Dans la bruyère/Le Bouvier

Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 29-31).
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LE BOUVIER


À l’abbé A. Lefranc


Quand les bœufs accouplés entraînent la charrue
À travers le sol gras qui fume au jour levant,
Le bouvier qui les guide avec sa voie bourrue,
Dans l’éveil matinal s’en va seul et rèvant.

Il ne voit pas les fleurs que courbe la rosée,
Il n’entend pas frémir les nids dans les rayons :
La lourdeur de la terre a gagné sa pensée,
Et son souffle se mêle aux brumes des sillons.


Ses bœufs ont l’air éteint des animaux stupides.
Sans soupçonner encor la fête du matin,
Ils ouvrent par moment leurs narines avides
Pour humer dans le ciel un arôme lointain.

Quand ils font une halte après un travail rude,
Leurs yeux roulent plus vite, hébétés de sommeil ;
Et, s’arrachant soudain à leur morne attitude,
Ils beuglent lentement du côté du soleil.

Mais lui, le dur bouvier, il regarde la terre :
Enfant, il a grandi sur son sein colossal ;
Et sans rien entrevoir de son profond mystère,
À l’horizon des blés il borne l’idéal.

Eh bien ! il l’aime ! il l’aime avec l’ardeur d’un mâle,
Cette terre féconde et trompeuse parfois,
Sans plus s’inquiéter de l’aube rose ou pâle,
Des parfums de la fleur et des frissons des bois.


Et l’on croit voir, alors qu’il travaille et chemine,
Un formidable fils du monde primitif,
Qui boit, mange, s’endort, toujours courbe l’échine,
Et de la glèbe antique est à jamais captif.

Au soleil, devant lui, la terre s’ouvre et fume ;
Les bœufs vont lentement d’un pas rythmique et sûr ;
Leurs muffles sont baignés par une blanche écume,
Et leur haleine d’or s’envole dans l’azur.