Dans la fournaise/Sœur Séraphine

Dans la fournaiseBibliothèque-Charpentier (p. 44-48).
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SŒUR SÉRAPHINE


Dans ce vieux couvent plein de silence et d’espace
Où le temps, comme un flot très pur, s’écoule et passe,
Et doucement ruisselle entre des bords connus ;
Dans ce couvent, où les souvenirs ingénus
Se figent lentement, comme des stalactites,
Sœur Séraphine fait la classe des petites.
Or elle enseigne ces enfants si doucement,
Une telle indulgence orne son front charmant,
Que toutes avec joie écoutent sa parole,
Et sa bouche, entr’ouverte ainsi qu’une corolle,
Ne montrant pas d’orgueil ni de sévérité,
Comme un limpide flot répand la vérité.
Elle est naïve, heureuse, innocente, ignorante ;
L’éclat du lys fleurit dans sa chair transparente,

Et comme elle est pareille aux anges, dans ses yeux
Flotte avec sa lumière un ciel mystérieux.
En sa blancheur, elle est une enfant elle-même.
Humble et sage parmi les petites qu’elle aime
Et qu’elle est tous les jours plus heureuse de voir,
Comme elle est toute grâce, elle a tout le savoir.
Car celui qui l’inspire en son ombre éphémère
Et fait de cette vierge une si douce mère,
C’est l’Enfant souriant, sauveur du genre humain,
Qui tient le globe bleu dans sa petite main.
Oui, bien souvent on cherche en vain sœur Séraphine
Et son regard plein de bonté, sa lèvre fine,
Où la foi met sa force amie et sa douceur.
On ne la trouve pas, mais toujours quelque sœur
Dit, tandis que partout vainement on l’appelle :
Bien sûr, ma sœur, elle est encor dans la chapelle,
Agenouillée aux pieds de son petit Jésus.
Oh ! que sait-il, celui qui ne vous a pas eus
Dans son âme, entr’ouvrant leurs célestes calices,
Extase, espoir, ferveur, silencieux délices
Que fait épanouir le souffle essentiel,
Tendres fleurs, qui serez visibles dans le ciel ?
Sœur Séraphine est en effet agenouillée,
Humble, ployée en deux comme une herbe mouillée,

Devant le glorieux, le roi, le triomphant.
C’est ainsi qu’elle l’aime, enfant, petit enfant ;
Elle le voit toujours enfant, ainsi qu’elle ose
L’adorer. Tout petit, frêle comme une rose,
Il est déjà bonté, clarté, lumière, espoir ;
Il ressemble au parfum qui s’exhale du soir.
Ce roi du ciel, orné des grâces adorables,
Aime divinement les êtres misérables
Et les console avec son regard plein d’azur.
C’est ainsi que le voit l’humble fille au cœur pur.
Elle demeure là pendant de longues heures,
L’œil allumé par des clartés intérieures,
Et dit, toute livrée à l’éblouissement :
Ô mon Roi, ta parole est un vagissement ;
Ta douce chevelure est une vapeur blonde ;
Et cependant, c’est toi qui règnes sur le monde
Et tu souris, vainqueur, sous ta couronne d’or.
Un souffle triomphal au fulgurant essor
Passe et frémit, ô Roi, dans l’azur de tes voiles,
Et tu poses tes pieds divins sur les étoiles.
Ils sont tout pleins de toi, les vastes firmaments
Pavés d’astres de flamme et de blancs diamants ;
Et devant toi, courbés comme des moissons mûres,
Les Anges revêtus d’invincibles armures,

Où flottent les clartés des blêmes Orients,
Agitent dans l’éther leurs glaives effrayants.
Cependant, ô Sauveur, tu veux bien nous sourire ;
Ton nom, que les soleils sont orgueilleux d’écrire
Et qui fait resplendir les Tyrs et les Sions,
Ô Jésus ! tu veux bien que nous le prononcions,
Et que nous puissions voir, quand son aile te touche,
Le rayon pur qui met sa clarté sur ta bouche.
Ainsi sœur Séraphine, immobile et rêvant,
Répand toute son âme aux pieds du Dieu vivant,
Et la laisse courir vers lui, dans son extase,
Comme un flot de parfum qui ruisselle d’un vase.
Toujours glorifiant, exempte de remord,
Le doux Enfant, vainqueur du Mal et de la Mort,
Elle prie, et ne peut sortir de la chapelle
Où son petit Jésus très doucement l’appelle.
Parfois les sœurs, voyant ses yeux vers lui tournés,
La grondent sans colère, et lui disent : Venez,
Ma sœur, il faut songer à vos petites filles.
Aimez l’Époux céleste à l’ombre de ces grilles ;
Mais quoi ! ce bon Pasteur, dont la main nous défend,
Jésus n’a pas toujours été petit enfant.
Ma sœur, pour adoucir notre destin sévère,
Lui-même il a porté sa croix sur le Calvaire,

Et le fer de la lance ouvrit son flanc saignant.
Lui qui, plein de bonté, s’en allait, enseignant,
Il a des vils crachats subi la tache noire.
Prince, il a revêtu la pourpre dérisoire ;
Il a mouillé sa lèvre à l’éponge de fiel,
Tandis que gémissaient les beaux Anges du ciel.
Il expira. Quand les nuages entendirent
Son souffle s’exhaler, les rochers se fendirent.
Et maintenant, ma sœur, après deux fois mille ans,
Tandis qu’on voit, ainsi qu’un grand vol de milans,
Les Crimes sur nos fronts jeter leur ombre immonde,
Jésus crucifié saigne encor sur le monde.
Elles parlaient ainsi ; mais l’innocente sœur
Séraphine jamais n’a compris la noirceur.
Voir l’Enfant radieux est son unique fête,
Et pâle d’épouvante et l’âme stupéfaite,
Livide, elle murmure en des mots décousus :
Non… Non… C’est trop horrible… Oh ! mon petit Jésus !


Mai 1887.