A. Lemerre (p. iii-xi).


PRÉFACE




Nous avons résolu que l’histoire de Daniel Valgraive serait celle d’une âme supérieure et miséricordieuse condamnée à se dissoudre prochainement dans la mort. Il eût été puéril de faire cette âme d’une pièce, comme les silhouettes des vieux stoïques, mais à travers les jalousies, les haines, les bassesses, les défaillances, les duplicités, les doutes, toute la vase des plus transcendantes natures, c’est la Fatalité du Bien que subit Daniel, et non pas la Fatalité du Mal. Si ses volontés finales sont discutables, si elles peuvent ne paraître pas la meilleure œuvre à faire, du moins impliquent-elles une indéniable noblesse. Valgraive lui-même n’ignore pas certaines de leurs imperfections, mais il n’a pas le temps. Il est irrémissiblement condamné à faire vite, par conséquent tout proche de lui. Qu’il s’aventure à des projets lointains, il risquera d’aboutir au Néant. Le don de la femme aimée, la transmission de ses pouvoirs comme de ses tendresses, le choix d’êtres familiers tels que Hugues, Charles, les Sigismond, George, cela lui apparaîtra le maximum réalisable.

On nous pardonnera d’avoir, en ce roman, insisté longuement sur les débats de cette conscience. Daniel eût sans cela été simpliste et invraisemblable. Tel qu’il est, nous lui connaissons des frères en charité. À cette heure même, nous nous préoccupons d’un monde où les Daniel Valgraive ne sont pas rares : un monde de bonté humaine qui nous attire très impérieusement. Nous voulons prochainement dire, dans une œuvre plus vaste, les annales de la miséricorde et du dévouement, telles que la vie en donne (avec, bien entendu, l’interprétation esthétique). Nous voulons mettre en scène cent êtres simples et quelques êtres compliqués, dans un roman à dédier à la Bonne Humanité. Nous voulons en dire les grandeurs, les hypocrisies et les sincérités, les enfantillages, les petitesses et les attendrissements. Nous voulons cela dans la mesure modeste de nos forces, mais nous le voulons opiniâtrément. Si nous ne réalisons pas pour nous-mêmes un idéal de Justice et de Charité, au moins avons-nous eu une passion sincère, durant toute notre vie d’enfance et de jeunesse, pour le Bien[1].

Seulement, il se faut entendre. Notre conception du Bien n’est pas la conception évangélique. Nous combattons les doctrines qui veulent donner l’« Humble » comme idéal de Vertu. Nous cherchons, avec les énergiques philosophes d’Occident, à rebâtir un idéal puisé dans une plus complexe notion de la vie et de l’évolution. Nous croyons que l’Humanité peut marcher à une morale, non point radicalement neuve, mais portée à une nouvelle puissance. À ce titre, nous réprouvons complètement, pour l’Occident, le retour évangélique de quelques Slaves[2] qui veulent que la haute vertu soit dans l’effacement, dans la confusion des cerveaux d’élite parmi les paysans : et, au rebours, nous disons :

« Non, il ne faut pas tendre la joue gauche lorsqu’on a été frappé sur la droite.

« Non, il ne faut pas être semblables aux petits enfants.

« Non, il ne faut pas, lorsqu’on a la joie précieuse d’être né avec de hautes facultés, se condamner à redevenir mougick.

« Non, il ne faut pas réprouver la science moderne, qui a ses erreurs et ses présomptions, mais qui reste une magnifique tentative, si souvent victorieuse, pour surprendre les attitudes mystérieuses de la matière.

« Non, le Bien ne doit pas être le pur et simple Sacrifice, mais avant tout un moyen pour développer plus largement, plus pleinement, plus hardiment les êtres supérieurs, et par exemple, Daniel, au seuil de la tombe, ne se sacrifie pas ; en agissant pour le bonheur des autres, il accomplit sa destinée de la manière la moins effroyable pour sa conscience en faisant vivre sa volonté miséricordieuse après lui[3]… »

En résumé, pour nous, Occidentaux, ne sera morale complète que celle qui repoussera le Renoncement en tant que Renoncement. Ne sera morale complète que celle où le Bien pourra être la Force, la Lutte, l’Intelligence. Celle où le Génie et l’Orgueil même trouveront tout leur développement, où de puissantes ambitions pourront s’étancher. Celle où se découvriront des études et des créations aussi infinies que dans le Vrai et dans le Beau, celle, enfin, où les races élues tendront vers des bontés aussi supérieures à celles des inférieurs que les Sciences des Européens à celles des Boschimans et où le Bien, la plus intense communion des êtres, sera conçu comme la source des Psychés les plus belles, les plus profondes, les plus fines et les plus intenses.



  1. Et nécessairement choisissons-nous de préférence le Bien comme élément de Beauté.
  2. Ceci sans généraliser : l’admirable littérature russe contient aussi des types de lutte.
  3. Si des mots tels que Sacrifice, Immolation, sont écrits dans ce livre, c’est qu’on ne peut renouveler d’un coup d’anciennes terminologies ; du reste les contextes expliquent surabondamment ce que nous avons voulu faire entendre.