Dans l’Ombre (Chincholle)/Chapitre X

Librairie Internationale (p. 135-172).

X

SOIS UTILE.

« Je révère Confucius, disait au XIVe siècle un empereur chinois. Les empereurs sont les maîtres des peuples et il est le maître des empereurs. »

C’est pour cela que, dix-neuf siècles auparavant, tous les souverains de la Chine auxquels Confucius offrait ses services, le repoussaient et le réduisaient même à la misère la plus affamée en l’empêchant d’enseigner la sagesse.

Ne me demandez point pourquoi je vous parle de Confucius au moment de vous dire qu’Henri descendit à Paris dans un hôtel de la rue Racine ; vous en saurez la raison avant la fin de ce chapitre. Notre pauvre Henri, qui ne s’illusionnait pas sur la somme qu’il avait en poche, choisit la chambre la plus modeste, une petite mansarde qui jouissait de l’agréable vue des toits d’en face et dont le grand avantage était de ne coûter que trente-deux francs cinquante par trimestre ; il paya d’avance. Puis il alla, autorisé à se recommander du propriétaire, acheter des meubles chez un de ces marchands qui vendent à tempérament. Un lit, une armoire, un bureau, deux chaises et quelques accessoires, cela coûte, quand on est muni de la recommandation d’un propriétaire, vingt petits billets de quinze francs chacun, payables de mois en mois, sans parler des cinquante francs en indispensables espèces.

Henri ne souscrivit que dix-sept billets et donna quarre-vingt-quinze francs au marchand de meubles. Celui-ci voulut à toute force installer lui-même les meubles dans la mansarde, puis, quand la chambre fut faite, présenta à son client, avec une certaine galanterie, une Polymnie en plâtre, pour l’escompte.

Le lendemain matin, Henri alla prendre, à l’école de droit, sa première inscription et compta, après avoir glissé ses cartes d’étudiant dans le cadre de son miroir, ce qui lui restait d’argent. Il lui restait, pour vivre trois mois, 190 francs 45.

Il se dit que c’était peu ; il ne se dit point que ce n’était pas assez. Il arrangea ainsi son existence. Le matin et l’après-midi, il irait aux cours. Entre les cours, il prendrait une tassa de chocolat dans une crèmerie. Vers cinq heures, il ferait un bon repas. Le soir, il travaillerait à la bibliothèque Sainte Geneviève ; ce qui lui économiserait le feu et la lumière. Après avoir mené trois ans cette existence, que mènent bien plus d’étudiants qu’on ne croit, il serait avocat.

Il aurait le droit de défendre en justice la famille et la propriété ; il aurait le droit et le pouvoir d’être utile !

Au commencement, tout alla bien. Il fit ce qu’il avait décidé de faire. Disons tout de suite qu’il le fit de mauvais gré. L’étude de la jurisprudence lui apportait chaque jour une nouvelle désillusion. Il avait été séduit, l’esprit juste, le cœur sincère, l’âme ardente, par une science humanitaire qu’il n’avait vue qu’en toilette d’apparat, qui lui avait semblé admirable en scène et à laquelle il ne soupçonnait pas de coulisses.

Il y a une expression qu’on a bien raison de ridiculiser, parce qu’elle trompe la plupart des jeunes gens qui se vouent au droit par vocation : ils s’imaginent vraiment qu’ils auront, dès qu’ils seront avocats, la mission de défendre la veuve et l’orphelin. Ils ont lu les plaidoyers célèbres de Berryer et de Marie ; ils croient qu’ils n’auront qu’à parler avec feu, à lever les bras avec art, à montrer de l’esprit et de l’âme, à être orateurs enfin, c’est-à dire presque littérateurs-acteurs. Les voici étudiants ; ils ont leurs entrées au Palais.

Désenchantement amer ! On compte un si grand nombre d’avocats et on prend si rarement un innocent pour un scélérat, qu’un seul de ces étudiants peut-être aura une seule fois, dans sa longue carrière, l’occasion de prononcer un plaidoyer du genre de ceux qui les ont tous séduits. Heureux encore si la plupart de ces dupes de la vocation trouvent, autant qu’il leur en faudra plaider pour ne pas s’endetter, de ces intéressantes affaires où la gouttière d’un voisin, telle muraille à récrépir, un puits à curer remplacent le sujet rêvé : la vie d’un honnête homme à défendre. Et pourtant ils la lui sauveraient la vie, à ce homme ! Et avec quel talent ! Mirabeau ferait éclater sa bière pour applaudir.

Il s’agit bien d’apprendre à défendre les droit sacrés d’un innocent à l’existence. Ce qu’il faut surtout étudier, c’est la différence qu’il y a entre le cheptel simple et les trois autres sortes de cheptels, si vous aimez la campagne, et c’est la séparation de corps, si vous préférez les grandes villes.

Puis il y a les systèmes ! Vous lisez un article du code ; vous vous efforcez d’en saisir la lettre et l’esprit. Vous êtes enchanté de vous, vous avez parfaitement compris. Vous vous rendez à l’école ; votre professeur est déjà en chaire, où il est en train d’interpréter l’article, absolument comme vous l’avez fait. L’interprétation donnée, il dit : « Deuxième système » et conduit l’article à une fin diamétralement opposée à la première : « Troisième système », dit le professeur. L’on a érigé sur tel article jusqu’à sept systèmes ! En droit, le to be or not to be est une insanité ; tout est, et qui pis est, tout est mal, si vous le voulez, bien, si cela vous plaît. Notez que le professeur est doué de tant de science et d’habileté que, si vous ne l’aviez entendu développer qu’un système, vous croiriez toute la vie que c’est ce système-là qui est le bon.

Henri ne tarda pas à penser qu’une fois avocat il serait à même d’être utile à trop de gens. Cela l’affligea vivement ; il n’en continua pas moins à suivre les cours, se disant qu’après tout la vérité est éternelle et qu’il saurait bien ne pas s’écarter d’elle.

Il avait emporté de Morlancourt un si complet mépris pour Julia que pas une fois depuis son arrivée à Paris, sa pensée n’avait été distraite par le souvenir de celle qu’il avait tant aimée, sans qu’il ne fût parvenu à chasser ce souvenir ! Ayant voulu briser tout lien avec l’infidèle et ceux qui pourraient la lui rappeler, il n’avait pas même envoyé son adresse à M. Jacquin. Son intention était de s’entendre en temps opportun avec un banquier qu’il chargerait de toucher sa pension. Un jour, il reçut une lettre datée de Morlancourt ; il n’y avait pas là de quoi l’étonner longtemps. M. Jacquin, qui savait qu’Henri voulait être avocat, avait envoyé la lettre à l’École de droit, et comme on a, à l’École, l’adresse de tous les étudiants, cette lettre avait été dirigée rue Racine.

C’était un faire-part qui lui annonçait que, le 17 décembre 1864, on avait célébré à l’église de Morlancourt le mariage de Mlle Julia Fercy avec M. Francisque Husson. Ce n’était rien, ce n’était qu’une date. C’était tout. Parfois Henri s’était dit, presque avec indifférence : « Elle va l’épouser… Elle est peut-être déjà mariée… » Ce faire-part venait de graver à jamais dans sa mémoire une date, la date du jour où Julia était devenue Mme Husson, où la jeune fille était devenue femme, où tout avait été consommé ! Fatal pouvoir des dates, ces trois mots : « Dix-sept décembre » allaient perpétuellement rappeler à Henri un malheur qu’il avait pendant deux mois envisagé avec sang-froid, qu’il s’était vu capable de dédaigner, mais sous le poids duquel il ploierait maintenant, parce qu’il connaissait le jour précis où sa Julia avait mis entre elle et lui M. Francisque Husson !

En entrant dans sa mansarde, il avait dit une fois ces trois mots : « Dix-sept décembre » et était tombé sur une chaise où, hébété, hagard, les mains sur les genoux, le regard horizontal, il avait l’air d’un prévenu qui a laissé échapper une grosse révélation. Combien de temps resta-t-il ainsi ? Des heures peut-être ! Tout à coup, lui, qui avait si souvent refusé à l’un de ses camarades d’école, locataire de la même maison, de l’accompagner au bal Bullier ou sur la rive droite, pour quelque partie fine, lui, le travailleur, le sage, descendit frapper à la porte de l’étudiant provocateur et le provoqua à son tour :

— J’ai besoin de m’amuser. En avez-vous envie aujourd’hui ?

— Toujours, mais je n’ai pas d’argent.

— J’en ai moi, répliqua Henri. Venez.

Le lendemain, Henri ne possédait plus que trois francs et quelques sous, mais il avait le droit de tutoyer son camarade et une autre personne. Il avait la tête lourde, la bouche pâteuse, les membres paresseux. Il resta chez lui et relut quatre fois un article du Code, sans savoir si cet article parlait du mariage ou de la tulipe orageuse. Il n’était pas content de lui et n’avait pas la force d’analyser les causes de son mécontentement. Il n’y avait de vivaces en lui que des feux follets qui couraient de son cœur à son cerveau et qui formaient eu se poursuivant, tordue qu’était leur flamme par le vent de la passion, les lettres de la date horrible : « Dix-sept décembre ! »

Il prit une plume et écrivit, sans y songer, une satire contre l’amour. Il n’avait pas fait de vers depuis son retour à Paris. Voilà une vraie maîtresse, la Poésie, aux baisers ou aux morsures de laquelle on n’échappe que si c’est sa volonté. Henri venait librement de se jeter dans ses bras ; elle l’y garda. À partir de ce jour, le droit ne lui inspira plus que du dégoût : il avait commencé par lutter, au nom du devoir, contre l’aversion que cette étude lui inspirait ; il finit, sous le souffle de la vocation poétique, par accumuler contre Justinien et ses successeurs trop de charges et de plaisanteries pour pouvoir encore avec conscience faire son droit. Il y renonça.

Soudain, les remords lui mirent les griffes sur le cœur et lui arrachèrent l’aveu qu’il n’était qu’un misérable :

— Que deviendrai-je un jour, se demanda-t-il ; où ne tomberai-je pas, si déjà à mon âge je n’ai pas la foi du serment ? J’ai promis que ma vie serait la réparation d’une existence écoulée dans les plaisirs et c’est par les plaisirs que j’ai essayé de calmer mes premières angoisses ! J’ai juré d’être utile. À qui, à quoi le suis-je ?

Et l’imbécile, qui avait monologué avec son cœur au lieu de consulter sa raison, alla prier M. de Bory, un sénateur né dans son pays, de l’aider à trouver une position où il serait à même de rendre des services. M. de Bory lui fit rédiger une lettre, à laquelle il mit une apostille et adressa le jeune homme et la lettre au chef du personnel de l’une de nos grandes administrations.

Henri était deux fois bachelier ; on l’examina sur l’écriture, sur l’orthographe, sur les premiers éléments du calcul et sur le style, ce qui était adresser bien gratuitement deux injures au recteur de l’Académie de Paris. Le double bachelier, étant sorti triomphant de ce difficultueux examen, fut promu à l’instant aux modestes fonctions d’auxiliaire à douze cents francs. Le jour de son installation, il eut à remplir neuf cents fois le même imprimé, enjoignant à neuf cents propriétaires de Paris de faire le nettoyage et le ravalement de leurs maisons. Le soir, Henri, rentré chez lui, eut encore la force de mettre au net des vers ; il est vrai qu’il en était l’auteur. Cette fois, il avait la conscience tranquille ; l’âme de son oncle ne pouvait lui faire aucun reproche ; il était l’un des rouages de la société, rouage modeste, mais indispensable ; il s’estimait utile et, ajoutant une page à ses manuscrits, se dit qu’il tenait son serment. Pauvre garçon !

Puis il allait gagner de l’argent et il en avait besoin. Le lendemain du jour où son camarade d’école lui avait montré, en le ruinant, comment on s’amuse à Paris, il avait écrit à M. Jacquin pour le prier de lui envoyer immédiatement le troisième trimestre de sa pension. Quoique ce fût une avance que l’étudiant demandait là, M. Jacquin lui envoya courrier par courrier ce trimestre, en lui donnant bien à entendre que le jour préfix du paiement n’était pas encore arrivé, mais en ajoutant : « Ne craignez cependant pas, mon cher ami, de me demander des avances ; je vous en ferai aussi souvent qu’il vous plaira, et sans intérêts, jusqu’à concurrence toutefois de la trop faible somme totale que votre oncle m’a permis de mettre à votre disposition. » Parbleu, M. Jacquin se disait : « Plus tôt il sera près du dernier sou, plus tôt il sera tenté de revenir près du père Jamet. » Et le père Jamet était toujours locataire de la maison laissée par Jean Astier, vis-à vis de celle qu’habitait Jacquin. Et Madeleine était assez souvent songeuse pour que son père la crût toujours éprise du jeune homme.

En même temps que la vocation poétique, le goût pour les livres nouveaux, pour les théâtres, s’était révélé chez Henri. Véritablement, quinze cents francs par an sont bien insuffisants pour un garçon qui a beaucoup d’ordre, qui fait des repas peu coûteux, mais qui suit le mouvement littéraire et qui ne connaît aucun journaliste auquel il puisse demander des billets de spectacles. La proposition de ce bon M. Jacquin fut donc reçue comme est reçue la pluie par un cultivateur dont les terres sont à sec. Un an après son départ de Morlancourt, Henri n’avait vécu que douze mois de plus, aurait pu dire M. de la Palisse, mais avait mangé dix-huit mois de pension, au compte de M. Jacquin, qui trouvait même que l’étudiant n’avait guère d’appétit.

Les trous creusés dans sa pension, Henri s’était promis de les boucher avec ses émoluments d’employé. Il ne savait pas encore que si l’on a tant de mal à tenir les promesses faites à autrui, on n’en a aucun à ne pas tenir les promesses que l’on s’est faites à soi-même. Plusieurs fois, M. de Bory avait invité son protégé à venir en soirée chez lui. Le jeune homme n’avait eu garde d’y manquer, d’abord pour ne point déplaire à son bienfaiteur, ensuite, parce qu’il avait entendu dire qu’il y a dans chaque coin d’un salon officiel un escalier pour les ambitieux, enfin et surtout pour une raison qu’on connaîtra tout à l’heure. Après s’être rendu à un grand nombre de soirées, Henri avait dépensé beaucoup d’argent en toilette, en ces menus frais dont le total est si gros, et avait réussi à s’attirer la haine de son chef de bureau, qui allait toujours inviter la danseuse que venait d’inviter le jeune homme. Ce chef de bureau qui gagnait huit mille francs par an à saisir tous les prétextes de surprendre ses employés en train de lire les journaux ou d’écrire des lettres qui n’avaient rien d’administratif, avait vu souvent Henri cacher maladroitement sous la minute qu’il aurait déjà dû avoir copiée, un de ces manuscrits à lignes inégales, dont l’aspect a le don d’irriter principalement les chefs de bureaux. Il n’en avait pas fallu avantage pour qu’un employé, que son chef de bureau trouvait toujours offrant le bras aux danseuses, que lui, qui commandait vingt-trois employés, avait envie d’inviter, fût éternisé, malgré la protection de M. de Bory, auxiliaire à douze cents francs. Cependant Henri acceptait même les invitations, que lui faisaient à leur tour les invités du sénateur. C’est que, poursuivant dans les couloirs des théâtres ou sous les lustres des salons, le souvenir de Julia, il espérait la revoir, sans qu’il eût l’air de la chercher. Dieu s’était sans doute opposé, énergiquement à cette rencontre pour qu’elle n’eût pas eu lieu plus tôt. On sait en effet que Julia, dont le père et le mari étaient artistes, était par sa mère petite-fille de diplomate. Elle allait donc encore plus souvent qu’Henri dans les salons officiels et dans les théâtres.

Un soir, chez M. de Bory, on présenta le jeune employé à un aéronaute qui avouait ingénument avoir perdu la fortune et la santé à chercher à diriger les ballons. Une dame lui demandant pourquoi, malgré cela, il s’obstinait encore à un problème qui passe pour insoluble :

— Parce que c’est ma vocation, répondit simplement l’aéronaute.

Cette réponse fit à Henri l’effet d’un coup de poing. Rentré chez lui, il se mit, quoique le temps fût bien froid, à la fenêtre et, les yeux vers le ciel, interrogea les étoiles qui nous disent parfois de si bonnes choses. Voici ce qu’elles lui dirent :

— Insensé, qui ne sais pas que Dieu appelle chaque homme au genre de vie pour lequel il est propre, ne verras-tu donc jamais que tu manques à ta destination ? Ne sentiras-tu pas que la première chose que tu dois faire est celle pour laquelle Dieu t’a faite ? Ou serais-tu assez présomptueux pour te croire capable d’être utile à quoi que ce soit en dehors du mandat que t’a confié la providence ? Écoute donc ta vocation. Tu te perdrais dans ce monde et dans l’autre en résistant plus longtemps à ses ordres. Tu es un mauvais employé puisque, sous les minutes que tu dois copier, tu caches les vers que tu viens de composer. Tu n’es pas le poëte que tu as le devoir d’être, puisque, ces vers, tu les caches. Et sur ce fauteuil d’employé, où tu accomplis mal ta besogne, tu prends la place d’un autre, qui, lui, a sans doute pour mission d’être employé et qui, déclassé, m’a peut-être pas pour vivre les ressources dont tu disposes !

Le lendemain, Henri retourna chez M. de Bory, lui fit part de sa répugnance pour les minutes et les ampliations, de la vocation irrésistible qu’il avait pour la poésie, lui récita ses plus beaux vers et le pria, pour conclure, de l’autoriser à se démettre de l’emploi qu’il lui avait procuré. Le sénateur savait Henri titulaire encore, pour plus d’une année, d’une pension que tout autre sénateur, en qualité de gros émargeur, eût également trouvée suffisante pour un homme qui n’était pas sénateur. Il lui adressa donc mollement quelques observations que le poète repoussa avec adressé. Puis il finit par lui dira, peut-être par intérêt, plutôt pour avoir la paix :

— Ah bah ! si bon vous semble, jetez-vous vous à l’eau, puisque vous pouvez nager. Quand les forces vous trahiront, vous crierez : Au secours ! et je saurai bien vous repêcher.

M. de Bory n’avait naturellement pas connaissance des nombreuses avances que M. Jacquin avait faites au jeune homme, qui, d’ailleurs, ne s’en souvenait plus.

— Oh ! monsieur le sénateur, s’écria Henri, je vous dédierai mon premier ouvrage.

Sa démission envoyée au chef du personnel, le poëte mit en ordre, revit, corrigea ses premiers essais. Si, par obéissance à sa vocation, il allait tenter la gloire littéraire, il fallait, pour qu’il tînt le serment qu’il avait fait à son oncle, que ses vers fussent les seuls champions du grand et du beau. Scrupuleusement, il élimina de leurs rangs tous les boudeurs, les rageurs, les insolents, les sceptiques, les païens, les débauchés qui s’y étaient glissés dans les jours de crise.

Lorsqu’il fut content de son armée, d’ailleurs bien épurée et habilement conduite, il la présenta au pouvoir exécutif, je veux dire à un éditeur, qui, sans abaisser les yeux sur elle, demanda tout d’abord à Henri s’il avait de quoi l’équiper. Le naïf Henri s’était toujours imaginé que ce soin regardait précisément le pouvoir exécutif, mais, l’éditeur lui ayant donné à ce sujet quelques explications d’un très grand réalisme, il se hâta d’écrire à M. Jacquin pour le prier de lui envoyer sur sa pension treize cents francs, dont mille destinés à une entreprise importante et trois cents, à la vie ordinaire.

Immédiatement après avoir reçu la lettre d’Henri, M. Jacquin, avec toute l’amabilité qu’il était de son intérêt d’avoir, répondit au jeune homme par l’envoi de deux cent quatre-vingts francs et de son compte. Cette faible somme était tout ce que le poëte avait encore à toucher sur sa pension. En quatre ans, il avait donc dépensé les sept mille cinq cents francs que lui avait laissés son oncle et les deux mille et quelques cents francs que lui avait rapportés son emploi, dix mille francs à peu près, ce qui n’avait réellement pas été trop pour un garçon qui s’était d’abord mis dans ses meubles, qui avait eu des inscriptions à prendre à l’École de droit, des livres à acheter, qui avait été dans le monde, qui avait couru les théâtres à la poursuite d’une infidèle, et, de temps en temps, tâché, mais en vain, d’oublier ladite infidèle. M. Jacquin profita de l’occasion pour inviter le jeune homme à revenir à Morlancourt, « où tout le monde le recevrait si bien ! » Mais cette avance fut moins bien reçue que les avances pécuniaires qui avaient, pendant ces quatre années, permis à Henri de tenir honorablement son modeste rang dans le monde. On était alors en été. Julia devait se trouver à Morlancourt. Or, ce plaisir que recherchent tous les amants inassouvis, de voir, du fond d’une salle de spectacle ou de l’angle d’un salon, si la femme qu’on a tant désirée est encore aussi belle ou est enlaidie, a l’air heureux ou malheureux, Henri eût parfois peut-être vendu son âme pour le goûter. Mais aller montrer à Julia ses traits amaigris, ses regards jaloux, aller porter à la parjure le plaisir de se dire : « Il m’a aimée, donc il m’aime ! » voilà ce que ne voulait pas faire Henri.

Il resta à Paris. Il y était retenu aussi par l’impérieux besoin de publier son ouvrage. Courut-il assez, écrivit-il assez de lettres, courtisa-t-il assez de libraires des plus hauts et des plus petits ! Je ne les raconterai pas, les angoisses, les supplices si souvent décrits, de l’aspirant à la gloire. Pendant trois mois, au bout desquels Henri n’avait plus ni sous, ni vêtements, ni libres de quelque valeur, il connut les premières tortures qui ont été l’épreuve de la plupart d’entre nous. Ce fut le diable qui le sauva.

Pour être sénateur, oh n’en était pas moins homme. Un sénateur même avait trente mille raisons, de plus que beaucoup de gens, d’être un homme parfaitement vicieux. M. de Bory était, de la tête aux pieds, fou d’une petite veuve qui, du cœur à l’âme, était poétique comme un rêve en deuil, ce qui la rendait un peu trop récalcitrante aux instances du vieillard. Le sénateur, cherchant, pour lui complaire, tous les moyens connus et inconnus, de devenir un sénateur poétique, eut tout à coup l’esprit traversé par un souvenir. Henri lui avait promis de lui dédier son volume de vers ; il écrivit au jeune homme pour avoir des nouvelles de ce volume. Le poëte, tout confus, vint épancher ses mésaventures dans le sein du sénateur, qui avait aussi les siennes :

— Ce n’est que cela, s’écria de M. de Bory ! Voici quinze cents francs. Dépêchez-vous d’être un auteur heureux.

Naturellement, Henri ne voulut accepter ces quinze cents francs que comme un prêt.

Le mois suivant, il portait à son bienfaiteur son cher ouvrage caressé pendant tant de nuits joyeuses. Si la dédicace était plus enthousiaste que ne l’eût été une dédicace s’adressant, non pas à Mécène, mais simplement à M. de Bory, c’est bien admissible. Si cet ardent vieillard, reconnu un sénateur tellement poétique qu’on lui dédiait avec forcé hyperboles un volume de vers, la petite veuve le jugea enfin digne d’avoir une Danaé, cela ne nous regarde point.

À tous les journaux et revues, Henri avait envoyé son livre. Vous vous faites une idée de l’ardeur avec laquelle, pendant la quinzaine qui suivit la publication, il lut tous les journaux et revues depuis le bulletin jusqu’aux annonces. Un petit journal avait consacré à ce livre quatre lignes de ces louanges outrées et banales dont on baptise les livres qu’on n’a pas le temps de lire. Une grande revue avait fait suivre, sur l’envers de sa couverture, l’annonce du volume de sept lignes naturo-philosophico-politico-littéraires, après la lecture desquelles il n’y avait pas moyen de savoir si Henri était un vrai poëte, ou un versificateur, ou un Parnassien, ou un sot. Quelques-unes des rares feuilles, où la poésie n’a pas perdu ses droits avaient cité les plus beaux vers. Mais il est loin de nous le temps où il suffisait qu’un journal eût annoncé un livre pour que l’édition de ce livre s’épuisât vite ? En dehors du théâtre, combien de fois faut-il aujourd’hui qu’un monsieur qui s’appelle Henri Astier crie son nom par la fenêtre pour que le public se retourne, mette la main à la poche et en tire trois francs ?

Chaque jour, Henri allait voir s’il restait encore des exemplaires de son livre chez l’éditeur. Un mois après la mise en vente, il entrait dans la librairie au moment où le libraire envoyait au magasin les livres invendables, qui encombraient les casiers. Parmi les condamnés à l’exil étaient les exemplaires du volume d’Henri.

— Comprenez, monsieur, dit l’éditeur au jeune homme, nous avons l’expérience. Quand la première édition d’un ouvrage n’a pas été enlevée en quinze jours, il n’y a pas à compter sur cet ouvrage-là.

— Et que va devenir le mien ?

— Il va rester au magasin jusqu’à ce que vous en ayez publié un autre. Si votre second ouvrage a du succès, ça réveillera peut-être celui-ci.

— Et si mon second ouvrage n’a pas de succès ou si je n’en publie pas un second ?

— Ma foi, le livre est à vous, vous en ferez ce que vous voudrez, mais je vous conseillerai d’en faire ce que je fais, en pareil cas, des livres qui m’appartiennent.

— Que deviennent donc ceux-là ?

L’éditeur répondit froidement :

— Je les mets au pilon.

Henri frémit comme s’il venait d’apprendre tout à coup que l’homme qui lui parlait n’était autre que le bourreau.

— Tenez-vous à savoir exactement reprit l’éditeur, combien on m’a demandé d’exemplaires de votre canard ?

— Je ne viens ici que pour cela.

— Eh bien, sans parler de ceux que j’ai envoyés d’office et qui me seront sans doute presque tous renvoyés, j’en ai vendu vingt deux exemplaires !

— Oui, fit en soupirant Henri, c’est le compte d’hier !

— Et le compte d’avant-hier et le compte d’il y a trois jours… Il y a ce vieux monsieur qui en a pris vingt à lui tout seul. Ça m’avait même donné de l’espoir. Il y a cette dame voilée qui en a acheté un et puis il y a ce monsieur de votre pays…. Vingt et deux, vingt-deux, les deux cocottes… Ai-je eu du nez de ne pas éditer ce livre-là à mes frais ! En voilà un, au total, qui ne vous servira pas à grand’chose !

Hé ! que ce livre lui servît ou ne lui servît pas, ce n’était point cela qui importait à Henri. Mais qu’il n’y eût que vingt-deux exemplaires vendus sur les onze cents tirés ; que ses vers, où il s’était fait l’apôtre de la nature et de l’amour, de la famille et du travail, fussent si peu à même d’être répandus, connus, d’exciter les nonchalants, de consoler les tristes, d’enthousiasmer les froids, d’être enfin profitables… ah ! voilà ce qui livrait de nouveau son cœur aux coups de griffes, aux morsures et aux piétinements des regrets et des remords.

Et le pauvre garçon ne pouvait pas même avoir la ressource de donner son livre ! L’éditeur avait droit à quarante pour cent sur chaque exemplaire sortant.

Et, tout à fait désillusionné, éperdu, le poëte repoussé par le public, comme jadis l’amoureux l’avait été par Julia, en arriva à se dire qu’il eût mieux obéi à son oncle, qu’il eût été plus utile en cassant des cailloux sur une route qu’en remuant des idées !

Alors on frappa à sa porte.

Il recula, stupéfait, devant les deux personnes auxquelles il venait d’ouvrir.

C’était M. Jacquin et Madeleine, qui étaient arrivés le matin même à Paris.

À la fin, l’homme d’affaires, qui avait invité si chaudement le poëte à revenir à Morlancourt, s’était lassé d’avoir le sort de soeur Anne.

Comment, Henri ne devait plus avoir d’argent, Henri savait que M. Jacquin n’avait plus, sous peine d’être à son tour déshérité, le droit de lui en envoyer, il n’avait pas de position qui le retînt à Paris, et il ne revenait point chez le vieux fermier Jamet, dont la femme, aujourd’hui morte, l’avait élevé, où il était certain d’être reçu comme un petit-fils chez son grand-père et dont il pouvait même nourrir l’espoir d’hériter ! La conduite d’Henri semblait si inexplicable à M. Jacquin que celui-ci résolut de s’assurer, de visu, de la position du jeune homme. D’abord la publication du livre du poëte n’avait pas été sans inquiéter l’homme d’affaires, qui en avait été informé par son journal. Vite il s’était procuré ce livre. À l’enthousiasme de la préface, il avait compris que M. de Bory en avait fait les frais, mais comme il connaissait le peu d’amour que le public témoigne aux vers d’un inconnu, il était parfaitement rassuré sur la situation du poëte, qui devait être aussi mauvaise que possible. Il croyait donc pouvoir procéder à l’enlèvement d’Henri.

Cet enlèvement d’ailleurs était devenu d’urgente nécessité. On était alors au milieu de l’année 1868 et la volonté dernière de l’oncle Jean Astier était qu’on ouvrît, le 29 août 1869, les fatales lettres qui devaient faire retourner au jeune homme les cinq cent mille francs, dans le cas où il aurait accompli les conditions inconnues et sans doute fantasques, prescrites par le vieillard. M. Jacquin n’avait donc plus qu’une année pour faire épouser sa fille par Henri. Puisque le jeune homme n’était pas venu vers elle, il avait bien fallu qu’elle vînt vers lui.

Madeleine avait grandi. Elle avait maintenant vingt ans et tout son corps le disait. Ses bras nus, qu’on voyait sortir des larges manches de sa robe d’été, étaient presque potelés, mais ses mains étaient pâles, comme le sont les mains des jeunes filles impressionnables, chez lesquelles le sang circule mal. Son corsage annonçait un buste devant lequel un sculpteur grec se fût agenouillée. Sa chevelure, d’un blond cendré qui reposait la vue, paraissait d’autant plus fournie que la mode était alors de porter les cheveux relevés. Sa joue, pleine, appelait le baiser. La nature enfin avait fait et achevé avec amour, en cette adorable vierge, son œuvre de mère et d’artiste.

Mais pendant qu’Henri n’avait pu arracher de son cœur sa passion pour Julia, Madeleine avait nourri dans le sien son amour pour Henri. Et tout observateur, à la vue de la petite ride que le sourire amer avait creusée au coin de la lèvre de la jeune fille, à la vue du sillon bleuâtre que le désir avait tracé an dessous de son œil, mais que le regret avait plus d’une fois arrosé, tout observateur se fût dit que cette pauvre vestale, — précisément parce que la nature l’avait si bien douée, — s’ennuyait depuis longtemps auprès de cet éternel feu sacré et qu’elle eût certes préféré entretenir humainement un amour partagé !

M. Jacquin, que l’avarice eût rendu observateur s’il ne l’avait été, s’écria, après les quelques minutes consacrées d’usage à la civilité honnête et vraiment puérile :

— Maintenant chez Foyot !

Henri n’aurait pas pu refuser, mais il eût mieux valu pour Madeleine qu’il n’eût pas accepté. Triste déjeuner que celui-là, pour la tendre amoureuse que, sans le savoir, un aveugle torturait !

De la comique et célèbre scène du premier acte de Tartuffe dans laquelle Orgon, sans s’inquiéter de la maladie de sa femme, s’informe quatre fois de suite de la santé de Tartuffe, Henri s’était fait dramatiquement le plagiaire.

Il parle beaucoup ; il interroge tantôt M. Jacquin, tantôt Madeleine, mais chaque question qu’il pose a trait indirectement à celle qu’il ne peut oublier, ayant été trahi par elle !

Il se fait raconter le mariage et la vie de Julia. C’est Glouboux qui, devenu maire, grâce à M. Jacquin, a demandé à Julia le fameux « oui » après lequel on ne peut plus dire non… Mme Francisque Husson n’avait pas cessé de venir passer tous les ans la belle saison à Morlancourt. Elle y était même accouchée, et l’enfant avait été confié à une nourrice du pays…

Après avoir payé ce déjeuner, qui avait été pour Madeleine le repas des funérailles, M. Jacquin proposa de faire une promenade au Luxembourg. Peut-être fut-ce seulement en se, levant de table et en voyant Madeleine remettre gracieusement sa pélerine et son chapeau qu’Henri s’aperçut que la jeune fille était digne d’être aimée :

— Hé ! hé ! dit-il tout bas à M. Jacquin, vous allez bientôt marier Mlle Madeleine…

— Je ne demande pas mieux, fit l’homme d’affaires qui, pour la première fois de sa vie, peut-être, répondait franchement.

Quand ils furent dans la rue, M. Jacquin reprit :

— Comment, jeune homme, vous n’offrez pas le bras à ma fille ?

Madeleine rougit, Henri fit le galant, et l’on se dirigea vers la plate-forme, où la jeune fille, dont la douleur contenue brisait le cœur et les jambes, manifesta le besoin de s’asseoir. On prit des chaises, et M. Jacquin digérant sans mot dire, les jeunes gens, assis à une distance respectueuse l’un de l’autre, ne se crurent pas forcés de parler, et, les regards parallèles à la terre, s’enfoncèrent chacun dans son rêve.

Cependant, un jeune homme, une jeune fille, celle-ci et celui-là venus d’un côté différent, tous deux mal mis, mal peignés, s’étalent assis coude contre coude sur un banc de la plate-forme, où ils s’étaient donné sans doute rendez-vous. La jeune fille tenait sur ses genoux un cornet de pommes de terre frites, payé au plus deux sous, le jeune homme brisait entre ses doigts un assez gros morceau de pain, qui devait être rassis.

Ils n’avaient rien à boire ; le soleil avait bu tout le grand bassin du Luxembourg.

Ils paraissaient heureux pourtant ; ils l’étaient. Ils s’aimaient. Le jeune homme tendit la plus grosse moitié de son pain à la jeune fille, qui voulut prendre l’autre. Alors, autour de ce groupe composé d’un pauvre et d’une pauvresse qui luttaient à qui se priverait davantage, l’air brilla comme autour du soleil. Ce fut M. Jacquin qui en fut le premier ébloui. Ces amoureux lui rappelèrent sans doute une de ces lointaines scènes, qui ont le privilége de rester douces, même au souvenir d’un M. Jacquin ; il écarquilla les paupières pour mieux ; revoir, tout séduit, quelque heure de sa jeunesse…

Mais M. Jacquin ne se laisse pas longtemps distraire par la poésie.

Il se dit aussitôt qu’il y avait un parti à tirer de ce spectacle ; il toussa de la façon significative que l’on connaît, et arracha à leurs rêves isolés Henri et Madeleine pour leur montrer de la tête ce banc illuminé par l’amour.

La jeune fille, ne consentait à manger une pomme de terre qu’après en avoir mis deux bu trois dans les mains du jeune homme qui les remettait en cachette dans le cornet ; c’était charmant. Leurs yeux brillaient ; les yeux de Madeleine brillaient ; les yeux d’Henri brillèrent ; ceux de M. Jacquin étincelaient.

Trouvant sa fille et le poëte suffisamment fascinés par ce tableau, l’homme d’affaires alluma un cigare et se plaça de façon à ne pas les gêner, si la vue des amoureux ? du banc leur inspirait de tendres réflexions, plus tendres ; encore à échange. Hélas ! Madeleine songeait bien au bonheur qu’elle éprouverait à préparer de bons petits repas pour son Henri, mais Henri se disait que ce ne serait point du pain sec le pain qu’il mangerait, comme ce pauvre si riche, à côté de Julia !

Une fois pourtant, le besoin de communication si naturel aux hommes, fixa les yeux d’Henri sur ceux de Madeleine. Des prunelles de l’un aux prunelles de l’autre un long regard s’établit, sur lequel passèrent comme sur un pont les rêves d’amour de chacun. Un instant, Madeleine put croire qu’Henri l’aimait ; dans cette enivrante pensée, elle oublia sa jalousie, ses angoisses.

— Alors vous dites, lui demanda le poëte, qu’elle aussi est heureuse avec son mari ?

Une crispation nerveuse prit à la gorge la jeune fille, qui revenait au supplice en même temps qu’à la vérité. Elle ne répondit pas, et quand elle fut parvenue à comprimer les larmes qui lui étaient montées aux yeux, elle prétexta des commissions à faire et entraîna son père hors du jardin. Henri était trop poli pour ne pas leur offrir de leur servir de guide dans Paris. Naturellement M. Jacquin s’était empressé d’accepter. Mais, avenue de Médicis, la jeune fille, à qui son père avait proposé d’aller en voiture, monta dans un fiacre à deux places, et après avoir invité son père à se mettre à côté d’elle, dit :

— Eh bien, adieu, monsieur Henri.

Dès que le jeune homme se fut éloigné, Madeleine, s’enfonçant dans l’angle de la voiture et cachant sa tête dans ses mains, donna cours à ses larmes de veuve. La seule consolation qu’elle voulut accepter de son père, fut la promesse qu’on retournerait le soir même à Morlancourt, et, bien que M. Jacquin ne fût pas habitué à tenir les promesses qui le gênaient, il fallut qu’il tînt celle-là. Il était intérieurement furieux. Le mariage de sa fille était la première affaire qu’il ne réussît pas. À Morlancourt, Henri lui avait échappé. Maintenant c’était Madeleine qui, fiévreuse, irascible, — elle, si douce d’ordinaire, — malade, fuyait Henri ! Le ciel, auquel il croyait avec superstition, jugeait-il donc qu’il était temps enfin de punir dans la seule chose et dans le seul être qu’il aimât au monde, l’argent et sa fille, cet homme dont toute la vie avait été si malhonnêtement heureuse ?

En rentrant chez lui, Henri trouva sons sa porte un faire-part qui lui fit une peine profonde et une lettre qui lui causa avec d’amers regrets un grand souci. Le faire-part lui annonçait que son protecteur était mort ; la lettre lui apprenait que le sénateur avait déshérité — peut-être pour la petites veuve ! — l’unique parente qui lui restât, Mme de Lamotte, sa soeur, une veuve sérieuse que le mariage avait ruinée.

Pourtant M. de Bory avait laissé avec d’autres menues choses à Mme de Lamotte les quinze cents francs prêtés à Henri et que celui-ci s’était engagé à rendre par une lettre qu’il avait, dans son enthousiasme et sa délicatesse, envoyée le jour même du prêt à son protecteur. Mme de Lamotte, effrayée d’être presque sans fortune, se permettait de prier M. Henri de lui faire parvenir le plus tôt possible tout ou partie des quinze cents francs.

Avec rage le poëte se remit à la tâche. Il passa des heures ardentes à caresser une belle phrase, à forger un vers d’airain, à ciseler voluptueusement ces bijoux littéraires que la foule commence à admirer quand elle les a regardés trente ans. De nouveau il copia ses manuscrits, il parcourut tous les bureaux de journaux, il flatta des libraires infimes. Les libraires le mirent poliment à la porte en lui objectant que son livre ne s’était pas vendu. Dans les bureaux de rédaction, on lui dit : « Faites-nous du reportage ! » Et voilà pourquoi je parlais de Confucius au commencement de ce chapitre. Les souverains des Etats de Tsie, de Guei et de Tsou refusaient les services du sage et avaient bien raison ; il a fait plus de trois mille disciples ! Que les libraires repoussent d’abord les vrais littérateurs, que les journaux et le public ravalent les jeunes poëtes, tant mieux ! Ceux que Dieu appelle vraiment à la gloire ne feront que plus d’efforts pour la conquérir et sauront toujours bien franchir les barricades.

Donc Henri n’en continua pas moins à travailler la nuit pour l’avenir. La journée, il la consacrait à ce que nous nommons le métier.

Après trois mois de cette existence, il était à même de porter à Mme de Lamotte un assez joli à-compte quand son propriétaire, auquel il en était arrivé à devoir plusieurs termes et qui avait appris que le retardataire gagnait de l’argent, le mit en demeure de payer lesdits termes, « à peine d’être expulsé. » Henri dut lui donner une somme encore plus forte que celle qu’il destinait à Mme de Lamotte, et reçut de la sœur du sénateur une insolente lettre qui jeta le découragement dans son cœur :

— Ainsi voilà, pensa-t-il, à quoi a servi uniquement ce livre auquel j’ai consacré les meilleures années de ma jeunesse ! Faute de l’argent qu’il a coûté et qu’il n’a point rapporté, une pauvre dame se trouve tellement dans l’embarras qu’elle en oublie à quel monde elle appartient !

C’était l’heure du dîner. Il avait faim, mais n’avait plus d’argent. Il passa chez son éditeur, qui ne lui devait naturellement pas un sou ; il lui demanda la permission d’emporter dix exemplaires de son ouvrage, en se disant qu’au moins « cet affreux bouquin » servirait à le nourrir ce soir. Il alla sur les quais, où l’attendait la dernière honte, dont puisse rougir un auteur. Les bouquinistes, auxquels il proposa tour à tour de leur vendre ces dix exemplaires, lui répondirent comme s’ils s’étaient donné le mot : « Des vers ! oh ! mon cher monsieur, nous en sommes inondés… Ah, si c’étaient seulement dix ouvrages différents…. Puis, c’est de cette année-ci… Les clients verraient bien que ça n’a pas eu de succès… Il faut un magasin pour mettre ces choses-là… »

L’un des bouquinistes offrit à Henri deux sous par volume. Henri lui tourna le dos et s’adressa à un autre qui le guettait et lui offrit quinze sous pour le tout. Le poëte lui répondit par un juron et se dirigea vers un troisième, qui avait une bonne figure honnête ; celui-là lui dit : « Mon bon monsieur, le métier ne va point ; ça ne vaut pas plus de quatre centimes par volume. »

Ce marchand était installé à l’angle du pont des Arts. Henri monta sur le pont et au grand ébahissement des passants jeta avec fureur ses volumes dans la Seine. Quand on n’a pas le sou, on croit toujours qu’on va mourir de faim ; il alla à son journal, où ne trouvant plus ni caissier, ni collaborateur, il emprunta cent sous à un garçon de bureau et se sauva vite.

Il était si honteux qu’il n’en avait plus d’appétit.

Jamais il ne s’était avili à ce point. On ne descend point dans la bohème sans haut-le-cœur. Il compara le reporter méprisable qu’il était au grand auteur patient qu’il aurait pu être, s’il avait épousé Julia. Puis de nouveau il pensa à Mme de Lamotte qui ne tarderait sans doute pas à lui récrire avec plus d’insolence encore. Et par la raison que les tourments forment toujours le chapelet, il égrena, un à un, ses infortunes d’amour, ses embarras d’argent, ses mésaventures littéraires… Les larmes aux yeux, il rentra chez lui, sans avoir seulement pensé à dîner. Pour la première fois de sa vie, il se trouva seul ! Il était fatigué de la lutte. Venait de sonner pour lui l’heure de la grande désespérance, l’épouvantable harpie, des griffes de laquelle on ne sort pas toujours !