Dans l’Inde (Revue des Deux Mondes)/01

Dans l’Inde (Revue des Deux Mondes)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 89-113).
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DANS l’INDE

I.
EN MER. — CEYLAN. — LE BOUDDHISME.


EN MER.


3 novembre 1888.

Nous passons à la hauteur de Massaouah. Voici trois jours que nous descendons tout droit dans le sud. Un beau matin, comme les lignes blondes du Sinaï s’évanouissaient à l’horizon, nous sommes entrés dans les régions brûlantes. Chaleur molle et moite, où les membres semblent se dénouer, où tout l’être se fond et se défait, chaleur humide qui, nuit et jour, accable et prosterne. Par instans, les vêtemens brûlent : on voudrait les arracher. On ne descend plus aux heures des repas; la journée passe, et l’on reste inerte sur la même chaise longue. Malgré la double tente qui, de tous côtés, couvre le navire et cache la mer aussi bien que le ciel, les yeux sont enflammés par l’excès de lumière.

Avez-vous lu l’Ancient Mariner, le fantastique poème de Coleridge? Cette navigation ressemble à la sienne. Même engourdissement, même torpeur étrange que l’on ne parvient pas à secouer. Pas un souffle ; notre vitesse annule celle du vent, qui vient de l’arrière; l’air de leu pèse, immobile, et l’on a l’illusion que le bateau n’avance plus. Cette mer ne paraît pas naturelle; on la croirait ensorcelée, frappée d’une malédiction ; elle n’a pas la fluidité de l’eau. Quelquefois, on l’aperçoit à travers une fente de la toile qui nous protège de son intolérable éclat. C’est une nappe de verre en fusion, inerte, épaisse, pesante : rien de lugubre comme son flamboiement monotone sous le soleil. Au loin, elle fume : cela fait une moiteur blanchâtre qui tremble, une brume vacillante et vague où l’eau s’enfonce et, à quelques kilomètres, disparaît... Là-bas, derrière l’horizon, on devine de vastes déserts enflammés, des solitudes terribles où rien ne vit.

La nuit, renaît la sensation de fuite et de glissement vers un monde inconnu. Les constellations quittent leur place familière. Tous les soirs, elles ont avancé de quelques degrés vers le nord. La Grande-Ourse plonge à l’horizon septentrional. Voici qu’elle a perdu deux, trois de ses grandes étoiles; voici qu’elle n’est plus visible. A l’avant, les quatre pointes de la Groix-du-Sud surgissent, étincelantes, et, lentement, la grande ceinture de la Voie-Lactée recule.

Couché sur le pont qui, dans la nuit, semble désert, on écoute l’incessant bruissement de l’eau ; les yeux dans le poudroiement des astres, on se sent monter vers l’équateur, avancer sur la convexité du globe, sur la grande surface nocturne tendue dans le vide ténébreux, et, à certaines minutes, on croit saisir la fuite régulière des étoiles, des éternels points de repère perdus à des millions de lieues, au fond de l’inconcevable espace...

... Une heure du matin. — Trente-huit degrés de chaleur, et cette chaleur est toujours humide. Étranges somnolences, coupées de réveils fiévreux où le pullulement des astres apparus tout d’un coup est un effroi. On roule dans un sommeil lourd, dans une nuit épaisse où la cervelle tâtonne confusément parmi des éclairs d’angoisse, des évanouissemens brusques, avec des chutes subites dans du noir, et l’on se débat faiblement contre une torpeur écrasante. Puis une sorte d’exaltation et de fièvre, une lucidité singulière de l’esprit, des souvenirs qui surgissent par files, des pans de la vie apparus tout entiers, et brusquement, autour de soi, l’étonnante nuit tropicale, large et lumineuse, d’un bleu profond d’éther entre les étoiles qui flambent au ras de l’horizon, aussi claires qu’au zénith. Et la mer n’est pas obscure, mais pénétrée d’une lueur profonde, illuminée dans ses fonds par la clarté qu’elle a bue pendant la journée, sa surface tout éclaboussée d’astres réfléchis...

Quatre heures. — Les poussières blanches qui tachaient l’espace sont effacées. Seules, les larges étoiles palpitent d’un éclat devenu blanc. Maintenant, un peu de rose affleure à l’Orient, un rose pâle, imperceptible. Tout d’un coup, ce rose a fait le tour de l’horizon, et c’est comme un fluide profond et léger, d’une infinie ténuité, qui se fond délicieusement dans l’espace blanchâtre. Le bleu de l’eau apparaît, un bleu terne, neutre, chaste, qui n’est pas encore touché par le soleil. L’horizon recule, se limite, et le cercle des eaux s’élargit encore une fois dans la lumière.


5 novembre.

Arrivés cette nuit à Aden. Ce matin, en ouvrant les yeux, j’aperçois la côte. Comment exprimer cela ? C’est une terre nègre, nue et noire, sous le soleil qui brûle, une montagne de houille écroulée dans la mer. Nulle vapeur, nulle végétation n’adoucit la silhouette aiguë des sinistres roches volcaniques qui découpent avec une implacable dureté le bleu du ciel. Devant ce paysage d’enfer, l’eau paraît plus fraîche et plus fluide, d’un vert plus tendre et plus délicat. À gauche, la terre d’Arabie, un désert éblouissant et paie qui se fond au loin dans l’ondoiement blanc de la chaleur.

Nous partons presque tout de suite. Impossible de visiter Aden. D’ici, j’aperçois sur un chemin des groupes de nègres superbes, drapés de rouge, d’un rouge brutal et victorieux dans cette lumière, flamboyant sur la noirceur du paysage ; des chameaux maigres, arides, balançant leurs fines têtes lippues avec une ondulation douce et hautaine ; des files de petits mulets bibliques, deux soldats anglais, la raquette de tennis à la main. Tout ce monde avance sur une route de cendre qui longe les roches carbonisées.

À bord, des juifs huileux, de figure avide et piteuse pleurent pour nous faire acheter des plumes d’autruche. Avec une obstination tranquille et invincible, ils se collent à nous, ils nous enveloppent de leurs gestes tenaces et craintifs. Quel contraste entre ces physionomies lamentables de chiens battus et la gaîté des négrillons souples, au large rire blanc ! Leurs torses cambrés et dispos sont tout brillans de soleil. Un tout petit, cinq ans à peine, un bébé noir, avec des grimaces impayables, des gaucheries gracieuses de jeune chat, veut à toute force me vendre et me mettre dans la main une vieille roupie de la compagnie des Indes. Étrange contact de cette petite paume de singe, sèche, parcheminée.

On jette à l’eau des piécettes d’argent, et tout ce petit monde plonge. Les jarrets se débandent avec une détente sèche de grenouilles, les têtes crèvent la surface moirée, et l’on suit le gigotement noir, qui s’évanouit dans les profondeurs vertes de l’eau pâle. D’autres pagaient, à cheval sur des troncs d’arbre, s’excitant avec un claquement des mâchoires, des cris stridens qui rappellent le bruissement des sauterelles. Voilà les petits enfans de la côte et de la mer. Insouciance, joie de remuer au soleil, comme celle des insectes éclos sur les plages qui sautillent dans le sable. Peu importe que le requin les happe dans un plongeon ; peu importe qu’une hirondelle gobe une mouche en glissant dans la lumière. Justement, l’un de ceux-ci, le plus alerte de tous, a eu le bras droit enlevé d’un seul coup de la formidable mâchoire, et l’on s’étonne presque que le bras n’ait pas repoussé tout seul, comme une patte de homard.

Quatre navires anglais, arrivés en rade cette nuit, repartent presque tout de suite. Notre bateau, long, mince, bas sur l’eau, avec ses deux cheminées obliques fumantes, semble un coureur arrêté malgré lui, encore et toujours en élan, pressé de reprendre sa course, d’arriver là-bas, à la rive lointaine du Japon.

À neuf heures, j’entends de nouveau la pulsation de l’hélice qui, sans arrêt, va battre encore pendant huit jours…


6 novembre.

Sous la double tente, les soirées sont pénibles : odeurs fades de cigarettes, de cuisine, d’huile de machine. D’ailleurs, on est las de faire les cent pas avec des connaissances de voyage, d’échanger des lieux-communs à propos du général Boulanger ou de M. Gladstone, de subir toutes les banalités de cette civilisation. On voudrait fuir le coudoiement de cette foule qui circule sous la lumière Edison, semblable à toutes les foules d’Hyde-Park ou des Champs-Elysées ; grands Anglais corrects qui, par principe, soignent leur digestion et chaque soir, à cette heure, font le cinquième mille de leur promenade hygiénique ; fonctionnaires français qui fument, accoudés sur les bastingages ; flâneurs qui bâillent, étalés sur des chaises longues ; enfans aux jambes nues qui poussent des cerceaux tandis que les mamans brodent, lisent le dernier Besant ou le dernier Maupassant. Du salon des dames partent des airs de valse entendus sur tous les orgues ambulans de Paris et de Londres, le Beau Danube bleu, ou bien Sweet Dream faces, ou cet éternel Kathleen Mavourneen qui, malgré la sentimentalité sotte de ses paroles, saisit toujours par sa mélancolie de vieille chanson… Que tout cela est connu !.. Et pourtant, on ne peut s’abstraire de toutes ces choses usées… Vraiment, il faut un grand effort pour ressaisir par l’imagination l’étrange réalité, pour songer à l’étendue obscure qui nous porte, qui se meut dans la nuit autour des bruits humains, aux trois mille mètres verticaux qui nous séparent de cette terre sous-marine éternellement opprimée du poids de l’eau noire, à ces fonds inconnus où les choses sont immobiles depuis des milliers de siècles... Mais allez tout à l’arrière et levez la tête au-dessus de la tente : brusquement les promeneurs disparaissent, les valses cessent, la lumière Edison s’éteint. Un vent violent vous frappe au visage et vous surprend. Tout d’abord, vous ne voyez rien que la noirceur du vide : soudain les grands mâts surgissent avec l’entre-croisement des vergues, leurs immenses lignes géométriques, balancées lentement sur les claires étoiles, sur le fourmillement des poussières cosmiques : une rumeur infinie emplit l’obscurité. A vos pieds, sous un bouillonnement noir, des masses phosphorescentes, des globes bleuâtres fuient, et, battus follement par l’hélice, font une large route laiteuse, un grand sillon vague dans les ténèbres. Et l’on se croit seul sur l’énorme chose qui court aveuglément dans l’ombre, perdu dans la nuit entre le mystère de cette eau qui couve une vie lumineuse et le mystère de ce ciel où luisent, en taches blanchâtres, les soleils qui ne sont pas encore formés, — entre ces deux noirceurs accablantes où flottent les ébauches, venues on ne sait d’où, des mondes et de la vie.


7 novembre.

Peu de promeneurs sur le pont, ce matin. Toute la journée, de grands mouvemens de roulis : le navire se couche lentement à bâbord, se relève, se couche à tribord et ses trois mâts décrivent leur oscillation régulière sur le ciel... L’énorme bête, dont on perçoit les sourdes pulsations intérieures, tressaille, exulte de ce mouvement puissant et lent, de ce profond balancement rythmique, de cette course en avant dans la lourde houle bleue qui soulève la mer en larges dômes vitreux, de toute cette agitation qui nous vient du Sud, des grands espaces d’eau qui couvrent tout l’hémisphère austral. Par-delà l’épaisseur des bastingages, c’est un tumulte liquide, un fracas joyeux d’écume splendide croulant dans du bleu, de folle poussière blanche étalée en nappes frémissantes dans un éblouissement de lumière et qui s’enfuit en sillon sinueux avec un grand bruit de soie qu’on déchire.

Tout alentour, le disque de la mer, d’un bleu étonnant, tout brûlant par tribord comme une plaque ardente... Rien que l’eau stérile, enflammée, livrée à la fureur du soleil embrasant, du Seigneur qui, là-haut, dévore le ciel, peuple l’espace de son rayonnement, — rien qu’une splendeur infinie et morne, rien que ces forces brutes, la chaleur et la lumière, rien que des choses éternelles dont l’indifférence accable ; nulle vie. Eux-mêmes, les petits poissons volans semblent des flammes qui rebondissent sur la surface irritée, brusquement dardés comme des traits de feu blanc...

Au bout de plusieurs jours, cet éclat universel attriste et le cœur se serre d’une tristesse invincible. Je conçois les nostalgies de nos marins du Nord condamnés à errer par ces immensités splendides. Ici, l’infini n’a plus rien de vague ou de doux; il a perdu ce charme mélancolique qui attire et tente, cette tristesse subtile que l’on savoure en en souffrant. Il écrase, il stupéfie. Volontiers on reste immobile avec la sensation toujours présente d’un poids au cœur : on redoute de remuer. C’est une prostration de tout l’être sentant qui ne peut faire effort pour se relever. Le monde intérieur des souvenirs se met à vivre : il grandit, il emplit l’esprit. C’est une obsession amollissante que l’on n’a pas la force de rejeter, un demi-rêve très simple et pourtant lourd d’émotion. Des figures apparaissent comme dans une vapeur qui se déchire et se referme : des épaisseurs de feuillage jettent une clarté verte, un coin de route mouillée tourne dans l’ombre entre des genêts fleuris, de petits arbres sombres se tordent sur un ciel gris, quelques toits de chaumières luisent, lavés par la pluie. Pourquoi donc aujourd’hui n’ai-je pu chasser la vision d’un coin de cette triste rade de Brest? — Je le vois encore : c’est au-delà du Portzic. Solitude absolue. Des champs nus, des champs navrés d’hiver font des carrés ternes entre de petites haies noires. Le vent vient avec les nuages : ils montent, et, insensiblement, tissent un grand voile pâle sur le ciel. Trois arbres frôlent et froissent leurs grêles ramures. Derrière est le Goulet : que cette eau est froide et grise, tourmentée d’un frisson obscur qui va s’irradiant du point où tremble le morne soleil réfléchi ! Un frisson la tourmente entre les deux côtes qui semblent de fer rouillé. Sur ces falaises, pas un détail, pas un accident dans la couleur. Rien que la dure et âpre silhouette. Sensation profonde de mélancolie amère, non passagère, mais éternelle. Ces pierres, ces ajoncs, cette eau, ce petit vent glacé, il semble que tout cela ait toujours souffert ainsi, durement et patiemment... Longtemps, longtemps l’eau grise frissonne entre les deux murailles de 1er rouillé. Enfin, on remarque une chose étrange : au-dessus de ce rude promontoire de pierre, très haut dans la pâleur du ciel, il y a comme des flaques et des traînées de sang, des clartés rougeâtres, de mystérieuses lueurs immobiles et ternes. Et l’on comprend que ce sont encore les eaux, mais des eaux infiniment éloignées qui semblent hors de notre monde. Au-dessus pèsent des ténèbres, une cendre froide, épaisse, où la mer lointaine, empourprée par un soleil invisible, s’enfonce, s’éteint, finit comme une souffrance qui s’absorbe dans le néant.


CEYLAN.


9 novembre.

Hier, entre deux parties de palet, une petite girl anglaise, toute pâle et mutine, a promis un sourire au commandant si nous arrivions ce soir à Colombo, et le commandant va gagner son sourire. A cinq heures, des taches brumeuses sont visibles dans l’Est. Vers six heures, sous un ciel lourd, sous de grands nuages violacés, on aperçoit une terre basse de cocotiers. A mesure qu’on avance, on distingue le peuple des hautes tiges rigides et sveltes, qui, d’un jet oblique, s’élancent dans un épanouissement de palmes. C’est une vaste forêt qui paraît surgir de la mer. A deux milles de la côte, on n’aperçoit pas encore le sol, mais seulement de la verdure sombre. De tous côtés, cette végétation toute-puissante, regorgeante de force et de sève, la grande végétation équatoriale qui jaillit d’une terre trempée par les orages, déploie ses vertes palmes dans l’embrasement de l’air.

Nous n’avons pas encore stoppé, et pourtant la sensation du monde équatorial est déjà très nette. Ce n’est pas la limpidité, le bleu fluide de l’Orient classique. L’eau et le ciel ont ici je ne sais quoi de violent et de surchargé. On devine un pays d’orages et de typhons, un monde situé sur la ceinture du globe, en face d’un hémisphère liquide, une nature accablante où le soleil est presque toujours vertical...

Maintenant, la mer s’assombrit, se couvre de rougeurs, de moires mouvantes. Elles s’effacent, et il reste une sombre lueur violette qui palpite sous le ciel tumultueux. Là-haut, c’est un chaos de lumière et de couleurs ; dans l’Ouest, un vague rayonnement de rose paisible ; à l’Orient, d’énormes nuées roulent, s’entassent, s’écroulent en fantastiques amas de violets, de verts, d’oranges enflammes. Puis, tout devenant livide, des amoncellemens noirs, des amas de gigantesques formes mortes.

Mais l’eau lourde, huileuse, épanche encore une mystérieuse clarté qui tressaille dans l’espace terne. A la surface, un fourmillement d’êtres noirs qui grouillent entre les vagues, sur des pirogues à balanciers, sur des troncs d’arbres creusés qui glissent, se collent aux flancs du navire avec une clameur assourdissante... Et rapidement, en deux minutes, tout cela disparaît dans la nuit, nuit impénétrable, étouffante et que vient emplir une lourde, une violente pluie chaude.


À terre, impossible de rien voir, l’obscurité est trop épaisse. Plus loin, à la lueur du gaz, je devine de larges allées droites de terre rouge, bordées de grands jardins, de palmiers. La chaleur, supportable sur l’eau, est accablante ici. L’atmosphère, immobile, chargée de la senteur troublante des fleurs invisibles, pèse sur la ville muette… Très vite, les pieds nus, silencieusement, des indigènes en étroites robes blanches nous frôlent, passent, disparaissent… Un monde tout à fait nouveau, tout à fait différent de l’Orient d’Egypte… Oui, on se sent très loin dans ce silence, dans cette nuit, dans ces parfums lourds, dans cette chaleur molle…

L’Oriental-Hotel est un vaste et confortable bâtiment. La propriétaire, une Anglaise fort correcte, m’installe avec des ordres brefs que les serviteurs accueillent par des inclinations muettes de la tête. On me donne une grande chambre blanchie à la chaux ; point de meubles, rien qu’un petit lit de fer, couvert d’une moustiquaire, et un fauteuil profond de paille fraîche où l’on s’affaisse pendant les heures pesantes et silencieuses… Au plafond, une tache bizarre : un petit lézard immobile, puis deux, trois petits lézards immobiles qui me guettent avec des yeux très fins.

Dans les longs couloirs, des nuées de serviteurs bengalis et cinghalais, frêles, de figure douce. Ils glissent sans bruit, avec des gestes timides, très respectueux devant les grands et lourds Européens, devant les beaux et musculeux Anglais, qui, en habit de soirée, le jabot resplendissant, avec une démarche d’êtres supérieurs et inabordables, pénètrent dans la vaste salle à manger.

Elle est très belle, cette salle, pleine d’Européens de passage, qui font des taches noires sur la foule blanche des Asiatiques. C’est ici comme un grand buffet posé au carrefour des grand’routes de la terre. À ces tables, se rencontrent des voyageurs partis des points opposés du globe,… passagers du Paramatl qui fait route demain pour l’Australie et la Nouvelle-Zélande, militaires français, passagers du Calédonien, qui continue ce soir vers Singapour et Saïgon, Chinois qui vont visiter l’Europe, civilians anglais qui vont administrer l’Inde.

En face de moi, quatre Français, riches bourgeois fatigués de la Suisse ou de l’Ecosse, qui vont faire un tour au Japon, Parisiens de naissance et de race, flâneurs du boulevard, lecteurs du Figaro, habitués du Palais-Royal, admirateurs de M. Sarcey, républicains et libéraux à la façon de M. Thiers, l’un lauréat de l’Académie des Sciences morales, tous les quatre produits typiques de l’éducation française, du lycée, de l’Ecole de droit et du boulevard. Deux d’entre eux ont de la littérature et de la philosophie : la philosophie de Victor Hugo et de M. Paul Bert. Avec cela une verve un peu amère, mais brillante, un esprit lucide, mais visiblement dérouté par la vue d’un monde qui semble pouvoir se passer de Paris. Un autre est plus simple, d’une pousse plus vaillante et plus drue, plus sanguin et plus rude, plus naïvement épanoui, plus largement jouisseur, bruyant et galant, moins gourmet et plus gourmand, tout à fait le bourgeois gras qui digère le ventre au leu, le représentant de la classe moyenne, tel que l’a conçu M. Zola. Ils sont Là, le sang à la tête, le geste et la parole rapides, la figure mobile à côté des Anglais pâles et calmes, des Cinghalais graciles, les deux premiers agréablement excités, le troisième trônant, épanoui, dilaté, déboutonné, plus heureux, plus jovial et naturellement égoïste que jamais. Il crie : « A nous les vins généreux ! » Et l’on boit le champagne dans les grands verres. Deux cents convives festoient. Les immenses pankahs se balancent lentement, d’un mouvement régulier et ample, rouges entre les grands murs de chaux blanche... Sur les nappes qui resplendissent, une profusion de grandes fleurs sanglantes, et, tout autour de nous, l’agitation d’une multitude de serviteurs cinghalais, très graves, très doux, un peigne d’écaille blonde posé au haut de leur chignon, sombres dans leurs minces jupes blanches, muets, portés sans bruit par leurs pieds nus entre les tables fleuries et peuplées de dîneurs.


10 novembre.

Au matin, nous traversons la ville, étonnante ville où l’on ne voit que de la verdure, où les plantes cachent les maisons. L’air est humide et très chaud, profondément pénétré de lumière moite.

Les rues sont les allées d’un grand jardin tropical. Les palmiers, les fougères, les ébéniers, les santals, la cannelle, le camphre, les ananas, les plantes aux sucs violens; les fleurs précieuses y sont chez elles, s’y épanouissent à l’aise, et toute cette vie végétale répand partout le même grand parfum qui entête... On songe que cet été est éternel, que, sans arrêt, tous les mois, la chevelure sombre des grands cocotiers se couvre de ces fruits pesans, que cette terre rouge travaille incessamment, que toujours elle pousse en avant ce pullulement de larges fleurs, que toujours ces palmes ont la même splendeur souple et verte. Toutes les tiges ondoient, s’enlacent : rien ne rappelle ici la croissance régulière et lente de nos arbres d’Europe. Les cocotiers ont un éclat et une mollesse de grandes herbes : on dirait d’énormes graminées fragiles, pliantes, tout humides de sève, qui auraient démesurément grandi dans une chaude nuit de juin. Quelques-uns s’élancent très haut, surgissent au-dessus du fouillis de tous les autres, avec une courbe flexible, avec un élan fort et svelte, leurs palmes sublimes, épanouies largement dans l’éther tiède.

Et la route rouge s’allonge entre des monceaux lustrés de palmes retombantes, des masses de végétation sombre où les lames végétales qui débordent font des éclats de lumière verte... Çà et là, de grands étangs d’eau noire, eau qu’on ne voit point, tant la végétation environnante s’y mire avec éclat et précision. De grandes bandes de lotus roses y traînent et ne semblent pas plus réelles que la verte image des palmes reflétées... Çà et là, toute blanche au fond d’un fabuleux jardin, une noble villa couronnée de cocotiers, galeries, vérandahs, balustrades, perrons chargés de fleurs enchantées. Timides, grêles, des Cinghalais vont, race délicate et douce, aux grands cheveux d’ébène, aux grands cheveux de femmes, race alanguie par le perpétuel été, par l’éternelle lumière humide. Ils vont avec lenteur, leurs sérieuses et placides figures, étrangement exotiques, exprimant une âme inconnue, l’âme qu’a pu former ce monde très éloigné du nôtre...


J’ai pris le train pour Kandy, et j’ai fait en wagon la connaissance d’un gentleman cinghalais. Très civilisé, ce gentleman, très correct dans son veston de tweed qui ferait honneur à un masher de Londres, la boutonnière décorée d’une fleur de gardénia; seulement ses jambes sont serrées dans un fourreau blanc très étroit. Physionomie presque européenne: un Italien plus fin, féminin et basané. Traits osseux, saillans, jolies boucles noires de sa barbe dure et luisante.

Après un quart d’heure de silence, la conversation s’engage comme dans un wagon d’Europe. Il m’offre des allumettes et remarque qu’il fait très chaud. Une phrase sur la température, c’est, en pays anglais, un rite nécessaire et préalable par lequel les êtres humains entrent en communication. A présent, en quelques mots très précis, il me renseigne sur la population de l’île, sur l’administration, sur les religions. A mesure qu’il va, je sens combien profonde est chez lui l’empreinte anglaise; il parle la langue avec une pureté singulière : on ne distingue aucun accent. Il est chrétien, avocat, membre du conseil législatif. Sa pitié dédaigneuse pour « l’ignorance et l’idolâtrie » du pauvre paysan cinghalais est digne d’un colon anglais. Mais dans cinquante ans, dit-il, tout cela sera bien changé, — les chemins de fer ont déjà fait beaucoup de bien, devant eux le pays sauvage recule. — A Colombo, nous voudrions fonder une grande université, comme celle de Bombay et de Bénarès, et plus tard, quand nous en serons dignes, avoir notre parlement, une assemblée nationale élue par un suffrage à plusieurs degrés; tout cela, bien entendu, petit à petit et sans nous séparer du grand empire britannique, de l’Angleterre, à qui nous devons d’être entrés dans le « monde civilisé. » Il ajoute qu’il est « aryen, » cela est aussi clair et sûr pour lui, qu’il est sûr et clair que je suis Français. Par suite, il s’estime l’égal de tout Européen, et certainement il est supérieur à beaucoup d’Européens par l’intelligence, l’instruction, les manières.

Pourtant il est trop Anglais ; trop visiblement, l’Anglais est pour lui le modèle idéal de l’humanité. Une copie aussi parfaite n’est pas naturelle. Et puis tout cet étalage européen jure avec sa jupe blanche, avec certaines nuances asiatiques de sa physionomie. De même on aime mieux un Chinois avec une tresse et une robe bleue qu’un Japonais en jaquette et en chapeau melon. On se défie de l’adresse étonnante avec laquelle les personnages à peau jaune ou à peau noire nous imitent, et on se demande si l’imitation va plus loin que la surface, si le fonds ne reste pas mystérieusement mongol ou nègre. Certainement celui-ci travaille à m’étonner par la froideur de son débit, par la raideur de son maintien, par la lenteur nonchalante du geste dont il prend une cigarette égyptienne dans son étui d’écaille blonde...


Il est drôle, ce petit chemin de fer sur lequel compte mon ami l’avocat pour amener la civilisation au fond des forêts de cocotiers; un joli joujou, un gentil chemin de fer de poupée et qui ne doit pas effrayer beaucoup l’éternelle végétation de l’équateur. La machine ne brûle pas de vilaine houille noire, mais des bois odoriférans. Nous nous faufilons sous les grands arbres, dont les palmes font une voûte verte au-dessus de la ligne. Il y a de charmantes stations qui ne rappellent que de fort loin nos gares de France, petites cabanes toutes roses et bleues de fleurs grimpantes, enfouies sous les grandes plantes lisses. Point de buffet; mais des éphèbes sveltes et bronzés, en robes éclatantes, passent lentement, nous tendent, avec un sourire, des paniers remplis d’ananas, de mangues, de grosses bananes en grappes roses, ou bien de jeunes cocos jaunes qu’ils ouvrent lestement en trois coups de hache et dont on boit à même l’eau fraîche et parfumée.

Nous courons dans le pays bas, humide sous l’interminable forêt marécageuse. Cette terre est une boue végétale qui, infatigablement, enfante ces multitudes de grands arbres primitifs et sauvages. La lumière ne les pénètre pas : leurs verdures sombres se reflètent dans la noirceur des flaques mornes. Entre leurs troncs serrés l’air obscur dort lourdement. Les pieds dans l’eau tiède, la tête dans le feu du soleil, ils jaillissent tout droit d’un fourré de grandes fougères, enlacés, étreints par les lianes vivaces. Là dedans on devine le bourdonnement dense, l’agitation furieuse de myriades d’insectes, la vie violente et simple des premiers âges géologiques quand, après les grandes pluies, les choses organisées sortaient de la terre molle à l’appel du soleil torride.


Nous traversons le Kelanya-Ganga, un fleuve tout brun qui roule entre de hauts bambous verts ; la montée commence, et, presque tout de suite, le paysage change. On sort enfin de l’accablante forêt vierge et l’on entre dans un jardin sauvage coupé de claires et fraîches rizières, constellé de fleurs, — des fleurs odorantes du champak et de la frangipane, — un jardin de délices où des rochers reposent sous de hautes fougères tremblantes, où de petites huttes moussues, tapies sous les verdures cinghalaises, sont presque invisibles, un Eden où des perruches raient l’air d’un trait de lumière, où de larges papillons semblent des flammes qui voltigent, où les arbres sont semés de fruits d’or, où les nobles palmes lumineuses font des transparences vertes sur le ciel. Quelquefois les routes apparaissent, dans l’éclat des fleurs, comme des rubans rouges, et une extraordinaire senteur tiède, une senteur de serre, monte de cette terre pourprée.

Tout près de nous, demi-cachées par un rideau de lianes, deux hautes masses sombres, ternes comme le roc, remuent, et je reconnais deux éléphans. Pacifiques, imperturbables, leurs vastes têtes baissées, balayant la terre de leurs trompes pendantes, leurs larges pieds étalés mollement dans la poussière rouge-, ils cheminent sans hâte, ils passent comme endormis, berçant de leur mouvement monotone leurs cornacs, qui somnolent aussi. Pourquoi donc saisit-elle ainsi, la soudaine vision de ces monstres dans le cadre de cette nature équatoriale? Est-ce parce qu’ils sont chez eux dans ces fourrés, parce que l’on sait que là-bas, derrière les montagnes, leurs frères errent encore en liberté, parce qu’ils font partie de ce monde, parce qu’ils sont la manifestation vivante de cette nature, comme ces cocotiers?

Nous montons toujours, accrochés maintenant au flanc des rochers, contournant des précipices. À cette hauteur, la végétation est moins folle et l’homme peut lutter avec elle : les plantations de café et de cacao commencent. A présent, nous dominons un cirque immense qui descend au-dessous de nous à des milliers de pieds, vêtu de fougères et de palmiers, un cirque brumeux, une vallée sombre qui traverse la moitié de l’île et s’étend jusqu’à Colombo. Dans l’obscurité du fond, ce sont toujours les sauvages forêts humides, les impénétrables forêts ténébreuses d’où s’élève une mystérieuse rumeur de vie. Mais au-delà, de l’autre côté de la vallée, les montagnes cinghalaises montent dans le ciel, les vieux pics sacrés dont rêvent toutes les religions de l’île, les crêtes de pierre nue dressées vers le soleil, victorieuses, affranchies enfin du poids de tant de végétation.


Voici Kandy, l’antique ville indigène, l’ancienne capitale des rois cinghalais. Les rois cinghalais... Le mot a un charme singulier. N’évoque-t-il pas une féerie paradoxale et délicieuse, une petite cour fantaisiste comme en ont rêvé les poètes? Le vieux palais est là, au bord d’un lac d’eau noire, sous les grands palmiers.

Tout autour de la petite ville endormie au fond des collines douces, des allées heureuses serpentent entre des fleurs...

Près du palais, au bord du lac noir où des cygnes mirent leur splendeur, est un temple bouddhiste, un vieux temple étrange, un peu chinois avec ses toits coniques, ses pavillons ventrus, ses balustrades ouvragées, ses portes gardées par des monstres, un monument bizarre, biscornu, tout blanc dans l’ombre des verdures épaisses. Je ne sais pourquoi j’ai tant de mal à concevoir que ceci est un temple. Du premier coup on devine, on sent qu’une mosquée d’Egypte est un lieu sacré. Mais le monde sémite est voisin du nôtre, il l’a pénétré. Celui-ci en est tout à fait séparé et l’a toujours été. Impossible de le comprendre par sympathie, de découvrir l’état d’âme habituel de la race qui se perpétue sous ces palmes, et dont les vagues aspirations s’expriment par ces architectures, par la quotidienne offrande des fleurs au Bouddha souriant.

D’où viennent-ils et que signifient-ils, ces trois monstres inquiétans qui grimacent sur le portique? A quoi rêvent-ils, tout le long du jour, ces moines qui errent sur les parois de marbre? La tête rasée, les pieds nus, un bras nu sortant de la grande étoffe jaune qui les drape, ils glissent par les couloirs... En voici cinq ou six qui passent sans bruit, éclairant les ombres intérieures de l’éclat doux de leurs robes orange... Ils sourient avec mystère, un sourire d’une douceur et d’un sérieux inexprimables...

Le religieux qui me guide me conduit dans la grande cour centrale, jusqu’au pied du figuier sacré qui fait la sainteté du monastère. C’est un rejeton de l’arbre Bo, qui abrita pendant cinq ans la méditation du divin Çakya-Mouni. Avec une lente inclination le religieux m’en a remis une feuille : à ce moment, j’ai cru saisir ce qu’exprime sa figure, figure pâle de végétarien, immobile et fine, front saillant, lèvres intelligentes, serrées, et toujours ce même demi-sourire si grave et si paisible... Ils errent, silencieux, parmi les fleurs éternelles, à l’ombre des bambous géans, nourris des quelques grains de riz de l’aumône, ou méditent, dans l’ombre fraîche du marbre des couloirs, aux pieds de l’image sereine du grand Bouddha, très différens des hommes qui, en ce moment, l’œil soucieux, le iront plissé, se bousculent dans les brouillards de Broad-Street ou sur le pavé glissant de Paris.


Qu’y a-t-il sous cet immuable sourire? L’abbé bouddhiste, supérieur du monastère de Kandy, homme très sage et très savant, qui s’intéresse à notre Europe et juge que par leur positivisme, leur psychologie et leur morale, nos penseurs sont tout près des doctrines du Bouddha, l’abbé Sri Smangala, veut bien causer avec moi pendant une demi-heure. Il m’indique quelques livres spéciaux et me donne une idée de la vie de ces religieux. Mais, en somme, on n’aperçoit que le dehors ; on n’arrive pas à pénétrer dans les âmes.

Deux classes de moines : les novices (samanera) ou mendians proprement dits: les aînés (sramana) ou hommes qui savent contrôler leur volonté. Pour arriver à la conquête de soi-même, qui est l’objet final, le religieux suit les préceptes indiqués dans le Pittri mokkha, le plus vieux des livres sacrés du bouddhisme, et que la plus sévère critique fait remonter à l’an 350 avant notre ère.

Le moine peut posséder huit objets : trois robes, une ceinture, une sébile pour recevoir les aumônes, un rasoir, une aiguille, un filtre pour écarter de sa boisson les particules de matière organisée, qui sont sacrées parce qu’elles sont vivantes. Dans le couvent, toutes les règles qui dictent le détail de cette vie de pauvreté sont scrupuleusement observées : le novice se lève avant l’aurore, lave son linge, balaie les couloirs du temple et la terre autour de l’arbre Bo, puise l’eau de la journée et la filtre. Alors il se retire dans un lieu solitaire et médite : ayant placé des fleurs devant l’arbre sacré, il pense aux grandes vertus du Bouddha et à ses propres défaillances ; puis il prend sa sébile et suit son supérieur, qui va mendier. Ils ne demandent rien, mais se tiennent en silence devant les portes. Au retour, le novice lave les pieds de son maître, lave la sébile, fait bouillir le riz, pense à Bouddha, à sa bonté, à sa charité. Une heure après, il allume une lampe et se met à l’étude, copiant des manuscrits, ou bien, assis aux pieds de son supérieur, il reçoit son enseignement et confesse les fautes qu’il a commises pendant la journée.

Les aînés, affranchis du travail manuel, donnent plus de temps à la méditation, non pas à la prière, car le bouddhiste n’invoque point le secours d’une divinité. Pour se soustraire à la douleur. il ne compte que sur soi, usant d’un moyen que recommandèrent aussi Spinoza et les stoïciens, oubliant le moi passager, pour contempler l’ensemble des êtres. Ce monde entier, il le contemple par cinq méditations dont la première s’appelle Mutla bhavana ou réflexion sur l’amour.

Pensant à toutes les créatures vivantes et songeant quelle félicité serait la sienne s’il était lui-même affranchi du chagrin, de la passion, des mauvais désirs, il souhaite à tous les êtres cette félicité. Puis, à l’endroit de ses ennemis, ne se souvenant que de leurs bonnes actions, il s’efforce en toute sincérité de leur souhaiter tout le bien qu’il pourrait chercher pour lui-même.

La seconde méditation (Karuna bhavana) est celle de la pitié. — Pensant à tous les êtres qui souffrent et s’efforçant de concevoir leur douleur, il tâche d’y compatir et d’éveiller en soi le chagrin des autres.

La troisième est la méditation sur la joie (Muditha bhavana). Pensant à tous les êtres qui sont heureux ou qui croient l’être, le religieux se figure le bonheur des autres et se réjouit de leur joie.

La quatrième méditation (Asuba bhavana) est celle de l’impureté. Pensant à la bassesse et aux souillures des corps, aux horreurs de la maladie, le moine se dit que tout cela passe comme l’écume de la mer, que tout cela n’existe que par l’éternelle succession des naissances et des morts et que cette succession n’est qu’une apparence.

Enfin, arrive la méditation sur la sérénité (Upeskha bhavana). Pensant à toutes les choses que les hommes tiennent pour bonnes ou pour mauvaises et qui toutes sont passagères, au pouvoir et à la dépendance, à l’amour et à la haine, à la richesse et à la pauvreté, à la renommée et au mépris, à la jeunesse et à la beauté, à la décrépitude et à la maladie, il les contemple avec une indifférence invincible, avec une sérénité absolue.


Cent vingt moines dans le monastère : le couvent est une institution savante et de plus légale, respectée comme autrefois une grande abbaye, Cîteaux ou Saint-Germain au moyen âge. J’ai vu la bibliothèque, une salle retirée qui s’élève en dôme, où les palmes manuscrites sont enveloppées de linge. Dans un coin, des novices japonais lisaient, venus en pèlerins et en étudians de l’autre bout du monde bouddhiste. On m’a montré un beau livre rouge qui contient les trois pitakas ou écritures sacrées des bouddhistes du sud. Sur la première page on lit:

Au très révérend Sri Weligama, supérieur du monastère de Kandy, en témoignage de respect,

EDOUARD, prince de Galles. Vers cinq heures, le soleil est plus doux. Je quitte le temple, pressé de me perdre un peu dans cette nature équatoriale. On ne voit qu’elle ici, et devant sa grandeur on est peu curieux des hommes et des coutumes. D’où vient donc son tout-puissant attrait? Est-ce que nos ancêtres lointains, les premiers êtres qui eurent la forme humaine, apparurent dans un monde semblable à celui-ci, lorsque les grandes fougères couvraient encore les continens? Est-ce que leurs instincts, endormis depuis des milliers de siècles, se remettent à vivre en nous au spectacle des choses qui leur furent familières? Je suis une route déserte, entre des haies constellées d’étoiles bleues, jaunes, rouges, chargées d’énormes fleurs resplendissantes, aux pétales raides et satinés, sauvages ici, mais plus belles que dans les serres des rois. Et de cette floraison somptueuse, montent follement de hautes tiges souples, caoutchouc, bambou chinois, pesantes palmes, longues de dix pieds. A gauche, au-dessous de la route, un bois de cocotiers dévale, et les troncs droits, serrés, couronnés d’un large bouquet de palmes raides, semblent une armée de jeunes hommes fiers et primitifs, la tête hérissée de grandes plumes sauvages. Ils sont là par milliers, l’aisselle des branches chargée de jeunes cocos dont on devine la mollesse et la fraîcheur. Rien de puissant comme les jets parallèles, la montée rigide de leurs colonnes. On sent la violence de la force organisatrice qui les dresse hors du sol, la succion de la terre et de l’eau par leurs racines, le pullulement dans la chaleur du monde végétal. D’autres arbres portent des fruits verts, écailleux, gros comme des têtes d’hommes. Je reconnais l’arbre à pain, le jaquier. Voici le cacao, le café, le manguier, la muscade, la cannelle, l’acajou, d’impénétrables fourrés d’essences inconnues d’où surgissent en gerbes vingt espèces de palmiers, non pas roides, solitaires, poudreux comme les palmiers d’Egypte, mais souples, lisses, herbeux comme les enfans de l’équateur humide. Du pied, l’on touche l’herbe verte qui borde la route, et aussitôt, on la voit remuer, se crisper, jaunir par grandes plaques. C’est ici la plus grande intensité de la vie végétale. Elle frémit dans ces sensitives, elle se roidit dans ces grosses lianes qui, projetées des plus hauts arbres, descendent à terre en rideaux tendus, elle flambe dans ces feuilles rouges, dans l’éclat de ces fleurs vénéneuses allumées dans la verdure. Au milieu de cette folie des plantes, la route s’allonge, toujours pourprée. En bas, aperçue par instans, entre les colonnes des cocotiers qui descendent, une large rivière jaune, roulant avec véhémence, et au loin, dans le nord, noyé sous une marée de nuées grises, le déroulement vaporeux des montagnes. Là-bas, c’est le pays vierge où errent encore l’éléphant sauvage, parent du mammouth disparu, et le veddah, dernier survivant des hommes préhistoriques. Quelques Cinghalais passent, des hommes vêtus d’un long jupon noué aux reins, le torse nu, les cheveux relevés en chignon, sveltes, bronzés, et des femmes gracieusement drapées, le bras levé, demi-ployé, s’abritent la tête d’une grande feuille raide qui leur sert de parasol. Une, au torse grec, aux traits aryens, sa peau de bronze mate sur la pourpre de son pagne, avec un geste classique, pose un vase sur son épaule. Passe en file indienne une famille qui semble rentrer de la chasse. En tête, l’homme en jupon rouge, un long fusil mince à la main, avance à petits pas timides. La femme suit; derrière, trottent deux petits garçons tout grêles, tout nus, et le premier tient le gibier par la patte, — une pauvre petite perruche jaune dont la jolie tête pend, les yeux fermés par la mort. Population heureuse et pacifique qui se perpétue sous les grandes palmes, qui trouve une nourriture facile dans le coco ou l’arbre à pain. Une famille possède un cocotier, vit à son ombre, vit de ses fruits. Ils vont demi-nus, avec grâce et lenteur, souriant aux passans, peignant éternellement leur chevelure d’un peigne d’écaille blonde. A toutes les fontaines, des baigneurs s’ébattent ou flânent dans la fraîcheur, dans l’ombre verte des feuillages. Population heureuse, paresseuse existence qui tait songer au divin poème de Tennyson, aux pâles mangeurs de lotos, tout entière passée dans la sieste et la rêverie. Leur religion est digne d’eux, toute simple et calme. Elle ne porte pas aux mouvemens passionnés du cœur comme le christianisme, elle ne conduit pas à l’écrasante méditation métaphysique, aux rites tyranniques, aux pratiques folles comme le brahmanisme de l’Inde. Certes, il y a de la grande métaphysique dans le bouddhisme et que les prêtres cinghalais connaissent. Elle n’inquiète pas le peuple. Vivre paisiblement, s’incliner le soir en jetant les grandes fleurs de frangipane aux pieds du Bouddha souriant, la religion ne leur commande rien d’autre. L’homme est très doux ici, très alangui, dominé par l’accablante nature, par le soleil de feu, par la regorgeante végétation. Il ne se révolte pas, il ne lutte pas contre le développement indifférent et rival des choses. Point de combat tragique, nul effort pour vivre, rien de ce déploiement de volonté par lequel l’homme affirme sa dignité et se pose comme une force devant la force du monde matériel. Ici, les destinées sont toutes pareilles. Chacun végète au milieu des fleurs, avec moins de puissance que les fleurs, assoupi dans une demi-torpeur par la tiédeur de l’air, par les parfums qui énervent...


A présent la route tourne, revient vers Kandy, longeant le sommet d’un plateau, toujours sous les verdures épaisses. D’un côté, une jungle dense, ténébreuse, pleine de singes; à gauche, la vallée vaporeuse terminée tout là-bas par un peuple fantôme de crêtes et de sommets. Brusquement, sans qu’on ait vu de crépuscule, la nuit tombe, et les forêts et les horizons s’engloutissent dans l’ombre subite comme un songe lumineux qui fond tout entier...

Maintenant, toutes les étoiles de l’équateur s’allument. — Un grand silence où remuent quelques bruits tristes, hululemens grêles et plaintifs, sortis des forêts invisibles, bourdonnemens d’insectes. Ces minutes sont chargées d’une mélancolie indicible et voluptueuse: certaines suites de sous serrent ainsi le cœur, sans qu’on sache pourquoi, traversent l’âme de ce tressaillement étrange et profond. Tout d’un coup, on se sent si loin, si perdu dans le calme indifférent de cette nature immense. On se détache du groupe naturel auquel on appartient, patrie, société, famille : l’illusion qui fait la vie se défait, et l’on se retrouve seul, apparition sortie pour un instant de la nuit, agitée sur la surface de l’être incompréhensible.

Des millions d’étoiles, d’étoiles vivantes emplissent l’espace de leur frissonnement. En bas, les silhouettes silencieuses, les fantômes géans des fougères et des arbres inconnus semblent un rêve. L’air est plein du bruissement des grands insectes du sud. Dans les ténèbres des mouches de feu zigzaguent, et l’on se penche pour saisir très loin, à peine perceptible, une musique sauvage, une sonnerie étrangement rythmée de trompettes et de gongs, annonçant l’offrande des fleurs dans quelque temple de village perdu.


Comme j’approche de Kandy, la route se peuple. Dans la nuit, des hommes et des femmes se pressent vers la ville. Là-bas, dans le silence, l’étonnante mélopée bouddhiste les appelle à travers les jungles, et ils sont sortis je ne sais d’où, de toutes les petites cases dispersées dans les fourrés, cachées sous les grandes plantes.

Vite, mêlé aux bandes silencieuses des fidèles chargés de fleurs, je traverse Kandy presque invisible dans la nuit épaisse. Nul autre bruit que la pulsation des gongs qui emplit la ville. A côté de l’étang noir, sur le grand portique, les monstres veillent toujours et l’entrée des jardins est gardée par des prêtres qui silencieusement reçoivent les offrandes. Nous passons sous une grille d’argent, et nous voici dans l’ombre d’une grande salle où de petites lampes sacrées font des lumières mystérieuses. Des parfums montent de cent cassolettes, s’épandent en nappes bleuâtres qui flottent immobiles, et cet encens lourd, assoupissant, donne à toute la scène je ne sais quoi d’irréel et de fantastique. Çà et là, demi-visibles dans l’obscurité, des silhouettes inquiétantes de grands Bouddhas, Bouddhas couchés, Bouddhas accroupis, qui reposent au-dessus des fleurs. Nous montons un escalier ténébreux, bordé de fresques vagues où des démons s’agitent confusément parmi des flammes. En haut debout, derrière une balustrade d’argent, les prêtres reçoivent les fleurs que le peuple dévot dépose sur une grande table. Devant la foule muette, un adolescent très beau est immobile, les bras chargés d’un monceau de frangipanes et de jasmins. Après l’offrande, il s’est courbé plusieurs fois devant l’image, et maintenant il s’arrête dans une demi-inclinaison, les deux mains croisées sur la poitrine, avec un sourire de ses belles lèvres arquées, de ses longs yeux d’émail, un étrange sourire mystique et sauvage... Un grand silence pèse, soudain rompu par la vibration profonde du tam-tam et de la trompette, par la mélopée asiatique qui monte d’en bas. De la foule, aucun bruit ne sort. Sous les veilleuses sacrées, les prêtres, indistincts, muets, debout derrière les fleurs, sont solennels et hiératiques. A le voir s’agiter dans la vapeur trouble des parfums, ce peuple sombre et féminin ; à le voir accomplir avec lenteur tous les gestes prescrits par les rites, on songe à quelque mystère sacré d’autrefois, à quelque initiation démoniaque.

Tout au fond d’un tabernacle solitaire, derrière les prêtres, dans une retraite inviolée, une grande figure de cristal, les contours vagues, dépourvus d’ombres, siège, les jambes croisées. Et sa transparence semble d’un fantôme, d’un esprit pur, affranchi du poids et de la matière. Symbolique image de celui qui, par l’intensité de sa méditation, a rompu les liens de la chair et du désir. Dominant la foule, il paraît retiré de l’humanité remuante, et l’éternel sourire de ses lèvres translucides le dit pour toujours entré dans la paix.


Plus je regarde ce pays et ces hommes, plus je crois comprendre cette morale et cette religion. Le point de départ est dans l’homme, la fatigue, l’accablement, un immense besoin de repos et de quiétude, en face d’une nature disproportionnée, violente et fluide, où toutes les choses visibles, incessamment renouvelées, sont toujours en train de naître et de mourir. Ce que disent aujourd’hui nos grands penseurs européens, les sages bouddhistes l’enseignent depuis vingt-trois siècles. Rien n’est, disent-ils, tout devient : l’univers n’est qu’un flux d’apparitions éphémères; rien de stable en lui, rien de permanent, sinon le changement lui-même. La terre, le ciel, les vingt-huit enfers, les démons eux-mêmes et les mondes inférieurs qu’ils habitent, tout est en voie d’écoulement, comme les eaux d’une rivière; bien mieux, en voie d’arrivée et de fuite, comme les couleurs diverses d’une flamme qui jaillit, s’avive, décroit, s’éteint. Après celle-ci, une autre, puis une autre, et ainsi de suite, par une série de cycles, de périodes qui se répètent. La série est éternelle : elle n’a jamais commencé et ne finira jamais.

Qu’est-ce que l’homme dans cet univers? Un être pensant, mais un être comme les autres, c’est-à-dire un ensemble de forces réunies pour quelque temps, mais condamnées à se dissoudre; un système de facultés et de tendances, une série d’images, d’idées, de velléités, de volontés, de sentimens qui passent, mais dont l’ordonnance subsiste pendant quelque temps, comme la forme et la structure d’un corps organisé persiste à travers les morts et les renouvellemens de ses cellules. Rien de stable dans l’homme, ni les événemens qui, en s’assemblant et en se succédant suivant une certaine loi, constituent sa personne, ni cette loi elle-même, qui va changeant lentement avec sa croissance et son déclin. Il y a cinq groupes (skundhas) de ces élémens, dont la cohésion fait l’individu, et les bouddhistes montrent par le détail qu’aucun de ces élémens, aucun de ces groupes n’est une substance permanente. Le premier comprend les qualités matérielles (étendue, solidité, couleur) ; elles sont comme une écume qui naît graduellement et s’évanouit. Le second contient les sensations : elles sont pareilles aux bulles qui dansent à la surface des eaux. Dans le troisième, les perceptions et les jugemens ressemblent au mirage incertain de midi. Dans le quatrième, les dispositions morales et mentales rappellent « la tige de plantain, dépourvue de force et de solidité. » Enfin, les pensées sont un spectre, une illusion magique!..

« O mendians ! dit Gautama, de quelque façon que les différens maîtres contemplent l’âme, ils imaginent qu’elle est l’un des cinq groupes ou leur ensemble. C’est ainsi, ô mendians! que l’homme qui n’est pas converti et qui ne comprend pas la loi des convertis considère l’âme tantôt comme identique aux qualités matérielles ou comme les possédant, ou comme les contenant, ou comme y résidant, tantôt comme identique à la sensation ou comme la contenant, ou comme y résidant, » et ainsi de suite, prenant, l’un après l’autre, les trois derniers groupes. Concevant donc l’âme de l’une ou de l’autre de ces façons, il arrive à l’idée : Je suis. De la sensation, par exemple, l’homme sensuel et ignorant tire la notion : « Je suis, ce moi existe. Je serai ou je ne serai pas, j’aurai ou je n’aurai pas de qualités matérielles, je serai muni ou dépourvu d’idées. Mais le sage disciple des hommes convertis, bien qu’il possède les cinq organes des sens, s’étant débarrassé de l’ignorance, est parvenu au savoir. C’est pourquoi les idées : Je suis, ce moi existe, je serai on je ne serai pas, ne se présentent plus jamais à son esprit. »

Descartes a dit : « Je pense, donc je suis. » Volontiers le Bouddha aurait dit : « Je pense, donc je ne suis pas. » Car qu’est-ce que la pensée, sinon une série de changemens, une suite d’événemens différens? Selon les psychologues modernes, elle n’est pas autre chose. Un mécanisme qu’ont étudié Stuart-Mill en Angleterre et M. Taine en France crée en nous l’illusion du moi substance, la plus pernicieuse de toutes, disent les bouddhistes, le principal piège que nous dresse Mara le tentateur; car elle est le lien qui nous attache aux choses, le grand mirage qui nous arrache à l’immobilité et à l’indifférence pour nous jeter dans l’action et nous pousser en avant. Le bouddhisme l’appelle hérésie, hérésie de l’individualité (sakkaya ditthi).

Une fois admis qu’il n’y a dans le monde qu’un écoulement d’apparences, que ni en nous, ni en dehors de nous, rien ne persiste, la pratique devient claire. Ce moi, qui lui semblait si important, l’homme le reconnaît pour une illusion. Aussitôt il est affranchi, il n’aspire plus à continuer ce moi, il cesse de faire effort et de désirer, il a perdu la soif de la vie et, par là, il s’est dérobé à la douleur. Car d’où vient la douleur? Précisément de ces événemens qui constituent l’existence personnelle, naissance, vieillesse, maladie, décrépitude, mort. Et pourquoi donc ces événemens sont-ils souffrance? Parce que l’illusion du moi, d’où sort la volonté de vivre et de persister dans notre être, créant le désir et la crainte, nous fait repousser ces événemens et désirer leur contraire. Déracinons en nous cet amour de l’être, et, cessant de vouloir, d’agir, de penser, échappant à la loi universelle du changement, nous deviendrons inaccessibles à la douleur, qui procède du changement. « Celui-là qui dompte cette méprisable soit d’être, la souffrance le quitte comme les gouttes d’eau glissent de la feuille de lotus.» Suit l’énumération des voies qui conduisent à cet état parfait : la première, qui détruit l’hérésie de l’individualité et la croyance à la nécessité des rites et des cérémonies; la seconde, qui dissout toute passion, toute haine, toute illusion ; la troisième, qui efface les derniers vestiges de l’amour de soi; la quatrième, ou voie supérieure des arahats, c’est-à-dire des hommes affranchis par l’intuition et qui ont cessé d’aspirer à toute existence, matérielle ou immatérielle.

Arrivé là, l’homme s’est abandonné : il ne gravite plus sur soi, il n’est plus un centre d’attraction, une force égoïste qui travaille à persister. Il peut se donner aux autres, et la charité, la pitié pour la souffrance d’autrui pénètrent en son cœur. « Comme une mère, au risque de sa propre vie, défend son fils, son fils unique, qu’il cultive un amour sans bornes pour tous les êtres, un amour sans bornes pour l’univers entier; que cet amour s’épande autour de lui, au-dessus de lui, au-dessous de lui, pur du sentiment rival de ses propres intérêts ; qu’il persiste fermement dans cet état d’esprit pendant tout le temps qu’il veille, qu’il soit debout ou assis, qu’il agisse ou qu’il se couche. » — « Ses sens sont devenus paisibles. Il est comme un cheval dompté, affranchi de l’orgueil, lavé de la souillure de l’ignorance, insensible à l’aiguillon de la chair, à l’aiguillon de la vie. » — Les dieux mêmes sont envieux de son sort. « Celui-là dont la conduite est droite est comme la large terre, immobile; comme le pilier qui soutient un portique, immuable ; calme comme un lac de cristal clair. » Pour lui, il n’est plus de naissance. « Tranquille est l’esprit, tranquilles les paroles; et les actes de ceux qui se sont affranchis par la sagesse. Ils n’aspirent pas à une vie future ; l’appât qui les poussait à vivre ayant disparu, aucun nouveau désir ne se levant dans leur cœur, eux, les sages s’éteignent comme une lampe qu’aucune huile nouvelle ne vient nourrir. » Telle est la félicité suprême. Ayant sondé le fond dernier des choses, Çakya-Mouni, comme les brahmes ses prédécesseurs, n’a rien trouvé qui résistât. Toute substance tâtée lui a fondu dans la main, et son étreinte n’a serré que du vide. Partout flamboient des fantasmagories illusoires, partout tourbillonnent et fuient des événemens. Point d’être qui persiste : cessons donc de vouloir persister dans notre être. La nature trompe l’ignorant pour atteindre ses fins, mais le sage refuse de se laisser duper. Il échappe au mouvement sans trêve des apparences pour se réfugier dans le calme du néant. Il a fait le vide dans son esprit, rien en lui ne remue plus, et si ses lèvres se détendent encore, c’est en un sourire de charité et de compassion pour tout le douloureux tumulte humain.

Voilà quelques-uns des traits de cette religion bouddhiste dont je suivais les rites dans le temple obscur, à côté de l’étang noir. Inertie, apaisement, quiétude bienheureuse, assoupissement de la volonté, engourdissement du moi, douceur, on entrevoit ces qualités bouddhistes chez ces Cinghalais de l’intérieur chez ce peuple gracieux, tout à l’heure silencieusement courbé devant l’image sacrée, ignorant de l’effort, de la révolte et du désespoir, et qui repose, souriant, parmi les fleurs. Que son calme et son alanguissement lui viennent de la doctrine ou que la doctrine ne fasse qu’énoncer certaines tendances établies chez lui par la nature environnante, il est vraiment bouddhiste. Il marche dans la première des voies sacrées qui conduisent au salut. Au-dessus de lui, ces prêtres qui recevaient les fleurs, impassibles derrière la grille d’argent, ces mendians ascétiques aux lèvres serrées, au Iront intelligent, sont les sages qui cheminent dans la deuxième et la troisième voie, vainqueurs de la passion, de la haine, de l’illusion. Mais, disent les bouddhistes, nul n’est arrivé à la voie supérieure, nul n’est monté jusqu’aux hautes régions sereines jusqu’au calme du Nirvana, sauf le maître dont la pâle et indécise figure flottait dans l’ombre au-dessus des prêtres et de la foule, les yeux mi-clos parmi les nuages mouvans des parfums.


11 novembre.

Ce matin, une grande surprise en m’éveillant de me trouver ici devant la route rouge, devant les petites maisons tapies entre les verdures des collines. À cette première heure, les choses ont un éclat inconnu, un lustre humide et frais. Aux flancs des hauteurs, ces brumes d’argent traînent, enveloppent de leur mollesse les palmes étagées qui sortent des vapeurs avec de pâles lueurs d’or, toutes ruisselantes de rosée toutes brillantes d’une clarté vierge, Personne sur la route qui mène aux Peradinya-Gardens, rien que cette végétation parfumée de paradis jeune, tout neuf, où l’homme n’aurait pas encore paru.

Au détour d’un chemin, on rencontre un pont de bois noir, et vraiment l’on demeure saisi. En pleine lumière, entre deux murs de verdures massives, un fleuve roule avec lenteur son onde boueuse et luisante. Pas un flot, pas une ride, pas un frisson : l‘eau lourde avance d’un seul mouvement, comme emportée tout d’une pièce, son éclat brun coupé d’ombres violentes, immobiles. Des deux côtés, la luxuriance de la végétation humide ; à gauche, des plans superposés de nobles palmes, lustrées, puissantes et régulières, trois fois reines par leur grandeur, par leur beauté, par leur éclat; à droite, d’épais massifs, des murailles végétales de bambous et de lianes, un foisonnement de choses vertes et souples qui s’élancent hors de la boue, se pressent, s’écrasent pour parvenir à la lumière et retombent pêle-mêle, étalées dans la noirceur que leurs ombres projettent sur la poitrine du fleuve. Et, tout au loin, le long de la courbe éclatante, le même déploiement de force inutile, indifféremment regorgeante et prodiguée, la même montée furieuse de vie.

Tout près de là sont les Peradinya-Gardens, où je passe la journée, dînant seul d’un peu de riz et de quelques cocos dans la hutte d’un gardien cinghalais. On peut parcourir ici plusieurs lieues; si longtemps que l’on erre, on ne rencontre pas l’homme et, pourtant, on sent un ordre, un plan dans ce merveilleux jardin sauvage. C’est un paradis des contes d’Orient, dessiné, habité par des génies invisibles, loin du monde réel et terrestre. Les colibris, les oiseaux-mouches, tout un petit monde ailé étincelle dans la magnificence de cette solitude. Il y a de vastes pelouses où les plantes de l’Equateur peuvent grandir à l’aise, atteindre toute leur taille, des allées rigides d’aréquiers qui montent d’un jet luisant et métallique, un seul bouquet de palmes brillantes épanoui à cent vingt pieds de hauteur. Il y a des fougères aux nuances invraisemblables, des fougères bleues, subtiles comme des vapeurs, des feuilles délicates qui semblent une végétation de rêve, des dentelles vertes sans épaisseur, des capillaires exquises qui sont des cheveux de fées. Au fond d’une allée de banians, des caoutchoutiers géans projettent leurs énormes branches si loin que, ne pouvant plus se soutenir, elles retombent à terre, s’y enfoncent, remontent forment un nouvel arbre. Tout autour, leurs racines monstrueuses, perçant la croûte du sol, surgissent en échines rudes, hautes de quatre pieds et serpentent au loin avec un mouvement sinueux et puissant. On dirait des coulées de granit, un rayonnement de lave figée, épanchée d’un cratère aux premiers jours du globe.

Enfin, voici le triomphe et comme l’apothéose de la végétation de l’île. A la limite des jardins, au bord de l’eau jaune et lente d’un ganga, une gerbe de bambous. Elle a trente mètres de tour. Ils sort là par centaines qui s’étouffent, chacun est aussi gros qu’un arbre d’Europe. Les rudes tiges bleuâtres et lisses, divisées en articles de deux pieds, parfaitement rondes, sont gorgées d’eau. Quelques-unes, tachetées de vert, semblent empoisonnées. Elles poussent si drues que l’on ne voit que les premiers rangs, les autres, recouvertes, oppressées, jaillissent tout droit dans la nuit. Avec un mouvement souple, à une hauteur de cent pieds, elles s’écartent, s’épanouissent comme un vase, se perdent dans une grande chevelure bruissante et triste. Cette gerbe sombre a je ne sais quoi de sinistre, c’est une poussée de sève vénéneuse. Vraiment on se sent plier d’effroi devant une force gigantesque que rien ne peut empêcher de se déployer. Impossible de décrire ce peuple de troncs pressés les uns contre les autres, la violence de leur élan, la légèreté, la sveltesse des hautes tiges. Ce sont des êtres simples et forts, ces géans de la flore tropicale. En juin et juillet, on les voit croître d’un pied par jour. À ce moment, la sève est toute bouillonnante et l’œuvre d’organisation se fait dans un frémissement d’impatience ; que nous voilà loin de la croissance pénible de nos chênes d’Europe, construits cellule à cellule par la main lente des âges ! Ces bambous sont des tiges d’herbe; ils ont l’éclat, la souplesse des fougères, et montent impétueusement de la profonde terre végétale vers le soleil créateur.


12 novembre.

Hier, en chemin de fer, revenant de l’intérieur, j’ai rencontré un Hollandais : gras, doux, pâle, geste pacifique, parole rare. Du tempérament hollandais, il ne reste que le flegme et la mollesse, la carnation sanguine a disparu sous la chaleur. Au bout de cinq minutes, il m’a demandé mon adresse pour m’envoyer des fleurs; car mes poches bourrées de roses, de sensitives, de jasmins, de pétales multicolores, mon admiration pour ces grandes fleurs, qui poussent partout, l’avaient surpris. Petit à petit, j’apprends que mon homme est né à Ceylan, qu’il possède des plantations de thé dans la montagne et demeure avec sa famille à Colombo. Aujourd’hui, je déjeune chez lui. Son bungalow , situé dans les cinnamon-gardens (jardins de cannelle), ressemble à une villa d’ancien Romain riche : clarté et fraîcheur délicieuse, immenses salles séparées par des cloisons de bois odorant, ouvragé, découpé à jour ; grandes chaises longues d’osier où l’on passe les journées étendu, la cigarette aux lèvres ou les yeux sur un livre. Jolis enfans, mais étrangement pâles, d’un teint translucide de cire blanche, affinés, alanguis par le climat; famille de serviteurs qui semblent très aimés; enfans et maîtres leur parlent cinghalais.

Après le déjeuner, flânerie dans le jardin, où s’épanouissent librement les fleurs rares de nos serres et les plus belles palmes cinghalaises. Comme je cassais la lame d’une plante grasse, un jet de sève m’a brûlé la main. Voilà qui fait comprendre l’ardeur et l’activité de cette végétation.

Il faut partir. Cette nuit nous reprenons la mer. J’ai voulu revoir les yeux calmes, les yeux graves des religieux et le sourire du grand Bouddha couché, afin que le souvenir n’en mourût point tout de suite, et cette dernière journée, je l’ai terminée dans le temple de Colombo.

Le soir, tandis que le jour mourait, je suis allé jusqu’à la plage de Mount-Lavinia, plage solitaire, bordée d’une haute forêt sombre de cocotiers et qui fait penser aux petites îles sauvages perdues sur la ligne de l’équateur dans l’étendue des eaux immenses. Au loin, remuée par le vent du large, bleuissait la mer, le vaste Océan Indien tout vivant, plein d’ardeur et de force, écumant à l’horizon en subites et silencieuses blancheurs. Les hautes vagues lancées à l’assaut de la terre rouge croulaient tout d’une pièce avec un h-acas massif et sourd. Et par instans, dans la monotonie de cette clameur, le bruissement triste des grands cocotiers...


ANDRE CHEVRILLON.