ; mais elle n’en avait aucun droit. Chaque jour, maintenant, à la même heure, elle attendait, avec une impatience irritée, que le piano commençât ; et lorsqu’il tardait, son irritation n’en était que plus vive. Malgré elle, elle devait suivre jusqu’au bout la musique ; et quand la musique était finie, elle avait peine à retrouver son apathie coutumière. — Et, un soir qu’elle était tapie dans un coin de sa chambre obscure, et qu’à travers les cloisons et la fenêtre fermée, lui arrivait la musique lointaine, la musique lumineuse… elle se sentit frissonner, et la source des larmes de nouveau jaillit en elle. Elle alla rouvrir la fenêtre ; et désormais, elle écoutait, en pleurant. La musique était comme une pluie, qui pénétrait goutte à goutte son cœur desséché, et le faisait revivre. Elle revoyait le ciel, les étoiles, la nuit d’été ; elle sentait poindre, comme une lueur bien pâle encore, un intérêt à la vie, une sympathie imprécise et douloureuse pour les autres. Et la nuit, pour la première fois depuis des mois, l’image de sa petite fille lui reparut en rêve. — Car le plus sûr chemin qui nous rapproche de nos morts, le moyen de les revoir, ce n’est pas de mourir comme eux, c’est de vivre. Ils vivent de notre vie, et meurent de notre mort.
Elle ne chercha pas à rencontrer Christophe. Elle l’évitait plutôt. Mais elle l’entendait passer dans l’escalier avec les petites filles ; et elle se tenait cachée derrière la porte, pour épier le babillage enfantin, qui lui remuait le cœur.
Un jour, elle allait sortir, elle entendit les petits pas trottinants, qui descendaient l’escalier, avec un peu plus de tapage que d’habitude, et l’une des voix d’enfant, qui disait à la petite sœur :
— Ne fais pas tant de bruit, Lucette, tu sais, Christophe a dit, à cause de la dame qui a du chagrin.
Et l’autre se mit à assourdir ses pas et à parler tout bas. Alors Mme Germain n’y tint plus : elle ouvrit la porte, et elle saisit les enfants, elle les embrassa avec violence. Elles eurent peur ; l’une des fillettes se mit à crier. Elle les lâcha, et elle rentra chez elle.
Depuis, quand elle les rencontrait, elle essayait de leur sourire, d’un sourire crispé, — (elle avait perdu l’habitude de sourire) ; — elle leur adressait quelques paroles brusques et affectueuses, auxquelles les enfants intimidées ne répondaient que par des chuchotements oppressés. Elles continuaient d’avoir peur de la dame, plus peur qu’auparavant ; et lorsqu’elles passaient devant sa porte, maintenant, elles couraient, de crainte qu’elle ne les attrapât. Elle, de son côté, se cachait pour les voir. Elle eût eu honte qu’on l’aperçût, causant avec les enfants. Elle avait honte, à ses propres yeux. Il lui semblait qu’elle volait à sa petite morte un peu de l’amour, auquel celle-ci avait droit, tout entier. Elle se jetait à genoux et lui demandait pardon. Mais maintenant que l’instinct de vivre et d’aimer était réveillé, elle ne pouvait plus rien contre lui, il était le plus fort.
Un soir, — Christophe rentrait, — il remarqua un désordre inaccoutumé dans la maison. Un fournisseur qu’il rencontra lui apprit que le locataire du troisième, M. Watelet, venait de mourir subitement, d’une angine de poitrine. Christophe fut pénétré de compassion, moins encore par la pensée de son malheureux voisin que par celle de l’enfant, qui se trouvait abandonnée. On ne connaissait aucun parent à M. Watelet, et il y avait tout lieu de croire qu’il la laissait à peu près sans ressources. Christophe monta, quatre à quatre, et entra dans l’appartement du troisième, dont la porte était ouverte. Il trouva l’abbé Corneille auprès du mort, et la petite fille en larmes, qui appelait son papa ; la concierge essayait maladroitement de la consoler. Christophe prit l’enfant dans ses bras, il lui dit des mots tendres. La petite s’accrocha désespérément à lui ; il ne pouvait songer à la quitter ; il voulut remporter de l’appartement ; mais elle s’y refusa. Il resta donc avec elle. Assis près de la fenêtre, dans le jour qui déclinait, il continuait de la bercer dans ses bras, en lui parlant doucement. L’enfant se calmait peu à peu ; elle s’endormit, au milieu de ses sanglots. Christophe la déposa sur son lit, et il tâchait gauchement de la déshabiller, de défaire les lacets de ses petits souliers. C’était la tombée de la nuit. La porte de l’appartement était restée ouverte. Une ombre entra, avec un frôlement de jupes. Aux derniers reflets décolorés du jour, Christophe reconnut les yeux fiévreux de la femme en deuil. Il fut saisi. Debout au seuil de la chambre, elle dit, la gorge serrée :
— Je viens… Voulez-vous… Voulez-vous me la donner ?
Christophe lui prit la main. Mme Germain pleurait. Puis, elle s’assit, au chevet du lit. Après un moment, elle dit :
— Laissez-moi la veiller…
Christophe remonta à son étage, avec l’abbé Corneille. Le prêtre, un peu gêné, s’excusait d’être venu. Il espérait, disait-il avec humilité, que le mort ne saurait le lui reprocher : ce n’était pas comme prêtre, c’était comme ami qu’il était là. Christophe, trop ému pour parler, le quitta en lui serrant affectueusement la main.
Le lendemain matin, lorsque Christophe revint, il trouva l’enfant au cou de Mme Germain, avec la confiance naïve qui livre sur-le-champ ces petits êtres à ceux qui ont su leur plaire. Elle consentit à suivre sa nouvelle amie… Hélas ! Elle avait bien vite oublié son père adoptif. Elle montrait la même affection à sa nouvelle maman. Ce n’était pas très rassurant. L’égoïsme d’amour de Mme Germain le voyait-il ?… Peut-être. Mais qu’importe ? Il faut aimer. Le bonheur est là…
Quelques semaines après l’enterrement, Mme Germain emmena l’enfant à la campagne, loin de Paris. Christophe et Olivier assistaient au départ. La jeune femme avait une expression d’apaisement et de joie secrète, qu’ils ne lui connaissaient pas. Elle ne faisait aucune attention à eux. Cependant, au moment de partir, elle remarqua Christophe, elle lui tendit la main, et lui dit :
— Vous m’avez sauvée.
— Qu’est-ce qu’elle a, cette folle ? demanda Christophe, étonné, tandis qu’ils remontaient l’escalier, après qu’elle fut partie.
À peu de jours de là, il reçut par la poste une photographie qui représentait une petite fille inconnue, assise sur un tabouret, ses menottes sagement croisées sur ses genoux, et qui le regardait avec des yeux clairs et mélancoliques. Au-dessous, il y avait ces mots écrits :
« Ma petite morte vous remercie. »
C’est ainsi qu’entre tous ces gens un souffle de vie nouvelle passait. Il y avait là-haut, dans la mansarde du cinquième, un foyer de large et puissante humanité, dont les rayons pénétraient lentement la maison.
Mais Christophe ne s’en apercevait point. C’était bien lent pour lui.
— Ah ! soupirait-il, si l’on pouvait faire fraterniser tous ces braves gens, de toute foi, de toute classe, qui ne veulent pas se connaître ! N’y a-t-il aucun moyen ?
— Que veux-tu ? dit Olivier, il faudrait une tolérance mutuelle et une force de sympathie, qui ne peuvent naître que de la joie intérieure, — joie d’une vie saine, normale, harmonieuse, — joie d’un utile emploi de son activité, du sentiment que ses efforts ne sont pas perdus, que l’on sert à quelque chose de grand. Pour cela, il faudrait un pays qui se portât bien, une patrie qui fût dans une période de grandeur, ou — (ce qui vaut mieux encore) — d’acheminement vers la grandeur. Et il faudrait aussi — (les deux vont ensemble) — un pouvoir qui sût mettre en œuvre toutes les énergies de la nation, un pouvoir intelligent et fort, qui fût au-dessus des partis. Or il n’est de pouvoir au-dessus des partis que celui qui tire sa force de soi, et non de la multitude, celui qui n’essaie pas de s’appuyer sur des majorités anarchiques, comme aujourd’hui où il se fait le chien couchant des médiocres, mais qui s’impose à tous par les services rendus : général victorieux, dictature de Salut public, suprématie de l’intelligence… Que sais-je ? Cela ne dépend pas de nous. Il faut que l’occasion naisse, et aussi les hommes qui sachent la saisir ; il faut du bonheur et du génie. Attendons et espérons ! Les forces sont là : forces de la foi, de la science, du travail, de la vieille France et de la France nouvelle, de la plus grande France… Quelle poussée ce serait, si le mot était dit, le mot magique qui lancerait toutes ces forces unies ! Ce mot, naturellement, ce n’est ni toi, ni moi, qui pouvons le dire. Qui le dira ? La victoire, la gloire ?… Patience ! L’essentiel, c’est que tout ce qui est fort dans la race se recueille, ne se détruise pas soi-même, ne se décourage pas avant l’heure. Bonheur et génie ne viennent qu’aux peuples qui ont su les mériter par des siècles de patience stoïque, de labeur et de foi.
— Qui sait ? dit Christophe. Ils viennent souvent plus tôt qu’on ne croit, — au moment où on les attend le moins. Vous tablez trop sur les siècles. Préparez-vous. Ceignez vos reins. Ayez toujours vos souliers à vos pieds et votre bâton en votre main… Car vous ne savez pas si le Seigneur ne passera point devant la porte, cette nuit.
Il passa bien près, cette nuit. Le bout de son ombre toucha le seuil de la maison.
À la suite d’événements insignifiants en apparence, les relations entre la France et l’Allemagne s’étaient brusquement aigries ; et, en deux ou trois jours, on en était venu des rapports habituels de courtoisie banale et de bon voisinage au ton provocant qui précède la guerre. Cela ne pouvait surprendre que ceux qui vivaient dans l’illusion que la raison gouverne le monde. Mais ils étaient nombreux en France ; et ce fut chez beaucoup une stupeur de voir, du jour au lendemain, se déchaîner avec la quasi-unanimité ordinaire la violence gallophobe de la presse d’outre-Rhin. Certains de ces journaux, qui, dans les deux pays, s’arrogent le monopole du patriotisme, parlent au nom de la nation, et dictent à l’État, parfois avec la complicité secrète de l’État, la politique qu’il doit suivre, lançaient à la France des ultimatum outrageants. Un conflit s’était élevé entre l’Allemagne et l’Angleterre ; et l’Allemagne n’accordait même pas à la France le droit de n’y pas prendre parti ; ses insolents journaux la sommaient de se déclarer pour l’Allemagne, ou sinon menaçaient de lui faire payer les premiers frais de la guerre ; ils prétendaient arracher son alliance par la peur, et la traitaient d’avance en vassale battue et contente, — pour tout dire, en Autriche. On reconnaissait là la démence orgueilleuse de l’impérialisme allemand, soûl de sa victoire, et l’incapacité totale de ses hommes d’État à comprendre les autres races, en leur appliquant à toutes la même commune mesure qui faisait loi pour eux : la force, raison suprême. Naturellement, sur une vieille nation, riche de siècles de gloire et de suprématie sur l’Europe, que l’Allemagne n’avait jamais connus, cette brutale sommation avait eu l’effet contraire à celui que l’Allemagne en attendait. Elle avait fait cabrer son orgueil assoupi ; la France frémissait, de la base à la cime ; et les plus indifférents en criaient de colère.
La masse de la nation allemande n’était pour rien dans ces provocations, qui la choquaient elle-même : les braves gens de tous pays ne demandent qu’à vivre en paix ; et ceux d’Allemagne sont particulièrement pacifiques, affectueux, désireux d’être bien avec tous, et plus portés à admirer les autres et à les imiter qu’à les combattre. Mais on ne demande pas leur avis aux braves gens ; et ils ne sont pas assez hardis pour le donner. Ceux qui n’ont pas pris la virile habitude de l’action publique sont fatalement condamnés à en être les jouets. Ils sont l’écho magnifique et stupide, qui répercute les cris hargneux de la presse et les défis des chefs, et qui en fait la Marseillaise ou la Wacht am Rhein.
C’était un coup terrible pour Christophe et Olivier. Ils étaient tellement habitués à s’aimer qu’ils ne concevaient plus pourquoi leurs pays ne faisaient pas de même. Les raisons de cette hostilité persistante, brusquement réveillée, leur échappaient à tous deux, et surtout à Christophe, qui, en sa qualité d’Allemand, n’avait aucun motif d’en vouloir à un peuple, que son peuple avait vaincu. Tout en étant choqué lui-même de l’insupportable orgueil de quelques-uns de ses compatriotes, et en s’associant, dans une certaine mesure, à l’indignation des Français contre cette sommation à la Brunswick, il ne comprenait pas bien pourquoi la France ne se prêtait pas, après tout, à devenir l’alliée de l’Allemagne. Les deux pays lui semblaient avoir tant de raisons profondes d’être unis, tant de pensées communes, et de si grandes tâches à accomplir ensemble, qu’il se fâchait de les voir s’obstiner à ces rancunes stériles. Ainsi que tous les Allemands, il regardait la France comme la principale coupable du malentendu : car, s’il consentait à admettre qu’il fût pénible pour elle de rester sur le souvenir d’une défaite, il ne voyait pourtant là qu’une question d’amour-propre, qui devait s’effacer devant les intérêts plus hauts de la civilisation et de la France elle-même. Jamais il ne s’était donné la peine de réfléchir au problème de l’Alsace-Lorraine. À l’école, il avait appris à considérer l’annexion de ces pays comme un acte de justice, qui avait fait rentrer, après des siècles de sujétion étrangère, une terre allemande dans la patrie allemande. Aussi, tomba-t-il de son haut, quand il découvrit que son ami la regardait comme un crime. Il n’avait pas encore causé de ces choses avec lui, tant il était convaincu qu’ils étaient d’accord ; et maintenant, il voyait Olivier, dont il savait la bonne foi et la liberté d’intelligence, lui dire, sans passion, sans colère, avec une tristesse profonde, qu’un grand peuple pouvait bien renoncer à se venger d’un tel crime, mais qu’il ne pouvait y souscrire sans se déshonorer.
Ils eurent beaucoup de peine à se comprendre. Les raisons historiques qu’Olivier alléguait des droits de la France à revendiquer l’Alsace comme une terre latine, ne firent aucune impression sur Christophe ; il y en avait d’aussi fortes pour prouver le contraire : l’histoire fournit à la politique tous les arguments dont elle a besoin, pour la cause qu’il lui plaît. Christophe fut beaucoup plus touché par le côté, non plus seulement français, mais humain, du problème. Les Alsaciens étaient-ils ou non, Allemands, — là n’était pas la question. Ils ne voulaient pas l’être ; et cela seul comptait. Qui donc a le droit de dire : « Ce peuple est à moi : car il est mon frère » ? Si son frère le renie, quand ce serait à tort mille fois, les torts retombent tous sur celui qui ne sut pas se faire aimer, et qui n’a aucun droit à prétendre l’attacher à son sort. Après quarante ans de violences, de vexations brutales ou déguisées, et même de services réels, rendus par l’exacte et intelligente administration allemande, les Alsaciens persistaient à ne pas vouloir être Allemands ; et, quand leur volonté lassée eût fini par céder, rien ne pouvait effacer les souffrances des générations contraintes à s’exiler de la terre natale, ou, plus douloureusement encore, ne pouvant en partir et contraintes à y subir un joug qui leur était odieux, le vol de leur pays et l’asservissement de leur peuple.
Christophe avouait naïvement qu’il n’avait jamais envisagé cet aspect de la question ; et il ne laissait pas d’en être troublé. Un honnête Allemand apporte à la discussion une bonne foi, que n’a pas toujours l’amour-propre passionné d’un Latin, si sincère qu’il soit. Christophe ne pensait pas à s’autoriser de l’exemple des crimes semblables qui avaient été accomplis, à toutes les époques de l’histoire, par toutes les nations. Il avait trop d’orgueil pour chercher ces excuses humiliantes ; il savait qu’à mesure que l’humanité s’élève, ses crimes sont plus odieux, car ils sont entourés de plus de lumière. Mais il savait aussi que si la France était victorieuse à son tour, elle ne serait pas plus modérée dans la victoire que ne l’avait été l’Allemagne, et qu’à la chaîne des crimes s’ajouterait un anneau. Ainsi s’éterniserait le conflit tragique, où le meilleur de la civilisation européenne menaçait de se perdre.
Si angoissante que fût la question pour Christophe, elle l’était plus encore pour Olivier. Ce n’était pas assez de la tristesse d’une lutte fratricide entre les deux nations les mieux faites pour s’associer. En France même, une partie de la nation s’apprêtait à lutter contre l’autre partie. Depuis des années, les doctrines pacifistes et antimilitaristes se répandaient, propagées à la fois par les éléments les plus nobles et les plus vils de la nation. L’État les avait longtemps laissé faire, avec le dilettantisme énervé qu’il apportait à tout ce qui ne touchait point à l’intérêt immédiat des politiciens ; et il ne pensait point qu’il y aurait eu moins de danger à soutenir franchement la doctrine la plus dangereuse, qu’à la laisser cheminer dans les veines de la nation et y ruiner la guerre, tandis qu’on la préparait. Cette doctrine parlait aux libres intelligences, qui rêvaient de fonder une Europe fraternelle, unissant ses efforts, en vue d’un monde plus juste et plus humain. Et elle parlait aussi au lâche égoïsme de la racaille, qui ne voulait point risquer sa peau, pour qui que ce fût, pour quoi que ce fût. — Ces pensées avaient atteint Olivier et beaucoup de ses amis. Une ou deux fois, Christophe avait assisté, dans sa maison, à des entretiens qui l’avaient stupéfié. Le bon Mooch, qui était farci d’illusions humanitaires, disait, les yeux brillants, avec une grande douceur, qu’il fallait empêcher la guerre, et que le meilleur moyen pour cela était d’exciter les soldats à la révolte, au besoin à tirer sur leurs chefs : il se faisait fort d’y réussir. L’ingénieur Élie Elsberger lui répondait, avec une froide violence, que si la guerre éclatait, lui et ses amis ne partiraient pas pour la frontière, avant d’avoir réglé leur compte aux ennemis intérieurs. André Elsberger prenait le parti de Mooch. Christophe tomba, un jour, dans une scène terrible entre les deux frères. Ils se menaçaient l’un l’autre de se faire fusiller. Malgré le ton de plaisanterie qui faisait passer ces paroles meurtrières, on avait le sentiment qu’ils ne disaient rien tous deux, qu’ils ne fussent décidés à accomplir. Christophe considérait avec étonnement cette absurde nation, qui est toujours prête à se suicider pour des idées… Des fous. Des fous logiques. Ce sont les bons. Chacun ne voit que son idée, et veut aller jusqu’au bout, sans se déranger d’un pas. Et cela ne sert à rien : car ils s’annihilent l’un l’autre. Les humanitaristes font la guerre aux patriotes. Les patriotes font la guerre aux humanitaristes. Pendant ce temps, l’ennemi vient, et écrase à la fois la patrie et l’humanité.
— Mais enfin, demandait Christophe à André Elsberger, vous êtes-vous entendus avec les prolétaires des autres peuples ?
— Il faut bien que quelqu’un commence. Ce quelqu’un, ce doit être nous. Nous avons toujours été les premiers. À nous de donner le signal !
— Et si les autres ne marchent pas ?
— Ils marcheront.
— Avez-vous des traités, un plan tracé d’avance ?
— Qu’est-il besoin de traités ? Notre force est supérieure à toutes les diplomaties.
— Ce n’est pas une question d’idéologie, mais de stratégie Si vous voulez tuer la guerre, prenez à la guerre ses méthodes. Dressez votre plan d’opérations dans les deux pays. Convenez qu’à telle date, en France et en Allemagne, vos troupes alliées feront telle et telle opération. Mais si vous vous en remettez au hasard, que voulez-vous qu’il en advienne de bon ? Le hasard d’un côté, d’énormes forces organisées de l’autre, — le résultat est certain : vous serez écrasés.
André Elsberger n’écoutait pas. Il haussait les épaules et se contentait de menaces vagues : il suffisait, disait-il, d’une poignée de sable au bon endroit, dans l’engrenage, pour briser la machine entière.
Mais autre chose est de discuter à loisir, d’une façon théorique, ou d’avoir à mettre ses pensées en pratique, surtout quand il faut prendre parti sur-le-champ… Heure poignante, où passe la grande houle au fond des cœurs humains ! On croyait être libre, maître de sa pensée ! Et voici qu’on se sent entraîné, malgré soi. Une obscure volonté veut contre votre volonté. Et l’on découvre alors que ce qui existe réellement, ce n’est pas vous, c’est cette Force inconnue, dont les lois gouvernent tout l’Océan humain…
Les intelligences les plus fermes, les plus sûres de leur foi, la voyaient se dissoudre, au souffle de la réalité, vacillaient, tremblaient de se décider, et souvent, à leur grande surprise, se décidaient dans un autre sens que celui qu’elles avaient prévu. Certains des plus ardents à combattre la guerre sentaient se réveiller, avec une violence inattendue, le vigoureux orgueil et la passion de la patrie. Christophe voyait des socialistes, et jusqu’à des syndicalistes révolutionnaires, qui étaient écartelés entre ces passions et ces devoirs ennemis. Dans les premières heures du conflit, où il ne croyait pas encore au sérieux de l’affaire, il dit à André Elsberger, avec la maladresse allemande, que c’était le moment d’appliquer ses théories, s’il ne voulait pas que l’Allemagne prît la France. L’autre bondit, et répondit, avec colère :
— Essayez un peu !… Bougres, qui n’êtes même pas foutus de museler votre empereur et de secouer le joug, malgré votre sacro-saint Parti socialiste, avec ses quatre cent mille adhérents, et ses trois millions d’électeurs !… Nous nous en chargeons, nous autres ! Prenez-nous. Nous vous prendrons…
À mesure que l’attente se prolongeait, la fièvre couvait chez tous. André était torturé. Savoir qu’une foi est vraie, et qu’on ne peut la défendre ! Et puis, se sentir atteint par cette épidémie morale, qui propage dans les peuples la puissante folie des pensées collectives, le souffle de la guerre ! Elle travaillait tous ces gens qui entouraient Christophe, et Christophe lui-même. Ils ne se parlaient plus. Ils se tenaient à l’écart les uns des autres.
Mais il était impossible de rester longtemps dans cet état d’incertitude. Le vent de l’action rejetait, bon gré, mal gré, les irrésolus dans l’un ou l’autre parti. Et un jour, où l’on se crut à la veille de l’ultimatum, — où, dans les deux pays, tous les ressorts de l’action se tenaient bandés, prêts au meurtre, Christophe s’aperçut que tous avaient choisi, au dehors de la maison, comme au dedans. Tous les partis ennemis, d’instinct, se rangeaient autour de ce pouvoir haï, ou méprisé, qui représentait la France. Non seulement les braves gens. Les esthètes, les maîtres de l’art dépravé, intercalaient dans leurs nouvelles polissonnes des professions de foi patriotiques. Les Juifs parlaient de défendre le sol sacré des ancêtres. Au seul nom du drapeau, Hamilton avait la larme à l’œil. Et tous étaient sincères, tous étaient pris par la contagion. André Elsberger et ses amis syndicalistes, aussi bien que les autres, — plus que les autres : écrasés par la nécessité des choses, obligés à un parti qu’ils détestaient, ils s’y déterminaient avec une fureur sombre, une rage pessimiste, qui faisait d’eux des instruments forcenés pour l’action. L’ouvrier Aubert, tiraillé entre son humanitarisme appris et son chauvinisme instinctif, avait failli en perdre la tête. Après plusieurs nuits blanches, il avait fini par trouver une formule qui arrangeait tout : c’était que la France était synonyme d’humanité. Depuis, il ne causait plus avec Christophe. Presque tous, dans la maison, lui avaient fermé leur porte. Même les excellents Arnaud ne l’invitaient plus. Ils continuaient à faire de la musique, à s’entourer d’art ; ils tâchaient d’oublier la préoccupation commune. Mais ils y pensaient toujours. Chacun d’eux, isolément, quand il rencontrait Christophe, lui serrait affectueusement la main, mais avec hâte, en se cachant. Et, dans la même journée, si Christophe les revoyait ensemble, ils passaient sans s’arrêter, en le saluant, gênés. En revanche, des gens qui ne se parlaient plus depuis des années, se rapprochaient brusquement. Un soir, Olivier fit signe à Christophe de venir près de la fenêtre, et, sans un mot, lui montra, dans le jardin d’en bas, les Elsberger qui causaient avec le commandant Chabran.
Christophe ne songeait pas à se surprendre de cette révolution dans les esprits. Il était assez occupé du sien. Il s’y faisait un bouleversement qu’il ne parvenait pas à maîtriser. Olivier, qui aurait eu plus de raisons de s’agiter, était plus calme que lui. De tous ceux que voyait Christophe, il était le seul qui semblât être resté à l’abri de la contagion. Si oppressé qu’il fût par l’attente de la guerre prochaine et la crainte des déchirements intérieurs, qu’il prévoyait malgré tout, il savait la grandeur des deux fois ennemies, qui tôt ou tard allaient se livrer bataille ; il savait aussi que c’est le rôle de la France d’être le champ d’expériences pour le progrès humain, et que toutes les idées nouvelles ont besoin, pour fleurir, d’être arrosées de son sang. Pour lui, il se refusait à prendre parti dans la mêlée. Dans cet entrégorgement de la civilisation, il eut redit volontiers la devise d’Antigone : « Je suis fait pour l’amour, et non pas pour la haine. » — Pour l’amour, et pour l’intelligence, qui est une autre forme de l’amour. Sa tendresse pour Christophe eût suffi à lui éclairer son devoir. À cette heure où des millions d’êtres s’apprêtaient à se haïr, il sentait que le devoir, ainsi que le bonheur, de deux âmes comme la sienne et celle de Christophe, était de s’aimer et de garder leur raison intacte, dans la tourmente. Il se souvenait de Goethe, refusant de s’associer au mouvement de haine libératrice, qui lançait en 1813 l’Allemagne contre la France.
Christophe sentait tout cela ; et pourtant, il n’était point tranquille. Lui qui avait en quelque sorte déserté d’Allemagne, qui n’y pouvait rentrer, lui qui était nourri de la pensée Européenne des grands Allemands du xviiie siècle, chers à son vieil ami Schulz, et qui détestait l’esprit de l’Allemagne nouvelle, militariste et mercantile, il entendait se lever en lui une bourrasque de passions ; et il ne savait pas de quel côté elle allait l’entraîner. Il ne le disait pas à Olivier ; mais il passait ses journées dans l’angoisse, à l’affût des nouvelles. Secrètement, il rassemblait ses affaires, préparait sa valise. Il ne raisonnait pas. C’était plus fort que lui. Olivier l’observait avec inquiétude, devinant le combat qui se livrait en son ami ; et il n’osait l’interroger. Ils éprouvaient le besoin de se rapprocher plus encore que d’habitude, ils s’aimaient plus que jamais ; mais ils craignaient de se parler ; ils tremblaient de découvrir entre eux une différence de pensée, qui les eût divisés de nouveau, ainsi qu’ils venaient de l’être par un malentendu. Souvent, leurs yeux se rencontraient, avec une expression de tendresse inquiète, comme s’ils étaient à la veille d’une séparation éternelle. Et ils se taisaient, oppressés.
Cependant, sur le toit de la maison en construction, de l’autre côté de la cour, pendant ces tristes jours, sous des rafales de pluie, les ouvriers donnaient les derniers coups de marteau ; et l’ami de Christophe, le couvreur bavard, lui criait de loin, en riant :
— V’là toujours ma maison finie !
L’orage passa, par bonheur, aussi vite qu’il était venu. Des notes officieuses de chancellerie annoncèrent, comme le baromètre, le retour du beau temps. Les chiens hargneux de la presse furent rentrés au chenil. En quelques heures, les âmes se détendirent. C’était un soir d’été. Christophe, hors d’haleine, venait de rapporter la bonne nouvelle à Olivier. Il respirait, tout heureux. Olivier le regardait, souriant, un peu triste. Et il n’osait pas lui poser une question qu’il avait sur le cœur. Il dit :
— Eh bien, tu les as vus unis, tous ces gens qui ne pouvaient s’entendre ?
— Je les ai vus, dit Christophe, de bonne humeur. Vous êtes des farceurs ! Vous criez tous les uns contre les autres. Au fond, vous êtes tous d’accord.
— On dirait, dit Olivier, que tu en es heureux ?
— Pourquoi pas ? Parce que c’est à mes dépens que se fait cette union ?… Bah ! Je suis assez fort… Et puis, cela est bon, de sentir ce torrent qui vous emporte, ces démons réveillés dans votre cœur…
— Ils m’épouvantent, dit Olivier. J’aime mieux la solitude éternelle que l’union de mon peuple, à ce prix.
Ils se turent ; et ni l’un ni l’autre n’osait aborder le sujet qui les troublait. Enfin, Olivier fit un effort, et, la gorge serrée, il dit :
— Dis-moi franchement, Christophe : tu allais partir ?
Christophe répondit :
— Oui.
Olivier était sûr de la réponse. Et pourtant, il en eut un coup au cœur. Il dit :
— Quoi, Christophe, tu aurais pu… ?
Christophe se passa la main sur le front, et dit :
— Ne parlons plus de cela, je ne veux plus y penser.
Olivier répétait douloureusement :
— Tu te serais battu contre nous ?
— Je ne sais pas, je ne me suis pas demandé.
— Mais dans ton cœur, tu avais pris parti ?
Christophe dit :
— Oui.
— Contre moi ?
— Jamais contre toi. Tu es mien. Où je suis tu es avec moi.
— Mais contre mon pays ?
— Pour mon pays.
— C’est une chose terrible, dit Olivier. J’aime mon pays, comme toi. J’aime ma chère France ; mais puis-je tuer mon âme pour elle ? Puis-je pour elle trahir ma conscience ? Ce serait la trahir elle-même. Comment pourrais-je haïr, sans haine, ou jouer, sans mensonge, la comédie de la haine ? L’État moderne a commis un crime odieux, — un crime qui l’écrasera, — le jour où il a prétendu lier à sa loi d’airain la libre Église des esprits, dont l’essence est de comprendre et d’aimer. Que César soit César, mais qu’il ne prétende pas être Dieu ! Qu’il nous prenne notre argent, nos vies : il n’a pas droit sur nos âmes ; il ne les ensanglantera point. Nous sommes venus en ce monde pour répandre la lumière, non pour l’éteindre. À chacun son devoir ! Si César veut la guerre, que César ait des armées pour la faire, des armées comme autrefois, dont la guerre était le métier ! Je ne suis pas assez sot pour perdre mon temps à gémir en vain contre la force. Mais je ne suis pas de l’armée de la force. Je suis de l’armée de l’esprit ; avec des milliers de frères, j’y représente la France. Que César conquière la terre, s’il veut ! Nous conquérons la vérité.
— Pour conquérir, dit Christophe, il faut vaincre, il faut vivre. La vérité n’est pas un dogme dur, sécrété par le cerveau, comme un stalactite par les parois d’une grotte. La vérité, c’est la vie. Ce n’est pas dans votre tête que vous devez la chercher. C’est dans le cœur des autres. Unissez-vous à eux. Pensez tout ce que vous voudrez, mais prenez chaque jour un bain d’humanité. Il faut vivre de la vie des autres, et subir, et aimer son destin.
— Notre destin est d’être ce que nous sommes. Il ne dépend pas de nous de penser, ou de ne pas penser certaines choses, même si elles sont dangereuses. Nous sommes arrivés à un degré de civilisation tel que nous ne pouvons plus retourner en arrière.
— Oui, vous êtes parvenus à l’extrême rebord du plateau de la civilisation, à cet endroit critique où un peuple ne peut atteindre, sans être pris du désir irrésistible de se jeter en bas. Religion et instinct se sont affaiblis chez vous. Vous n’êtes plus qu’intelligence, machines à moudre des raisonnements. Casse-cou ! La mort vient.
— Elle vient pour tous les peuples : c’est une affaire de siècles.
— Vas-tu faire fi des siècles ? La vie tout entière est une affaire de jours et d’heures. Il faut être de sacrés diables d’abstracteurs, comme vous êtes, pour vous placer dans l’absolu, au lieu d’étreindre l’instant qui passe.
— Que veux-tu ? La flamme brûle la torche. On ne peut pas être et avoir été, mon pauvre Christophe.
— Il faut être.
— C’est une grande chose d’avoir été quelque chose de grand.
— Ce n’est une grande chose qu’à condition qu’il y ait encore, pour l’apprécier, des hommes qui vivent et qui soient grands.
— N’aimerais-tu pas mieux pourtant avoir été les Grecs, qui sont morts, que d’être tant de peuples qui végètent aujourd’hui ?
— J’aime mieux être Christophe vivant.
Olivier cessa de discuter. Ce n’était pas qu’il n’eût bien des choses à répondre. Mais cela ne l’intéressait point. Dans toute cette discussion, il ne pensait qu’à Christophe. Il dit, en soupirant :
— Tu m’aimes moins que je ne t’aime.
Christophe lui prit la main avec tendresse :
— Cher Olivier, dit-il, je t’aime plus que ma vie. Mais pardonne, je ne t’aime pas plus que la vie, que le soleil de nos races. J’ai l’horreur de la nuit, où votre faux progrès m’attire. Toutes vos paroles de renoncement recouvrent le même Nirvâna bouddhique. L’action seule est vivante, même quand elle tue. Nous n’avons le choix, en ce monde, qu’entre la flamme qui dévore et la nuit. Malgré la douceur mélancolique des rêves qui précèdent le crépuscule, je ne veux pas de cette paix avant-coureur de la mort. Le silence des espaces infinis m’épouvante. Jetez de nouvelles brassées de bois sur le feu ! Encore ! Encore ! Et moi avec, s’il le faut. Je ne veux pas que le feu s’éteigne. S’il s’éteint, c’est fait de nous, c’est fait de tout ce qui est.
— Je connais ta voix, dit Olivier ; elle vient du fond de la barbarie du passé.
Il prit sur un rayon un livre de poètes hindous, et il lut la sublime apostrophe du dieu Krichna :
« Lève-toi, et combats d’un cœur résolu. Indifférent au plaisir et à la douleur, au gain et à la perte, à la victoire et à la défaite, combats de toutes tes forces…
Christophe lui arracha le livre des mains, et lut :
— … Je n’ai rien au monde qui me contraigne à agir : il n’est rien qui ne soit à moi ; et pourtant je ne déserte point l’action. Si je n’agissais pas, sans trêve ni relâche, donnant aux hommes l’exemple qu’il leur faut suivre, tous les hommes périraient. Si je cessais un seul instant d’agir, je plongerais le monde dans le chaos, et je serais le meurtrier de la vie. »
— La vie, répéta Olivier, qu’est-ce que la vie ?
— Une tragédie, fit Christophe. Hourrah !
La houle s’effaçait. Tous se hâtaient d’oublier, avec une peur secrète. Aucun ne semblait plus se souvenir de ce qui s’était passé. On s’apercevait pourtant qu’ils y pensaient encore, à la joie avec laquelle ils s’étaient repris à la vie, à la bonne vie quotidienne, dont on ne sent tout le prix que lorsqu’elle est menacée. Comme après chaque danger, on faisait les bouchées doubles.
Christophe s’était rejeté dans la création, avec un entrain décuplé. Il y entraînait avec lui Olivier. Ils s’étaient mis à composer ensemble, par réaction contre les pensées sombres, une épopée Rabelaisienne. Elle était teinte de ce large matérialisme, qui suit les périodes de compression morale. Aux héros légendaires, — Gargantua, frère Jean, Panurge, — Olivier avait ajouté, sous l’inspiration de Christophe, un personnage nouveau, un paysan, Jacques Patience, naïf, rusé, madré, résigné, qui était le jouet des autres, battu, pillé, se laissant faire, — sa femme caressée, ses champs saccagés, se laissant faire, — ne se lassant pas de remettre en ordre sa maison et de cultiver sa terre, — forcé de suivre les autres à la guerre, chargé de tout le bagage, recevant tous les coups, se laissant faire, — attendant, s’amusant des exploits de ses maîtres et des coups qu’il recevait, se disant : « Ils ne dureront pas toujours », prévoyant leur culbute finale, la guettant du coin de l’œil, et déjà riant d’avance, de sa grande bouche silencieuse. Un beau jour, en effet, Gargantua et frère Jean se noyaient, en croisade. Patience les regrettait bonnement, se consolait gaiement, sauvait Panurge qui se noyait, et disait : « Je sais bien que tu me joueras encore des tours, je ne suis pas dupe ; mais je ne puis me passer de toi : tu es utile à ma rate, tu me fais rire. »
Sur ce poème, Christophe composait de grands tableaux symphoniques, avec soli et chœurs, des batailles héroï-comiques, des kermesses déboutonnées, des bouffonneries vocales, des madrigaux à la Jannequin, d’une joie énorme et enfantine, une tempête sur la mer, l’Île sonnante et ses cloches, et, à la fin, une symphonie pastorale, pleine de l’air des prairies, de l’allégresse sereine des flûtes et des hautbois, et des chansons populaires de la vieille France, à l’âme claire. — Les deux amis travaillaient dans une jubilation continuelle. Le maigriot Olivier, aux joues pâles, prenait un bain de santé dans la santé de Christophe. À travers leur mansarde, des trombes d’air passaient. Ivresse sans égale ! Créer avec son cœur et le cœur de son ami ! L’étreinte de deux amants n’est pas plus douce et plus ardente que cet accouplement de deux âmes amies. Elles avaient fini par se fondre si bien qu’il leur arrivait d’avoir les mêmes éclairs de pensée, à la fois. Ou bien Christophe écrivait la musique d’une scène, dont Olivier trouvait ensuite les paroles. Il l’emportait dans son sillage impétueux. Son esprit couvrait l’autre, et le fécondait.
Au bonheur de créer se joignait le plaisir de vaincre. Hecht venait de se décider à publier le David ; et la partition, bien lancée, avait eu un retentissement immédiat, à l’étranger. Un grand kapellmeister wagnérien, ami de Hecht, établi en Angleterre, s’était enthousiasmé pour l’œuvre ; il l’avait donnée, à plusieurs de ses concerts, avec un succès considérable, qui s’était répercuté, avec l’enthousiasme du kapellmeister, en Allemagne, où le David avait été joué aussi. Le kapellmeister s’était mis en relations avec Christophe ; il lui avait demandé d’autres ouvrages, il lui avait offert ses services, il faisait pour lui une propagande acharnée. On redécouvrit en Allemagne l’Iphigénie, qui y avait jadis été sifflée. On cria au génie. Certaines circonstances de la vie de Christophe, par leur tour romanesque, ne contribuèrent pas peu à piquer l’attention. La Frankfurter Zeitung publia, la première, un article retentissant. D’autres suivirent. Alors, quelques-uns, en France, s’avisèrent qu’ils avaient chez eux un grand musicien. Un des directeurs de concerts de Paris demanda à Christophe son épopée Rabelaisienne, avant qu’elle fût finie ; et Goujart, pressentant la célébrité prochaine, commença à parler, en termes mystérieux, d’un génie de ses amis, qu’il avait découvert. Il célébra dans un article l’admirable David, — ne se souvenant même plus qu’il lui avait consacré, dans un article de l’an passé, deux lignes injurieuses. Et personne autour de lui ne s’en souvenait davantage, ou ne songeait à s’étonner du revirement. Combien à Paris ont bafoué Wagner et Franck, qui les célèbrent aujourd’hui, et s’en servent pour écraser des artistes nouveaux, qu’ils célébreront demain !
Christophe ne s’attendait guère à ce succès. Il savait qu’il vaincrait, un jour ; mais il ne pensait pas que ce jour dût être si prochain ; et il se défiait d’une réussite trop rapide. Il haussait les épaules, et disait qu’on le laissât tranquille. Il eût compris qu’on applaudît le David, l’année précédente, quand il l’avait écrit ; mais maintenant, il en était loin déjà, il avait gravi quelques échelons de plus. Volontiers, il eût dit aux gens qui lui parlaient de son ancienne œuvre :
— Laissez-moi tranquille avec cette ordure ! Elle me dégoûte. Et vous aussi.
Et il se renfonçait dans son travail nouveau, avec un peu d’humeur d’en avoir été dérangé. Toutefois, il éprouvait une satisfaction secrète. Les premiers rayons de la gloire sont bien doux. Il est bon, il est sain de vaincre. C’est la fenêtre qui s’ouvre, et les premiers effluves du printemps, qui pénètrent dans la maison. — Christophe avait beau mépriser ses anciennes œuvres, et spécialement l’Iphigénie : ce n’en était pas moins une revanche pour lui de voir cette misérable production, qui lui avait valu naguère tant d’avanies, vantée par les critiques allemands et demandée par les théâtres, comme le lui apprenait une lettre venue de Dresde, où on lui disait qu’on serait heureux de monter la pièce, pour la saison prochaine.
Le jour même où Christophe recevait cette nouvelle, qui lui faisait entrevoir enfin, après des années de misère, des horizons plus calmes et la victoire au loin, une autre lettre d’Allemagne lui arriva.
C’était l’après-midi. Il était en train de se débarbouiller, en causant gaiement avec Olivier, d’une chambre à l’autre, quand la concierge glissa sous la porte une enveloppe. L’écriture de sa mère… Justement, il se disposait à lui écrire ; il se réjouissait de lui apprendre son succès, qui lui ferait tant de plaisir. Il ouvrit la lettre. Il n’y avait que quelques lignes. Comme l’écriture était tremblée !
« Mon cher garçon, je ne vais pas très bien. Si ça t’était possible, je voudrais bien te voir encore une fois. Je t’embrasse.
Christophe poussa un gémissement. Olivier, qui travaillait dans la chambre à côté, accourut, effrayé. Christophe, incapable de parler, lui montra la lettre sur la table. Il continuait de gémir, sans écouter ce que disait Olivier qui, d’un coup d’œil, avait lu la lettre, et essayait de le rassurer. Il courut à son lit, sur lequel il avait déposé son veston, se rhabilla précipitamment, et, sans attacher son faux-col, — (ses doigts tremblaient trop) — il sortit. Olivier le rattrapa sur l’escalier : que voulait-il faire ? Partir par le premier train ? Il n’y en avait pas avant le soir. Il valait mieux attendre ici qu’à la gare. Avait-il seulement l’argent nécessaire ? — Ils fouillèrent leurs poches, et, en réunissant tout ce qu’ils possédaient, ils ne trouvèrent qu’une trentaine de francs. On était en septembre. Hecht, les Arnaud, tous les amis, étaient hors de Paris. Personne à qui s’adresser. Christophe, hors de lui, parlait de faire une partie du chemin à pied. Olivier le pria d’attendre une heure, promettant de trouver la somme qu’il fallait. Christophe le laissa faire ; il était incapable d’avoir aucune idée. Olivier courut au mont-de-piété : c’était la première fois qu’il y allait ; pour lui-même, il eût mieux aimé souffrir du dénuement que mettre en gage un de ces objets, qui tous lui rappelaient quelque cher souvenir ; mais il s’agissait de Christophe, et il n’y avait pas de temps à perdre. Il déposa sa montre, sur laquelle on lui avança une somme bien inférieure à celle qu’il attendait. Il lui fallut remonter chez lui, prendre quelques-uns de ses livres, et les porter à un bouquiniste. C’était une chose douloureuse ; à peine s’il y songeait, en ce moment : le chagrin de Christophe absorbait toutes ses pensées. Il revint et retrouva Christophe, à la place où il l’avait laissé, assis devant sa table, dans un état de prostration. Jointe aux trente francs qu’ils avaient, la somme réunie par Olivier était plus que suffisante. Christophe était trop accablé pour songer à demander comment son ami se l’était procurée, ni s’il gardait assez d’argent pour vivre, en son absence, Olivier n’y pensait pas plus que lui ; il avait remis à Christophe tout ce qu’il avait. Il lui fallut s’occuper de Christophe, comme d’un enfant, jusqu’au départ. Il le conduisit à la gare, et ne le quitta qu’au moment où le train se mit en marche.
Dans la nuit, où il s’enfonçait, Christophe, les yeux grands ouverts, regardait devant lui, et il pensait :
— Arriverai-je à temps ?
Il savait bien que, pour que sa mère lui eût écrit de venir, il fallait qu’elle ne pût plus attendre. Et sa fièvre éperonnait la course trépidante du rapide. Il se reprochait amèrement d’avoir quitté Louisa. Et en même temps, il sentait combien ces reproches étaient vains : il n’était pas le maître de changer le cours des choses.
Cependant, le bercement monotone des roues et des ressauts du wagon l’apaisait peu à peu, maîtrisait son esprit, comme les flots soulevés d’une musique, qu’un rythme puissant endigue. Il revoyait tout son passé, depuis les rêves vaporeux de la lointaine enfance : amours, espoirs, déceptions, deuils, et cette force exultante, cette ivresse de souffrir, de jouir, et de créer, cette allégresse d’éteindre la vie lumineuse et ses ombres sublimes, qui était l’âme de son âme, le souffle du Dieu caché. Tout s’éclairait pour lui, maintenant, à distance. Le tumulte de ses désirs, le trouble de ses pensées, ses fautes, ses erreurs, ses combats acharnés, lui apparaissaient comme les remous et les tourbillons, qu’emporte le grand courant de la vie vers son but éternel. Il découvrait le sens profond de ces années d’épreuves : à chaque épreuve, c’était une barrière, que le fleuve grossissant faisait craquer, un passage d’une vallée étroite à une autre plus vaste, que bientôt il remplissait tout entière ; à chaque fois, la vue s’étendait, l’air devenait plus libre. Entre les coteaux de France et la plaine allemande, le fleuve s’était frayé passage, non sans luttes, débordant sur les prés, rongeant la base des collines, ramassant, absorbant les eaux venues des deux pays. Ainsi, il coulait entre eux, non pour les séparer, mais afin de les unir ; ils se mariaient en lui. Et Christophe prit conscience, pour la première fois, de sa destinée, qui était de charrier à travers les peuples ennemis, comme une artère, toutes les forces de vie de l’une et l’autre rives. — Étrange sérénité, calme et clarté soudains, qui lui apparaissaient, comme il arrive parfois, à l’heure la plus sombre… Puis, la vision se dissipa ; et, seule, reparut la figure douloureuse et tendre de la vieille maman.
L’aube s’annonçait à peine, lorsqu’il arriva dans la petite ville allemande. Il lui fallait prendre garde de n’être pas reconnu ; car il était toujours sous le coup d’un mandat d’arrêt. Mais, à la gare, personne ne fit attention à lui : la ville dormait ; les maisons étaient fermées, et les rues désertes : c’était l’heure grise, où s’éteignent les lumières de la nuit, et où celle du jour n’est pas encore venue, — l’heure où le sommeil est le plus doux, et où les rêves s’éclairent de la pâleur de l’Orient. Une petite servante ouvrait les volets d’une boutique, en chantant un vieux lied populaire. Christophe faillit suffoquer d’émotion. Ô patrie ! Bien-aimée !… Il eût voulu baiser la terre. En écoutant l’humble chant qui lui fondait le cœur, il sentit combien il avait été malheureux loin d’elle, et combien il l’aimait… Il marchait, retenant son souffle. Quand il vit sa maison, il fut obligé de s’arrêter et de mettre sa main sur sa bouche, pour s’empêcher de crier. Comment allait-il trouver celle qui était là, celle qu’il avait abandonnée ?… Il reprit haleine, et courut presque, jusqu’à la porte. Elle était entr’ouverte. Il la poussa. Personne… Le vieil escalier de bois craquait sous ses pas. Il monta à l’étage au-dessus. La maison semblait vide. La porte de la chambre de sa mère était fermée.
Christophe, le cœur battant, mit la main sur la poignée. Et il n’avait pas la force d’ouvrir…
Louisa était seule, couchée, et se sentait finir. De ses deux autres fils, l’un, le commerçant, Rodolphe, s’était établi à Hambourg, l’autre, Ernst, était parti pour l’Amérique, et l’on ne savait ce qu’il était devenu. Personne ne s’occupait d’elle, qu’une voisine, qui venait, deux fois par jour, voir ce dont Louisa avait besoin, restait quelques instants, et s’en retournait à ses affaires ; elle n’était pas trop exacte, et tardait souvent à venir. Louisa trouvait tout naturel qu’on l’oubliât, comme elle trouvait tout naturel d’avoir mal. Elle était d’une patience angélique, étant habituée à souffrir. Elle avait le cœur malade, et des suffocations, pendant lesquelles elle croyait qu’elle allait mourir : les yeux dilatés, les mains crispées sur ses draps, la sueur coulant sur son visage. Elle ne se plaignait pas. Elle savait que ce devait être ainsi. Elle était prête ; elle avait déjà reçu les sacrements. Elle n’avait qu’une inquiétude : que Dieu ne la trouvât pas digne d’entrer dans son paradis. Tout le reste, elle l’acceptait avec patience.
Dans le coin obscur de son réduit, autour de l’oreiller, sur le mur de l’alcôve, elle avait fait un sanctuaire de ses souvenirs ; elle avait réuni les images de ceux qui lui étaient chers : celles de ses trois petits, celle de son mari, pour le souvenir de qui elle avait toujours conservé son amour des premiers temps, celle du vieux grand-père, et de son frère, Gottfried : elle gardait un attachement touchant pour tous ceux qui avaient été bons, si peu que ce fût, pour elle. Elle avait épinglé sur le drap de son lit, tout près de son visage, la dernière photographie que Christophe lui avait envoyée ; et ses dernières lettres étaient sous l’oreiller. Elle avait l’amour de l’ordre et de la propreté méticuleuse ; et elle souffrait de ce que tout, dans sa chambre, ne fût pas parfaitement rangé. Elle s’intéressait aux petits bruits du dehors, qui marquaient pour elle les divers moments du jour. Il y avait si longtemps qu’elle les entendait ! Toute sa vie passée dans cet étroit espace… Elle pensait à son cher Christophe. Quel immense désir elle avait qu’il fût là, près d’elle, en ce moment ! Et pourtant, même à ce qu’il ne fût pas là elle était résignée. Elle était sûre de le revoir là-haut. Elle n’avait qu’à fermer les yeux pour le voir déjà. Elle passait des journées, assoupie, au milieu du passé…
Elle se revoyait dans l’ancienne maison, au bord du Rhin… Un jour de fête… Un superbe jour d’été. La fenêtre était ouverte : sur la route blanche, le soleil resplendissait. On entendait les oiseaux qui chantaient. Melchior et le grand-père étaient assis sur le devant de la porte, et fumaient en causant et riant très fort. Louisa ne les voyait pas ; mais elle se réjouissait que son mari fût à la maison, ce jour-là, et que le grand-père fût de si bonne humeur. Elle était dans la pièce du bas, et préparait le dîner : un dîner excellent ; elle le veillait comme la prunelle de ses yeux ; il y avait une surprise : un gâteau aux marrons ; elle jouissait d’avance des cris de joie du petit… Le petit, où était-il ? Là-haut : elle l’entendait, il étudiait son piano. Elle ne comprenait pas ce qu’il jouait, mais c’était un bonheur pour elle d’entendre ce petit gazouillement familier, de savoir qu’il était là, bien sagement assis… Quelle belle journée ! Les grelots joyeux d’une voiture passaient sur le chemin… Ah ! mon Dieu ! Et le rôti ! Pourvu qu’il ne fût pas brûlé, tandis qu’elle regardait par la fenêtre ! Elle tremblait que le grand-père, qu’elle aimait tant, et qui l’intimidait, ne fût pas content, qu’il lui fît des reproches… Grâce à Dieu, il n’y avait aucun mal. Voilà, tout était prêt, et la table était servie. Elle appelait Melchior et le grand-père. Ils répondaient avec entrain. Et le petit ?… Il ne jouait plus. Depuis un moment, son piano s’était tu, sans qu’elle l’eût remarqué… — « Christophe ! »… Que faisait-il ? On n’entendait aucun bruit. Toujours il oubliait de descendre pour le dîner : le père allait le gronder encore. Elle montait précipitamment l’escalier… — « Christophe ! »… Il se taisait. Elle ouvrait la porte de la chambre, où il travaillait. Personne. La chambre était vide ; le piano était fermé… Louisa était prise d’angoisse. Qu’est-ce qu’il était devenu ? La fenêtre était ouverte. Mon Dieu ! s’il était tombé ! Louisa est bouleversée. Elle se penche pour regarder… — « Christophe ! »… Il n’est nulle part. Elle parcourt toutes les chambres. D’en bas, le grand-père lui crie : « Viens donc, ne t’inquiète pas, il nous rejoindra toujours. » Elle ne veut pas descendre ; elle sait qu’il est là : il se cache pour jouer, il veut la tourmenter. Ah ! le méchant petit !… Oui, elle en est sûre maintenant, le plancher a craqué ; il est derrière la porte. Elle veut ouvrir la porte. Mais la clef n’y est pas. La clef ! Elle cherche précipitamment dans un tiroir, au milieu d’une quantité d’autres clefs. Celle-là, celle-là,… non, ce n’est pas cela… Ah ! la voilà enfin !… Impossible de la faire entrer dans la serrure. La main de Louisa tremble. Elle se dépêche ; il faut se dépêcher. Pourquoi ? Elle ne sait pas ; mais elle sait qu’il le faut : si elle ne se hâte point, elle n’aura plus le temps. Elle entend le souffle de Christophe derrière la porte… Ah ! cette clef !… Enfin ! La porte s’ouvre. Un cri joyeux. C’est lui. Il se jette à son cou… Ah ! le méchant, le bon, le cher petit !…
Elle a ouvert les yeux. Il est là, devant elle.
Depuis un moment, il la regardait, si changée, le visage à la fois tiré et bouffi, une souffrance muette, que rendait plus poignante son sourire résigné ; et ce silence, cette solitude autour… Il avait le cœur transpercé…
Elle le vit. Elle ne fut pas étonnée. Elle sourit d’un sourire ineffable. Elle ne pouvait ni lui tendre les bras, ni dire une seule parole. Il se jeta à son cou, il l’embrassa, elle l’embrassa ; de grosses larmes coulaient sur ses joues. Elle dit tout bas :
— Attends…
Il vit qu’elle suffoquait.
Ils ne faisaient aucun mouvement. Elle lui caressait la tête avec ses mains ; et ses larmes continuaient de couler. Il lui baisait les mains, sanglotant, la figure cachée dans les draps.
Quand son angoisse fut passée, elle essaya de parler. Mais elle ne parvenait plus à trouver ses mots ; elle se trompait, et il avait peine à comprendre. Qu’est-ce que cela faisait ? Ils s’aimaient, ils se voyaient, ils se touchaient : c’était là l’essentiel. — Il demanda avec indignation pourquoi on la laissait seule. Elle excusa la garde :
— Elle ne pouvait pas toujours être là : elle avait son travail…
D’une voix faible, entrecoupée, qui ne parvenait pas à articuler toutes les syllabes, elle fit hâtivement une petite recommandation au sujet de sa tombe. Elle chargea Christophe de sa tendresse pour ses deux autres fils, qui l’avaient oubliée. Elle eut un mot aussi pour Olivier, dont elle savait l’affection pour Christophe. Elle pria Christophe de lui dire qu’elle lui envoyait sa bénédiction — (elle se reprit bien vite, timidement, pour employer une formule plus humble), — « sa respectueuse affection »…
Elle suffoqua de nouveau. Il la soutint assise sur son lit. La sueur coulait sur son visage. Elle se forçait à sourire. Elle se disait qu’elle n’avait plus rien à demander au monde, maintenant qu’elle avait la main dans la main de son fils.
Et Christophe sentit brusquement cette main se crisper dans la sienne. Louisa ouvrit la bouche. Elle regarda son fils, avec une tendresse infinie ; — et elle passa.
Le soir du même jour, Olivier arriva. Il n’avait pu supporter la pensée de laisser Christophe seul, à ces heures tragiques, dont il n’avait que trop l’expérience. Il redoutait aussi les dangers auxquels son ami s’exposait, en retournant en Allemagne. Il voulait être là, afin de veiller sur lui. Mais l’argent lui manquait, pour le rejoindre. Au retour de la gare, où il avait accompagné Christophe, il décida de vendre quelques bijoux qui lui restaient de sa famille ; et comme le mont-de-piété était fermé, à cette heure, et qu’il voulait partir par le premier train, il allait trouver un brocanteur du quartier, lorsque dans l’escalier il rencontra Mooch. Mis au courant de ses intentions, Mooch manifesta un chagrin sincère qu’Olivier ne se fût pas adressé à lui ; il s’opposa à ce qu’Olivier allât chez le marchand, et il le força à accepter de lui la somme nécessaire. Il ne se consolait pas de penser qu’Olivier avait mis sa montre en gage et vendu ses livres, pour payer le voyage de Christophe, quand il eût été si heureux de leur rendre service. Dans son zèle à leur venir en aide, il proposa même à Olivier de l’accompagner auprès de Christophe. Olivier eut grand’peine à l’en dissuader.
Ce fut un bienfait pour Christophe, que l’arrivée d’Olivier. Il avait passé la journée, dans l’accablement, seul avec sa mère endormie. La garde était venue, avait rendu quelques soins, et puis était partie, et n’était plus revenue. Les heures s’étaient écoulées, dans une immobilité funèbre. Christophe ne bougeait pas plus que la morte ; il ne la quittait point des yeux ; il ne pleurait pas, il ne pensait pas, il était lui-même un mort. — Le miracle d’amitié, accompli par Olivier, ramena en lui les larmes et la vie.
Getrost ! Es ist der Schmerzen werth dies Leben,
So lang…
… mit uns ein treues Auge weint.
(« Courage ! Aussi longtemps que deux yeux fidèles pleurent avec nous, la vie vaut de souffrir. »)
Ils s’embrassèrent longuement. Puis ils s’assirent auprès de Louisa, et causèrent à voix basse. La nuit était venue. Christophe, accoudé au pied du lit, racontait au hasard des souvenirs d’enfance, où revenait toujours l’image de la maman. Il se taisait, pendant quelques minutes, et puis il reprenait. Jusqu’à ce que vint une minute, où il se tut tout à fait, écrasé de fatigue, la figure cachée dans ses mains ; et quand Olivier s’approcha pour le regarder, il vit qu’il était endormi. Alors, il veilla seul. Et le sommeil le prit à son tour, le front posé sur le dossier du lit. Louisa souriait avec douceur ; et elle semblait heureuse de veiller ses deux enfants.
Comme le matin commençait, ils furent réveillés par des coups frappés à la porte. Christophe alla ouvrir. C’était un voisin, un menuisier ; il venait avertir Christophe que sa présence avait été dénoncée, et qu’il fallait partir, s’il ne voulait être pris. Christophe se refusait à fuir ; il ne voulait pas quitter sa mère, avant de l’avoir conduite au lieu où elle resterait maintenant, pour toujours. Mais Olivier le supplia de reprendre le train, il lui promit de veiller fidèlement, à sa place ; il le força à sortir de la maison ; et, pour être plus sûr qu’il ne reviendrait pas sur sa décision, il l’accompagna à la gare. Christophe s’obstinait à ne point partir, sans avoir au moins revu le grand fleuve, près duquel s’était passée son enfance, et dont son âme gardait pour toujours, comme une conque marine, l’écho retentissant. Malgré le danger qu’il y avait à se montrer en ville, il fallut en passer par sa volonté. Ils suivirent la berge du Rhin, qui se hâtait avec une paix puissante, entre ses rives basses, vers sa mort mystérieuse dans les sables du Nord. Un énorme pont de fer plongeait, au milieu du brouillard, ses deux arches dans l’eau grise, comme les moitiés de roues d’un chariot colossal. Au loin, se perdaient dans la brume les barques qui remontaient, à travers les prairies, les méandres sinueux. Christophe s’absorbait dans ce rêve. Olivier l’en arracha, et, lui prenant le bras, le ramena à la gare, Christophe se laissa faire ; il était comme un somnambule. Olivier l’installa dans le train qui allait partir ; et ils convinrent de se rejoindre le lendemain, à la première station française, afin que Christophe ne rentrât pas seul à Paris.
Le train partit, et Olivier revint à la maison, où il trouva, à l’entrée, deux gendarmes qui attendaient le retour de Christophe. Ils prirent Olivier pour lui. Olivier ne se pressa point d’éclaircir une méprise, qui favorisait la fuite de Christophe. Au reste, la police ne montra aucune déconvenue de son erreur ; elle montrait un empressement assez tiède à rechercher le fugitif ; et il sembla même à Olivier qu’au fond, elle n’était pas fâchée que Christophe fût parti.
Olivier resta jusqu’au lendemain matin, pour l’enterrement de Louisa. Le frère de Christophe, Rodolphe, le commerçant, y assista entre deux trains. Cet important personnage suivit très correctement le convoi, et partit aussitôt après, sans avoir adressé un mot à Olivier pour lui demander des nouvelles de son frère, ou pour le remercier de ce qu’il avait fait pour leur mère. Olivier passa quelques heures encore dans cette ville, où il ne connaissait personne de vivant, mais qui était peuplée pour lui de tant d’ombres familières : le petit Christophe, ceux qu’il avait aimés, ceux qui l’avaient fait souffrir ; — et la chère Antoinette… Que restait-il de tous ces êtres, qui avaient vécu ici, de cette famille des Krafft, à présent effacée ? L’amour qui vivait d’eux dans l’âme d’un étranger.
Dans l’après-midi, Olivier retrouva Christophe à la station frontière, où ils s’étaient donné rendez-vous. Un village au milieu des collines boisées. Au lieu d’y attendre le train suivant pour Paris, ils décidèrent de faire à pied une partie de la route, jusqu’à la ville prochaine. Ils avaient besoin d’être seuls. Ils se mirent en marche à travers les bois silencieux, où retentissaient au loin les coups sourds de la cognée. Ils arrivèrent à une clairière, au sommet d’une colline. Au-dessous d’eux, dans un vallon étroit, encore en pays allemand, le toit rouge d’une maison forestière, un petit pré, comme un lac vert entre les bois. Tout autour, l’océan des forêts bleu sombre, enveloppées de vapeurs. Des brouillards se glissaient entre les branches des sapins. Un voile transparent amollissait les lignes, amortissait les couleurs. Tout était immobile. Ni bruit de pas, ni son de voix. Quelques gouttes de pluie sonnaient sur le cuivre doré des hêtres, que l’automne avait mûris. Entre les pierres tintait l’eau d’un petit ruisseau. Christophe et Olivier s’étaient arrêtés et ils ne bougeaient plus. Chacun songeait à ses deuils. Olivier pensait :
— Antoinette, où es-tu ?
Et Christophe :
— Que me fait le succès, à présent qu’elle n’est plus ?
Mais chacun entendit la voix consolatrice de ses morts :
— Bien-aimé, ne pleure pas sur nous. Ne pense pas à nous. Pense à lui…
Ils se regardèrent tous deux, et chacun ne sentit plus sa peine, mais celle de son ami. Ils se prirent la main. Une sereine mélancolie les enveloppait tous deux. Doucement, sans un souffle d’air, le voile de vapeurs s’effaçait ; le ciel bleu refleurissait. Douceur attendrissante de la terre après la pluie… Si près de nous, si tendre !… Elle vous prend dans ses bras, sur son sein, avec un beau sourire affectueux ; et elle vous dit :
— Repose. Tout est bien…
Le cœur de Christophe se détendait. Il était comme un petit enfant. Depuis deux jours, il vivait tout entier dans le souvenir de la chère maman, l’atmosphère de son âme ; il revivait l’humble vie, les jours uniformes, solitaires, passés dans le silence de la maison sans enfants, et dans la pensée des enfants qui l’avaient laissée, la pauvre vieille femme, infirme et vaillante, avec sa foi tranquille, sa douce bonne humeur, sa résignation souriante, son absence d’égoïsme… Et Christophe pensait aussi à toutes les humbles âmes qu’il avait connues. Combien il se sentait près d’elles, en ce moment ! Au sortir de ces années de luttes épuisantes, dans le brûlant Paris, où se mêlent furieusement les idées et les hommes, au lendemain de cette heure tragique, où avait soufflé le vent des folies meurtrières qui lancent les uns contre les autres les peuples hallucinés, une lassitude prenait Christophe de ce monde fiévreux et stérile, de ces batailles d’égoïsmes et d’idées, de ces élites humaines, ces ambitieux, ces penseurs, ces artistes, qui se croient la raison du monde et n’en sont que le mauvais rêve. Et tout son amour allait à ces milliers d’âmes simples, de toute race, qui brûlent en silence, pures flammes de bonté, de foi, de sacrifice, — cœur du monde.
— Oui, je vous reconnais, je vous retrouve enfin, pensait-il, vous êtes de mon sang, vous êtes miennes. Comme l’enfant prodigue, je vous ai quittées, pour suivre les ombres qui passaient sur le chemin. Je reviens à vous, accueillez-moi. Nous sommes un seul être, vivants et morts ; où que je sois, vous êtes avec moi. Maintenant, je te porte en moi, ô mère, qui m’as porté. Vous tous, Gottfried, Schulz, Sabine, Antoinette, vous êtes tous en moi. Vous êtes ma richesse, ma joie. Nous ferons route ensemble. Je ne vous quitterai plus. Je serai votre voix. Par nos forces unies, nous atteindrons au but.
Un rayon de soleil glissa entre les branches mouillées des arbres, qui lentement s’égouttaient. Du petit pré d’en bas montaient des voix enfantines, un vieux lied allemand, candide et touchant, que chantaient trois petites filles, dansant ensemble une ronde autour de la maison ; et de loin, le vent d’ouest apportait, comme un parfum de roses, la voix des cloches de France…
— Ô paix, divine harmonie, sereine musique de l’âme délivrée, où se fondent la douleur et la joie, et la mort et la vie, et les races ennemies, les races fraternelles, je t’aime, je te veux, je t’aurai…
Le voile de la nuit tomba. Christophe, sortant de son rêve, revit près de lui le visage fidèle de l’ami. Il lui sourit et l’embrassa. Puis, ils se remirent en marche, à travers la forêt, en silence ; et Christophe frayait le chemin à Olivier.
Taciti, soli e senza compagnia,
n’andavan l’un dinnanzi, e l’altro dopo,
come i frati minor vanno per via…