Dans la maison/13
Rien de plus caractéristique, en ce sens, que la maison qu’habitaient Christophe et Olivier. C’était un petit monde en raccourci, une petite France honnête et laborieuse, sans rien qui rattachât entre eux ses divers éléments. Une maison à cinq étages, une vieille maison branlante qui s’inclinait sur le côté, avec ses planchers qui craquaient et ses plafonds vermoulus. La pluie entrait chez Christophe et Olivier qui logeaient sous le toit ; on avait dû se décider à faire venir les ouvriers, pour rafistoler tant bien que mal la toiture : Christophe les entendait travailler et causer, au-dessus de sa tête. Il y en avait surtout un, qui l’amusait et l’agaçait ; il ne s’interrompait pas un instant de parler tout seul, rire, chanter, dire des balivernes, siffler des inepties, se causer avec soi-même, sans cesser de travailler ; il ne pouvait rien faire, sans annoncer ce qu’il faisait :
— Je vas encore mettre un clou. Où est-ce qu’est mon outil ? Je mets un clou. J’en mets deux. Encore un coup de marteau ! Là, ma vieille, ça y est…
Lorsque Christophe jouait, il se taisait un moment, écoutait, puis se remettait à siffler de plus belle ; aux passages entraînants, il marquait la mesure sur le toit, à grands coups de marteau. Christophe exaspéré finit par grimper sur une chaise, et passa la tête par la lucarne de la mansarde pour lui dire des injures. Mais à peine l’eut-il vu, à califourchon sur le toit, avec sa bonne figure joviale, la joue gonflée de clous, qu’il éclata de rire, et l’homme en fit autant. Christophe, oubliant ses griefs, se mit à causer. Ce ne fut qu’à la fin qu’il se rappela pourquoi il s’était mis à sa fenêtre :
— Ah ! à propos, dit-il, je voulais vous demander : est-ce que mon piano ne vous gêne pas ?
L’autre l’assura que non ; mais il le pria de jouer des airs moins lents, parce que, comme il suivait la mesure, cela le retardait dans son travail. Ils se quittèrent bons amis. En un quart d’heure, ils avaient échangé plus de paroles que Christophe n’en dit, en six mois, à tous ceux qui habitaient sa maison.
Il y avait deux appartements par étage, l’un de trois pièces, l’autre de deux seulement. Pas de chambres de domestiques : chaque ménage faisait son service soi-même, sauf les locataires du rez-de-chaussée et du premier, qui occupaient les deux appartements réunis.
Au cinquième, Christophe et Olivier avaient comme voisin de palier l’abbé Corneille, un prêtre d’une quarantaine d’années, fort instruit, d’esprit libre, de large intelligence, ancien professeur d’exégèse dans un grand séminaire, et récemment censuré par Rome, pour son esprit moderniste. Il avait accepté son blâme, sans se soumettre au fond, mais en silence, n’essayant point de lutter, refusant les moyens qui lui étaient offerts d’exposer publiquement ses doctrines, fuyant le bruit, et préférant la ruine de ses pensées à l’apparence du scandale. Christophe n’arrivait pas à comprendre ce type de révolté résigné. Il avait essayé de causer avec lui ; mais le prêtre, très poli, restait froid, ne parlait de rien de ce qui l’intéressait le plus, mettait sa dignité à se murer vivant.
À l’étage au-dessous, dans l’appartement identique à celui des deux amis, habitait une famille Élie Elsberger : un ingénieur, sa femme, et leurs deux petites filles de sept à dix ans : gens distingués, sympathiques, vivant renfermés chez eux, surtout par fausse honte de la situation gênée où ils se trouvaient. La jeune femme, qui faisait vaillamment son ménage, en était mortifiée ; elle eût accepté le double de fatigue pour que personne n’en sût rien : c’était encore là un sentiment qui échappait à Christophe. Ils étaient de famille protestante, et de l’Est de la France. Tous deux avaient été, quelques années avant, emportés par l’ouragan de l’affaire Dreyfus ; ils s’étaient, l’un et l’autre, passionnés pour cette cause, jusqu’à la frénésie, comme des milliers de Français sur qui, pendant sept ans, passa le vent furieux de cette sainte hystérie. Ils y avaient sacrifié leur repos, leur situation, leurs relations ; ils y avaient brisé de chères amitiés ; ils avaient failli y ruiner leur santé. Pendant des mois, ils n’en dormaient plus, ils n’en mangeaient plus, ils ressassaient indéfiniment les mêmes arguments, avec un acharnement de maniaques ; ils s’exaltaient l’un l’autre ; malgré leur timidité et leur peur du ridicule, ils avaient pris part à des manifestations, parlé dans des meetings ; ils en revenaient, la tête hallucinée, le cœur malade ; et ils pleuraient ensemble, la nuit. Ils avaient dépensé dans le combat une telle force d’enthousiasme et de passions que, lorsque la victoire était venue, il ne leur en restait plus assez pour se réjouir ; ils en étaient demeurés vidés d’énergie, fourbus, pour la vie. Si hautes avaient été les espérances, si pure l’ardeur du sacrifice que le triomphe avait paru dérisoire, au prix de ce qu’on avait rêvé. Pour ces âmes tout d’une pièce où il n’y avait place que pour une seule vérité, les transactions de la politique, les compromis de leurs héros avaient été une déception amère. Ils avaient vii leurs compagnons de luttes, ces gens qu’ils avaient crus animés de la même passion unique pour la justice, — une fois l’ennemi vaincu, se ruer à la curée, s’emparer du pouvoir, rafler les honneurs et les places, et piétiner la justice, à leur tour. Seule, une poignée d’hommes restés fidèles à leur foi, pauvres, isolés, rejetés par tous les partis, et les rejetant tous, se tenaient dans l’ombre, à l’écart les uns des autres, rongés de tristesse et de neurasthénie, n’espérant plus en rien, avec le dégoût des hommes et la lassitude écrasante de la vie. L’ingénieur et sa femme étaient de ces vaincus.
Ils ne faisaient aucun bruit dans la maison ; ils avaient une peur maladive de gêner leurs voisins, d’autant plus qu’ils souffraient d’être gênés par eux, et qu’ils mettaient leur orgueil à ne pas s’en plaindre. Christophe avait pitié des deux petites filles, dont les élans de gaieté, le besoin de crier, de sauter et de rire, étaient, à tout instant, comprimés. Il adorait les enfants, et il faisait mille amitiés à ses petites voisines, quand il les rencontrait dans l’escalier. Les fillettes, d’abord intimidées, n’avaient pas tardé à se familiariser avec Christophe, qui avait toujours pour elles quelque drôlerie à raconter, ou quelque friandise ; elles parlaient de lui à leurs parents ; et ceux-ci, qui avaient commencé par voir ces avances, d’un assez mauvais œil, se laissèrent gagner par l’air de franchise de leur bruyant voisin, dont ils avaient maudit plus d’une fois le piano et le remue-ménage endiablé, au-dessus de leurs têtes : — (car Christophe, qui étouffait dans sa chambre, tournait comme un ours en cage.) — Ce ne fut pas sans peine qu’ils lièrent conversation. Les manières un peu rustres et brusques de Christophe donnaient parfois un haut-le-corps à Élie Elsberger. Vainement, l’ingénieur voulut maintenir entre l’Allemand et lui le mur de réserve, derrière lequel il s’abritait : impossible de résister à l’impétueuse bonne humeur de cet homme qui vous regardait avec de braves yeux affectueux, sans arrière-pensée. Christophe arrachait de loin en loin quelques confidences à son voisin. Elsberger était un curieux esprit, courageux et apathique, chagrin et résigné. Il avait l’énergie de porter avec dignité une vie difficile, mais non pas de la changer. On eût dit qu’il lui savait gré de justifier son pessimisme. Justement, on venait de lui offrir au Brésil une situation avantageuse, une entreprise à diriger ; mais il avait refusé, par crainte des risques du climat pour la santé des siens.
— Eh bien, laissez-les, dit Christophe. Allez-y seul, et faites fortune pour eux.
— Les laisser ! s’était écrié l’ingénieur. On voit bien que vous n’avez pas d’enfants.
— Je vous assure que, si j’en avais, je penserais de même.
— Jamais ! Jamais !… Et puis, laisser le pays !… Non. J’aime mieux souffrir ici.
Christophe trouvait singulière cette façon d’aimer son pays et les siens, qui consistait à végéter ensemble. Olivier la comprenait :
— Pense donc, disait-il, risquer de mourir là-bas, sur une terre qui ne vous connaît pas, loin de ceux qu’on aime ! Tout vaut mieux que cette horreur. Et puis, pour quelques années qu’on a à vivre, cela ne vaut pas la peine de tant s’agiter !…
— Comme s’il fallait penser toujours à mourir ! disait Christophe, en haussant les épaules. Et même si cela arrive, est-ce que ce n’est pas mieux de mourir en luttant pour le bonheur de ceux qu’on aime, que de s’éteindre dans l’apathie ?
Sur le même palier, dans le petit appartement du quatrième étage, logeait un ouvrier électricien, nommé Aubert. — Si celui-là vivait isolé du reste de la maison, ce n’était point tout à fait sa faute. Cet homme, sorti du peuple, avait un désir passionné de n’y plus jamais rentrer. Petit, l’air souffreteux, il avait le front dur, une barre au-dessus des yeux, dont le regard vif et droit s’enfonçait comme une vrille ; la moustache blonde, la bouche persifleuse, une façon de parler sifflotante, la voix voilée, un foulard autour du cou, la gorge toujours malade, irritée encore par sa manie perpétuelle de fumer, une activité fébrile, un tempérament de phtisique. Il était un mélange de fatuité, d’ironie, d’amertume, qui recouvraient un esprit enthousiaste, emphatique, naïf, mais constamment déçu par la vie. Bâtard de quelque bourgeois qu’il n’avait jamais connu, élevé par une mère qu’il était impossible de respecter, il avait vu bien des choses tristes et sales dans sa petite enfance. Il avait fait toutes sortes de métiers, voyagé beaucoup en France. Avec une volonté admirable de s’instruire, il s’était formé seul, au prix d’efforts inouïs ; il lisait tout : histoire, philosophie, poètes décadents ; il était au courant de tout : théâtre, expositions, concerts ; il avait un culte attendrissant de l’art, de la littérature, de la pensée bourgeoise : elles le fascinaient. Il était imbibé de l’idéologie vague et brûlante qui faisait délirer les bourgeois des premiers temps de la Révolution. Il croyait avec certitude à l’infaillibilité de la raison, au progrès illimité, — quo non ascendam ? — à l’avènement prochain du bonheur sur la terre, à la science omnipotente, à l’Humanité-Dieu, et à la France, fille aînée de l’Humanité. Il avait un anticléricalisme enthousiaste et crédule qui lui faisait assimiler la religion, — surtout le catholicisme, — à l’obscurantisme, et qui voyait dans le prêtre l’ennemi-né de la lumière. Socialisme, individualisme, chauvinisme, se heurtaient dans sa tête. Il était humanitaire d’esprit, despotique de tempérament, et anarchiste de fait. Orgueilleux, il savait les manques de son éducation, et, dans la conversation, il était très prudent ; il faisait son profit de tout ce qu’on disait devant lui, mais il ne voulait pas demander conseil : cela l’humiliait ; or, quelles que fussent son intelligence et son adresse, elles ne pouvaient pas tout à fait suppléer à l’éducation. Il s’était mis en tête d’écrire. Comme tant de gens en France qui n’ont pas appris, il avait le don du style, et il voyait bien ; mais il pensait confusément. Il avait montré quelques pages de ses élucubrations à un grand homme de journal en qui il croyait et qui s’était moqué de lui. Profondément humilié, depuis lors, il ne parlait plus à personne de ce qu’il faisait. Mais il continuait d’écrire : c’était pour lui un besoin de se répandre et une joie orgueilleuse. Intérieurement, il était très satisfait de ses pages éloquentes et de ses pensées philosophiques, qui ne valaient pas un liard. Et il ne faisait nul cas de ses notations de la vie réelle qui étaient excellentes. Il avait la marotte de se croire philosophe et de vouloir composer du théâtre social, des romans à idées. Il résolvait sans peine les questions insolubles, et il découvrait l’Amérique, à chaque pas. Quand il s’apercevait ensuite qu’elle était découverte, il en était déçu, humilié, un peu amer ; il n’était pas loin d’en accuser l’injustice et l’intrigue. Il brûlait d’un amour de la gloire et d’une ardeur de dévouement, qui souffrait de ne pas trouver où ni comment s’employer. Son rêve eût été d’être un grand homme de lettres, de faire partie de cette élite écrivassière, qui lui apparaissait revêtue d’un prestige surnaturel. Malgré son désir de se faire illusion, il avait trop de bon sens et d’ironie pour ne pas savoir qu’il n’avait aucune chance pour cela. Mais il eût voulu au moins vivre dans cette atmosphère d’art et de pensée bourgeoise, qui de loin lui semblait lumineuse et pure de toute médiocrité. Ce désir, bien innocent, avait le tort de lui rendre pénible la société des gens avec qui sa condition l’obligeait à vivre. Et comme la société bourgeoise, dont il cherchait à se rapprocher, lui tenait porte close, il en résultait qu’il ne voyait personne. Aussi Christophe n’eut-il aucun effort à faire pour entrer en relations avec lui. Il dut plutôt, très vite, se garer de lui : sans quoi Aubert eût été plus souvent chez Christophe que chez lui. Il était trop heureux de trouver un artiste à qui parler musique, théâtre, etc. Mais Christophe, comme on l’imagine, n’y trouvait pas le même intérêt : avec un homme du peuple, il eût préféré causer du peuple. Or c’était ce que l’autre ne voulait, ne savait plus.
À mesure qu’on descendait aux étages inférieurs, les rapports devenaient naturellement plus lointains entre Christophe et les autres locataires. Au reste, il eût fallu avoir je ne sais quel secret magique, un Sésame, ouvre-toi, pour pénétrer chez les gens du troisième. — D’un côté, habitaient deux dames, qui s’hypnotisaient dans un deuil déjà ancien : Mme Germain, une femme de trente-cinq ans, qui avait perdu son mari et sa petite fille, et qui vivait en recluse, avec sa belle-mère, âgée et dévote. — De l’autre côté du palier, était installé un personnage énigmatique, d’âge indécis, entre cinquante et soixante ans, avec une fillette d’une dizaine d’années. Il était chauve, avait une belle barbe bien soignée, une façon de parler douce, des manières distinguées, des mains aristocratiques. On le nommait : M. Watelet. On le disait anarchiste, révolutionnaire, étranger, on ne savait trop de quel pays, Russe ou Belge. En réalité, il était Français du Nord, et il n’était plus guère révolutionnaire ; mais il vivait sur sa réputation passée. Il avait été mêlé à la Commune de 71, condamné à mort ; il avait échappé, il ne savait lui-même comment ; et pendant une dizaine d’années, il avait vécu un peu partout en Europe. Il avait été le témoin de tant de vilenies pendant la tourmente parisienne, et après, et aussi dans l’exil, et aussi depuis son retour, parmi ses anciens compagnons ralliés au pouvoir, et aussi dans les rangs de tous les partis révolutionnaires, qu’il s’était retiré d’eux, gardant pacifiquement ses convictions pour lui-même, sans tache, et inutiles. Il lisait beaucoup, écrivait un peu des livres doucement incendiaires, tenait — (à ce qu’on prétendait) — les fils de mouvements anarchistes très lointains, dans l’Inde, ou dans l’Extrême-Orient, s’occupait de la révolution universelle, et, en même temps, de recherches non moins universelles, mais d’aspect plus débonnaire : une langue universelle, une méthode nouvelle pour l’enseignement populaire de la musique. Il ne frayait avec personne dans la maison ; il se contentait d’échanger avec ceux qu’il rencontrait des saluts excessivement polis. Il consentit pourtant à dire à Christophe quelques mots de sa méthode musicale. C’était ce qui pouvait le moins intéresser Christophe : les signes de sa pensée ne lui importaient guère ; en quelque langue que ce fût, il fût toujours parvenu à l’exprimer. Mais l’autre n’en démordait point, et continuait d’expliquer son système, avec un doux entêtement ; du reste de sa vie, Christophe ne put rien savoir. Aussi ne s’arrêtait-il plus, quand il le croisait dans l’escalier, que pour regarder la fillette, qui toujours l’accompagnait : une petite fille blonde, pâlotte, de sang pauvre, les yeux bleus, le profil d’un dessin un peu sec, le corps frêle, très proprement mise toujours, l’air souffreteux et pas très expressif. Il croyait, comme tout le monde, qu’elle était la fille de Watelet. C’était une petite orpheline, une fille d’ouvriers, que Watelet avait adoptée, à l’âge de quatre ou cinq ans, après la mort des parents dans une épidémie. Il s’était pris d’un amour presque sans bornes pour les pauvres, surtout pour les enfants pauvres. C’était chez lui une tendresse mystique, à la Vincent de Paule. Comme il se méfiait de toute charité officielle, et qu’il savait ce qu’il fallait penser des associations philanthropiques, il entendait faire la charité seul ; il s’en cachait : il y trouvait une jouissance secrète. Il avait appris la médecine, afin de se rendre utile. Un jour qu’il était entré chez un ouvrier du quartier, il avait trouvé des malades, il s’était mis à les soigner ; il avait quelques connaissances médicales, il avait entrepris de les compléter. Il ne pouvait voir un enfant souffrir : cela lui déchirait le cœur. Mais aussi, quelle joie exquise, quand il était parvenu à arracher au mal un de ces pauvres petits êtres, quand un pâle sourire reparaissait, pour la première fois, sur le visage maigriot ! Le cœur de Watelet se fondait. C’étaient là des minutes de paradis. Elles lui faisaient oublier les ennuis qu’il avait trop souvent avec ses obligés. Car il était rare qu’ils lui témoignassent beaucoup de reconnaissance. D’autre part, la concierge était furieuse de voir tant d’individus aux pieds sales monter son escalier : elle se plaignait aigrement. Le propriétaire, inquiet de ces réunions d’anarchistes, faisait des observations. Watelet songeait à quitter l’appartement ; mais il lui en coûtait : il avait ses petites manies ; il était doux et tenace, il laissait dire.
Christophe gagna un peu sa confiance, par l’amour qu’il témoignait aux enfants. Ce fut le lien commun. Christophe ne pouvait rencontrer la fillette, sans un serrement de cœur : car, sans qu’il pût dire pourquoi, par une de ces mystérieuses analogies de formes, que l’instinct perçoit immédiatement, en dehors de la conscience, l’enfant lui rappelait la petite fille de Sabine, son premier et lointain amour, l’ombre éphémère, dont la grâce silencieuse ne s’était jamais effacée de son cœur. Aussi s’intéressait-il à la petite pâlotte, qu’on ne voyait jamais ni sauter, ni courir, dont on entendait à peine la voix, qui n’avait aucune amie de son âge, qui était toujours seule, muette, s’amusant sans bruit à des jeux immobiles, avec une poupée ou un morceau de bois, remuant les lèvres, tout bas, pour se raconter quelque chose. Elle était affectueuse et un peu indifférente ; il y avait en elle quelque chose d’étranger et d’incertain ; mais le père adoptif ne le voyait pas, il aimait trop. Hélas ! cet incertain, cet étranger n’existe-t-il pas toujours, même dans les enfants de notre chair ?… — Christophe essaya de faire connaître à la petite solitaire les fillettes de l’ingénieur. Mais de la part de Elsberger comme de celle de Watelet, il se heurta à une fin de non-recevoir, polie, mais catégorique. Ces gens-là semblaient mettre leur point d’honneur à s’enterrer vivants, chacun dans une case à part. À la rigueur, ils eussent consenti, chacun, à aider l’autre ; mais chacun avait peur qu’on ne crût que c’était lui qui avait besoin d’aide ; et comme, des deux côtés, l’amour-propre était le même, — la même aussi, la situation précaire, — il n’y avait pas d’espoir qu’aucun d’eux se décidât le premier à tendre la main à l’autre.
Le grand appartement du second étage restait presque toujours vide. Le propriétaire de la maison se l’était réservé ; et il n’était jamais là. C’était un ancien commerçant, qui avait arrêté net ses affaires, aussitôt qu’il avait atteint un certain chiffre de fortune, qu’il s’était fixé. Il passait la majeure partie de l’année, hors de Paris : l’hiver, dans quelque hôtel de la Côte d’Azur ; l’été, sur quelque plage de Normandie, vivant en petit rentier, qui se donne à peu de frais l’illusion du luxe, en regardant le luxe des autres, et en menant, comme eux, une vie inutile.
Le petit appartement était loué à un couple sans enfants : M. et Mme Arnaud. Le mari, qui avait quarante à quarante-cinq ans, était professeur dans un lycée. Accablé d’heures de cours, de copies, de répétitions, il n’avait jamais pu arriver à écrire sa thèse ; il avait fini par y renoncer. La femme, de dix ans plus jeune, était gentille, excessivement timide. Intelligents tous deux, instruits, s’aimant bien, ils ne connaissaient personne, et ne sortaient jamais de chez eux. Le mari n’avait pas le temps. La femme avait trop de temps ; mais c’était une brave petite, qui combattait ses accès de mélancolie, quand elle en avait, et qui surtout les cachait, s’occupant du mieux qu’elle pouvait, tâchant de s’instruire, prenant des notes pour son mari, recopiant les notes de son mari, raccommodant les habits de son mari, se faisant elle-même ses robes, ses chapeaux. Elle eût bien voulu aller de temps en temps au théâtre ; mais Arnaud n’y tenait guère : il était trop fatigué, le soir. Et elle se résignait.
Leur grande joie, c’était la musique. Ils l’adoraient tous deux. Il ne savait pas jouer, d’ailleurs ; et elle, n’osait pas, bien qu’elle sût ; quand elle jouait devant quelqu’un, même devant son mari, on eût dit un enfant qui pianotait. Cela leur suffisait pourtant ; et Gluck, Mozart, Beethoven, qu’ils balbutiaient, étaient des amis pour eux ; ils savaient leur vie en détail, et leurs souffrances les pénétraient d’amour et de pitié. Les beaux livres aussi, les bons livres, lus en commun, étaient un bonheur. Mais il n’y en a guère dans la littérature d’aujourd’hui : les écrivains ne s’occupent pas de ceux qui ne peuvent leur apporter ni réputation, ni plaisir, ni argent, comme ces humbles lecteurs, qu’on ne voit jamais dans le monde, qui n’écrivent nulle part, qui ne savent qu’aimer et se taire. Cette lumière silencieuse de l’art, qui prenait en ces cœurs honnêtes et religieux un caractère presque surnaturel, et leur affection commune, suffisaient à les faire vivre en paix, assez heureux, quoiqu’un peu tristes — (cela ne se contredit point), — bien seuls, un peu meurtris. Ils étaient l’un et l’autre très supérieurs à leur position. M. Arnaud était plein d’idées ; mais il n’avait ni le temps, ni le courage maintenant de les écrire. Il fallait trop se remuer pour faire paraître des articles, des livres : cela n’en valait pas la peine ; vanité inutile ! c’était si peu de chose auprès des penseurs qu’il aimait ! Il aimait trop les belles œuvres d’art, pour vouloir faire de l’art, lui-même : il eût jugé cette prétention impertinente et ridicule. Son lot lui semblait de les répandre. Il faisait donc profiter ses élèves de ses idées : ils en feraient des livres plus tard, — sans le nommer, bien entendu. — Personne ne dépensait autant d’argent que lui, pour souscrire à des publications. Ce sont toujours les pauvres qui sont le plus généreux : ils achètent leurs livres ; les autres se croiraient déshonorés, s’ils ne réussissaient à les avoir pour rien. Arnaud se ruinait en livres : c’était là son faible, — son vice. Il en était honteux, il s’en cachait à sa femme. Elle ne le lui reprochait pourtant pas, elle en eût bien fait autant. — Et avec cela, ils formaient toujours de beaux projets d’économies, en vue d’un voyage en Italie, — qu’ils ne feraient jamais, ils le savaient eux-mêmes ; et ils étaient les premiers à rire de leur incapacité à garder de l’argent. Arnaud se consolait. Sa chère femme lui suffisait, et sa vie de travail et de joies intérieures. Est-ce que cela ne lui suffisait pas aussi, à elle ? — Elle disait : oui. Elle n’osait pas dire qu’il lui serait doux que son mari eût quelque réputation, qui rejaillirait un peu sur elle, qui éclairerait sa vie, qui y apporterait du bien-être : c’est beau, la joie intérieure ; mais un peu de lumière du dehors fait tant de bien aussi, de temps en temps !… Mais elle ne disait rien, parce qu’elle était timide ; et puis, elle savait que même s’il voulait parvenir à la réputation, il ne serait pas sûr de pouvoir : trop tard, maintenant !… Leur plus gros regret était de ne pas avoir d’enfant. Ils se le cachaient mutuellement ; et ils n’en avaient que plus de tendresse l’un pour l’autre : c’était comme si ces pauvres gens avaient eu à se faire pardonner, l’un à l’autre. Mme Arnaud était bonne, affectueuse ; elle eût aimé à se lier avec Mme Elsberger. Mais elle n’osait pas : on ne lui faisait aucune avance. Quant à Christophe, mari et femme n’eussent pas demandé mieux que de le connaître : ils étaient fascinés par sa lointaine musique. Mais, pour rien au monde, ils n’eussent fait les premiers pas : cela leur eût paru indiscret.
Le premier étage était occupé en entier par M. et Mme Félix Weil. De riches juifs, sans enfants, qui passaient six mois de l’année à la campagne, aux environs de Paris. Bien qu’ils fussent depuis vingt ans dans la maison, — (ils y restaient par habitude, quoiqu’il leur eût été facile de trouver un appartement plus en rapport avec leur fortune), — ils y semblaient toujours des étrangers de passage. Ils n’avaient jamais adressé la parole à aucun de leurs voisins, et l’on n’en savait pas plus long sur eux qu’au premier jour. Ce n’était pas une raison pour qu’on se privât de les juger : bien au contraire. Ils n’étaient pas aimés. Et sans doute, ils ne faisaient rien pour cela. Pourtant, ils eussent mérité d’être un peu mieux connus : ils étaient, l’un et l’autre, d’excellentes gens, et d’intelligence remarquable. Le mari, âgé d’une soixantaine d’années, était assyriologue, fort connu par des fouilles célèbres dans l’Asie centrale ; esprit ouvert et curieux comme la plupart des esprits de sa race, il ne se limitait pas à ses études spéciales ; il s’intéressait à une infinité de choses : beaux-arts, questions sociales, toutes les manifestations de la pensée contemporaine. Elles ne suffisaient pas à l’occuper : car elles l’amusaient toutes, et aucune ne le passionnait. Il était très intelligent, trop intelligent, trop libre de tout lien, toujours prêt à détruire d’une main ce qu’il construisait de l’autre ; car il construisait beaucoup : œuvres et théories ; c’était un grand travailleur ; par habitude, par hygiène d’esprit, il continuait de creuser patiemment et assez profondément son sillon dans la science, sans croire à l’utilité de ce qu’il faisait. Il avait toujours eu le malheur d’être riche : en sorte qu’il n’avait jamais connu l’intérêt de la lutte pour vivre ; et depuis ses campagnes en Orient, dont il s’était lassé après quelques années, il n’avait plus accepté aucune fonction officielle. En dehors de ses travaux personnels, il s’occupait cependant, avec clairvoyance, de questions à l’ordre du jour, de réformes sociales d’un caractère pratique et immédiat, de la réorganisation de l’enseignement public en France ; il lançait des idées, il créait des courants ; il mettait en train de grandes machines intellectuelles, et il s’en dégoûtait aussitôt. Plus d’une fois, il avait scandalisé des gens que ses arguments avaient amenés à une cause, en leur faisant la critique la plus mordante et la plus décourageante de cette cause. Il ne le faisait pas exprès : c’était chez lui un besoin de nature ; très nerveux, ironique, il avait peine à tolérer les ridicules des choses et des gens, qu’il voyait avec une perspicacité gênante. Et comme il n’est pas de belle cause, ni de bonnes gens, qui, vus sous un certain angle ou avec un certain grossissement, n’offrent des côtés ridicules, il n’en était pas non plus que son ironie respectât longtemps. Cela n’était point destiné à lui attirer des amis. Pourtant, il avait la meilleure volonté de faire du bien aux gens ; il en faisait ; mais on lui en savait peu de gré ; ses obligés même ne lui pardonnaient pas, en secret, de s’être aperçus ridicules, dans ses yeux. Il avait besoin de ne pas trop voir les hommes pour les aimer. Non qu’il fût misanthrope. Il était trop peu sûr de soi pour ce rôle. Il était timide vis-à-vis de ce monde qu’il raillait ; au fond, il n’était pas certain que le monde n’eût pas raison, contre lui ; il évitait de se montrer trop différent des autres, il s’étudiait à calquer sur eux ses façons et ses opinions apparentes. Mais il avait beau faire : il ne pouvait s’abstenir de les juger ; il avait le sens aigu de toute exagération, de tout ce qui n’est pas simple ; et il ne savait point cacher son agacement. Il était surtout sensible aux ridicules des Juifs, parce qu’il les connaissait mieux ; et comme, malgré sa liberté d’esprit qui n’admettait pas les barrières des races, il se heurtait souvent à celles que lui opposaient les gens des autres races, — comme lui-même, en dépit qu’il en eût, se trouvait dépaysé dans la pensée chrétienne, il se repliait à l’écart, avec dignité, dans son labeur ironique, et dans l’affection profonde qu’il avait pour sa femme.
Le pire était que celle-ci n’était pas à l’abri de son ironie. C’était une femme bonne, active, désireuse de se rendre utile, toujours occupée d’œuvres charitables. D’une nature beaucoup moins complexe que son mari, elle était engoncée dans sa bonne volonté morale, et dans l’idée un peu raide, intellectuelle, mais très haute, qu’elle se faisait du devoir. Toute sa vie, assez mélancolique, sans enfants, sans grande joie, sans grand amour, reposait sur cette croyance morale, qui était surtout une volonté de croire. L’ironie du mari n’avait pas manqué de saisir la part de duperie volontaire qu’il y avait dans cette foi, et — (c’était plus fort que lui) — de s’égayer à ses dépens. Il était tissu de contradictions. Il avait du devoir un sentiment qui n’était pas moins haut que celui de sa femme, et, en même temps, un impitoyable besoin d’analyser, de critiquer, de n’être pas dupe, qui lui faisait déchiqueter, mettre en pièces, son impératif moral. Il ne voyait pas qu’il sapait le sol sous les pas de sa femme ; il la décourageait, d’une façon cruelle. Lorsqu’il le sentait, il en souffrait plus qu’elle ; mais le mal était fait. Ils n’en continuaient pas moins de s’aimer fidèlement, de travailler, et de faire du bien. Mais la dignité froide de la femme n’était pas mieux jugée que l’ironie du mari ; et comme ils étaient trop fiers pour proclamer le bien qu’ils faisaient, ou le désir qu’ils avaient d’en faire, on traitait leur réserve d’indifférence et leur isolement d’égoïsme. Et plus ils sentaient qu’on avait d’eux cette opinion, plus ils se seraient gardés de rien faire pour la combattre. Par réaction contre l’indiscrétion grossière de tant d’autres de leur race, ils étaient victimes d’un excès de réserve, où s’abritait beaucoup d’orgueil.
Quant au rez-de-chaussée, élevé de quelques marches au-dessus du petit jardin, il était habité par le commandant Chabran, un officier d’artillerie coloniale, en retraite ; cet homme vigoureux, encore jeune, avait fait de brillantes campagnes au Soudan et à Madagascar ; puis, brusquement, il avait tout envoyé promener, et s’était terré là, ne voulant plus entendre parler d’armée, passant ses journées à bouleverser ses plates-bandes, à étudier sans succès des exercices de flûte, à bougonner contre la politique, et à rabrouer sa fille, qu’il adorait : une jeune femme de trente ans, pas très jolie, mais aimable, qui se dévouait à lui, et ne s’était point mariée pour ne pas le quitter. Christophe les voyait souvent, en se penchant à sa fenêtre ; et, comme il est naturel, il faisait plus attention à la fille qu’au père. Elle passait une partie de ses après-midi au jardin, cousant, rêvassant, tripotant le jardin, toujours de bonne humeur avec son vieux bougon de père. On entendait sa voix calme et claire, répondant d’un ton rieur à la voix grondeuse du commandant, dont le pas traînait indéfiniment sur le sable des allées ; puis il rentrait, et elle restait assise, sur un banc du jardin, à coudre pendant des heures, sans bouger, sans parler, en souriant vaguement, tandis qu’à l’intérieur de la maison, l’officier désœuvré s’escrimait sur sa flûte aigrelette, ou, pour changer, faisait gauchement vagir un harmonium poussif, au grand amusement — ou agacement de Christophe — (cela dépendait des jours).
Tous ces gens-là vivaient côte à côte, dans la maison au jardin fermé, abrités des souffles du monde, hermétiquement clos même les uns aux autres. Seul, Christophe, avec son besoin d’expansion et son trop-plein de vie, les enveloppait tous, sans qu’ils le sussent, de sa vaste sympathie, aveugle et clairvoyante. Il ne les comprenait pas. Il n’avait pas les moyens de les comprendre. Il lui manquait l’intelligence psychologique d’Olivier. Mais il les aimait. D’instinct, il se mettait à leur place. Lentement montait en lui, par mystérieux effluves, la conscience obscure de ces vies voisines et lointaines, l’engourdissement de douleur de la femme en deuil, le silence stoïque des pensées orgueilleuses : du prêtre, du juif, de l’ingénieur, du révolutionnaire ; la flamme pâle et douce de tendresse et de foi qui, sans bruit, consumait les deux cœurs des Arnaud ; l’aspiration naïve de l’homme du peuple vers la lumière ; la révolte refoulée et l’action inutile que l’officier étouffait en lui ; et le calme résigné de la jeune fille, qui rêvait à l’ombre des lilas. Mais cette musique silencieuse des âmes, Christophe était le seul à la pénétrer ; ils ne l’entendaient pas ; chacun s’absorbait dans sa tristesse et dans ses rêves.
Tous travaillaient d’ailleurs, et le vieux savant sceptique, et l’ingénieur pessimiste, et le prêtre, et l’anarchiste, et tous ces orgueilleux, ou ces découragés. Et, sur le toit, le maçon chantait.