Dans la bruyère/L’Ascète

Dans la bruyèreH. Caillères ; Muses Santones (p. 121-128).

L’ASCÈTE


Oh ! que tous ces plaisirs sont courts.(imitation).


À M. Th. Pilven


Il marchait sur un mont, au bord d’un lac paisible ;
Prunelle accoutumée à sonder l’invisible,
Il regardait les eaux et le bleu firmament,
Mais sans voir la nuée errante et l’eau profonde,
Sans que l’aspect changeant des choses de ce monde
Pût troubler son grand cœur, calme éternellement.

Il avait pour abri la grotte solitaire
Où rien n’a pénétré des rumeurs de la terre,
Hors le souffle du vent et le chant de l’oiseau ;

Une source tombait de la roche entr’ouverte ;
Et, roulée en festons, une liane verte
Formait au seuil muet un mobile berceau.

Triste et grave, il allait sur la rive, dans l’ombre.
La nuit réfléchissait ses étoiles sans nombre,
Comme en un clair miroir, dans le lac endormi.
Il était jeune encore et pâli par l’étude ;
Et n’avait emporté dans cette solitude
Qu’un crucifix de fer, seul et sublime ami.


Or, ce soir-là, rôdant au bord des eaux dormantes,
Tristement il songeait aux lointaines amantes
Qui brûlèrent son front de leurs baisers de feu :
Et le lac sommeillait dans le parfum des menthes,
Et, semé d’astres d’or, tout l’espace était bleu.

Il nommait en son cœur ces formes éphémères
Dans lesquelles jadis s’incarnaient ses chimères :

Oh ! les lourds cheveux blonds sur l’éclair des yeux noirs !
Et pas une n’a pu, sur ses lèvres amères,
Laisser le miel divin des éternels espoirs !

Tout à coup, s’élevant dans la brume indécise
Et mêlant une voix au soupir de la brise,
Elles vinrent vers lui, les bras entrelacés ;
Et le léger frisson des pieds sur l’herbe grise
Semblait le bruit connu de leurs anciens baisers.

Et les femmes chantaient d’une voix douce et lente :
« As-tu vu les oiseaux se chercher au printemps,
Les libellules d’or s’aimer sur l’eau tremblante,
Et la louve rugir près des loups haletants,
Dans les bois où la sève a fécondé la plante ?

« Pourquoi ton cœur aimant soudain s’est-il fermé ?
Nos noms, que tu mêlais dans les heures d’ivresse,
Ne vont-ils pas encor, sous le ciel embaumé,

Errer entre tes dents, ainsi qu’une caresse ?
Regarde, ô jeune ami : voici le mois de mai !

« Le temps n’est pas venu pour nous d’être moroses ;
Viens : le soleil joyeux a tiédi le gazon ;
Le soir en s’endormant a baisé les flots roses
Et mis un rêve épars sur le vague horizon,
Où nos lèvres en fleurs s’ouvrent comme des roses ».

Pensif, il écoutait chanter ces douces voix.
Il sentait s’éveiller son âme d’autrefois ;
Un désir inquiet brillait dans ses prunelles :
Et, le corps torturé par des fièvres charnelles,
Il s’enfuit, les deux bras ouverts, au fond des bois.

Mais quand il s’arrêta sous la sombre ramure,
Il entendit dans l’air courir un long murmure :
C’étaient les douces voix qui l’appelaient encor.
Morne, il cria vers Dieu : « Seigneur, je me crus fort,
Ayant l’austérité pour invincible armure.


Et voici que je sens trembler ma volonté.
Si vous ne mettez pas un ange à mon côté,
Je m’en vais retourner à la fange natale,
Et souiller à jamais ta candeur idéale
Que j’avais reconquise, ô sainte Pureté ! »

En de vagues lointains s’enfonçaient les allées.
Perçant les rameaux noirs de milliers de points d’or
Et courbant dans la nuit leurs voûtes étoilées,
Les cieux tristes ouvraient aux âmes désolées
La solitude bleue où le rêve s’endort.

La nuit se recueillait avec mélancolie ;
Une étrange langueur flottait dans l’air béant.
Et les bois et les monts, tout semblait dire : Oublie
Les songes éternels et leur vaine folie,
Pour absorber ton cœur dans la paix du néant.

Mais l’ascète priait, à genoux sur la pierre :
« La Nature nous trompe et les plaisirs sont courts.

Mon cœur est altéré d’amour et de lumière :
Je veux qu’un jour plus pur éclaire ma paupière,
Et j’attends un bonheur qui doit durer toujours ! »

Alors, le crucifix de fer, sur sa poitrine,
D’une étrange lueur rayonna brusquement.
Tous les bruits s’étaient tus sous l’ombrage dormant ;
Et l’ascète entendit parler la voix divine
Du jeune Dieu martyr qui mourut en aimant.

« Ô mon frère, l’amour des hommes, l’amour passe.
Le baiser dure moins que la bouche ; un plaisir,
Sans l’assouvir jamais, épuise le désir ;
Et le rêve retourne à l’insondable espace
Demander l’absolu qu’il n’a pas pu saisir.

« Moi, j’ai l’éternité pour apaiser tes fièvres ;
J’unirai l’âme à l’âme, aux profondeurs des cieux.
Ah ! les enlacements de deux corps anxieux

Ne valent pas mes pieds qui saignent sur tes lèvres
Et l’immense douceur de mes yeux sur tes yeux ! »



L’aurore se levait, joyeuse, rose et blanche.
Les larmes du matin tombaient de brancheen branche ;
L’herbe mouillée avait des sourires humains ;
On entendait chanter des oiseaux invisibles…
Et des loups qui rôdaient sous les rameaux paisibles
Virent l’homme en extase et léchèrent ses mains.

Et, mollement bercé par la vaste harmonie,
Après les longs sanglots d’une nuit d’agonie,
L’ascète s’éveilla dans la clarté du jour.
Il sentit tout à coup, sur ses hautes pensées,
Le calme des grands bois, la fraicheur des rosées,
S’épancher à jamais de l’immortel amour.


Il avait arrêté l’horizon de son âme
Au mystique infini que le calvaire enflamme
D’une aube éblouissante où monte l’avenir.
Il ne voyait que Dieu, dans la lueur profonde,
Qui, les deux bras en croix pour le salut du monde,
D’un grand geste semblait les lever pour bénir.