Paul Ollendorff (Tome 3p. 275-278).
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Dans l’après-midi, Olivier retrouva Christophe à la station frontière, où ils s’étaient donné rendez-vous. Un village au milieu des collines boisées. Au lieu d’y attendre le train suivant pour Paris, ils décidèrent de faire à pied une partie de la route, jusqu’à la ville prochaine. Ils avaient besoin d’être seuls. Ils se mirent en marche à travers les bois silencieux, où retentissaient au loin les coups sourds de la cognée. Ils arrivèrent à une clairière, au sommet d’une colline. Au-dessous d’eux, dans un vallon étroit, encore en pays allemand, le toit rouge d’une maison forestière, un petit pré, comme un lac vert entre les bois. Tout autour, l’océan des forêts bleu sombre, enveloppées de vapeurs. Des brouillards se glissaient entre les branches des sapins. Un voile transparent amollissait les lignes, amortissait les couleurs. Tout était immobile. Ni bruit de pas, ni son de voix. Quelques gouttes de pluie sonnaient sur le cuivre doré des hêtres, que l’automne avait mûris. Entre les pierres tintait l’eau d’un petit ruisseau. Christophe et Olivier s’étaient arrêtés et ils ne bougeaient plus. Chacun songeait à ses deuils. Olivier pensait :

— Antoinette, où es-tu ?

Et Christophe :

— Que me fait le succès, à présent qu’elle n’est plus ?

Mais chacun entendit la voix consolatrice de ses morts :

— Bien-aimé, ne pleure pas sur nous. Ne pense pas à nous. Pense à lui…

Ils se regardèrent tous deux, et chacun ne sentit plus sa peine, mais celle de son ami. Ils se prirent la main. Une sereine mélancolie les enveloppait tous deux. Doucement, sans un souffle d’air, le voile de vapeurs s’effaçait ; le ciel bleu refleurissait. Douceur attendrissante de la terre après la pluie… Si près de nous, si tendre !… Elle vous prend dans ses bras, sur son sein, avec un beau sourire affectueux ; et elle vous dit :

— Repose. Tout est bien…

Le cœur de Christophe se détendait. Il était comme un petit enfant. Depuis deux jours, il vivait tout entier dans le souvenir de la chère maman, l’atmosphère de son âme ; il revivait l’humble vie, les jours uniformes, solitaires, passés dans le silence de la maison sans enfants, et dans la pensée des enfants qui l’avaient laissée, la pauvre vieille femme, infirme et vaillante, avec sa foi tranquille, sa douce bonne humeur, sa résignation souriante, son absence d’égoïsme… Et Christophe pensait aussi à toutes les humbles âmes qu’il avait connues. Combien il se sentait près d’elles, en ce moment ! Au sortir de ces années de luttes épuisantes, dans le brûlant Paris, où se mêlent furieusement les idées et les hommes, au lendemain de cette heure tragique, où avait soufflé le vent des folies meurtrières qui lancent les uns contre les autres les peuples hallucinés, une lassitude prenait Christophe de ce monde fiévreux et stérile, de ces batailles d’égoïsmes et d’idées, de ces élites humaines, ces ambitieux, ces penseurs, ces artistes, qui se croient la raison du monde et n’en sont que le mauvais rêve. Et tout son amour allait à ces milliers d’âmes simples, de toute race, qui brûlent en silence, pures flammes de bonté, de foi, de sacrifice, — cœur du monde.

— Oui, je vous reconnais, je vous retrouve enfin, pensait-il, vous êtes de mon sang, vous êtes miennes. Comme l’enfant prodigue, je vous ai quittées, pour suivre les ombres qui passaient sur le chemin. Je reviens à vous, accueillez-moi. Nous sommes un seul être, vivants et morts ; où que je sois, vous êtes avec moi. Maintenant, je te porte en moi, ô mère, qui m’as porté. Vous tous, Gottfried, Schulz, Sabine, Antoinette, vous êtes tous en moi. Vous êtes ma richesse, ma joie. Nous ferons route ensemble. Je ne vous quitterai plus. Je serai votre voix. Par nos forces unies, nous atteindrons au but.

Un rayon de soleil glissa entre les branches mouillées des arbres, qui lentement s’égouttaient. Du petit pré d’en bas montaient des voix enfantines, un vieux lied allemand, candide et touchant, que chantaient trois petites filles, dansant ensemble une ronde autour de la maison ; et de loin, le vent d’ouest apportait, comme un parfum de roses, la voix des cloches de France…

— Ô paix, divine harmonie, sereine musique de l’âme délivrée, où se fondent la douleur et la joie, et la mort et la vie, et les races ennemies, les races fraternelles, je t’aime, je te veux, je t’aurai…


Le voile de la nuit tomba. Christophe, sortant de son rêve, revit près de lui le visage fidèle de l’ami. Il lui sourit et l’embrassa. Puis, ils se remirent en marche, à travers la forêt, en silence ; et Christophe frayait le chemin à Olivier.

Taciti, soli e senza compagnia,
n’andavan l’un dinnanzi, e l’altro dopo,
come i frati minor vanno per via…