DANS LA DUNE


C’était sur la fin de l’automne 1900, presque en hiver déjà. Je campais alors, avec quelques bergers de la tribu des Rebaïa, dans une région déserte entre toutes, au sud de Taïbeth-Guéblia, sur la route d’Eloued à Ouargla[1].

Nous avions un troupeau de chèvres assez nombreux, et quelques malheureux chameaux, maigres et épuisés, — épave de l’expédition d’In-Salah, qui a dépeuplé de chameaux le Sahara pour des années, car la plupart ne sont pas revenus des convois lointains d’El-Goléa et d’Igli.

Nous étions alors huit, en nous comptant, mon serviteur Aly et moi. Nous vivions sous une grande tente basse en poil de chèvre, que nous avions dressée dans une petite vallée entre les dunes. — Après les premières petites pluies de novembre, l’étrange végétation saharienne commençait à renaître. Nous passions nos journées à chasser les innombrables lièvres sahariens, et surtout à rêver, en face des horizons moutonnants.

Le calme et la monotonie, jamais ennuyeuse cependant, de cette existence au grand air provoquaient en moi une sorte d’assoupissement intellectuel et moral très doux, un apaisement bienfaisant.

Mes compagnons étaient des hommes simples et rudes, sans grossièreté pourtant, qui respectaient mon rêve et mes silences — très silencieux eux-mêmes d’ailleurs.

Les jours s’écoulaient, paisibles, en une grande quiétude, sans aventures et sans accidents…

Cependant, une nuit que nous dormions sous notre tente, roulés dans nos burnous, un vent du Sud violent s’éleva et souffla bientôt en tempête, soulevant des nuages de sable.

Le troupeau bêlant et rusé réussit à se tasser si près de la tente que nous entendions la respiration des chèvres. Il y en eut même quelques-unes qui pénétrèrent dans notre logis et qui s’y installèrent malgré nous, avec l’effronterie drôle propre à leur espèce.

La nuit était froide, et je dus accueillir, sans trop de mécontentement, un petit chevreau qui s’obstinait à se glisser sous mon burnous et se couchait contre ma poitrine, répondant par des bourrades de son front têtu à toutes mes tentatives d’expulsion.

Fatigués d’avoir beaucoup erré dans la journée, nous nous endormîmes bientôt, malgré les hurlements lugubres du vent dans le dédale des dunes et le petit bruit continu, marin, du sable qui pleuvait sur notre tente.

Tout à coup, nous fûmes à nouveau réveillés en sursaut, sans pouvoir, au premier moment, nous rendre compte de ce qui arrivait, mais écrasés, étouffés sous un poids très lourd : une rafale plus violente avait chaviré notre tente, nous ensevelissant sous ses ruines. Il fallut sortir, ramper à plat ventre, péniblement, dans la nuit noire où le vent froid faisait fureur, sous un ciel d’encre.

Impossible ni de remonter la tente dans l’obscurité, ni d’allumer notre petite lanterne. Il pouvait être trois heures déjà, et nous préférâmes nous coucher, maussades, à la belle étoile, en attendant le jour. Aly dut encore extraire à grand-peine quelques couvertures et quelques burnous de dessous la tente, et il fallut aussi sauver les chèvres qui gémissaient et se débattaient furieusement.

Étouffant dans mon burnous sur lequel le sable continuait de tomber en pluie, tenue éveillée par les hennissements de frayeur et les ruades de mon pauvre cheval attaché à un piquet et bousculé par les chèvres inquiètes, je ne parvins plus à me rendormir.

Le vent avait cessé presque tout à fait. Aly était occupé à allumer un grand feu de broussailles. Nous nous assîmes tous autour du bienfaisant brasier, transis et courbaturés. Seul Aly conservait sa bonne humeur habituelle, nous plaisantant sur nos airs de déterrés.

Le jour se leva, limpide et calme, sur le désert où la tourmente de la nuit avait laissé une infinité de petits sillons gris, comme les rides d’une tempête sur le sable.

L’idée me vint d’aller faire un temps de galop dans la plaine qui s’étendait au-delà de la ceinture de dunes fermant notre vallée.

Aly resta pour reconstruire la tente et mettre en ordre notre petit ménage ensablé et dispersé durant la nuit. Il me recommanda cependant de ne pas trop m’éloigner du camp.

Mais bah ! dès que je fus dans la plaine, je lâchai la bride à mon fidèle « Souf » qui partit à toute vitesse, énervé, lui aussi, par la mauvaise nuit qu’il avait passée.

Longtemps nous courûmes ainsi, à une vitesse vertigineuse, ivres d’espace, dans le calme serein du jour naissant.

Enfin, mettant à grand-peine mon cheval au pas, je me retournai et je vis que j’étais très loin déjà des dunes…

Sans aucune hâte de rentrer au campement, l’idée me vint de passer par les collines qui ferment la plaine. Je m’engageai donc dans un dédale de monticules de plus en plus élevés, en prenant le chemin de l’Ouest.

Il y avait là des vallées semblables à la nôtre et, pour ne pas perdre de temps, je laissais trotter « Souf » dans ces endroits plus hauts.

Peu à peu, le ciel s’était de nouveau couvert de nuages, et le vent commençait à tomber. Sans la bourrasque de la nuit qui avait séché et déplacé toute la couche superficielle du sable, un vent aussi faible n’eût pu provoquer aucun mouvement à la surface du sol. Mais la terre était réduite à l’état de poussière presque impalpable, et le sable continuait doucement à couler des dunes escarpées. Je remarquai bientôt que mes traces disparaissaient très vite.

Après une heure je commençais à être étonnée de ne pas encore être arrivée au camp. Il était déjà assez tard, et la chaleur devenait lourde. Pourtant, je remontais bien vers l’ouest ?…

Enfin, je finis par m’arrêter, comprenant que j’avais fait fausse route et que j’avais dû dépasser le campement.

Mais je demeurais perplexe… Où fallait-il me diriger ?

En effet, je ne pouvais pas savoir si je me trouvais au-dessus ou au-dessous de la route, c’est-à-dire si j’avais passé au nord ou au sud du camp. Je risquais donc de m’égarer définitivement. Cependant, je me décidai à prendre résolument la direction du nord, la moins dangereuse dans tous les cas.

Mais, là encore, je n’aboutis à rien, après avoir marché pendant une heure ; alors, je redescendis vers le sud.

Il était trois heures après midi, déjà, et ma mésaventure ne m’amusait plus : je n’avais qu’un pain arabe dans le capuchon de mon burnous et une bouteille de café froid. Je commençais à me demander ce que j’allais devenir, si je ne retrouvais pas mon chemin avant la nuit.

Laissant mon « Souf » dans une vallée, je grimpai sur la dune la plus élevée de la région ; autour de moi, de tous côtés, je ne vis que la houle grise des monticules de sable, et je ne parvenais pas à comprendre comment j’avais pu, en si peu de temps, m’égarer à ce point.

Enfin, ne voulant plus continuer à errer sans but, craignant d’être prise par la nuit dans un endroit stérile où mon cheval, déjà privé d’eau, ne trouverait même pas d’herbe, je me mis à la recherche d’une vallée commode pour passer la nuit.

— Demain, dès l’aube, je me mettrai en route vers le nord, pensai-je, et je gagnerai la route de Taïbeth…

Je découvris un vallon profond et allongé, où une végétation plus touffue avait poussé, étonnamment verte. Je débarrassai « Souf » de son harnachement, et je le lâchai, allant moi-même explorer mon « île de Robinson ».

Au milieu d’un espace découvert, je trouvai un tas de cendres à peine mêlées de sable, et quelques os de lièvre : des chasseurs avaient dû passer la nuit là. Peut-être reviendraient-ils ?

Ces chasseurs du Sahara sont des hommes rudes et primitifs, vivant à ciel ouvert, sans résidence fixe. Quelques-uns laissent leurs familles très loin, dans les ksour, d’autres sont de véritables enfants des sables, errant avec femmes et enfants — mais ceux-là sont rares. Leur vie à tous est aussi libre et aussi peu compliquée que celle des gazelles du désert.

Parmi ces chasseurs, il y a bien quelques « irréguliers » fuyant dans les solitudes la justice des hommes. Cependant, dans ces régions encore assez voisines des villes et des villages, les dissidents, comme on les appelle en langage administratif, sont rares, et je souhaitais de voir apparaître les chasseurs dont j’avais retrouvé les traces, afin de sortir au plus vite de la situation ridicule où je m’étais mise. Dans quelles transes devaient être mes compagnons, surtout le fidèle Aly ?

Un hennissement joyeux me tira de ces réflexions : mon cheval s’était approché d’un fourré très épais et très vert et, la tête enfoncée dans les branches, semblait flairer quelque chose d’insolite.

… Entre les buissons, il y avait un de ces « hassi » nombreux du Sahara, perdus souvent en dehors de toutes les routes, puits étroits et profonds, que seuls les guides connaissent.

La végétation presque luxuriante de la vallée s’expliquait par la présence de cette eau à une faible profondeur.

Je me mis en devoir de puiser, au moyen de ma bouteille attachée au bout de ma ceinture.

Soudain j’entendis une voix qui disait, tout près derrière moi :

— Que fais-tu là, toi ?

Je me retournai : devant moi se tenaient trois hommes bronzés, presque noirs, en loques, portant leur maigre bagage dans des sacs de toile et armés de longs fusils à pierre.

— J’ai soif.

— Tu t’es égaré ?

— Je campe non loin d’ici avec des Rebeïa, des Souafa, des bergers…

— Tu es musulman ?

— Oui, grâce à Dieu !

Celui qui m’avait adressé la parole était presque un vieillard. Il étendit la main et toucha mon chapelet.

— Tu es de Sidi Abd-el-Kader Djilani… Alors, nous sommes frères… Nous aussi nous sommes Kadriya.

— Dieu soit loué ! dis-je.

J’éprouvai une joie intense à trouver en ces nomades des confrères : entre adeptes de la même confrérie l’aide mutuelle et la solidarité sont de règle. Eux aussi portaient en effet le chapelet des Kadriya.

— Attends, nous avons une corde et un bidon ; nous ferons boire ton cheval et tu passeras la nuit avec nous ; demain matin, nous te ramènerons à ton camp. Tu t’es beaucoup éloigné vers le sud, tu as passé le camp des Rebaïa et, maintenant, en prenant par les raccourcis, il faut au moins trois heures pour y arriver.

Le plus jeune d’entre eux se mit encore à rire :

— Tu es dégourdi, toi !

— De quelles tribus êtes-vous ?

— Moi et mon frère, nous sommes des Ouled-Seïh de Taïbeth-Guéblia et celui-là, Ahmed Bou-Djema, est Chaambi des environs de Berressof. Son père avait un jardin à El Oued, dans la colonie des Chaamba qui est au Village d’Elakbab. Il s’est sauvé, le pauvre…

— Pourquoi ?

— À cause des impôts. Il est parti à In-Salah avec notre cheikh, Sidi Mohammed Taïeb ; quand il est revenu, il a trouvé sa femme morte, emportée par

l’épidémie de typhus, et son jardin privé de toute culture ; alors, il a gagné le désert — à cause des impôts.

Le jeune Seïhi qui parlait ainsi avait attiré mon attention par la primitivité de ses traits et l’éclat sournois de ses grands yeux fauves. Il eût pu servir de type accompli de la race nomade, fortement métissée d’Arabe asiatique, qui est la plus caractéristique du Sahara.

Ahmed Bou-Djema, maigre et souple, semblait être son aîné, autant qu’on en put juger, car la moitié de sa face était voilée de noir, à la façon des Touareg.

Quant au plus âgé, il avait une belle tête de vieux coupeur de routes, aquiline et sombre.

Ahmed Bou-Djema portait, pendus à sa ceinture, deux superbes lièvres. Il s’écarta un peu du puits et, après avoir dit « Bismillah ! », il se mit à vider son gibier.


Le soleil avait disparu derrière les dunes, et les derniers rayons roses du jour glissaient au ras du sol, entre les buissons aux feuilles pointues et les jujubiers. Les touffes de drinn semblaient d’or, dans la grande lueur rouge du soir.

Sélem, l’aîné des deux frères, s’écarta de notre groupe et, étendant son burnous loqueteux sur le sable, il commença à prier, grave et comme grandi.

— Vous n’avez point de famille ? demandai-je à Hama Srir, pendant que nous creusions un trou dans le sable pour la cuisson des lièvres.

— Sélem a sa femme et ses enfants à Taïbeth. Moi, ma femme est dans les jardins de Remirma, dans l’oued Rir, chez sa tante.

— Ne t’ennuies-tu pas, loin de ta famille ?

— Le sort est le sort de Dieu. Bientôt j’irai chercher ma femme. Quand les enfants de Sélem seront grands, ils chasseront comme leur père.

In châ Allah !

Amine.

Tout me charmait et m’attirait, dans la vie libre et sans souci de ces enfants du grand Sahara splendide et morne.

Après avoir lié en boule les lièvres, nous les mîmes, avec leur fourrure, au fond du trou, sous une mince couche de sable. Puis nous allumâmes par-dessus un grand feu de broussailles.

— Alors, tu t’es marié chez les Rouara ?

Hama Srir fit un geste vague :

— C’est toute une histoire ! Tu sais que nous autres, Arabes du désert, nous ne nous marions guère en dehors de notre tribu…

Le roman de Hama Srir piquait ma curiosité. Voudrait-il seulement me le conter ? Cette histoire devait être simple, mais empreinte du grand charme mélancolique de tout ce qui touche au désert.

Après le souper, Sélem et Bou-Djema s’endormirent

bientôt. Hama Srir, à demi couché près de moi, tira son « matoui » (petit sac en filali pour le kif) et sa petite pipe. Je portais, moi aussi, dans la poche de ma gandoura, ces insignes du véritable Soufi. Nous commençâmes à fumer.

— Hama, raconte-moi ton histoire.

— Pourquoi ? Pourquoi t’intéresses-tu à ce qu’ont fait des gens que tu ne connais pas ?

— Je t’adopte pour frère, au nom d’Abd-el-Kader Djilani.

— Moi aussi.

Et il me serra la main.

— Comment t’appelles-tu ?

— Mahmoud ben Abdallah Saâdi.

— Écoute, Mahmoud, si je ne t’adoptais pas, moi aussi, pour frère, si nous ne l’étions pas déjà par notre cheikh et notre chapelet, et si je ne voyais pas que tu es un taleb, je me serais mis fort en colère au sujet de ta demande, car il n’est pas d’usage, tu le sais, de parler de sa famille. Mais écoute, et tu verras que le « mektoub » de Dieu est tout-puissant, que rien ne saurait le détourner.


— Deux années auparavant, Hama Srir chassait avec Sélem dans les environs du bordj de Stah-el-Hamraïa, dans la région des grands « chotts » sur la route de Biskra à Eloued.

C’était en été. Un matin, Hama Srir fut piqué par

une « lefaâ » (vipère à corne) et courut au bordj : la vieille belle-mère du gardien, une Riria (originaire de l’oued Rir), savait guérir toutes les maladies — celles du moins que Dieu permet de guérir.

Le gardien était parti pour El Oued avec son fils, et le bordj était resté à la garde de la vieille Mansoura et de sa belle-fille déjà âgée, Tébberr. Vers le soir, Hama Srir ne souffrait presque plus et il quitta le bordj, pour aller rejoindre son frère dans le chott Bou Djeloud. Mais il avait un peu de fièvre et il voulut boire. Il descendit à la fontaine, située au bas de la colline rougeâtre et dénudée de Stah el Hamraïa.

Là, il trouva l’aînée des filles du gardien, Saâdia, qui avait treize ans et qui, femme déjà, était belle sous ses haillons bleus. Et Saâdia sourit au nomade, et longuement ses grands yeux roux le fixèrent.

— Dans quinze jours, je reviendrai te demander à ton père, dit-il.

Elle hocha la tête.

— Il ne voudra jamais. Tu es trop pauvre, tu es un chasseur.

— Je t’aurai quand même, si Dieu en a décidé ainsi. Maintenant remonte au bordj, et garde-toi pour Hamra Srir, pour celui que Dieu t’a promis.

Amine !

Et lentement, courbée sous la lourde « guerba » en

peau de bouc pleine d’eau, elle reprit le chemin escarpé de son bordj solitaire.

Hama Srir ne parla point à Sélem de cette rencontre, mais il devint songeur.

— « Il ne faut jamais dire ses projets d’amour, cela porte malheur », précisa-t-il.

Tous les soirs, quand le soleil embrasait le désert ensanglanté et déclinait vers l’oued Rir salé, Saâdia descendait à la fontaine pour attendre « celui que Dieu lui avait promis ».

Un jour qu’elle était sortie à l’heure ardente de midi, pour abriter son troupeau de chèvres, elle crut défaillir : un homme, vêtu d’une longue gandoura et d’un burnous blancs, armé d’un long fusil à pierre, montait vers le bordj.

En hâte elle se retira dans un coin de la cour où était leur humble logis et là, tremblante, elle invoqua tout bas Djilani, « l’Émir des Saints », car elle aussi était de ses enfants.

L’homme entra dans la cour et appela le vieux gardien :

— Abdallah ben Hadj Saâd, dit-il, mon père était chasseur, il appartenait à la tribu des Chorfa Ouled Seïh, de la ville de Taïbeth-Gueblia. Je suis un homme sans tare et dont la conscience est pure — Dieu le sait. Je viens te demander d’entrer dans ta maison, je viens te demander ta fille.

Le vieillard fronça les sourcils.

— Où l’as-tu vue ?

— Je ne l’ai pas vue. Des vieilles femmes d’El Oued m’en ont parlé… Telle est la destinée.

— Par la vérité du Koran auguste, tant que je vivrai jamais un vagabond n’aura ma fille !

Longuement Hama Srir regarda le vieillard.

— Ne jure pas les choses que tu ignores… Ne joue pas avec le faucon : il vole dans les nuages et regarde en face le soleil. Évite les larmes à tes yeux que Dieu fermera bientôt !

— J’ai juré.

Chouf Rabbi ! (Dieu verra) dit Hama Srir.

Et sans ajouter un mot, il partit.

Si Abdallah, indigné, entra dans sa maison et, s’adressant à Saâdia et à Emborka, il dit :

— Laquelle de vous deux, chiennes, a laissé voir son visage au vagabond ?

Les deux jeunes filles gardèrent le silence.

— Si Abdallah, répondit pour elles l’aïeule vénérée, le vagabond est venu le mois dernier se faire panser pour une morsure de « lefaâ ». Ma fille Tébberr, qui est âgée, m’a aidée. Le vagabond n’a vu aucune des filles de Tébberr. Nous sommes vieilles, le temps du hedjeb (retraite des femmes arabes) est passé pour nous. Nous avons soigné le vagabond dans le sentier de Dieu.

— Garde-les, et qu’elles ne sortent plus.

Saâdia, l’âme en deuil, continua pourtant à attendre, obstinément, le retour de Hama Srir, car elle savait que, si vraiment Dieu le lui avait

destiné, personne ne pouvait les empêcher de s’unir.

Elle aimait Hama Srir, et elle avait confiance.


Près d’un mois s’était écoulé depuis que le chasseur était monté au bordj pour demander Saâdia, et il ne reparaissait pas. Il était bien près, cependant, attardé dans la région des chott, et, chaque nuit, les chiens féroces de Stah-el-Hamraïa aboyaient…

Lui aussi, il avait juré.

Un soir, se relâchant un peu de sa surveillance farouche, comme Tébberr était malade, Si Abdallah ordonna à Saâdia de descendre à la fontaine, sans s’attarder.

Il était déjà tard, et la jeune fille descendit, le cœur palpitant.

La pleine lune se levait au-dessus du désert, baigné d’une transparence aussi bleue que peut l’être la nuit. Dans le silence absolu, les chiens avaient des rauquements furieux.

Pendant qu’elle remplissait sa guerba, les bras dans l’eau du bassin, Saâdia vit passer une ombre entre les figuiers du jardin.

— Saâdia !

— Louange à Dieu !

Hama Srir l’avait saisie par le poignet et l’entraînait.

— J’ai peur ! j’ai peur !

Elle posa sa main tremblante dans la main forte du nomade et ils se mirent à courir à travers le chott Bou Djeloud, dans la direction de l’oued Rir'… et quand elle disait « J’ai peur, arrête-toi ! », il la soulevait irrésistiblement dans ses bras, car il savait que cette heure lui appartenait et que toute la vie était contre lui.

Ils fuyaient, et déjà les aboiements des chiens s’étaient lassés.


Le vieillard, surpris et irrité du retard de sa fille, sortit du bordj et l’appela à plusieurs reprises. Mais sa voix, sans réponse, se perdit dans le silence lourd de la nuit. Un frisson glaça les membres du vieillard. En hâte, il alla chercher son fusil et descendit.

La gamelle flottait sur l’eau et la guerba vide traînait à terre.

— Chienne ! elle s’est enfuie avec le vagabond. La malédiction de Dieu soit sur eux !

Et il rentra, le cœur irrité, sans une larme, sans une plainte.

— Celui qui engendre une fille devrait l’étrangler aussitôt après sa naissance, pour que la honte ne forçât pas un jour la porte de sa maison, dit-il en rentrant chez lui. — Femme, tu n’as plus qu’une seule fille… et celle-ci est même de trop !… Tu n’as pas su garder ta fille.

Les deux vieilles et Emborka commencèrent à pleurer et à se lamenter comme sur le cadavre d’une morte, mais Si Abdallah leur imposa silence.


… Cependant, les deux amants avaient fui longtemps à travers la plaine stérile.

— Arrête-toi, supplia Saâdia, mon cœur est fort mais mes jambes sont brisées… Mon père est vieux et il est fier. Il ne nous poursuivra pas.

Ils s’assirent sur la terre salée et Hama Srir se mit à réfléchir. Il avait tenu parole, Saâdia était à lui, mais pour combien de temps ?

Il résolut enfin, pour échapper aux poursuites, de la mener à Taïbeth, et, là, de l’épouser devant la djemaâ de sa tribu, sans acte de mariage.

Saâdia, lasse et apeurée, s’était couchée près de son maître. Il se pencha sur elle et calma d’un baiser son cœur encore bondissant…

Quatre nuits durant ils marchèrent, mangeant les dattes et la « mella » de Hama Srir. Pendant la journée, par crainte des deïra et des spahis d’El Oued, ils se tenaient cachés dans les dunes.

Enfin, vers l’aube du cinquième jour, ils virent se profiler au loin les murailles grises et les coupoles basses de Taïbeth-Guéblia.


Hama Srir mena Saâdia dans la maison de ses parents et leur dit : « Celle-ci est ma femme. Gardez-la et aimez-la à l’égal de Fathma Zohra votre fille. »

Quand ils furent devant l’assemblée de la tribu, Hama Srir dit à Saâdia :

— Pour que Dieu bénisse notre mariage, il faut que ton père nous pardonne. Sans cela, lui, ta mère et ton aïeule qui m’a été secourable, pourraient mourir avec le cœur fermé sur nous. Je te mènerai dans ton pays, chez ta tante Oum el Aâz. Quant à moi, je sais ce que j’ai à faire.

Le lendemain, dès l’aube, il fit monter Saâdia, strictement voilée, sur la mule de la maison, et ils descendirent vers l’oued Rir'.

Ils passèrent par Mezgarine Kedina pour éviter Touggourth, et furent bientôt rendus dans les jardins humides de Remirma.

Oum el Aâz était vieille. Elle exerçait la profession de sage-femme et de guérisseuse. On la vénérait et même certains hommes parmi les Rouara superstitieux la craignaient.

C’était une Riria bronzée avec un visage de momie dans le scintillement de ses bijoux d’or, maigre et de haute taille, sous ses longs voiles d’un rouge sombre. Ses yeux noirs, où le khôl jetait une ombre inquiétante, avaient conservé leur regard. Sévère et silencieuse, elle écouta Hama Srir et lui ordonna d’écrire en son nom une lettre au père de Saâdia.

— Si Abdallah pardonnera, dit-elle avec une assurance étrange. D’ailleurs, il ne durera plus longtemps.

Hama Srir entra dans l’oasis et découvrit un taleb qui, pour quelques sous, écrivit la lettre.


— « Louange à Dieu seul ! — Le salut et la paix soient sur l’Élu de Dieu !

« Au vénérable, à celui qui suit le sentier droit et fait le bien dans la voie de Dieu, le très pieux, le très sûr, le père et l’ami, Si Abdallah bel Hadj Saâd, au bordj de Stah el Hamraïa, dans le Souf, le salut soit sur toi, et la miséricorde de Dieu, et sa bénédiction pour toujours ! Ensuite, sache que ta fille Saâdia est vivante, et en bonne santé, Dieu soit loué ! — et qu’elle n’a d’autre désir que celui de se trouver avec toi et sa mère et son aïeule et sa sœur et son frère Si Mohammed en une heure proche et bénie. Sache encore que je t’écris ces lignes sur l’ordre de ta belle-sœur, lella Oum el Aâz bent Makoub Rir’i, et que c’est dans la maison de celle-ci qu’habite ta fille. Apprends que j’ai épousé, selon la loi de Dieu, ta fille Saâdia et que je viens te demander ta bénédiction, car tout ce qui arrive arrive par la volonté de Dieu. Après cela, il n’y a que la réponse prompte et propice et le souhait de tout le bien. Et le salut soit sur toi et ta famille de la part de celui qui a écrit cette lettre, ton fils et le pauvre serviteur de Dieu :

« Hama Srir Ben Abderrahman Chérif. »


Quand cette lettre parvint au vieil Abdallah, illettré,

il se rendit à Guémar, à la zaouïya de Sidi Abd-el-Kader. Un mokaddem lui lut la lettre, puis, le voyant fort perplexe, lui dit :

— Celui qui est près d’une fontaine ne s’en va pas sans boire. Tu es près de notre cheikh et tu ne sais que faire : va-t’en lui demander conseil.

Abdallah consulta donc le cheikh qui lui dit :

— Tu es vieux. D’un jour à l’autre Dieu peut te rappeler à lui, car nul ne connaît l’heure de son destin. Il vaut mieux laisser comme héritage un jardin prospère qu’un monceau de ruines.

Alors, obéissant au descendant de Djilani et son représentant sur la terre, Si Abdallah ploya sous sa doctrine et pria le mokaddem de composer une lettre de pardon pour le ravisseur.

« … Et nous t’informons par la présente que nous avons pardonné notre fille Saâdia ! Dieu lui accorde la raison, et que nous appelons la bénédiction du Seigneur sur elle, pour toujours. Amin ! Et le salut soit sur toi de la part du pauvre, du faible serviteur de Dieu :

« Abdallah bel Hadj. »


La lettre partit.


Oum-el-Aâz, silencieuse et sévère, parlait peu à Saâdia. Elle passait son temps à composer des breuvages et à deviner le sort par des moyens étranges, se servant d’omoplates de moutons tués à la fête du printemps, de marc de café, de petites pierres

et des entrailles des bêtes fraîchement saignées.

— Abdallah pardonne, avait-elle dit à Hama Srir, après avoir consulté ses petites pierres, mais il ne durera plus longtemps… son heure est proche.

Saâdia était devenue songeuse. Un jour, elle dit à son époux :

— Mène-moi dans le Souf. Je dois revoir mon père avant qu’il meure.

— Attends sa réponse.

La réponse arriva. Hama Srir fit de nouveau monter Saâdia sur la mule de la maison, et ils prirent la route du nord-est, traversant le chott Mérouan desséché.

Au bordj de Stah-el-Hamraïa, la diffa fut servie et l’on fit grande fête, et il ne fut parlé de rien puisque l’heure des explications était passée.

Le cinquième jour, Hama Srir ramena sa femme à Remirma…

Le mois suivant, en redjeb, une lettre de Stah-el-Hamraïa annonçait à la vieille Oum-el-Aâz que son beau-frère venait d’entrer dans la miséricorde de Dieu.


— Tous les mois je descends à Remirma, pour voir ma femme, me dit Hama Srir en terminant son récit. Dieu ne nous a pas donné d’enfants.

Un instant, très pensif, il garda le silence, puis il ajouta plus bas, avec un peu de crainte :

— Peut-être est-ce parce que nous avons commencé dans le haram (le péché, l’illicite). Oum el-Aâz le dit… Elle sait.

… Il était très tard déjà, et les constellations d’automne avaient décliné sur l’horizon. Un grand silence solennel régnait au désert. Nous nous étions roulés dans nos burnous, près du feu éteint, et nous rêvions — lui, le nomade dont l’âme ardente et vague était partagée entre la jouissance de sa passion triomphante et la crainte des sorts, la peur des ténèbres, et moi, la solitaire, que son idylle avait bercée. — Et je songeais au tout-puissant amour qui domine toutes les âmes, à travers le mystère des destinées !

  1. À ce moment Isabelle Eberhardt, partant comme un héros de roman d’aventures, s’était mis en tête de savoir au juste dans quelles conditions le marquis de Morès avait trouvé la mort. Les indices qu’elle avait pu recueillir à Tunis et dans le Sahel tunisien, l’année précédente, avaient lancé sa jeune curiosité dans cette voie.

    Elle devait, pour arriver son but, se familiariser avec les tribus nomades du Sud-Constantinois, vivre de leur vie, écouter patiemment les récits de la tente. — Elle trouvait surtout dans cette vie un merveilleux champ d’études.