Dans Lille occupée

Dans Lille occupée
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 537-566).

DANS LILLE OCCUPÉE


L’éminent recteur de l’Académie de Lille, M. Georges Lyon, resté à son poste pendant toute l’occupation allemande, veut bien détacher pour nous quelques feuillets de son « journal. » Sa haute situation lui a permis de rendre de grands services à la population lilloise et particulièrement aux jeunes gens. Et elle l’a rendu témoin de quelques-uns des plus odieux parmi les crimes allemands. Dans l’été de 1915, il était au nombre des personnalités considérées comme otages et astreintes à un régime spécial par l’autorité allemande.


LES OTAGES À LA CITADELLE

Du clavier de vexations qui compose la situation d’otage, nous ne connaissions encore que des notes assourdies et, en tout cas, fort brèves. Il restait à nous en révéler de moins fugitives et de plus aiguës. L’été de 1915 nous réservait ce complément d’initiation. Une première aggravation de pénalité nous fut infligée au début de juillet. Les Allemands n’imaginèrent rien de mieux que d’astreindre chacune de nos séries à passer tour à tour trois jours et trois nuits de suite dans notre salle de détention.

Trois jours d’inaction forcée semblent interminables et ma satisfaction fut grande quand ce premier triduum eut pris fin. Dix-huit jours nous séparaient du second [1], trop vite écoulés à mon goût. Le 27 juillet était la date où mon tour allait revenir. Or, la veille même de ce jour, vers quatre heures du soir, au moment où je me disposais à sortir, un pli urgent me venait de la Mairie. J’y lisais que, par ordre du gouverneur, tous les otages devraient avant sept heures (six heures, pour nous Français) s’être rendus à la citadelle, où ils séjourneraient jusqu’à nouvel ordre.

Six heures allaient sonner quand j’entrai dans la citadelle. Comme je franchissais la grande porte, un sous-officier, d’un Ion sévère, m’informe qu’il nous est interdit de nous parler. Nicht sprechen. Il nous est interdit de sortir, même pour passer dans le vestibule. Il nous est interdit de jouer aux cartes. En dehors de se coucher et lire, tout est interdit. Et, pour mieux accentuer cette kyrielle de prohibitions, l’aimable militaire ajoute que toute infraction à ses ordres serait punie par la mise en cellule.

Nous étions consternés. Nous allions et venions, sans nous dire un mot, sans nous voir, comme de muettes et aveugles ombres. La nuit fut des plus dures. Aux deux extrémités, au centre du hall, étaient postées des sentinelles, baïonnette au fusil. Leurs lourdes bottes résonnaient sur le plancher sonore et mettaient le sommeil en fuite. Toutes les deux heures les petites escouades se relevaient. La consigne était de ne laisser jamais seul aucun de nous. Qui sait si nous n’étions pas les plus dangereux des conspirateurs ?

Le lendemain matin, nous n’y pouvions plus tenir : ce système de persécution mesquine et sotte, sans cause intelligible, sans utilité concevable, nous avait exaspérés. D’un même élan nous nous dirigeâmes vers le sous-officier qui dirigeait la surveillance et nous demandâmes de pouvoir nous rendre à deux ou trois auprès du commandant de la citadelle pour lui porter une réclamation. Que si un seul était admis à remplir cette ambassade, mes compagnons insistèrent auprès de moi pour que je voulusse être leur porte-paroles. Quelques instants après, le commandant en personne arrivait, escorté d’un interprète. Ce fut seulement après de longues discussions qu’il nous fut accordé de nous promener dehors et de nous asseoir au grand air, à la condition de ne pas dépasser la double rangée d’arbres en bordure de la chapelle, où les otages étaient enfermés.

« L’union sacrée, » qui, pour le salut du pays, a régné par delà le front, n’a jamais été mieux réalisée que dans la réunion plénière des otages à la citadelle. Toutes les nuances de la pensée politique et religieuse ou antireligieuse comptaient des adhérents dans ce cénacle. Elles s’effaçaient, confondues en l’alliance des trois couleurs du drapeau français. La commune foi patriotique nous faisait une même âme pénétrée de cette vertu, la fraternité. J’en veux citer un des traits les plus touchants. La veille de notre premier vendredi, nous entendîmes le député socialiste et anticlérical Delory s’inquiéter des moyens de faire en sorte que les repas du lendemain fussent maigres, pour éviter que nos deux compagnons ecclésiastiques, le vicaire général Lecomte et le curé de Thumesnil, fussent placés dans l’alternative d’être privés de nourriture ou de désobéir aux lois de l’Église. Même préoccupation à l’approche du dimanche. Les deux prêtres seraient-ils mis en situation de dire leurs messes respectives ? Pour le curé de Thumesnil, les choses s’arrangèrent, grâce au zèle de ses paroissiens qui, n’ayant auprès d’eux nul vicaire, réclamèrent leur pasteur à cor et à cri. Ils eurent, pour ce jour-là, gain de cause, il n’en fut pas de même pour le chanoine Lecomte. La permission de sortir, ne fût-ce que pour quelques heures, lui fut impitoyablement refusée. Restait la ressource d’officier, devant un autel de fortune, dans une salle de la citadelle. Et tels d’entre nous, qui n’étaient pas des pratiquants, se promettaient d’assister, ne fût-ce que pour lui faire honneur, au Saint Sacrifice célébré par lui. Après avoir longuement parlementé, il ne put obtenir que de dire la messe, dans la citadelle, sans aucun assistant.

Une des conditions les plus pénibles où se puisse trouver un prisonnier, est l’état d’incertitude sur la durée de sa détention. Combien de temps se prolongerait la nôtre ? Mystère. Peut-être à la Kommandantur n’en savait-on guère plus. Nous resterions là tant qu’il plairait à notre despote de nous y maintenir et nous sortirions le jouir où le vent de sa fantaisie aurait tourné. Le 2 août, ce revirement se produisit pour dix de nous seulement. C’était un lundi, de très bonne heure. Nous commencions de nous éveiller. Notre interprète arrive en coup de vent ; Il tenait une feuille à la main. C’était une liste d’appel. Il nomme à haute voix dix élus ; l’expression n’est que juste, puisque ces noms étaient ceux des conseillers municipaux prisonniers. Ils étaient rendus à la liberté, sous la condition que chacun d’eux se rendrait en un bureau, pour y présider à l’inscription des hommes de quinze à cinquante-cinq ans, opération ordonnée par l’autorité allemande et qui exigerait un travail de plusieurs semaines. Quant à nous autres, les inutiles, rien n’était modifié pour nous.

Cet événement, éclairé par les commentaires de notre interprète, acheva de nous édifier sur les causes, d’abord si obscures, de notre détention. Déjà, quelques furtifs propos, jetés à la dérobée par les serveurs qui venaient du dehors apporter nos repas, nous les avaient fait entrevoir. Il est temps que je les note, bien que ce n’ait été qu’à notre retour dans nos foyers que nous les ayons connues dans tout leur développement.

Nous sûmes donc que, dans la première quinzaine de juillet, une arrestation sensationnelle avait eu lieu, qui avait mis la police allemande sur la piste d’un gibier humain dont elle était extrêmement friande : des soldats cachés. Des territoriaux désarmés qui, lors de la reddition de Lille, avaient préféré se cacher comme ils pourraient, plutôt que de subir l’internement dans des camps de concentration, avaient trouvé dans bien des recoins sympathie et assistance. A leur intention une organisation discrète s’était formée, qui recueillait argent, vivres et vêtements. Plus encore, des facilités étaient recherchées en vue de les aider à passer la ligne. Combien d’entre eux y réussirent ? Je l’ignore. Le plus grand nombre, sans tenter cette périlleuse aventure, s’estimaient trop heureux d’échapper, dans nos murs, à la capture allemande. Ces messieurs de la Kommandantur se doutaient bien que plus d’un était encore à Lille de ceux qui leur avaient en octobre 1914 brûlé la politesse. Mais ils s’imaginaient que ce n’était guère qu’une poignée, tant les hommes de la polizei avaient fait bonne chasse. Et voilà que cette police, dont la perspicacité avait obtenu tant d’éloges, se trouvait avoir été jouée avec une audace sans pareille ! Des perquisitions faites chez M. Jacquet, chef de l’organisation de secours aux soldats cachés, il résultait que c’était par centaines qu’il convenait de les compter. M. Jacquet avait des complices directs, dont trois avaient été mis, en même temps que lui, sous les verrous et qui étaient comme lui soumis à une instruction. Mais il y avait ses complices indirects, ses complices occasionnels, sans la coopération de qui une telle multitude de défaillants n’aurait pu se soustraire aux recherches policières. Ces complices-là étaient légion et pour un peu la ville entière y eût été comprise.

C’était donc toute la ville qu’il fallait frapper, et le gouverneur y mit d’autant plus d’acharnement qu’une circonstance encore venait accroître son exaspération. L’introduction de l’affaire Jacquet avait établi que l’un des deux aviateurs anglais obligés le 11 mars d’atterrir dans le Faubourg des Postes, après avoir détruit une installation téléphonique attenante, avait pu trouver chez divers habitants un refuge et, finalement, franchir incognito les lignes pour se remettre à la disposition de ses chefs. Vainement une affiche tonitruante avait-elle, le 16 mars, brandi la peine de mort sur quiconque « cacherait lesdits Anglais ou les aiderait à s’éloigner. » Ces menaces avaient été en pure perte et, grâce à d’activés sympathies lilloises, les deux pilotes avaient pu, déjouant toutes les surveillances, prendre la clé des champs ! Nul châtiment ne serait assez exemplaire pour punir le forfait de toute une cité. Ne pouvant l’emprisonner tout entière, on s’était dédommagé sur les otages. L’affiche du 27 juillet qui publiait cette mesure ajoutait que les laissez-passer pour se rendre à d’autres communes ou en venir seraient supprimés et que le couvre-feu pour les habitants sonnerait à 6 heures du soir (à 5 heures françaises). L’obligation de rentrer chez soi à 5 heures, au fort de l’été, l’interdiction de se promener durant ces longues soirées des quelques mois de lumière étaient une cruauté exercée surtout contre la population pauvre, privée de jardins, souvent même de cours. Les bandes de tout petits seraient condamnées à se morfondre et s’étioler dans les chambres resserrées, sans soleil et sans air, des demeures lilloises ! A ces conditions seulement la vengeance allemande serait assouvie.

Cependant la première semaine d’août touchait à son terme. A divers signes, la conviction se formait en nous que nous ne serions plus embastillés longtemps. L’inscription de tous les hommes sur les feuilles de recensement était un filet tendu à travers les mailles duquel l’autorité occupante se persuadait que pas un réfractaire ne saurait passer. En effet, le vendredi 6 août nous étions informés que. par égard pour les instantes démarches du maire, nous devenions « libres de l’internement. »


L’AFFAIRE DES SOLDATS CACHÉS

Notre villégiature d’été à la citadelle de Lille avait été le prélude du drame dont il me reste, poignant souvenir, à rapporter le dénouement.

Qu’étaient devenus Jacquet et ses trois coaccusés ? Nous savions qu’il avait été conduit à Anvers, où il se trouvait détenu dans l’ombre et le mystère, puisqu’il portait, durant les promenades réglementaires, une cagoule. Les semaines succédaient aux semaines. En ville, depuis le 15 août, jour où avait été levée l’interdiction d’être dehors après cinq heures, la vie était redevenue à peu près normale. Voici septembre. Quinze jours s’écoulent. On se remet à parler du procès criminel intenté à nos quatre compatriotes. Ils sont enfermés à la citadelle, où siège le Conseil de guerre. Des nouvelles sinistres circulent. Le bruit, hélas ! trop vraisemblable, se répand qu’une quadruple condamnation à mort est sur le point d’être prononcée, si elle ne l’est déjà.

Le mardi 21 septembre, il était dix heures du matin, quand on m’annonce la visite de Mme Jacquet. Je vois entrer une dame en toilette sombre, les yeux rouges d’avoir beaucoup pleuré. Elle m’était présentée par notre cher ancien doyen des Sciences, le professeur Demartres. C’était un peu aussi sur le conseil de son mari qu’elle venait vers moi. Elle éprouverait quelque douceur à s’ouvrir de ses craintes auprès d’une amitié qu’elle se savait acquise ; et puis, qui sait ? peut-être mon intervention aurait-elle chance d’être accueillie. Hélas ! la pauvre femme se faisait illusion. Le peu qu’il me serait permis, je le tenterais toutefois, mais sans m’abuser sur les résultats.

Je connaissais M. Jacquet, pour m’être rencontré trois ou quatre fois avec lui au café Dantigny, établissement fréquenté par les bons patriotes et où la présence d’Allemands était rare. C’était un homme d’âge mûr, robuste et fort, les yeux masqués par des lunettes, d’apparence énergique. Depuis le début de la guerre, il s’était donné tout entier à des missions patriotiques, dont la principale était l’organisation des secours aux soldats cachés. Ne s’était-il pas assigné d’autres tâches, plus périlleuses même que celle-là, qui l’était suffisamment ? Il le donnait volontiers à entendre. D’ailleurs, il se riait du danger, défiait « les Boches » les plus subtils de rien relever contre lui. « Oh ! me dit-il, ce n’est pas l’envie qui leur manque de prendre la pie au nid. Déjà, ils sont venus perquisitionner chez moi. Je leur ai facilité leurs recherches : « Faites, mes bons messieurs, fouillez partout ; tenez, ouvrez donc ces tiroirs. Qui sait si vous n’y découvrirez pas Joffre ? » Naturellement ils n’ont rien trouvée

— Tout cela, madame, était d’une jolie crânerie française, mais combien imprudent !

— C’est vrai, monsieur. Mon mari a le défaut d’être trop franc. Et cette franchise lui aura coûté bien cher.

Mme Jacquet me raconta alors ce qui suit :

« Un matin, Mme Maquet, professeur à l’Ecole Jean-Macé, conduit chez M. Jacquet un certain H..., qui se donnait pour un soldat français évadé des prisons allemandes. Le maître de maison était absent ; sa fille reçut le réfugié R… revint et, cette fois, trouva M. Jacquet. Il se dit Breton, fils d’un capitaine ; à Mme Dejelder, habitant à Lille, 20, rue Alexandre-Leleu. il avait donné l’adresse de sa mère. Fait prisonnier à Laon, il avait réussi à s’échapper, et à atteindre Saint-Amand, où il s’était terré pendant six mois. De là il avait pu passer à Lille et trouver un domicile, chez Mme Dejelder. Vu son âge, il n’avait qu’un désir : rejoindre les rangs de l’armée française. C’était pour obtenir à cette fin les facilités nécessaires qu’il s’adressait à M. Jacquet... Comment, après un tel récit, concevoir même une ombre de méfiance ? C’est pourtant ce II... qui, inféodé à la police allemande, a guidé les espions et présidé à l’arrestation de mon mari.

« Quoi qu’il en soit, R... ou le prétendu R..., faute du document révélateur qui devait accabler mon mari, en aurait été pour sa courte honte, sans un concours de fatalités vraiment inconcevable. Ainsi qu’il vous l’avait dit, antérieurement déjà mon mari avait été l’objet d’une perquisition infructueuse. La liste des soldats cachés que son comité assistait et qui renfermait 200 noms n’était plus en sa possession. Elle était passée aux mains de son associé le sergent Deconninck, qui l’avait dissimulée au plus profond d’un fauteuil. Ce papier, nos policiers l’ignoraient, mais ils en devinaient l’existence et ils s’étaient juré de le découvrir. Voici ce qu’ils imaginèrent : deux d’entre eux entrent dans un estaminet, se donnent pour des soldats belges, s’informent chez qui aller pour joindre le Comité organisateur des secours. On leur indique M. Jacquet. Ils se rendent chez celui-ci, naturellement ne trouvent rien. Ils le questionnent sur son ami Deconninck, demandent son adresse. Mon mari feint de ne pas comprendre et donne l’adresse d’un autre Deconninck. Se doutant de la supercherie, ils retournent à l’estaminet et cette fois ils sont exactement renseignés. Ils se dirigent vers la demeure du sous-officier. Mais ces allées et venues avaient pris du temps. Le véritable Deconninck, mis au courant de ces démarches, s’était ému et plus encore que lui, l’épicière dont l’habitation est contiguë à la sienne et avec laquelle il était en relations d’amitié. Celle-ci se persuade que le mystérieux fauteuil n’est pas en sûreté chez lui, qu’il sera bien mieux abrité chez elle, et elle a la funeste inspiration de l’y faire transporter. Or, deux autres policiers postés en face veillaient. Un fauteuil qui passe, en pleine rue, d’une porte à l’autre, cela n’est pas naturel. Nos hommes se précipitent à l’épicerie, se saisissent du meuble, le tournent, le retournent, le secouent une heure durant, et enfin à force de sondages, la liste fatale leur apparaît. Dès lors, on tient les preuves tant désirées. On peut, sans ombre de scrupules, arrêter son auteur. L’opération ne tarde guère, et c’est R..., le sourire aux lèvres, qui la dirige.

« Mon mari fut emmené à Anvers, où il fut, cinq semaines durant, maintenu au secret et soumis au traitement le plus rigoureux. De là on le reconduisit à Lille. Cinq nouvelles semaines de détention à la citadelle. Enfin, le 16 septembre a lieu la mise en jugement des quatre accusés. L’audience commencée à sept heures et demie du matin s’est prolongée jusqu’à neuf heures du soir. »

Nous touchions au point critique du douloureux récit. Mme Jacquet, surmontant son angoisse, l’achève avec une stoïque fermeté. D’après elle, le défenseur de son mari, l’officier Meyer, aurait mis tout son cœur dans sa plaidoirie. Et, quand, en dépit de tout, le verdict de mort eut été rendu, c’est en larmes qu’il vint l’annoncer à la malheureuse femme, promettant de ne rien épargner pour obtenir que l’Empereur fit grâce. Je voudrais pouvoir m’associer sans réserve au témoignage de Mme Jacquet, si honorable pour l’avocat militaire Meyer. Mais il est un mot de lui qui me ferait rabattre de cet éloge. Au cours d’une conversation, il lui échappa de dire : « M. Jacquet aurait dû se rendre à la Kommandantur et déclarer simplement qu’il abritait chez lui un aviateur anglais ; celui-ci en aurait été quitte pour devenir prisonnier de guerre ! » Et la noble femme de répondre : « Mais vous-même, dans votre pays, auriez-vous commis cette action, indigne d’un patriote ? » L’officier Meyer avait gardé le silence.


LES DERNIERS MOMENTS DE M. JACQUET

L’attitude de M. Jacquet fut, d’un bout à l’autre de la séance, digne du grand Français qu’il était. Un instant, il s’écria, regardant le tribunal bien en face : « Qu’on me fusille ! Mais prenez garde ! Vous vous attirerez de terribles représailles. On fusillera un de vos généraux, un de vos gouverneurs… Si l’on m’exécute, j’irai à la mort sans sourciller. » La fermeté de Deconninck ne le céda en rien à la sienne. La netteté de leurs réponses fit l’admiration des juges. Un de ceux-ci se leva un instant et dit : « Il y a ici deux hommes d’une absolue franchise, Jacquet et Deconninck. »

Venons à la sentence. Quatre chefs d’accusation avaient été relevés contre Jacquet : 1° avoir caché des soldats ; 2° avoir aidé des soldats à franchir des lignes ; 3° avoir recueilli et fait échapper un aviateur anglais (en effet, cet aviateur avait séjourné dix jours chez M. Jacquet, quitté Lille le 27 mars et traversé les lignes six semaines après) ; 4° avoir fait œuvre d’espionnage. Ce dernier chef, notons-le, avait été abandonné. C’était, militairement, le plus grave, le seul qui justifiât la suprême pénalité. Les trois autres se rapportaient à des actes où l’humanité avait au moins autant de part que le patriotisme. Ils furent retenus et M. Jacquet condamné trois fois à mort et, par surcroît, à dix ans de travaux forcés. Contre ses trois coaccusés la sentence de mort était également prononcée. Il n’y avait plus d’espoir que dans le recours en grâce. Nous étions le 21 septembre. Cinq jours s’étaient écoulés depuis le procès. Ce délai ne pouvait-il être interprété comme un symptôme favorable ? C’est sur ce faible indice, suprême lueur d’espérance, que ma tragique visiteuse prit congé de moi. Elle se rendait directement à la citadelle où il lui était accordé de voir chaque jour son mari.

De bonne heure, dans l’après-midi, je me dirigeai vers l’hôtel de ville. Le maire ni les adjoints n’avaient rien appris ; ils ignoraient même que la condamnation eût eu lieu. A quelle porte frapper ? Le gouverneur ne reçoit personne ; un sous-ordre se récuserait. Je me résignai donc à faire une tentative dans les bureaux de l’administration judiciaire, établis en l’hôtel du journal la Dépêche. Je fus reçu par un jeune officier qui semblait, à ce poste, investi de la principale autorité. Tout d’abord je lui demandai l’autorisation d’aller rendre visite à notre ancien étudiant Piquet, fils du professeur de littérature allemande à la Faculté des Lettres. Ce jeune homme s’était laissé surprendre au moment où il s’apprêtait à franchir les lignes, sur la frontière hollandaise. Impossible, avant que fût close l’instruction : jusque-là, la mise au secret est de rigueur.

J’en vins alors à l’objet essentiel de ma démarche : la condamnation de M. Jacquet devait-elle être tenue pour irrévocable, une résolution définitive avait elle été prise ? « Oui ; mais il m’est interdit de la révéler. » Puis, interrogeant à son tour : « Comment connaissez-vous M. Jacquet ? — Comme je connais tout le monde à Lille ; mais j’ai (ici je forçais les choses) de bonnes relations avec sa famille. D’ailleurs, le sort de M. Jacquet tient toute la ville haletante. » L’officier laisse tomber l’entretien. Je prends congé de lui, non sans lui poser cette question dernière : « Est-il permis du moins de garder encore quelque espoir ? » Pas de réponse. Ce silence obstiné aurait dû m’éclairer sur l’inutilité de ma visite. Mais l’esprit humain est un infatigable sophiste quand il s’agit pour lui d’espérer contre toute apparence. Je raisonnai ou déraisonnai si bien avec moi-même que j’interprétai ce mutisme dans un sens conforme à mon désir. Mon illusion fui de courte durée.

Au même moment où je quittais l’hôtel de la Dépêche, Mme Jacquet recevait de l’autorité allemande l’information que son mari serait fusillé le lendemain matin et qu’elle était autorisée à lui rendre une suprême visite. Combien fut déchirante l’entrevue ! on le conjecture sans peine. Je n’en ai su que bien peu de chose, n’ayant pas revu la vaillante veuve, rentrée en France quelques semaines après. Ce martyr du patriotisme n’eut pas une seconde de défaillance, pas plus qu’il n’eut une lueur de regret. Il quittait une épouse bien-aimée et quatre enfants chéris ; mais la pensée qu’il donnait sa vie pour la France lui faisait accepter le sacrifice avec allégresse et fierté.

Sa nuit, sa dernière nuit, il la passa à écrire lettre sur lettre à sa femme. De la troisième qu’il data ainsi : « Citadelle de Lille, 22 septembre, une heure du matin, » j’extrais les deux passages suivants : « Voici la troisième et dernière... J’ai d’abord changé de linge. Comme je te l’ai dit, je vais me livrer en pantalon, caleçon, gilet de flanelle, une belle chemise de nuit et mes chaussons. C’est suffisant. J’y vais tête nue. Nous serons debout, les mains libres, les yeux non bandés. Voici les conditions. Nous crierons : Vive la République ! Vive la France ! et nous nous dispenserons de rien dire aux exécuteurs qui paraissent consternés. Nous avons vu des soldats pleurer. » « Depuis le jour où nous avons été séparés des autres et mis dans cette cellule, il n’y avait plus de doute et on pouvait nous raconter des histoires, mais les allées et venues, la surveillance dont nous étions entourés définis quelques jours, indiquaient bien le verdict et le résultat. Nous avons été condamnés avant d’être jugés… » Puis les dernières lignes : « Voici l’heure fatale. Nous allons mourir en braves… Au revoir, mes chéries. Je vous donne une dernière fois à chacune et à mon cher Léon (soldat, au front) un gros, aimant et amoureux baiser. Adieu ! » Ces feuilles, ces pathétiques feuilles, je les ai vues de mes yeux. Toute la lettre est au crayon bleu ; l’écriture en est allongée, nette et ferme, sans une rature. La main qui a tracé ces lignes, pas une seconde, n’a tremblé.

Enfin, touchante et sainte relique, au verso d’une belle et récente photographie où figurait la famille au complet, la famille en plein bonheur, le père, avant d’aller à la mort, avait, en la couvrant de baisers, écrit ces mots dont je m’efforce de reproduire l’exacte disposition :

Citadelle de Lille, 22 septembre 1915.
Ma très chère femme,
Ma très chère enfant.

Au moment de partir pour le poteau d’exécution, j’embrasse tendrement une dernière et suprême fois votre image adorée. Mon dernier baiser déposé du fond de mon cœur ici pour vous. Adieu !

Ici mon baiser.

Vive la France !
Jacquet.

A cette heure même, par une féroce prévoyance, ordre était Donné à l’imprimerie officielle allemande de composer l’affiche, sur papier rouge, qui annoncerait, dès l’aube, aux habitants la quadruple exécution. On la publiait, avant même qu’elle fût consommée. C’est avec un frisson d’horreur, que les Lillois virent, au lever, placardée sur les murs, la sanguinaire information. Elle était ainsi rédigée :


AVIS

Les personnes mentionnées ci-dessous, condamnées par le tribunal de guerre à la peine de mort, ont été fusillées ce jour à la citadelle :

1° LE MARCHAND DE VIN EN GROS, CALUKKE JACQUET,

2° LE SOUS-LIEUTENANT, ERNEST DECONNINCK,

3° LE COMMERÇANT GEORGES MAERTENS,

4° L’OUVRIER SILVÈRE VERHULST.

Ils ont été condamnés :

a) Pour avoir caché l’aviateur anglais descendu près de Lille le 11 mars 1915 et l’avoir aidé ensuite à s’éloigner de Lille, de façon qu’il a pu rejoindre l’armée ennemie ;

b) Pour avoir donné aide et assistance aux soldats français qui, api es avoir abandonné leur uniforme, ont séjourné dans Lille et les environs. Les coupables ont également favorisé la fuite à l’étranger de ces soldats qui, d’après la proclamation du général commandant d’armée du 7, 1, 15 doivent être considérés connue espions.

Le présent jugement sera porté à la connaissance du public pour qu’il lui serve d’avertissement.


Lille, le 22 septembre 1913.


LE GOUVERNEUR.


Le gouverneur, m’a-t-on assuré, avait pris sur lui de donner ordre à la justice militaire de suivre son cours. Il se serait refuse à transmettre au Kaiser le recours en grâce.

Epilogue. Une circonstance accidentelle m’a mis en situation de connaître dans les moindres détails comment se passèrent les derniers moments « les condamnes. Un sous-officier allemand, M….., faisant fonction d’interprète à la citadelle, était demeuré près d’eux jusqu’au bout. Je tiens de lui qu’ils furent emmenés à six heures du matin et conduits aux poteaux, ainsi qu’il leur avait été promis, les yeux non bandés. Jacquet déclara qu’il avait à parler. Le colonel donna ordre qu’on le laissât dire ce qu’il voudrait. Alors Jacquet déclara que ses compagnons et lui ne regrettaient rien de ce qu’ils avaient fait. Ils avaient agi pour la France ! Le peloton comptait quarante hommes ; il y avait un piquet de dix pour chaque condamné. Tous quatre crièrent : « Vive la France ! Vive la République !... » Le témoin de cette scène ne pouvait contenir son admiration. Il osa me dire : « Ils furent d’une crânerie magnifique. Ils sont morts en héros ! [2] »


UNE CONVERSATION AVEC LE KAISER

Ce même été de 1915, comme j’étais allé à Saint-Quentin où je pus tenir une session de baccalauréat, je recueillis un fait des plus curieux el, à certains égards, des plus instructifs que je rapporterai en matière d’épisode. J’en dois au maire, ou plus exactement à l’adjoint faisant fonctions de maire, M. Gibert, l’intéressant détail. La multitude d’Allemands qui ont succombé dans les quelque dix-sept hôpitaux de la ville est si grande que l’Empereur allemand avait résolu de construire, aux frais de son Trésor, un monument en leur honneur ainsi qu’à la mémoire des français, morts pour leur patrie. Le monument fut promptement élevé : à la porte, deux statues de guerriers antiques en gardent l’entrée. Le 18 octobre dernier, avait lieu en grande solennité la remise de l’édifice funèbre, par le général von Nieber, inspecteur général de l’armée, à la ville de Saint-Quentin. Au moment où le maire et ses collègues arrivent près du cimetière Saint-Martin, retentissent les hourras des troupes de la garnison, rangées derrière le général. L’Empereur, son fils Eitel et son gendre, le duc de Brunswick, pénétraient dans le cimetière et se dirigeaient vers le monument.

Successivement, un pasteur protestant, l’archiprêtre, le général von Nieber et le maire prirent la parole. La cérémonie officielle était terminée.

Alors l’Empereur s’approcha seul, et sans qu’aucune personne de son escorte put l’entendre, du maire et « les délégués municipaux, il eut avec M. Gibert un entretien particulier qui dura dix minutes. Il est trop piquant pour que je ne veuille pas le reproduire à la lettre :

— J’ai fait, dit Guillaume II, ce monument en pierre dure pour qu’il puisse perpétuer le nom de ces braves.

— Vous avez eu raison, répondit M. Gibert, de le faire en matériaux indestructibles... Il a été élevé très rapidement...

— Oui, je n’aime pas les choses qui traînent, interrompit vivement l’Empereur.

— Je vous assure, continua M. Gibert, que ce monument sera respecté par mes citoyens qui ont le culte des morts. C’est ainsi que chaque dimanche il vient ici plus de deux mille personnes.

— Ah ! vraiment, tant que cela ! repartit l’Empereur. J’avais eu tout d’abord l’intention de mettre des soldats, l’un Français, l’autre Allemand, à la place des guerriers antiques, mais j’y ai renoncé, craignant que la population en fut choquée.

— Vous avez bien fait, dit M. Gibert, car cette conception n’aurait pas été comprise.

— Comme descendant de Coligny, repartit l’Empereur, je suis heureux d’offrir ce monument à la ville de Saint Quentin. C’est par une circonstance vraiment extraordinaire que je suis amené à le faire précisément dans la ville où mon aïeul a joué un rôle si illustre.


Après un temps, il ajouta :


... Vous savez que le gouvernement français a voté quarante millions pour le ravitaillement de la population du Nord.


M. Gibert répondit :


— Nous en sommes très heureux, le ravitaillement américain fonctionne d’ailleurs régulièrement ici, mais il y a un point qui m’inquiète : c’est l’alimentation de la ville en pommes de terre

— Cependant la récolte a été très bonne cette année, dit l’Empereur. Il est vrai que nous sommes dans un pays fort riche, mais dont le sol ne convient pas bien à la culture de la pomme de terre, qui n’aime pas les terrains sablonneux. En Allemagne nous avons trouvé le moyen de conserver la pomme de terre ; nous la coupons en flocons que nous desséchons, nous évitons ainsi la pourriture. En France on devrait suivre cet exemple, et les pays sablonneux pourraient aussi en fournir aux régions qui n’en fournissent pis.


Après quelques instants de silence, il reprit d’un air affecté :


— Vous savez qu’il se livre actuellement en Champagne des combats extrêmement meurtriers... Mais le gouvernement français commence à se rendre compte de la situation, car il vient de flanquer Delcassé à la porte (sic). Vous verrez que les Anglais conserveront Calais et en feront une province...

— Sire, réplique vivement M. Gibert, tous leur prêtez assurément des sentiments qu’ils n’ont pas.

— Si, si, affirme l’Empereur, ils font d’ailleurs la même chose en Grèce. Il faudra les flanquer dehors. Du reste, si vous le voulez nous vous y aiderons (sic).


Sur ces mots, l’Empereur prit congé du maire de Saint-Quentin, salua les personnes qui se trouvaient aux côtés de celui-ci, adressa des félicitations à un groupe d’ambulancières allemandes, décora d’un de ses ordres le sculpteur du monument, puis reprit place dans son automobile qui s’éloigna immédiatement de Saint-Quentin.


UNE SEMAINE DE TORTURE. — LES ÉVACUATIONS FORCÉES. AVRIL 1916

L’hiver avait pris fin sans que la main de l’occupant se fût trop lourdement appesantie sur la ville, — quand parut sur nos murs une affiche d’allure bénigne, dont nous ne nous doutions pas qu’elle préludait à une terrible reprise des persécutions. Nous y lisions cet avis : « Les ouvriers en chômage des deux sexes, de la ville, peuvent être installés avec leurs familles à la campagne, dans le département du Nord, où ils trouveront l’occasion de mieux pourvoir à leur subsistance par des travaux d’agriculture et autres occupations (25 mars 1916). » N’était-ce pas touchant ? Emue de cette pénurie d’aliments, surtout ressentie par les classes pauvres, l’autorité allemande conseillait, facilitait aux plus déshérités de nos concitoyens l’installation aux champs, le vivifiant labeur agricole loin de l’air empesté des villes... Toutefois, l’expérience nous avait rendus méfiants, et, sans nous laisser duper par cet étalage d’humanitarisme, nous demandions à voir la suite. »

Cette suite ne se fit pas attendre. Moins d’une quinzaine de jours s’étaient écoulés, quand nous apprenions qu’à Roubaix, — ce pauvre Roubaix qui a toujours la primeur des innovations torturantes, — des razzias d’hommes et même de jeunes filles s’opéraient. A quelles fins ? Personne ne le soupçonnait. L’information acquit bientôt une précision terrible. C’était le 13 avril. Le sous-préfet, M. Anjubault, avait convoqué de nombreuses personnes à une réunion où serait examinée la question de savoir s’il ne convenait pas, à la veille du 1er mai, d’avancer d’une heure tous les services, publics et privés. M. Dron, maire de Tourcoing, prit alors la parole, et nous informa qu’un affreux événement était sur le point de porter dans les trois villes une nouvelle désolation. Les Allemands annonçaient leur résolution de contraindre une partie considérable des habitants à abandonner leurs demeures pour se rendre dans telles ou telles localités plus ou moins lointaines.

Le lendemain 14 au soir, je me trouvais dans le cabinet du maire de Lille, avec une nombreuse assistance formée de conseillers et de familiers de la municipalité. Là j’appris que M. Labbé, l’actif secrétaire général du Comité d’alimentation, venait d’être avisé par un officier allemand que 50 000 personnes, dont 30 000 femmes, seraient prélevées dans les trois villes et conduites dans les Ardennes, où les bras manquaient pour les travaux des champs. M. Labbé avait bondi à cette nouvelle et, faisait allusion au vaste service auquel participaient, sous sa direction, des nuées de collaborateurs : « Mais vous allez tout désorganiser ! » s’était-il écrié. « Au contraire, répondit l’officier, nous organisons tout. » Comme eut dit Tacite, « là où ils font la solitude, ils l’appellent de l’organisation. »

Au maire rien n’a encore été officiellement signifié. Cependant un chef de service a reçu l’ordre de dresser, pour la remettre à l’autorité militaire, la liste des fonctionnaires indispensables à la marche des affaires municipales ; ce prodrome ne permet plus le doute. Aussi M. Delesalle nous donne-t-il lecture d’une protestation anticipée qu’il compte faire remettre dans la soirée même au gouverneur. Différer jusqu’à ce que la « proclamation » ait paru, serait attendre de se trouver devant un fait accompli et réduire à zéro la chance que la mesure soit rapportée. L’évêque et le sous-préfet font de même : Chacun d’eux rédige une protestation, en se plaçant à un point de vue distinct. Le maire, en des termes touchants, rappelait tout ce que ses malheureux concitoyens avaient enduré, et il s’appuyait sur la déclaration faite, en septembre 1914, par le premier gouverneur de Lille, que les populations civiles seraient respectées. L’évêque invoqua les hautes raisons d’ordre religieux, valables pour toutes les confessions, qui s’opposaient à une décision inique. M. Anjubault se réserva le terrain juridique. Son argumentation, tout objective était d’une solidité à toute épreuve. « Si, depuis plusieurs siècles, disait-il, la liberté individuelle des combattants n’a jamais fait l’objet de stipulations spéciales dans les accords internationaux, c’est parce qu’elle est hors de cause. Toutefois, l’article 46 de la Convention de la Haye prescrit le respect des droits de la famille, qui va se trouver désorganisée par la séparation violente de ses membres. Ce même article protège aussi la propriété privée, c’est-à-dire la propriété des choses ; a fortiori la propriété de la personne du non-combattant, c’est-à-dire sa liberté individuelle, ne saurait être violée. »

Quelle serait l’efficacité de ce triple appel à l’humanité et au droit ? Leurs auteurs eurent un moment d’espoir. Plusieurs jours, en effet, passèrent, durant lesquels il ne fut question de rien. Quoi qu’il en pût advenir, j’estimai prudent de prendre des précautions pour mon nombreux personnel, sans perdre un moment : je fis donc établir pour tous ceux, maîtres et élèves, qui relevaient de mon autorité, des certificats revêtus de ma griffe, attestant le titre universitaire de leurs possesseurs. Je savais qu’au vu de cartes semblables des lycéens de Tourcoing, d’abord arrêtés, avaient été immédiatement relâchés. Grand bien m’a pris de cette hâte, car les événements allaient se précipiter.

Le 20 avril, à la fin de l’après-midi, des attroupements se formaient devant certains points de la grand’place et commentaient avec animation les affiches posées de frais. Enfin se dressait menaçante, en dépit de ses hypocrites formules, la proclamation redoutée : « L’attitude de l’Angleterre, — tel était son début, — rend de plus en plus difficile le ravitaillement de la population. Pour atténuer la misère, l’autorité allemande a demandé récemment des volontaires pour aller travailler à la campagne. Les évacués seront envoyés à l’intérieur du territoire occupé de la France, loin derrière le front, où ils seront occupés dans l’agriculture et nullement à des travaux militaires Par cette mesure, l’occasion leur sera donnée de mieux pourvoir à leur subsistance. » Toutes assurances qui, dans l’exécution, devaient être outrageusement violées.

Dans la nuit, une circulaire du préfet était remise aux chefs des divers services publics pour les inviter à préparer dans quelques heures le tableau de leur personnel. A l’exemplaire que je reçus était jointe une lettre particulière me faisant savoir que, pour l’Université, ces listes n’étaient pas en ce moment réclamées ; que je ferais bien cependant de les tenir prêtes pour le cas où elles seraient à leur tour exigées. Le lendemain 21, séance orageuse à la Kommandantur. Le maire, le sous-préfet, l’évêque, avaient été convoqués. Tous trois s’élevèrent de toutes leurs forces contre la virulence qui allait être faite à de paisibles habitants. Le général von Gravenitz déclara que les ordres transmis par lui étaient formels et définitifs. L’affiche apposée la veille était la réponse aux protestations de ces messieurs (affirmation des plus hasardées, puisqu’une affiche identique se pouvait lire à Roubaix et à Tourcoing et n’était donc pas spéciale à Lille). Et comme l’évêque prenait la parole, le gouverneur lui enjoignit brusquement d’avoir à se taire, ajoutant qu’il n’ignorait pas les visées particulières de Mgr Charost. Quelles visées ? Bref, il fut manifeste que la mesure persécutrice serait impitoyablement exécutée.

Cette exécution elle-même, comment aurait-elle lieu ? Quelles en seraient les modalités ? L’incertitude ne fut pas de longue durée. Comme je me rendais à la Préfecture pour examiner l’altitude à prendre en vue de préserver le personnel placé sous mes ordres, je rencontrai mon compagnon de citadelle, le jeune et nouveau directeur du Progrès du Nord, M. Martin-Mamy. Il venait d’apprendre que des petits papiers étaient, par endroits, distribués aux familles lilloises, les informant qu’en chaque maison un officier paraîtrait, dans la nuit ou la matinée, qu’il indiquerait les personnes à prélever ; que chacun aurait dû, à l’avance, préparer son paquet d’affaires indispensables en y joignant de quoi se nourrir pendant une journée. Quiconque aurait été désigné devrait se tenir à sa porte et là attendre que l’on vînt le joindre au peloton des évacués. Ces effroyables précisions, bien vite propagées en ville, jetèrent la consternation dans toutes les demeures.

De mon entretien avec M. Anjubault il ressortait nettement pour moi que les membres du corps enseignant seraient exceptés de cette rafle monstre. Cependant, pouvais-je demeurer immobile et muet, moi le chef de la grande collectivité enseignante, à l’heure où se préparait contre l’humanité elle-même un aussi audacieux forfait ? Pas un instant je ne l’ai pensé. et voici qu’arrive à moi tout vibrant, superbe d’indignation et de colère, mon ami le docteur Lambret, professeur de chirurgie à la Faculté de Médecine. « Quoi ! Monsieur le recteur, devant cet attentat aux droits les plus sacrés, l’Université ne fera—t-elle pas un geste, n’aura-t-elle pas une parole de blâme et de flétrissure ? Au nom de la culture, de cette culture si souvent invoquée, n’élèverons-nous pas notre protestation ? » Cette vive apostrophe m’alla droit au cœur : elle s’harmonisait si bien avec mes sentiments, mes intimes désirs !

Quelques heures après, le Conseil était assemblé chez moi. J’avais, par avance, rédigé une lettre que j’enverrais au nom de notre Université. Et, passant par-dessus la tête du gouverneur, je l’adressais, sous forme de pétition, au Chancelier de l’Empire allemand. Je m’y plaçais au point de vue de l’éducateur et du moraliste, mes arguments devant offrir un caractère distinct de ceux qu’avaient pu faire valoir un magistrat élu, un représentant de l’Etat français, un dignitaire ecclésiastique : la lettre fut unanimement approuvée. Le 22 avril, de bonne heure, elle était remise à la Kommandantur, avec prière au Gouverneur de la faire parvenir à son adresse. Qu’elle n’ait pas été retenue à Lille, j’en ai eu la preuve. M. Guérin, revenant de sa mission en France, a fait une halte à Charleville et là, dans les bureaux de l’Etat-major général, parmi le dossier de l’évacuation, mon appel lui a été montré.

Quand cette protestation avait été écrite, nous ne connaissions encore que l’annonce du fait général de l’évacuation. Qu’eût-ce été, si nous avions prévu les formes abominables que l’attentat revêtirait ? Les soldats de la garnison n’inspirant pas assez confiance pour cette odieuse besogne, un régiment prussien, le 64e fut spécialement affecté à son exécution.

C’est dans la nuit du vendredi au samedi saint que commença la glorieuse manœuvre. Le dispositif suivant avait été adopté. Les rues du quartier choisi sont tout d’abord bloquées par des sentinelles postées à tous les croisements. Comme on est en pleines ténèbres, l’interdiction faite aux habitants de sortir garantit que personne ne quittera son chez soi. Quand, avec le jour, arrivera le moment où tombe l’interdiction coutumière, elle sera exceptionnellement reprise pour la durée de l’opération. Jusqu’à ce que soient relevées les sentinelles, il n’y aura au dehors, les soldats exceptés, pas âme qui vive. Un officier, plus souvent encore un sous-officier, accompagné d’un simple soldat, passe de maison en maison. Il sonne ou frappe au seuil et gare aux lambins ! La porte serait vite enfoncée. Le chef de famille, ou la femme, qui en tient lieu, est invité à présenter le tableau qui, aux termes d’une récente proclamation, doit énumérer les diverses personnes résidant en chaque demeure. La liste est remise. « Fort bien ! Où sont ces personnes ? — Les voici. » L’Allemand les passe en revue, les examine, et, sans perdre de temps, il prononce, à son gré, au petit bonheur. et s’adressant ou à l’homme ou à la femme, — parfois personne d’âge (on m’en cite qui ont franchi la cinquantaine), mais plus souvent au jeune homme, plus souvent encore à la jeune fille, il ordonne : « Préparez vos paquets, et tenez-vous tout prêt, sur le pas de la porte. Dans un quart d’heure, on passera pour vous emmener... — Où ? — Vous le saurez plus tard. » Les cris, les sanglots éclatent. C’est comme une chaîne de lamentations.

Cet inconnu qui, d’un mot, va décider du sort de toute une famille, il se laisse quelquefois toucher par certaines réclamations particulièrement justes, et consent à échanger telle jeune fille d’abord retenue contre tel jeune homme. Mais le plus souvent les prières sont vaines. D’abord la consigne veut que la razzia atteigne tel nombre d’unités : 1 500 par exemple. De plus, cette même consigne exige que la majorité des évacués soit formée de femmes et de jeunes filles. Il en est beaucoup de ces dernières que le soldat devra littéralement arracher des bras maternels. Passe encore pour les garçons, bien que l’on en arrête de si jeunes ! oui, des garçons qui n’ont pas quinze ans. Mais, dans des temps comme ceux-ci, les caractères mûrissent vite et l’énergie se manifeste, précoce, chez ces adolescents prêts à marcher sur les traces de leurs aînés. et puis, eux peuvent endurer bien des choses, se cuirasser contre bien des propos, tolérer bien des voisinages, se résigner à bien des contacts. Mais la jeune fille, cet être de délicatesse et d’élection, préservée avec la plus vigilante sollicitude de tous les mauvais souffles ! La jeune fille, brutalement enlevée au foyer familial, abandonnant par force l’aïeule ou la mère qu’elle assistait pieusement dans tous les soins du ménage, va être, — d’abord en quelque dépôt d’attente, puis à la gare de Saint-Sauveur, puis dans le wagon à bestiaux qui transportera d’un pas de tortue les multitudes des bannis, enfin, à l’arrivée, dans quelque grange ou tout autre abri improvisé où les déportés s’entasseront par centaines, — mêlée aux filles tout court, subira leurs propos grossiers, leurs apostrophes ordurières, leurs gestes obscènes. Le cœur se lève devant une telle ignominie !

Rien n’aura été épargné pour terroriser les habitants. Sur divers points sont braquées des mitrailleuses, les gueules tournées vers la ville, pour lui signifier les répressions imminentes à la moindre velléité de résistance. De toutes parts affluent les détails poignants. C’est le quartier le plus excentrique de Lille, celui de Fives, qui s’étend par delà l’enceinte, quartier rempli par une population ouvrière, qui a été le théâtre de la première « journée. » On ne compte pas les scènes sinistres. Un mari, veuf depuis la veille, n’obtient même pas d’être laissé quelques jours à sa douleur, au milieu de ses souvenirs. Des malades produisent en vain un certificat de médecin. « Bah ! leur est-il répondu. Si on les écoutait, ils seraient tous mourants. Seuls ont de la valeur les certificats de médecins allemands. » Parfois, en chemin ou à la gare, un partant tombe sans connaissance, un autre défaille et il faut bien se rendre à l’évidence. Mais je ne puis m’empêcher de revenir au trait le plus odieux : l’acharnement déployé par ordre à ramasser de préférence femmes et jeunes filles. Au chevet d’une agonisante que le prêtre vient d’administrer, sont posées les jeunes et tendres mains qui, dans quelques minutes, lui fermeront les yeux. Rien n’arrête le bourreau qui a déjà noté sa victime : la pieuse consolatrice est impitoyablement arrachée. Le fait atroce, dont on ne rencontrerait pas d’exemples aux temps de la plus lointaine barbarie, est hélas ! indiscutable. Que d’autres, le cédant à peine en horreur, pourraient être cités ! Parfois les exécuteurs de l’atroce consigne seraient disposés à se laisser fléchir. Mais le mot d’ordre est formel, et précis le chiffre auquel devra s’élever le bétail humain qu’ils sont tenus de ramener. D’autres, qui ont toute honte bue, se plaisent à assaisonner d’une raillerie pesante leur révoltante action. Tel celui qui, à une mère désespérée de se voir enlever un fils chéri, présente cette consolation : « Do quoi vous plaignez-vous, madame ? Je vous laisse les deux autres. » L’un a 7 ans, le second 12 !

La nouvelle de ces atrocités eut, dans la matinée du samedi saint, bien vite fait le tour de la ville. Sur-le-champ, le maire, le sous-préfet et l’évêque rédigent un télégramme destiné au grand État-major, et réclamant l’ordre de mettre fin au scandale. Cette requête télégraphique, nous ou avons eu depuis la certitude, parvint bien à Charleville : M. Guérin, de passage en cette ville, en eut connaissance, ainsi que de la pétition du recteur de Lille, quant au résultat, veut-on le connaître ? La nuit suivante et les nuits d’après, les mêmes scènes se reproduisirent. La nuit du 22 au 23, cette nuit qui préludait à la plus grande des solennités chrétiennes, ne fut pas même l’occasion d’une sorte de trêve de Dieu. Les quartiers de Vazemmes et de Vauban furent fouillés par les sinistres patrouilles et plus d’un millier de proscrits célébrèrent la fête de Pâques dans la gare-prison de Saint-Sauveur et dans les innombrables wagons d’exil.

Après Pâques, chaque nuit et chaque matinée virent se renouveler, dans des proportions semblables, les persécutions du samedi et du dimanche. (évacués et évacuées ont été ramassés au petit bonheur. On a pris indistinctement filles du peuple el filles de la bourgeoisie, oisifs et personnes occupées, qui dans le commerce, qui dans la petite industrie. Ç’a été une pêche à l’aventure, où l’hameçon a été lancé indifféremment dans tous les milieux. Quant à se demander si tels et tels que l’on retenait étaient bien aptes au travail des champs, personne n’en a cure. Un mot de l’autorité allemande accomplit toutes les métamorphoses. Vous, mademoiselle, vous êtes une jeune studieuse, préparant un diplôme ; vous, vous êtes modiste, et vous, lingère ; et vous, fleuriste ; et vous, femme de chambre. Toutes, désormais, nous vous faisons ouvrières agricoles.

Au reste, dans ces exécutions, je vois reparaître le même caractère qui se laisse constamment apercevoir en cette administration allemande tant vantée : l’incohérence. Vérité en deçà de cette rue, erreur au delà. Je n’en veux donner qu’un exemple, dans l’ordre que je connais le mieux, je veux dire l’enseignement. Dans la grande généralité des cas, il a suffi aux étudiants des Facultés, comme aux élèves des lycées et collèges, d’exhiber leurs certificats signés de mon nom pour échapper au coup de filet. Il n’empêche qu’une dizaine d’étudiants et une trentaine au moins d’élèves ont été évacués, en dépit de toutes les protestations. A l’heure présente, nul d’entre eux n’est encore reparu. Ils se trouvent dans des conditions strictement identiques à celles de leurs camarades exonérés. Peu importe ceux qui restent, eux sont partis [3].

Je dois ajouter que plusieurs se sont volontairement sacrifiés, et ce trait leur fait le plus grand honneur. J’en sais deux, l’un et l’autre appartenant au lycée Faidherbe, qui ont omis à dessein de présenter le certificat libérateur, afin que leur capture permit à leur sœur d’être épargnée et de rester à la maison. On m’a cité plusieurs de ces exemples d’abnégation qui apportent parmi cette horreur une impression du beauté morale et de fraîcheur juvénile. Dans deux familles dont je sais les noms, même acte de dévouement de la part d’une domestique. Ici, la bonne accompagne bon gré mal gré la jeune fille enlevée et finalement part à sa place ; là, une bonne également qui a élevé sa jeune maîtresse obtient non sans peine de se substituer à cette dernière. Mieux encore : une femme du meilleur monde, voyant que l’on ne veut absolument pas lui laisser sa servante à laquelle elle est profondément attachée, exige qu’on l’emmène également[4].

C’est le samedi seulement de la semaine de Pâques, le 29 avril, que prit fin ce supplice de toute une ville. La nouvelle en fut l’après-midi officiellement donnée au maire. D’ailleurs, en cette dernière journée, la rafle n’avait pas été moins fructueuse que les jours précédents.

D’où vient ce brusque arrêt de la décision persécutrice ? Les quartiers de Lille n’avaient pas eu tous la visite des fouilleurs de maisons. Il ne faudrait pas croire, d’ailleurs, que le nombre des exportés, tel que le commandement se l’était fixé, eût été obtenu. Il devait s’élever, pour Lille seule, à 25 000. Or, il atteignit, à quelques unités près, le chiffre de 9 300. Avons-nous le droit de supposer que nos diverses protestations, en révélant combien profondément l’attentat commis contre les lois de la justice éternelle avait révolté les consciences, portèrent quelque fruit ? Ce n’est pas impossible. Peut-être ne s’attendait-on pas en haut lieu à un pareil élan de l’indignation générale.

Mais un mystère bien autrement épais est celui qui entoure les origines et les motifs de cette persécution. Pas une explication n’a été alléguée ou même essayée qui supporte l’examen. On a parlé de représailles. Contre qui et au sujet de quoi ? Les motifs allégués dans l’affiche allemande furent contredits par les faits. Une hypothèse nullement insoutenable a été proposée à M. l’inspecteur général Labbé par des officiers allemands en quête eux-mêmes d’une solution qui eût le sens commun. « Voilà, ont-ils déclaré. L’Allemagne désire la paix. La France ne la désire pas. Et pourquoi ce contraste ? C’est que la France n’a pas assez souffert. Imposons-lui donc une majoration de souffrance et cela en faisant retomber de plus en plus lourdement le poids de la guerre sur celles de ses provinces qui se trouvent en notre pouvoir. La douleur d’un ou plusieurs membres deviendra enfin intolérable au corps entier. » Théorie qui nous est une vieille connaissance. Elle n’a qu’un défaut : les moyens qu’elle préconise vont à l’encontre des fins visées. Ces raffinements de cruauté ne font que surexciter le patriotisme, loin de le décourager.

Tel fut bien l’unique résultat obtenu, en ce qui nous concerne, nous Lillois : une exaspération, que vinrent augmenter, si possible, les renseignements bientôt reçus sur les modalités de l’exécution. Je ne les connais point par ouï-dire ; je les tiens directement de quelques-unes parmi les rares privilégiées qui, au bout de vingt jours, obtinrent de revenir au foyer[5]. Les wagons à bestiaux qui emportaient les troupeaux humains, mirent des 24 et 26 heures à accomplir le trajet. Les portes demeuraient fermées, même durant les arrêts. Nulle possibilité de descendre pour satisfaire les besoins naturels. La nuit, pas un lumignon pour éclairer la prison roulante. et femmes, hommes, jeunes filles, — quels hommes parfois et quelles femmes ! — étaient là empilés durant de longues heures. Le lendemain soir, on arrive, harassé, mourant de fatigue. Avant la répartition de cette masse humaine par groupes inégaux, selon les localités, des centaines de personnes, sont empilées le plus souvent dans une salle de ferme, dans une grange où chacun se débrouille comme il peut. Plus d’une jeune fille a préféré s’étendre sur la paille tout habillée, plutôt que de se donner en spectacle, dévêtue, aux femmes de mauvaise vie qui les entourent. Ce n’est pas tout. Il restait à boire la lie du calice. Les autorités allemandes n’avaient-elles pas imaginé, sous prétexte que, dans les embarquements, avait été compris un ramassis de prostituées, de faire passer par les majors à toutes les emmenées indistinctement la visite ! Oui, une visite intime, complète, sans égard pour les pudeurs les plus sacrées, tel est le suprême supplice que les tourmenteurs infligèrent à des jeunes filles, tandis qu’à leurs yeux leurs mères subissaient le même traitement. Les limites concevables de l’infamie avaient été dépassées.

Des officiers mis au courant en ont eu, en maints endroits. m’assure-t-on, la nausée. Le maire me contait que, revenant devant le capitaine X..., sur ces répugnants détails, il lui avait déclaré que rien, dans cette région, n’en effacerait le souvenir. « Il est vrai, répondit le capitaine. Et moi qui me proposais, après la paix conclue, de revenir passer quelques jours à Lille ! Je m’aperçois que j’y devrai renoncer. » La même idée reparait, avec plus d’énergie encore, dans l’éloquente et courageuse lettre qu’après avoir mené personnellement son enquête sur ces monstruosités, M. Guérin adressa au général Zollern, du Grand Quartier général. « Ce serait, disait-il, une tache ineffaçable dont serait terni l’honneur allemand. La guerre ne durera pas toujours. Or, après la guerre, il ne serait pas possible à un Allemand, quel qu’il fût, de reparaître en ce pays. »

M. Guérin a dit vrai. Le Français passe pour oublieux. Il se peut que le Français du Nord n’échappe pas à ce reproche. Mais, à supposer qu’avec le temps, il laissât tant de cruelles images s’évanouir de sa mémoire, — ses richesses mises au pillage, ses édifices renversés par le bombardement, ses maisons détruites par l’incendie, ses concitoyens molestés, soumis aux insupportables violences ou aux irritantes taquineries, — il est un forfait sur lequel, après des siècles, l’ombre de l’oubli ne s’étendra pas : celui qui, chez nous, se perpétra froidement, continûment, pendant la semaine de Pâques 1916. Les générations se transmettront les unes aux autres le récit de ces nuits et de ces matinées de terreur, le tableau des hontes qui suivirent. Nos descendants garderont à jamais présente l’affreuse vision, ne fût-ce que pour se mettre, plus prévoyants que nous, en garde contre un retour offensif du militarisme germanique.


UN DOUBLE ASSASSINAT

Novembre 1916 avait bien tristement débuté. Le mois, en se déroulant, amènerait-il des jours moins amers ? Nous nous primes à l’espérer. La nouvelle, commençait à se répandre que les évacués d’avril, affranchis de la servitude rurale qui leur avait été imposée, allaient regagner chacun sa petite patrie. La presse allemande en publiait la promesse, prenant soin d’ajouter que cette décision était due, pour une grande part, à l’initiative humanitaire du roi d’Espagne. Ce n’était pas un on-dit mensonger. Les rentrées se succéderont pendant tout la mois ; elles se continueront jusqu’à la fin de décembre et l’on assure qu’au premier de l’an 1917 ne résisteront loin du pays que ceux qui n’auront pas voulu y revenir. Pourquoi faut-il que, lorsqu’une trêve semble interrompre le cours de nos maux, une vexation inédite, une violence inouïe vienne aussitôt nous rappeler à la réalité ? Il y a là comme une loi, à laquelle nous n’aurons guère connu d’exceptions. Dans la nuit du 5 au 6 novembre elle devait se vérifier une fois de plus.

C’est à Tourcoing que le tragique incident se produisit. Une troupe de jeunes gens revenus de leur villégiature forcée, se trouvaient internés dans une salle de l’usine Jelipo, rue Winoc-Chocquel. Ils attendaient là qu’une décision, — la libération sans doute ? — fût prise à leur égard. Pour l’un d’eux du moins la mise en liberté ne semblait pas devoir faire question. Je veux parler du jeune Vanneuverswyn, élève de mathématiques au lycée Faidherbe et fils du distingué docteur de Fives. Sa mère, impatiente de l’embrasser, était venue le voir dans l’après-midi du 5 novembre, croyant ne devancer que de quelques heures le définitif retour au foyer…

La malheureuse mère ne devait revoir son fils qu’étendu mort sur un lit d’hôpital.

Eugène Vanneuverswyn avait dix-neuf ans. Le front haut, l’œil doux et clair, toute sa personne respirait la franchise et la droiture, annonçait la distinction. La carrière qu’il s’était choisie était celle d’officier de marine. Bien élevé, instruit, tout pénétré de nobles sentiments, il ne pouvait manquer d’exercer sur ses compagnons d’exil un certain ascendant. Ces compagnons, pour la plupart, appartenaient à la classe inférieure de la population de Fives ; leur niveau intellectuel était médiocre. Ils le reconnurent bien vite pour un guide, un conseiller. Les appels qu’il fit à leur patriotisme furent entendus. Ainsi, quand ils reçurent l’ordre de tresser des branches d’osier et de préparer des fascines à l’usage des tranchées et qu’il leur eut représenté qu’un travail de ce genre constituerait une aide militaire prêtée à l’ennemi, plus un seul ne consentit à accomplir l’infâme besogne. L’autorité occupante eut-elle vent de cette propagande ? Le docteur Vanneuverswyn m’a « lit n’en point douter. Il est convaincu que le jeune patriote était de longue date noté comme « forte tête. » Si des rigueurs attendaient la troupe indocile, il était à prévoir qu’il serait le premier atteint.

Je m’en voudrais d’omettre un détail bien touchant qui atteste la délicatesse de cette âme d’élite. Lors de la visite de sa mère à Tourcoing, Eugène remit à cette dernière une lettre antérieurement écrite, qu’il n’avait pu lui faire parvenir. Il s’y trouvait cette ligne, grosse de sous-entendus : « Nous nous sommes tirés à notre honneur et à notre avantage de bien des difficultés... » Qu’était-ce à dire, sinon que son discret apostolat avait été couronné de succès, qu’obéissant à sa parole, ces catéchumènes de la foi patriotique avaient repoussé toute tâche qui ne se pouvait accepter sans trahison ? Il considérait son sort comme étroitement lié au leur. De là vient que, quand sa mère l’eut informé de sa libération imminente, n’étant pas assuré que l’heureuse décision s’étendrait à tous, redoutant peut-être que cette faveur lui fût réservée à lui seul (en quoi sans doute il se trompait), des scrupules lui vinrent. Ses compagnons n’interpréteraient-ils pas son privilège comme un abandon ? Le sage conseiller qui leur avait si bien tracé le devoir, ne paraitrait-il pas avoir évité de le mettre lui-même en pratique ? Cette pensée lui était intolérable.

La nuit vint. Selon la règle, à un moment donné eut lieu L’extinction des feux. Tous étaient couchés, mais tous ne dormaient pas, et à qui ne dort pas l’obscurité est insupportable. Plusieurs des jeunes gens avaient sur eux de petites lampes électriques : ils s’avisèrent de presser le ressort et soudain des lumières brillèrent. Il était entre neuf et dix heures. Sur l’ordre des soldats, les lampes s’éteignirent Mais voici qu’au bout d’un instant, une lampe en un coin se rallume.

Cette récidive met un des gardes hors de lui. Il se dirige du côté où l’acte s’était produit ; de là, il distribue à tour de bras des coups de la crosse de son fusil. Ceux qui sont frappés protestent ; Eugène tout le premier, avec d’autant plus d’énergie qu’il était parfaitement étranger à ce qui venait de se passer. Car, on ne saurait trop y insister, s’il avait dans sa poche une de ces lampes, il l’y avait laissée, sans en faire usage. L’Allemand, furieux de sa protestation, assène un coup plus rageur, qui fait vomir le sang m jeune homme. Ce n’était pas assez : la brute, de plus en plus déchaînée, transperce de sa baïonnette Eugène Vanneuverswyn, qui s’affaisse dans un bain de sang. Il expire bientôt après : l’arme avait traversé le cœur. Quand les parents, prévenus, arrivèrent à l’hôpital, ils n’eurent devant eux qu’un cadavre.

Dès que l’abominable fait se fut ébruité, il y eut dans toute notre ville un frémissement d’indignation. Le docteur et Mme Vanneuverswyn durent en silence dévorer leur douleur. Ils avaient, en effet, tout lieu de craindre que le corps de leur enfant ne pût être ramené à Fives et là, dans la ville natale, recevoir les derniers honneurs. Ce surcroit d’affliction leur fut épargné. L’enfant assassiné reparut dans la maison de famille. Et le 9 novembre, de pathétiques obsèques, auxquelles assista une foule recueillie, que précédaient toutes les notabilités de la ville, honoraient les restes du noble petit Lillois.

Une semaine plus tard, l’horrible scène de Tourcoing avait, dans Lille hors les murs, au quartier qui a nom : le faubourg du Sud, son funèbre pendant. Cette fois, ce n’était plus sur un jeune homme que la soldatesque germanique dirigeait sa férocité : c’était sur une jeune fille. Les circonstances de l’événement sont encore, à l’heure où j’écris, assez obscures. Les autorités allemandes ont fait, autant qu’il était en elles, le mystère. Les décisions qu’elles ont prises ont eu pour objet, nous le verrons, d’intervertir les responsabilités. Toutes les communications entre ce quartier de Lille et le gros de la ville étant interdites, la difficulté demeure très grande de démasquer l’imposture. Voici, en gros, ce que l’on nous a appris. C’était sans doute le 13 novembre. Un jeune homme, coutumier parait-il de la cueillette des pommes de terre, sévèrement réprimée par ordre des Kommandanturs, avait plusieurs fois été pris en flagrant délit et mené en prison ; mais il s’était toujours échappé de sa geôle avec une remarquable habileté. Une fois de plus, il venait de s’échapper ; une fois de plus, un policier militaire; lui avait mis la main au collet et le ramenait en prison. Il se nomme D... ; ses parents sont de pauvres ouvriers. Comme on le reconduisait, sa sœur qui avait assisté à l’arrestation, se précipite vers lui et jette sur ses épaules un manteau pour le garantir du froid. Le stupide policier se croit-il menacé par ce geste ? S’imagine-t-il que cette jeune fille sans armes allait lui ravir son prisonnier ? Tant il y a que le misérable ajuste son revolver et fait feu. La pauvre enfant, frappée au sein, tombe raide morte.

Cette fois encore, comme pour l’assassinat du pauvre petit Vanneuverswyn, l’action abominable reste impunie. Que dis-je ? Quelqu’un sera châtié. Mais sait-on qui ? La population du faubourg. Voici, en effet, l’avis que, ( dès le lendemain, l’on put lire placardé sur les murs. Il faut le transcrire intégralement ; il mérite d’échapper à l’oubli :

« Au faubourg des Postes des coups de feux ont été tirés sur des soldats allemands.

« J’ordonne, sous réserve d’autres mesures ultérieures, que tous les habitants des faubourg des Postes et faubourg d’Arras doivent rester chez eux, — jusqu’à nouvel ordre, — de 5 heures du soir à 7 heures du matin. »

Signé :

LE GOUVERNEUR DE LA PLACE.


Jamais n’a été déployé tant d’audace dans le mensonge. On aurait tiré sur des soldats ! Et qui donc ? Il n’y a plus une arme ni à Lille ni en ses environs ; la possession d’un fusil entraînerait pour le détenteur la condamnation à mort. Oui, on a tiré un coup de feu, un seul. Et ce « on » n’est autre qu’un policier allemand. Il a tiré sur une inoffensive jeune fille, pour la punir du plus pacifique, du plus pieux des élans. Et maintenant, par la plus grossière imposture, ce coup de feu scélérat, dû à la fureur d’un Allemand, est transmué en une fusillade provocatrice, commise par des Lillois. Et, pour mieux appuyer l’invention, on me rapporte qu’au service funèbre de la victime, service que suivit en masse la population des faubourgs, une véritable armée de policiers, était présente, pour étouffer toute renaissance de la révolte, qu’elle savait inexistante et qu’elle avait de toutes pièces fabriquée »


GEORGES LYON

  1. Les otages étaient répartis, par cinq, en six sections.
  2. Le Journal officiel du 8 décembre 1918 publie la nomination dans la Légion d’honneur de M. Jacquet Camille, commerçant à Lille, fusillé par les Allemands le 22 septembre 1915, « condamné à la peine capitale par les Allemands et exécuté à la citadelle de Lille le 22 septembre 1915 pour avoir « entretenu, caché, donné aide et assistance à des militaires français et anglais et favorisé leur évasion. » Est mort en héros, les mains libres, en criant : « Vive la France ! Vive la République !. »
  3. Écrit le 25 mai 1914.
  4. Un exemple plus manifeste encore de cette perfidie dans l’incohérence nous est fourni par ce qui s’est passé à Roubaix. Dans cette ville existe un établissement d’instruction des plus florissants qui relève de deux ministère, l’Instruction publique et le Commerce. Il a nom : l’institut Turgot. Son très dévoué directeur avait, en toute bonne foi, remis à la Kommandantur la liste de ses élèves, dans la conviction que l’autorité allemande, qui s’annonçait comme la protectrice des études, délivrerait à chacun d’eux un certificat signé par elle, de façon à le préserver de toute arrestation. Les certificats furent délivrés. Or, la veille de Pâques, ordre était donné par ladite autorité d’avoir à réunir le lundi suivant, dans une usine désignée, la totalité des élèves. Toutes les apparences n’autorisent-elles pas à penser que le but de la convocation est un contrôle des certificats, d’où résultera pour ces enfants une garantie de plus ? Le lundi, tous sont présents. Le gouverneur, commandant Hoffman, est là, aimable, familier avec les élèves, causant paternellement avec quelques-uns d’eux. Son aide de camp, le capitaine Baur, l’assiste. Les écoliers, et il en est qui ont quinze ans, sont rangés sur deux files. Un sous-officier passe devant les rangs et, sans tenir compte d’autre chose que de la taille et de la carrure, fait une sélection. Il en prélève ainsi 152, finalement réduits à 137. Les pauvres enfants sont conduits à la gare et, sans même avoir pu dire adieu à leurs parents, mis dans le train. On les a expédiés à Rovin, dans les Ardennes. Dans quelles conditions ? Je l’ignore. Un d’eux cependant a pu, dans les premiers jours, donner de ses nouvelles à son père, ajoutant qu’il n’avait pour nourriture que du riz, du pain allemand et de l’eau
    Dès que je connus ce guet-apens, je me joignis à M. le sous-préfet Anjubault et à M. l’inspecteur général Labbé pour protester de toutes nos forces auprès du haut Commandement. Notre lettre très ferme, pourtant correcte dans sa forme n’eut pas l’heur de plaire. Dans une note adressée à chacun de nous, il fut déclaré que la lettre était inconvenante de ton et que nous devrions nous en prendre à ce ton si la démarche n’était pas couronnée de succès. La sinistre plaisanterie ! Parmi les jeunes évacués, pas un étudiant, pas un collégien, pas un élève des Écoles supérieures de Tourcoing et de Lille, n’a été admis à rentrer.
    Un mot encore. Le lundi de la Quasimodo, en ce même Roubaix, les fonctionnaires des diverses administrations, y compris ceux de l’enseignement, avaient été invités à se réunir, le matin, dans une caserne déterminée. Toute une foule, brutalement contenue par des cavaliers, est ainsi rassemblée. Vient un officier qui commence par congédier femmes et jeunes filles. Puis, passant devant chaque catégorie de fonctionnaires, il annonce qu’il en retiendra un sur dix. Notamment, soixante-quatorze instituteurs étaient là. Il déclare qu’il lui en faut huit. Les plus jeunes se désignent et s’avancent d’eux-mêmes. Le secrétaire, des adjoints, des employés de la mairie étaient également capturés. Chacun de se tenir prêt au départ. Le soir, contre-ordre. Tout le monde est relâché. Comprenne qui pourra.
  5. Exactement 44. Elles furent ramenées le 14 mai. Dans ce nombre se trouvaient une dizaine de jeunes filles, en faveur desquelles Mme Georges Lyon s’était adressée au général de Grävenitz, qui lui avait fait répondre que les démarches étaient en bonne voie. Cette réparation partielle, — si petite ! — sera-t-elle renouvelée ? Nous touchons à la fin de mai et nous ne voyons rien venir (28 mai 1916).