Dans la bruyère/La Mort du Taureau

Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 20-24).

LA MORT DU TAUREAU


À Leconte de Lisle


C’est un taureau géant qu’on mène à l’abattoir.
On n’a plus peur du roi monstrueux des collines,
Car un cercle de fer traverse ses narines ;
Et les petits enfants suivent sur le trottoir.

Lui, superbe, du feu dans ses rouges prunelles,
Il marche en hésitant au murmure des voix,
Ne reconnaissant plus les rumeurs des grands bois
Ni les bleus horizons des landes maternelles.


Impassible toujours sous les coups insultants,
Sans se hâter jamais en sa massive allure,
Il secoue un instant sa peau rugueuse et dure,
Comme il faisait, l’été, quand il chassait les taons.

Alors, vers ses flancs roux tournant sa grosse tête
Et fouettant ses jarrets de sa queue au poil ras,
Il s’arrête, stupide, et regarde là-bas,
Prêt à fuir au lointain dans un bruit de tempête.

Hier, il courait ainsi par les prés du vallon.
Fauve, éperdu, farouche, il allait en aveugle ;
Et les pâtres disaient : « Ecoutez-le qui beugle ! »
Et fuyaient en voyant ce vivant tourbillon.

Cependant, par surprise, on lui mit une entrave :
Et les troupeaux du bourg virent passer, honteux,
Ce roi que des bouviers conduisaient devant eux,
De leurs vils aiguillons excitant son pas grave.

C’est le soir. Le taureau traverse la cité.
Lui, le rèveur géant des vastes solitudes,
Il est dépaysé parmi les multitudes,
Où manquent à la fois l’air et la majesté.

On fait halte devant une porte qui roule :
C’est ici ! Mais soudain, l’œil sournois, et baissant
Par un suprême effort son cou rude et puissant,
Il se tourne en arrière et fait face à la foule.

Alors, des travailleurs aux bras sanglants et nus
L’entraînent brusquement sur le seuil redoutable,
D’où ne s’exhalent point les parfums de l’étable,
Mais les âcres odeurs de meurtres inconnus.

Devant lui, le boucher colossal se prépare :
Il lève sa massue et la fait tournoyer ;

Puis, d’un terrible coup qui le force à ployer,
Il le frappe à la tête avec un « han ! » barbare.

Un instant, le taureau, sur lui-même affaissé
Sous le poids accablant d’immobiles ténèbres,
Sent trembler ses jarrets et fléchir ses vertèbres :
Mais, les deux bras tendus, l’homme s’est redressé.

D’un mouvement rythmique il frappe entre les cornes :
Le taureau tombe ; il râle ; et dans ses yeux éteints
Passe la vision des pacages lointains
Et des soleils couchants sur les landes sans bornes.


Encor, si tu mourais vaincu par un rival,
En un choc furieux, pour quelque vache brune,
Ô Roi, sous la clarté sereine de la lune,
Dans la bruyère en fleurs de ton landier natal !


Les oiseaux effrayés s’envoleraient des branches ;
La terre frémirait de douleur et d’effroi,
Et la Nature en deuil déroulerait sur toi
Le noir linceul des nuits semé de larmes blanches !