Paul Ollendorff (Tome 3p. 99-104).
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Maintenant que Christophe commençait à entrevoir les ressources cachées de la France, il s’indignait qu’elle se laissât opprimer par la canaille. Le demi-jour, où cette élite silencieuse s’enfonçait, lui était étouffant. Le stoïcisme est une belle chose, pour ceux qui n’ont plus de dents. Lui, il avait besoin du grand air, du grand public, du soleil de la gloire, de l’amour de milliers d’âmes, d’étreindre tous ceux qu’il aimait, de pulvériser ses ennemis, de lutter et de vaincre.

— Tu le peux, dit Olivier, tu es fort, tu es fait pour vaincre, par tes défauts — (pardonne !) — autant que par tes qualités. Tu as la chance de n’être pas d’une race, d’un peuple trop aristocratique. L’action ne te dégoûte pas. Tu serais même capable, au besoin, d’être un homme politique. — Et puis, tu as le bonheur inappréciable d’écrire en musique. On ne te comprend pas, tu peux tout dire. Si les gens savaient le mépris pour eux qu’il y a dans ta musique, et ta foi en ce qu’ils nient, et cet hymne perpétuel en l’honneur de ce qu’ils s’évertuent à tuer, ils ne te pardonneraient pas, et tu serais si bien entravé, poursuivi, harcelé par eux, que tu perdrais le meilleur de ta force à les combattre ; quand tu en aurais eu raison, le souffle te manquerait pour accomplir ton œuvre ; ta vie serait finie. Les grands hommes qui triomphent bénéficient d’un malentendu. On les admire, pour le contraire de ce qu’ils sont.

— Peuh ! fit Christophe, vous ne connaissez pas la lâcheté de vos maîtres. Je te croyais seul d’abord, je t’excusais de ne pas agir. Mais en réalité vous êtes toute une armée, qui pensez de même. Vous êtes cent fois plus forts que ceux qui vous oppriment, vous valez mille fois mieux, et vous vous en laissez imposer par leur effronterie ! Je ne vous comprends pas. Vous êtes dans le plus beau pays, vous êtes doués de la plus belle intelligence, du sens le plus humain, et vous ne faites rien de tout cela, vous vous laissez dominer, outrager, fouler aux pieds par une poignée de drôles. Soyez vous-mêmes, que diable ! N’attendez pas que le ciel vous aide, ou un Napoléon ! Levez-vous, unissez-vous. À l’œuvre, tous ! Balayez votre maison.

Mais Olivier, haussant les épaules, avec une lassitude ironique, dit :

— Se colleter avec eux ? Non, ce n’est pas notre rôle, nous avons mieux à faire. La violence me répugne. Je sais trop ce qui arriverait. Tous les vieux ratés aigris, les jeunes serins royalistes, les apôtres odieux de la brutalité et de la haine s’empareraient de mon action, et la déshonoreraient. Voudrais-tu pas que je reprisse la vieille devise de haine : Fuori Barbari ! ou : la France aux Français !

— Pourquoi pas ? dit Christophe.

— Non, ce ne sont pas là des paroles françaises. En vain s’efforce-t-on de les propager chez nous, sous couleur de patriotisme. Bon pour les patries barbares ! La nôtre n’est point faite pour la haine. Notre génie ne s’affirme point en niant ou détruisant les autres, mais en les absorbant. Laissez venir à nous et le Nord trouble et le Midi bavard…

— et l’Orient vénéneux ?

— et l’Orient vénéneux : nous l’absorberons comme le reste ; nous en avons absorbé bien d’autres ! Je ris des airs triomphants qu’il prend, et de la pusillanimité de certains de ma race. Il croit nous avoir conquis, il fait la roue sur nos boulevards, dans nos journaux, nos revues, sur nos scènes de théâtre, sur nos scènes politiques. Le sot ! Il est conquis. Il s’éliminera de lui-même, après nous avoir nourris. La Gaule a bon estomac ; en vingt siècles, elle a digéré plus d’une civilisation. Nous sommes à l’épreuve du poison… Bon pour vous. Allemands, de craindre ! Il faut que vous soyez purs, ou que vous ne soyez pas. Mais nous autres, ce n’est pas de pureté qu’il s’agit, c’est d’universalité. Vous avez un empereur, la Grande-Bretagne se dit un empire ; mais en fait, c’est notre génie latin qui est impérial. Nous sommes les citoyens de la Ville-Univers. Urbis. Orbis.

— Tout cela va bien, dit Christophe, tant que la nation est saine et dans la fleur de sa virilité. Mais un jour vient où son énergie tombe ; alors, elle risque d’être submergée par cet afflux étranger. Entre nous, ne te semble-t-il pas que ce jour est venu ?

— On l’a dit tant de fois depuis des siècles ! Et toujours notre histoire a démenti ces craintes. Nous avons traversé de bien autres épreuves, depuis le temps de la Pucelle, où, dans Paris désert, des bandes de loups rôdaient. Tout le débordement d’immoralité, la ruée au plaisir, la veulerie, l’anarchie de l’heure présente ne m’effraient point. Patience ! Qui veut durer, doit endurer. Je sais très bien qu’il y aura ensuite une réaction morale, — qui, d’ailleurs, ne vaudra pas beaucoup mieux, et qui conduira probablement à des sottises pareilles : les moins bruyants à la mener ne seront pas ceux qui vivent aujourd’hui de la corruption publique !… Mais que nous importe ? Tous ces mouvements n’effleurent pas le vrai peuple de France. Le fruit pourri ne pourrit pas l’arbre. Il tombe. Au reste, tous ces gens-là sont si peu de la nation ! Que nous fait qu’ils vivent ou qu’ils meurent ? Vais-je m’agiter pour former contre eux des ligues et des révolutions ? Le mal présent n’est pas l’œuvre d’un régime. C’est la lèpre du luxe, les parasites de la richesse intellectuelle et matérielle. Ils passeront.

— Après vous avoir rongés.

— Avec une telle race, il est interdit de désespérer. Il y a en elle une telle vertu cachée, une telle force de lumière et d’idéalisme agissant qu’elle se communique même à ceux qui l’exploitent et la ruinent. Même les politiciens avides et attachés à leur seul intérêt subissent sa fascination. Les plus médiocres, au pouvoir, sont saisis par la grandeur de son Destin ; il les soulève au-dessus d’eux-mêmes ; il leur transmet, de main en main, le flambeau ; l’un après l’autre, ils reprennent la lutte sacrée contre la nuit. Le génie de leur peuple les entraîne ; bon gré mal gré, ils accomplissent la loi du Dieu qu’ils nient, Gesta Dei per Francos… Cher pays, cher pays, jamais je ne douterai de toi ! Et quand même tes épreuves seraient mortelles, ce me serait une raison de plus de garder jusqu’au bout l’orgueil de notre mission dans le monde. Je ne veux point que ma France se renferme peureusement dans une chambre de malade, contre toutes les atteintes de l’air du dehors. Je ne tiens pas à prolonger une existence souffreteuse. Quand on a été grand comme nous, il faut mourir plutôt que cesser de l’être. Que la pensée du monde se rue donc dans la nôtre ! Je ne la crains point. Le flot s’écoulera de lui-même, après avoir engraissé ma terre de son limon.

— Mon pauvre petit, dit Christophe, ce n’est pas gai, en attendant. Et où seras-tu, quand ta France émergera du Nil ? Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux lutter ? Tu n’y risquerais rien de plus que la défaite, à laquelle tu te condamnes, toute ta vie.

— Je risquerais beaucoup plus que la défaite, dit Olivier. Je risquerais de perdre le calme de l’esprit ; et c’est à quoi je tiens, plus qu’à la victoire. Je ne veux pas haïr. Je veux rendre justice même à mes ennemis. Je veux garder au milieu des passions la lucidité de mon regard, tout comprendre et tout aimer.


Mais Christophe, à qui cet amour de la vie, détaché de la vie, semblait peu différent de la résignation à mourir, sentait gronder en lui, comme le vieil Empédocle, un hymne à la Haine et à l’Amour frère de la Haine, l’Amour fécond, qui laboure et ensemence la terre. Il ne partageait pas le tranquille fatalisme d’Olivier ; et, moins confiant que lui dans la durée d’une race qui ne se défendait point, il eût voulu faire appel à toutes les forces saines de la nation, à une levée en masse de tous les honnêtes gens de la France tout entière.