Abel Bonnard
Dans la Chine d’aujourd’hui
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 862-882).
DANS
LA CHINE D’AUJOURD’HUI
(JUIN-DÉCEMBRE 1920)

IV [1]
LES VILLES


NANKIN

Je voudrais peindre Nankin d’un pinceau léger, comme je l’ai vue, dans une lumière aussi sereine que celle de Pékin, mais plus molle et plus moelleuse, tandis qu’une lune blanche, presque invisible, passait à travers l’azur comme pour attendrir encore le jour ; Nankin que l’insurrection des Taïpings a démeublée, presque détruite, trop au large dans son enceinte immense, Nankin et sa campagne urbaine et emmurée, avec des feuillages chauffés et jaunis, la blancheur fine et brillante de quelques chèvres, et les gras petits potagers qu’interrompait partout la clarté plane de l’eau ; et ces eaux, bassins limpides, canaux abondants, où un petit pont, plus qu’à demi sphérique, élevait sur son arche mince un passant fluet et fondu dans l’air, pareil à ceux que Guardi, dans ses tableaux, crée d’une seule touche, ou bien à ceux qu’on voit au bas des fresques de la maison de Livie, à Rome ; et les autres passants qui flânaient dans cette lumière où ils semblaient en vacances, et, par endroits, les toits d’un temple, cornus et coloriés comme de riches sabots, et, çà et là, les bosses des tombes, et au fond, le flanc simple et nu de la montagne, velouté par le jour ; et la ville, enfin, condensée le long de ses quelques rues, où les perches auxquelles on avait, l’été, suspendu des nattes, encore dressées, sur les toits, semblaient des pilotis à l’envers qui l’implantaient dans le ciel ; et les banderoles transparentes, les maisons béantes inondées d’un jour égal, où, comme des objets qu’on plonge dans l’eau, les travaux ordinaires semblaient moins pesants, où les batteurs de cuivre soulevaient facilement de très gros marteaux ; et l’étroite boutique où un antiquaire avait rangé son trésor hétéroclite, pareil au butin bizarre de la pie ; et, profonds et prospères, les magasins de cercueils ; et les marmots qui avaient tous, comme Louis XI, des enseignes de métal à leur bonnet, et, de place en place, un devin derrière sa table, un vieil astrologue au crin rude, à l’œil brillant, aux aguets comme un gros rat ; et soudain, lâchés parmi les passants et trottinant à travers, deux files d’étranges pompiers, dont les casques de cuivre semblaient venir tout droit du règne de Louis-Philippe, et, derrière eux, des coolies au chapeau conique, portant chacun, au bout d’un fléau, deux jolis seaux si petits qu’ils paraissaient faits, non pour éteindre le feu, mais seulement pour arroser de quelques gouttes la végétation glorieuse des flammes ; et une autre rue, qui se mourait dans les champs, bordée de maisons qui, comme certains décors, paraissaient trop exiguës pour la taille humaine ; et de nouveau la campagne, trouée d’un étang, et de hauts feuillages dédiés à l’automne et, au pied d’un mur, un conteur, débitant son histoire d’une voix de gorge, l’air cynique et hardi, face à son auditoire captivé ; et, plus loin, retiré au haut de ses cours, ceint de ses murailles de pourpre, avec ses doubles toits émaillés, le temple de Confucius, laissant un insaisissable dédain couler de ses lignes correctes ; et mon retour par une autre rue, où un coupé à l’européenne, drapé de rouge, attendait devant une porte, et, tout à coup, un galop, un cri, et ce coupé me dépassant, où j’eus à peine le temps de voir une petite mariée rose de fard, sous une énorme coiffure chargée de pompons et grelottante de pendeloques, et la fuite de. ce fiacre emportant et rapetissant une grosse servante collée à son dos, comme une grenouille sur un tableau noir ; et la gare, enfin, où j’attendais le petit train qui me ramènerait au fleuve, en regardant, au-dessus d’un mur, des platanes presque dénudés, au haut desquels des corbeaux, déjà perchés pour la nuit, mettaient sur le liquide ciel d’ambre des taches noires un peu huileuses, et semblaient presque trop lourds pour les branches ténues où ils reposaient ; et tout près, le long du quai, quelques Chinois voilés d’ombre, un petit marchand qui portait tout l’attirail d’un restaurant dans ses deux paniers, dans l’un, des mets préparés, des bols, un peu d’eau pour les rincer, dans l’autre des gâteaux, un petit sac plein de noisettes, une cage pour les faire griller, au-dessus d’un fourneau minuscule où trois tisons devenaient, dans l’air obscurci, la plus mystérieuse des roses ; et mon retour, dans ce wagon où il n’y avait, sauf moi, que des Chinois en soie grise et noire, coiffés de la petite calotte noire qui semble mettre sur leur cerveau un couvercle de discrétion, les uns béats et obèses, les autres, au contraire, fins et maigres, un peu fiévreux, mais tous bourgeois, prévenants, polis. Deux amis, debout, se disputaient l’honneur de se céder la dernière place : un autre, qui les connaissait, s’était levé pour prendre part à leur affable débat. Enfin, des voyageurs étant descendus, ils purent s’asseoir, et une conversation commença, toute en trémoussements et en sourires, avec des offres de bonbons et de friandises. Cependant notre train s’étant arrêté et tardant à repartir, comme nous étions presque arrivés, mes compagnons, les uns après les autres, se décidaient à descendre. Je fis comme eux ; je les vis s’évanouir, à leurs premiers pas, dans la clarté vague et laiteuse, et, levant les yeux, tandis qu’un chien faisait résonner au loin son grave aboiement, j’admirai dans le ciel d’automne, où sa pureté lui donnait un air déjà glacial, la lune évidente.


CHANG HAÏ

Certaines villes restent dans le souvenir du voyageur comme plus aériennes que terrestres. Telle était Nan-Kin. Mais Chang Haï, c’est la ville de la terre, celle du commerce actif, du luxe récent, et qui, avec ses bateaux, ses quais, ses hôtels, sa banalité bruyante, ressemble plutôt à un reflet de l’Amérique qu’à l’extrémité de la Chine. La guerre y a valu de gros gains à beaucoup de gens, et quoique les choses commencent à prendre un autre tour, on y respire encore cet esprit de confiance grossière que donnent des succès inespérés. C’est ici, peut-être, qu’on voit le mieux la place qu’occupent les différentes nations en Chine. Deux s’y disputent la prédominance : les États-Unis et le Japon. Le Japon est condamné à l’impérialisme par les conditions mêmes de son existence. Sa population augmente très rapidement, il faut bien qu’elle déborde. Les Japonais, d’autre part, sont une race délicate : ils ne s’accommodent ni du climat trop rude de la Sibérie orientale, ni de la chaleur malsaine de Formose : la Corée même leur réussit mal. La Chine seule leur convient, et ils ne peuvent pas, non plus, trouver ailleurs les mines nécessaires à leur industrie, ni les marchés qu’il faut pour la faire vivre. Occupés à y répandre leur influence, la dernière guerre leur a offert une chance inouïe de la développer sans obstacle : aucune Puissance européenne n’était en état de les contrarier, et les Etats-Unis eux-mêmes ont paru reconnaître leur prédominance. Après s’être emparés de Kiao-Tcheou et du Chantong, la ruine de l’Empire russe leur a permis de s’étendre dans toute la Sibérie orientale, et d’y introduire, comme en Chine, leurs marchandises, en les soustrayant aux droits qui frappent celles des autres pays. En janvier 1915, ils présentèrent en secret au Gouvernement chinois la liste, fameuse depuis, des vingt et une demandes, qui ne tendait à rien de moins qu’à mettre la Chine en leur pouvoir. Ils revinrent à la charge par l’ultimatum du 5 mai 1916, qui fut accepté pour les quatre cinquièmes et où ils se sont réservé le droit de procéder seuls à la réorganisation de l’armée chinoise. Ils ont surtout profité de la misérable condition du Gouvernement de Pékin, ne le sauvant de ses embarras que pour le garder à leur merci, et les emprunts successifs qu’ils lui ont consentis ont eu pour gages toutes les ressources de la Chine. Ils corrompaient d’autre part les individus, pensionnaient les députés et, renseignés sur les besoins des fonctionnaires, savaient toujours comment gagner ceux qu’ils voulaient mettre dans leurs intérêts. Ils ont jusqu’à présent favorisé la discorde du Nord et du Sud, et, quand Yuan Cheu Kaï essaya de fonder une dynastie, leur opposition fut la cause directe de son échec. Mais, comme une anarchie complète ne servirait pas non plus leurs desseins, il n’est pas impossible qu’ils favorisent la restauration d’une ombre de pouvoir. Les Blancs d’Extrême-Orient, sans cesse frôlés par les menées de cette politique, dont ils sentent l’activité sans arriver à en démêler les combinaisons, parlent du Japon un peu comme on parle du diable et attribuent pêle-mêle tout ce qui survient à ses profonds calculs. En réalité, les Japonais seraient ici les plus forts, même les seuls forts, s’ils n’avaient contre eux tout ce qui ressemble en Chine à une opinion publique.

Les Chinois, en effet, ne sont pas sans apercevoir où les Japonais veulent en venir, et beaucoup leur laisseraient sans répugnance, et non sans dédain, le soin d’être les régisseurs de la Chine. C’est là le sentiment traditionnel de ce peuple, que l’étendue du territoire qu’il occupe et sa multitude même rassurent sur les risques qu’il peut courir. Mais tous ceux qui lisent les journaux, qu’a touchés l’influence étrangère, et principalement les étudiants nous ont emprunté un patriotisme plus susceptible. Ces derniers ont été exaspérés par l’attribution du Chantong au Japon, et ils ont dénié toute valeur morale au traité de paix, que la Chine a refusé de signer en raison de cette clause. Cette opposition aux Japonais est-elle importante, est-elle négligeable ? La réponse diffère du tout au tout, selon l’idée qu’on se fait du présent et de l’avenir de la Chine. Les uns ne doutent pas qu’après des protestations théâtrales, les Chinois ne se soumettent et n’acceptent, comme il est dans leur nature, le fait accompli. Les autres, au contraire, voient dans ces sentiments le premier éveil d’une âme nouvelle. Quoi qu’il en soit, les Japonais ne renoncent pas non plus à agir sur les esprits : ils ont en Chine leurs écoles et leurs professeurs ; on dit même qu’ils se servent du bouddhisme pour leur propagande ; ils usent aussi des journaux.

Les journaux chinois sont très nombreux dans les grandes villes : chacun ne tire guère à plus de mille exemplaires par jour, mais il faut compter qu’un de ceux-ci peut avoir jusqu’à quarante lecteurs. Le public raffole d’histoires de serpents, de monstres, de veaux à deux têtes. Les Japonais, dans les journaux à leur solde, prodiguent ce genre de fables et glissent parmi elles les articles utiles à leur politique. Enfin il faudrait connaître leur action secrète. Ils impriment à Moukden une revue, la Grande Asie, qui est l’organe de la ligue panasiatique, et qui, rédigée surtout en japonais et en chinois, contient aussi des articles en turc et en mongol. Elle ne circule que parmi les abonnés. C’est là, peut-être, le dernier plan de cette politique, qui, tandis qu’elle s’efforce au grand jour d’obtenir pour le Japon une égalité parfaite avec les autres nations, tente aussi, dans l’obscurité, comme les bolchévistes auxquels elle s’oppose, de faire l’unité de l’Asie contre l’homme blanc.

Les États-Unis ne sont pas moins intéressés que le Japon au sort de la Chine : c’est pour eux aussi un marché nécessaire et ils ont besoin d’y maintenir à tout prix le principe de la porte ouverte. Mais leur politique suit de tout autres voies que celles des Japonais : ils ne perdent pas une occasion de témoigner au peuple chinois combien ils le prennent au sérieux et de s’offrir à lui en défenseurs de ses droits, en tuteurs respectueux, pour l’aider à parvenir à une organisation moderne. Par une adroite générosité, ils ont abandonné leur part de l’indemnité des Boxers, et ils s’efforcent surtout de répondre au désir d’apprendre dont la jeunesse chinoise est animée. Ils ont établi dans toutes les grandes villes des missions protestantes, largement pourvues d’argent, avec des collèges : ils en ont un, très important, près de Pékin. A Pékin même, un institut Rockfeller va bientôt ouvrir ses laboratoires. Les Chinois se laissent flatter et profitent avec flegme de tous ces bienfaits, sans qu’il soit aisé de démêler leurs sentiments. Si la guerre éclatait entre le Japon et les États-Unis, pour qui feraient-ils des vœux ? Sans doute, quel que fût l’événement, ils s’en accommoderaient : si les États-Unis l’emportaient, ils se rappelleraient tous les affronts que les nains, comme ils disent, leur ont fait subir, et se trouveraient vengés. Mais si le Japon était vainqueur, leur jouissance d’orgueil serait sans doute autrement profonde et ils verraient en lui le champion de toute la race jaune.

Quant à la France, on ne saurait parler d’elle sans parler d’abord de la guerre : celle-ci a été suivie en Chine aussi attentivement qu’ailleurs, mais, comme il est naturel, les sentiments qu’elle a suscités sont en rapport avec le milieu où ils se sont produits. Ce que les Chinois ont vu d’abord dans la guerre, c’est le spectacle de la discorde des blancs. Ce qu’ils en ont retenu, ce sont les idées, les nouveaux principes qu’on a largement répandus à cette occasion et qu’ils ne se font pas faute d’invoquer à leur avantage. Les Puissances alliées ayant obtenu, sans qu’on distingue clairement ce qu’elles y ont gagné, que la Chine se déclarât pour elles, celle-ci a vu l’Allemagne et l’Autriche perdre les privilèges qu’elles avaient sur son territoire, la Russie abandonner les siens, et elle attend à présent que les autres nations en fassent autant. L’Allemagne, avant la guerre, exerçait ici un grand prestige. L’ordre et la prospérité qu’elle avait fait régner dans sa colonie, la façon large et hardie dont ses négociants traitaient les affaires, le travail, le zèle, la rondeur de ses commis-voyageurs, tout cela avait contribué à établir son crédit. La plupart des Chinois ne doutaient pas qu’elle ne l’emportât : il a fallu l’évidence pour les détromper. Alors, dans cet éloignement qui rend les choses plus simples, ils ont vu que la victoire de l’Entente avait été partout obtenue sous les auspices de la France et le commandement de nos chefs : ils en ont reporté sur nous l’honneur principal. Même d’ici, l’on a aperçu clairement, pendant un instant, cette nation qui sauvait le monde, splendide et naïve, dans sa gloire de sang et de rayons. Mais les peuples ne vivent pas sur le souvenir des moments sublimes. Reportant leurs regards plus près d’eux, les Chinois n’y ont pas trouvé la traduction économique de notre victoire : celle-ci avait offert un grand cadre à notre pays : pauvre d’hommes, pauvre d’argent, avec sa monnaie accablée par le change, malgré le zèle et le travail de plusieurs Français, l’audace même de certains d’entre eux, il n’a pu encore le remplir. Cependant une autre voie reste ouverte à notre influence. Les Chinois, présentement, sont surtout avides d’apprendre, et les deux pays auxquels ils sont le plus portés à demander des maîtres sont les Etats-Unis et la France. Mais cela touche à un ordre d’idées plus subtil et à l’image même qu’on se fait de notre pays dans le monde.

La plupart de nos compatriotes s’imaginent naïvement qu’on aime la France : il en est tout autrement et, quels que soient les droits qu’elle se soit acquis à l’affection des peuples, il ne faut pas oublier que, partout où l’amour devrait se trouver, c’est presque toujours l’envie qui en tient la place. Les sentiments indécis qu’on a pour notre pays s’expliquent d’abord par la propagande de nos ennemis, ou de nos rivaux : ici comme ailleurs, il ne manque pas de calomniateurs intéressés, qui voudraient nous mettre à jeun, tout en nous faisant passer pour des ogres. Mais cette propagande aurait moins beau jeu, sans l’incertitude de notre politique générale : celle-ci prend tour à tour des aspects qu’elle soutient mal. Toute action humaine, dès qu’elle s’exerce sur de grandes masses, a besoin pour réussir d’une constance évidente et d’une continuité presque grossière. L’emploi même de la force irrite, moins persévérant qu’intermittent et intempestif : il excite alors d’autant plus de colère qu’il inspire en vérité moins de crainte. La France a la faiblesse d’aimer à plaire et le tort de le laisser voir : elle tombe ainsi dans une dépendance où l’on se fait un jeu de la maintenir, en lui marchandant des suffrages qu’elle n’aurait pas dû quémander.

Cependant l’instabilité des sentiments qu’elle inspire ne tient pas seulement aux hésitations de sa politique ; elle est liée en quelque sorte à la complexité de son génie, presque trop subtil pour l’entendement du commun des hommes. La place que tiennent dans le monde les autres nations y est exactement mesurée par la prospérité de leur industrie et l’activité de leur commerce : la France seule garde en beaucoup d’endroits un prestige idéal qui déborde son importance matérielle, et souvent elle connaît ainsi les embarras d’une grande dame, condamnée à garder un rang qu’elle a peine à soutenir. La figure des autres pays est bien plus simple : ils présentent toujours d’eux la même image ; ils n’ont qu’à repasser sans cesse sur les mêmes traits. Le visage de la France est autrement délicat : pour les uns, elle n’est que le pays des brillants plaisirs, tandis que d’autres savent qu’elle est celui des études sévères, des vertus discrètes. Certains ne voient encore en elle que la mère des révolutions, tandis que ceux qui connaissent mieux les hautes parties de son génie la saluent comme la véritable maîtresse de l’ordre. Mais lustre, lampe ou torche, son emblème est toujours lumière. A travers la différence des sentiments qu’elle fait naître, subsiste une aspiration commune : les hommes lui demandent d’apporter dans l’ordre matériel quelque chose qui le dépasse, mais ils lui en veulent parfois d’y réussir. La netteté même avec laquelle elle définit les questions, les rayons gênants qu’elle y plonge, tout cela rend certains arrangements moins faciles : elle force les peuples à prendre conscience de ce qu’ils font. Alors on voit ceux qui n’ont pour loi que leur intérêt, s’indigner si elle n’immole point tous les siens, et vouloir lui imposer un perpétuel sacrifice : il arrive que de pareils reproches la troublent, tant elle est naïve, tant il est aisé de l’enchaîner aux rôles sublimes. Ainsi elle attire et elle irrite tour à tour par sa différence. On ne lui pardonne pas d’échapper aux lois ordinaires, de contredire et de démentir les jugements des docteurs, de se sauver par des moyens qui lui sont propres, de sortir des jolis défauts où l’on avait cru la confiner, pour être soudain plus sérieuse que les plus austères, plus forte même que les plus forts. De là vient que ses revers, quand elle en éprouve, causent à tant d’étrangers une joie inavouable, mais qu’aussi il n’est pas au monde de cœur noble qui ne frissonne, quand on peut croire que va succomber celle qui n’est pas comme les autres.

Le rôle de la France est ainsi particulièrement difficile ; mais les peuples, comme les individus, ne trouvent de force réelle que dans l’approfondissement de leur caractère, et elle pourrait tirer du sien les éléments d’un prestige unique. Il y faudrait plusieurs conditions. Comme elle n’est pas seulement un pays à commerce et à industrie, pour qu’elle tienne dans le monde la place qui lui revient, il est non seulement nécessaire que ses intérêts soient défendus, mais que son génie soit rendu sensible. Dans les rendez-vous où tous les Gouvernements se retrouvent, nul autre pays n’a un tel besoin d’être représenté par des hommes supérieurs. Que ceux-ci se distinguent par l’étendue des connaissances, la profondeur des vues, la grâce et la politesse des mœurs, aussitôt ils rendent réelle l’image virtuelle de la France que les étrangers avaient déjà dans l’esprit. Mais qu’ils n’étalent que de grandes ignorances ou de petites habiletés, la France n’est même pas évoquée, sa vertu n’opère point, ne touche pas ceux qu’elle devait atteindre. Il n’est point de nation à laquelle il soit plus nécessaire d’avoir des doctrines. C’est là ce qu’on attend d’elle. Sur le navire où les passagers s’effrayent, où l’équipage même est inquiet, elle est le pilote qui doit savoir les étoiles. Alors que tant de peuples mêlent à un ombrageux désir d’indépendance celui de s’approcher de la culture occidentale, un instinct les avertit de se tourner vers notre pays. Ils cherchent des yeux la nation donatrice, la seule qui vive pour l’humanité, et dont l’influence sans menace puisse les aider à s’accomplir. Pour exercer ainsi toute son action, il faut d’abord que notre pays garde une puissance économique suffisante, qui lui serve de support : on ne pose pas un fronton par terre. Plus la France, d’autre part, fixera les traits de sa figure intellectuelle et morale, plus elle précisera les principes dont elle s’inspire, plus les ouvrages de l’esprit y prendront de hauteur et d’autorité, plus elle imposera sa grandeur au monde.


En attendant, la faiblesse de nos ressources se fait sentir dans cet ordre comme en tous les autres et nous empêche de recueillir les avantages mêmes que le traité de paix nous a consentis. L’école d’ingénieurs que l’Allemagne entretenait à Chang Hai, et dont on nous a transmis la propriété, nous ne l’avons pas encore rouverte. Aucun établissement ne représenterait ici l’esprit français et ne maintiendrait l’usage de notre langue, s’il n’y avait pas ceux des Jésuites.

Les Jésuites ont en Chine la plus noble des traditions : ils y ont apporté les lumières des sciences et c’est à cet esprit qu’ils restent fidèles. J’ai visité à Zi Ka Wei, près de Chang Haï, un petit observatoire météorologique où l’on ne peut entrer sans émotion, car c’est là que fut conçue et constituée cette théorie des typhons, qui a permis d’en prévoir et d’en annoncer la marche. L’observatoire, après avoir concentré les indications des sémaphores de la côte, envoie ses dépêches jusqu’au Japon d’une part et jusqu’aux détroits de l’autre, de sorte que les navigateurs sont avertis des périls qui les menacent, et lorsque le typhon se tord sur la mer, il n’étreint plus de vaisseaux dans ses griffes vides. Deux Pères jésuites, aidés de quelques Chinois, suffisent à ce service. Je ne parle pas de tout ce que les Jésuites ont fondé ici, crèches, orphelinats, ateliers, ni du collège où plus de quatre cents élèves, tant chrétiens que païens, font leurs études françaises et chinoises, ni du collège de jeunes filles qui vaut les bons couvents d’Europe. J’en viens à leur Université, connue dans tout l’Extrême-Orient, l’Aurore.

Comme il arrive souvent aux entreprises les plus prospères, elle naquit d’une occasion ; elle n’existe que depuis dix-sept ans et accueille à présent plus de deux cents élèves. On y enseigne les Lettres et le Droit, les Sciences mathématiques et le Génie civil, les Sciences naturelles et la Médecine. Le cours des études dure de cinq à neuf ans, selon la matière choisie par les jeunes gens et leur connaissance préalable du français. Des Jésuites, aidés d’une dizaine de professeurs laïques, tous Français, donnent l’enseignement. Je me suis entretenu avec plusieurs de ces derniers et je n’en ai pas trouvé un qui ne fut plein de goût pour son métier. Cela se conçoit. J’ai dit quelle était l’émulation des différentes nations, pour donner des maîtres à la jeunesse chinoise ; j’ai dit avec quel soin ceux-ci étaient observés. S’il est une chose intéressante pour un professeur, c’est de se produire dans cette lumière, où il est sûr qu’aucun de ses efforts ne passera inaperçu. Les élèves chinois demandent beaucoup à ceux qui les instruisent, mais, si leur attente n’est pas déçue, ils s’attachent à eux très étroitement. Cette piété de l’étudiant pour le maître est un des sentiments les plus forts en Extrême-Orient, un de ceux dont la France pourrait tirer le plus de parti. Je me souviens d’un colonel japonais que je connus à Tokio, petit homme alerte et sec, plein d’empressement et de courtoisie. Jeune officier, il avait étudié à notre école de guerre et je n’eus pas de peine à m’apercevoir de l’impression profonde qu’avait laissée en lui la valeur professionnelle et morale de certains de ses maîtres. Un jour que nous parlions du maréchal Pétain, il m’apprit avec une sorte d’orgueil qu’il l’avait eu pour professeur :

— Oui, me dit-il, presque en murmurant, si vous rencontrez le maréchal, vous pouvez lui parler de son petit élève...

Il termina la phrase en disant son nom, et son visage, d’habitude net et précis, était troublé d’une légère émotion, comme un diamant terni par une buée.

Je me rappelle aussi le ton convaincu dont le père Henry, le jeune et charmant recteur de l’Aurore, me vantait les qualités, les vertus mêmes de certains des jeunes Chinois qu’il avait connus à l’Université, et ce que le confucianisme leur donne de tenue, de discrétion, de délicatesse exquise. C’est au point qu’on s’étonnerait que ces jeunes gens n’eussent pas doté leur patrie du personnel qui lui manque, si l’on ne se souvenait qu’ici, plus encore qu’en d’autres pays, la politique a réussi, par son impureté même, à se préserver de l’intervention des meilleurs. On respire à l’Aurore cette allégresse qui règne parmi des hommes qui se vouent à une œuvre et qui croient en elle. Mais il faudrait que l’Université s’étendit ; les plans des nouveaux bâtiments sont prêts, on trouverait d’autres professeurs : c’est l’argent qui manque. Les Français, en Extrême-Orient, et surtout les missionnaires, sont habitués à suppléer à cette pénurie par un effort de l’âme et un surcroît de travail ; mais il est un point qu’on ne saurait passer. La science moderne impose l’emploi d’appareils coûteux et les Chinois ne croiraient pas à la valeur d’un enseignement privé de pareils moyens. Le Gouvernement français a reconnu ce qu’un pareil établissement vaut pour notre pays, une subvention a été accordée à l’Aurore. Les diplômes qu’on y délivre ont été déclarés équivalents au baccalauréat, des bourses ont été données à quelques-uns des meilleurs élèves, pour qu’ils vinssent continuer leurs études en France. Mais ce ne sont là que des encouragements : un établissement comme celui-ci n’a pas encore ses proportions véritables.


DANS LA CAMPAGNE

Poussé par un dernier désir de retourner vers l’ancienne Chine, je pars cet après-midi de Chang Haï pour Hang-Tcheou. Cette ville, au bord de son lac, qu’un fleuve relie à la mer, occupe la place de la capitale où la civilisation raffinée et efféminée des Song s’épanouit comme un lotus ; elle s’appelait alors Lin ngan, le repos désiré. Marco Polo l’a décrite un peu plus tard, sous le nom de Quinsay, la Capitale ; elle lui apparut comme une Venise encore bien plus merveilleuse que l’autre, avec ses canaux sans nombre, ses douze mille ponts de pierre, au-dessous desquels le mouvement des barques et des navires ne cessait pas, et dont chacun était gardé par dix soldats. C’était une des plus vastes cités du monde, avec ses trois mille bains, ses cent soixante grandes rues, ses seize cent mille maisons. Douze métiers y étaient pratiqués, chacun par des milliers d’hommes, qui travaillaient et besognaient dans les quartiers où ils étaient répartis, mais chaque métier avait un maître qui vivait sans toucher à rien, dans une oisiveté grave et magnifique. Au milieu des quartiers surpeuplés, le palais royal s’étendait comme une ville à lui seul, avec ses mille chambres peintes et dorées, ses parcs, ses eaux, ses vergers aux fruits délectables ; sur les bords du lac se dressaient les temples, les couvents, les maisons de plaisance. Rien ne subsiste de tout ce passé. Les destructions de l’Occident, si brutales qu’elles puissent être, n’égalent point ces effacements. Les choses participent dans les deux mondes à la nature que l’homme y a prise. Tout résiste dans nos monuments : du milieu de leur ruine un débris proteste encore. Ceux d’ici sont bien moins solides, et ils cèdent au temps avec la même docilité que des nuages défaits par le vent : telle est l’âme de l’Asie, où l’on dirait que tout s’apprête à mourir.

Le train court à travers une campagne plate où les canaux abondent. Il n’est rien de si agréable à voir que ces jeux alternés de l’eau avec la terre. Celle-ci, éclairée, rompue, traversée de rires célestes, semble perdre sa pesanteur. Partout, comme en Hollande, une voile entaille les champs, à peine gonflée par la brise, mais toute comblé de lumière.

Le jour a cette couleur jaune qui annonce la pluie pour le lendemain, quand on disait que l’or du soleil, au lieu d’être également répandu dans l’espace, est rassemblé au bout de ses rayons. Sur la route qui longe la voie, avance, trempé de cette lumière pareille à une peinture, un petit cortège nuptial, que nous dépassons. Mais, comme le train s’arrête à une gare rustique, j’ai tout le temps de voir venir l’hyménée. D’abord, vont distraitement deux enfants, dont chacun tient un étendard, puis, dans une allégresse de sons aigrelets, marchent des musiciens : ils jouent de l’orgue à bouche, de la flûte droite, de la flûte traversière, mais on ne voit pas leurs instruments, cachés sous un revêtement de perles de verre, d’où tout un rideau de pendeloques tombe en averse lumineuse. Derrière eux rutile la chaise de la fiancée, dont le soleil couchant échauffe encore l’écarlate. Les porteurs, les enfants, les musiciens sont aussi pauvrement vêtus que les autres jours, et tout l’attirail brillant se détache d’eux, existe à lui seul, avec ses pétillements, ses papillotages, auxquels les eaux d’alentour répondent par des miroitements plus simples, plus calmes.


CANTON

Veut-on voir le heurt de l’ancienne Chine avec la nouvelle, qu’on vienne à Canton. C’est ici qu’autrefois, arrivant du Sud voluptueux, plus facile, au moins en apparence, le voyageur s’arrêtait sur le seuil de la grande Chine. Rien, d’abord, ne le repoussait. Mais, ignoré plutôt qu’admis, effleuré sans être aperçu, annulé dans ces foules indifférentes, il se demandait s’il était civilement reçu ou élégamment éconduit. Depuis les visages évasifs des passants jusqu’aux plis fuyants des robes de soie, jusqu’à la surface noire et glissante des panneaux de laque, tout lui annonçait à la fois la politesse et le refus, et, grossier, gauche, intimidé, il se heurtait partout au mystère lisse de l’âme chinoise.

L’esprit nouveau, maintenant, fermente à Canton avec plus de force qu’ailleurs. Les jeunes Chinois dont l’influence y domine viennent pour la plupart des Etats-Unis et il n’y en a pas de plus disposés à tout bouleverser. Au bord de la rivière, de hautes maisons modernes surgissent. Les remparts ont été rasés. Pourtant le bloc de la vieille ville subsiste, découpé par d’étroites rues si resserrées qu’elles gardent quelque chose d’intérieur et ressemblent aux corridors infinis d’un palais immense. Dans cette ombre sourde éclatent des tas de légumes ; des carpes, fendues en deux, que leur sang borde d’un filet rouge, baignent dans un peu d’eau au fond d’un baquet ; sous un treillage on voit l’enroulement de ces gros serpents dont les Chinois se régalent. Des peintres de portraits funéraires exposent, sur les bords de la foule, des visages aussi impersonnels que ceux des passants. Parfois, dans ce peuple aux couleurs ternes, s’introduit et serpente une brève cavalcade, des garçons et des fillettes habillés en princes et en princesses de théâtre, montés sur de petits chevaux blancs ou bais. On aperçoit un instant, sous les pompons et les houppes, leur minois fûté et fardé, et ils semblent, en s’en allant, emporter la lumière de ces promenoirs. Soudain, comme si alors seulement on arrivait dehors, on débouche sur de larges et pauvres boulevards, et tout le pittoresque intime et privé de la vieille ville se perd, comme par une saignée, dans ces avenues incolores.

Là, tout est moderne et vulgaire. Dans ce pays du plaisir discret, tourne, bête et incongru, un manège de chevaux de bois. Les plus hautes bâtisses, sur les quais, sont des bazars qui élèvent chaque soir leur illumination inutile. La fabrication industrielle les encombre de ce qu’elle produit de plus plat. Cependant tout le monde s’y fournit, jusqu’au naïf lama venu de très loin qui, sans se douter de son imprudence, rapportera dans son couvent gardé par les neiges un petit objet plein d’un esprit hostile et meurtrier. Les ascenseurs montent et descendent, les phonographes nasillent et braillent, tout un peuple de badauds erre au hasard dans ces lieux fades où l’Orient se dédore.

Même dans les vieilles rues, il ne subsiste presque plus rien qui garde du caractère. On peut visiter toutes les boutiques d’éventails, sans en trouver un seul qui puisse amuser les yeux. Quelques petits métiers survivent à peine, comme les lumignons d’une illumination qui s’éteint. J’allais souvent dans une échoppe où un jeune homme fabriquait, avec un peu d’étoffe et de clinquant, des poupées costumées à la façon des acteurs, brillantes, scintillantes, en qui semblait se perpétuer l’âme maniérée de l’ancienne Chine. Son adresse à les habiller était toute machinale et quand on lui en demandait, de ma part, de pareilles à certaines que je lui avais achetées la veille, il tournait vers moi un visage absent, qui ne se souvenait de rien : il travaillait comme en songe.


MACAO

Par un tiède après-midi de décembre, je pars de Canton. Du bateau qui va m’emmener, je regarde la rivière. Des barques traversent en tous sens, mues par une femme qui rame à barrière, debout comme un gondolier. Des jonques descendent et montent, dont certaines ne sont que de grosses caisses peinturlurées, surchargées de monde, que pousse un petit vapeur haletant collé à leur flanc. De grandes voiles que la lumière teint de haut en bas, comme d’un seul coup de pinceau, promènent à travers cette agitation leur surface unie et rêveuse. Seuls quelques bateaux de fer, pareils à celui sur lequel je viens d’embarquer, déchirent de leurs lignes aigres cette grande estampe où tout ce qui flotte, sauf eux, a les lignes grasses et fondantes du bois. Nous partons. La ville, sur les rives plates, nous accompagne quelque temps, puis nous laisse avancer à travers une campagne bien cultivée, que bornent au loin des collines. Le soir vient. Les choses s’aplatissent et se simplifient. Une pagode surgit sans relief, entre quelques arbres sans volume. Un hameau taciturne ramasse ses maisons sur pilotis, pareilles à de grosses araignées repliant leurs pattes sous elles. Voici, comme des silhouettes collées sur le fond neutre de l’air, plusieurs petits bateaux de guerre au mouillage, pareils à des jouets, qui sont la flotte militaire chinoise. Une grande jonque passe devant eux en taillant silencieusement les eaux, l’œil d’un fanal déjà ouvert à son avant. Les collines lointaines ne sont plus qu’une suite de bosses rondes et douces, d’un noir fluide et laqué, sur le fond orangé du couchant. A mesure que la terre se résume et s’humilie, le ciel devient plus impérieux et plus fascinant. C’est l’instant où l’aspect local des paysages se replie et s’abîme dans l’universel où tous les détails qui, pendant le jour, nous avaient amusés de leurs parades, s’en vont, en emportant leurs tréteaux, pour faire place à de plus grands acteurs, à l’Eau, au Ciel, à la Terre. Alors le voyageur se vide, lui aussi, de tout ce qu’il avait de particulier, il n’est plus que l’âme d’une espèce, le miroir humain, suspendu, qui s’étonne au milieu des choses.


L’étrange petite ville que Macao ! Etagée sur sa presqu’île, avec ses maisons fardées de couleurs tendres, ses grandes églises théâtrales, on dirait d’une cité portugaise, n’était que la couleur gris-jaune de la mer, de chaque côté, dément un peu l’illusion. Voici, le long de l’eau, la courte promenade où tous les habitants viennent parader et se montrer les uns aux autres, comme sur une scène. Déjà, ce matin, il y passe quelques officiers, et la femme du gouverneur en voiture, qui jette un regard à gauche, un regard à droite. Je gravis les rues pavées, où les noms redondants et magnifiques annoncés par les panonceaux et les enseignes pendent dans un silence qu’ils semblent rendre sonore. La lumière est d’une légèreté admirable et je me dépêche de jouir des choses avant que midi les fane. J’entre dans une vaste église blanche où des vieilles au teint basané, coiffées d’une mantille, marmonnent leurs prières. Je ressors et un peu plus loin, dans des arbres et des rochers, je trouve les petits bâtiments d’un temple bouddhique, où le culte suit aussi son train machinal. Des chiffons et des éventails sont pendus aux branches, des bâtonnets fument, un prêtre psalmodie en faux bourdon, devant un Bouddha enfant, habillé et emmitouflé comme une statue espagnole. Toutes les vieilles religions ont de la douceur. Je reviens le long d’un quai habité par les pêcheurs et qui, par sa situation et par son aspect, rappelle celui qui borde le port intérieur de Tarente. On est saisi par l’âcre odeur du poisson séché : des enfants courent, on entend le clapotement de leurs pieds nus. Une jonque appareille dans la détonation des pétards. Je reviens ainsi à la rue la plus importante qui, droite et moderne, divise la ville. On y voit les devantures des dentistes, celles des photographes, où, sur les mornes images des dames chinoises, les bracelets, : les colliers, les bagues, sont relevés de jaune, et retouchés au pinceau, afin d’être rendus plus visibles et plus glorieux. Des Chinois passent, effaçant leurs visages. Un grossier métis pousse le sien en avant. Les maisons ont toujours leurs jolies couleurs, et l’une d’elles, la Santa Casa della misericordia, est d’une élégance presque galante, avec ses murs saumonnés relevés de filets blancs. Partout on retrouve la facilité, l’ampleur un peu creuse qui distingue l’architecture de l’Europe méridionale. Une église blanche et bleue, au haut de la ville, est contournée comme une commode ; les bâtiments du séminaire y sont attenants, et je les ai parcourus sous la conduite des Pères portugais, à figure de gentilshommes, qui m’y ont accueilli avec la courtoisie la plus délicate. Cependant, de tous les points élevées de cette ville peinte, on aperçoit à l’écart une façade sombre et renfrognée, appuyée au ciel : c’est ce qui demeure de la première cathédrale, construite au XVIe siècle et dévorée par un incendie. Vue de près, elle ressemble au frontispice singulier de quelque vieux livre. On y voit en bas-relief d’étranges figures, le soleil et la lune, un squelette, le diable, la fontaine et le palmier. Une caravelle y fait pendant à la bête de l’Apocalypse. Un grand Saint-Esprit de bronze, qui a l’envergure d’un oiseau de proie, s’éploie au fronton. Quatre statues d’une noirceur concentrée, d’une sévérité militaire, se dressent au premier étage : ce sont saint François Xavier, saint François de Borgia, saint François Régis, saint Ignace. C’est à Macao que les Européens prirent pied d’abord, et qu’ils s’accrochèrent. Les missionnaires français débarquaient ici, puis, quand ils avaient à grand peine obtenu de l’évêque portugais la permission d’aller plus avant, ils se glissaient à travers la Chine, et commençaient leur voyage d’anguilles, se cachant le jour, cheminant la nuit, jusqu’à leurs chrétientés éloignées. Macao était alors un grand port ; Hong-Kong l’a supplanté depuis, et cette petite ville à l’air si paterne, à l’aspect de sous-préfecture exotique, ne subsiste plus que comme une capitale des passions humaines. Ce qui se dissimule ailleurs se déclare ici sans pudeur : les fumeries d’opium laissent pendre tranquillement leur enseigne au bord des rues, et l’on voit, si l’on entre, les logettes contiguës et les lits ascétiques où les fumeurs viennent s’étendre pour goûter la volupté du poison. Quant aux maisons de jeu, elles remplissent des quartiers, qu’elles illuminent chaque soir. Tous les Asiatiques sont joueurs, et particulièrement les Chinois, et plus que les autres les Chinois du Sud. Déjà, dans le Râmâyana, les parties de dés passionnent les héros, et sans qu’on connaisse exactement les règles du jeu qui les charme, on sait qu’il a le même principe que celui qu’on pratique ici aujourd’hui encore. Dans une salle, au bout d’une longue table, brille un monceau de sapèques de métal blanc, trouées en leur centre. Le moment venu, un Chinois distrait, assis devant elles, en écarte un tas plus petit, qu’il recouvre aussitôt d’une coupe de métal. Lorsque les jeux sont faits, il ôte la coupe et, du bout d’une longue épine, commence à chasser les sapèques quatre par quatre. Il arrive que le compte tombe juste, ou qu’il en reste une, deux ou trois. C’est sur l’une de ces chances que les joueurs ont risqué leur mise.

Au premier étage, autour d’un balcon suspendu au-dessus de la table de jeu, s’asseoient les personnes qualifiées. On leur apporte du thé, des cigarettes, et elles pointent les coups, en croquant des graines de citrouille. Quand leur choix est fait, un petit panier descend au bout d’une ficelle avec leur argent, tandis qu’une voix glapissante annonce sur quel nombre il doit être risqué. J’ai vu là des femmes grasses et petites, en veste et pantalon de soie noire ; un vieillard à côté de moi, maigre et replié, la paupière lourde, avait cette élégance interlope qui distingue aussi, dans nos casinos, les vieux parasites du jeu, les vieux courtisans de la fortune. En bas, les pauvres gens se pressent, debout. Ils entrent, observent le jeu un moment, serrant dans leur poing les quelques piécettes durement gagnées qu’ils espèrent multiplier par une faveur de la puissance obscure. Soudain ils se décident, leur bras se détend, pousse leur enjeu. Le croupier, au bout de la table, a toujours son air ennuyé, dormant. Il découvre enfin l’amas de sapèques qu’il a mises à part, et commence à les compter sans hâte, quatre par quatre. Tous font silence. C’est à peine si, à la fin, lorsque le résultat peut être prévu, un faible murmure court parmi les assistants. Le point annoncé, ils ne disent mot. Ce n’est pas l’élégante impassibilité des joueurs du premier étage, mais plutôt une soumission muette au hasard, l’adoration d’un dieu écrasant par des misérables.


HONG-KONG

Voici Hong-Kong, la force anglaise, l’ordre anglais. Dans le port, des jonques passent comme des vaisseaux d’autrefois, le long des grands courriers qui relient les mondes. Des bateaux carrés comme des caisses, ayant un chiffon pour voile, la griffe d’une ancre ouverte à l’avant, traversent en tous sens, et l’on voit dans chacun toute une famille, un paquet de gens, dont les visages jaunes ne se distinguent pas de leurs loques. La ville finit sur les quais par des maisons uniformes, que des rues droites divisent en gros pâtés réguliers. Les nuages pluvieux cachent le sommet de l’île, traînent et descendent jusqu’à la mer. Parfois ils se relèvent par endroits et découvrent d’une façon incomplète et théâtrale, au-dessus du grouillement du port, un des aspects de la ville haute, un palais blanc, sur la pente, oisif entre les arbres. Plus loin, dans le port militaire, sont mouillés les bateaux de guerre qui servent de porte-respect à tout ce trafic. Ce sont de petits croiseurs, dont les formes simplifiées, semblent, même au repos, annoncer la rapidité, lévriers de la meute que l’Angleterre lance sur les mers. Parfois la France sent, elle aussi, le besoin de se faire représenter par un bateau : on voit alors se hisser lentement sur l’horizon, après qu’un nuage de fumée y a longtemps plané, une silhouette confuse et découpée comme celle d’un château-fort, et enfin arrive un croiseur poussif qui naviguait déjà, il y a quinze ans, dans les mers de Chine. Son équipage est excellent, ses officiers pleins de zèle et de goût pour leur métier, tels qu’il n’en est pas de meilleurs dans aucune marine ; mais on conçoit qu’ils soient peu encouragés, d’avoir à se montrer sur un pareil piédestal. Rien, pourtant, n’est plus important que le choix de ces navires. Ils sont non seulement les signes de la force d’un pays, mais les enseignes de son industrie ; ils ressemblent à l’image d’elle-même que chaque nation envoie aux autres. On souhaiterait que les portraits de la France fussent plus beaux et plus ressemblants.

Hong-Kong, étagé sur la pente, semble traduire aux yeux la hiérarchie que les Anglais ont établie là où ils dominent. En bas fourmille la population chinoise, les enfants sans nombre, les femmes habillées de noir, un mouchoir noir sur la tête, et dont on a plaisir à voir, dans des sandales de paille, les pieds nus exempts de mutilation, beaux, un peu forts, d’une couleur de marbre jauni, comme ceux des paysannes italiennes. Au-dessus s’étend la ville des hôtels et des affaires. Enfin l’on arrive à la ville haute dont les jardins touchent à la forêt. Au moment où j’y parvins, à la fin de l’après-midi, les nuages se soulevaient, le pic se dégageait, je voyais pendre dans la verdure, comme des cordes de métal souple, les rails brillants du funiculaire. En bas, au bord de la ville, s’éclairait la mer, que les rayons frisants du couchant faisaient paraître presque bleue. Près de moi, les grandes fleurs rouges du poinsettia éclataient en puissantes fanfares dans l’air humide, un banyan lâchait toutes ses béquilles, deux arbres, un peu plus loin, l’un peuplé de fleurs jaunes, l’autre de fleurs mauves, ressemblaient à deux filets de feuillage dans chacun desquels on eût fait prisonniers tous les papillons d’une espèce. Les Anglais ont reboisé les pentes de l’ile, et, pour qui sort des paysages râpés de la Chine, il y a un soulagement et une jouissance à revenir à une nature plus luxueuse. Des villas étendent sur la montagne leurs façades blanches et oisives. Des sous-officiers corrects, des Marines passent, la badine à la main, de ce pas égal que rien ne distrait et qui traverse indifféremment toutes les villes du monde. On entend les voix fraîches et aériennes, insensibles de jeunes femmes anglaises : elles apparaissent, et, soudain, après tant de mois passes parmi les « tètes noires, » le regard rapatrié aperçoit, étreint, adore une blonde.


LE RETOUR

Le voyageur qui, d’Extrême-Orient, revient en France, ressemble à ces oiseaux qui ne peuvent regagner leur nid qu’en passant devant les chasseurs. A chaque escale, il sent l’atteinte d’un monde. L’Inde lui décoche d’abord sa flèche fleurie, l’Afrique, ensuite, son trait long et nu. En remontant la Mer-Rouge, il aperçoit une désolation sereine, des falaises roses presque incorporées à l’air et comme peintes sur de la gaze, un paysage incandescent fait pour donner à l’esprit le délire de l’unité. Enfin l’on arrive à la petite Méditerranée. Le navire, encore engourdi, est soudain saisi, empoigné par la mer dansante. Un cap surgit nettement, tout aspire à se définir. Alors le voyageur se sent partagé entre les deux mondes. Celui qu’il quitte le retient encore avec ses philtres, ses charmes, ses perspectives indéfinies, sa sagesse mêlée au délire, et, au delà de ses dieux luxuriants, de ses fièvres et de ses terreurs, son profond sourire qui apprend que tout est vain. Mais le vent, par ses salves de trompettes, annonce l’Occident étroit et précis, le pays de l’homme debout, de celui qui, au seuil des déserts, comme au flanc des monts, comme au bord des fleuves septentrionaux, marque ses frontières par des colonnes. C’est ici que l’individu cesse d’être le sujet du Destin, pour devenir son antagoniste. Tout proclame l’orgueil d’agir. Mais que vaut l’action, sinon rattachée à de grands signes ? Tout à l’heure, à l’avant du bateau qui me ramène, je contemplais un spectacle admirable ; en bas la mer soulevée poussait comme des cohortes ses flots d’un bleu dense, vers l’horizon où la terre n’apparaissait pas encore : mais, en plein ciel, comme une forteresse qui ne se révélerait que par ses créneaux, les pointes des Alpes, nettoyées, aiguës, cristallines, s’implantaient dans l’éther sublime. Cependant, au moment où je reviens au monde auquel j’appartiens, ce sont d’autres sommets que j’ai besoin de revoir : ce sont tous les souverains, tous les supérieurs de l’art et de la pensée. Ce qui tourmente à présent les hommes, c’est bien autre chose que des troubles économiques : c’est une crise de sentiments et d’idées, la plus profonde, la plus étendue, la seule totale qu’ait connue l’histoire. Dans cette immense décomposition, l’Occident voit sa responsabilité s’accroître, à mesure que son influence augmente : il est la forge des idées du monde. Dans cette Europe disloquée par la guerre, où les Allemands ne se sont manifestés que comme les plus puissants des inférieurs, où l’esprit pratique de l’Angleterre, après l’avoir admirablement servie, est visiblement dépassé par l’importance des problèmes posés devant l’homme, c’est encore l’antique France qui garde le mieux la tradition d’une pensée vraiment libre. Poètes, savants, observateurs, philosophes, que tous ceux dont l’esprit s’exerce vraiment sur un plan élevé y sentent plus que jamais la valeur de leur fonction : les activités les plus hautes sont aujourd’hui les plus nécessaires. Au-dessus de la confusion des intérêts, des effusions de la rhétorique, qu’ils en deviennent plus scrupuleux dans leurs enquêtes, plus attentifs à recueillir toutes les richesses que la ruine des vieilles civilisations disperse ; mais, cela fait, s’ils veulent sauver la grandeur humaine et susciter dans l’action des héros futurs, qu’ils osent penser fièrement.


ALBERT BONNARD.

  1. Voyez la Revue des 15 octobre et 15 novembre 1922 et du 1er janvier 1923.