Danaë ou Le malheur/Chapitre 3

Édition Montaigne (p. 163-172).
◄  Chapitre 2

Quand Danaë revint à elle, son enfant était couché dans ses bras, et elle-même reposait sur un lit royal de byssos pourpré. Aux premières questions qu’elle posa, on lui répondit que les divinités de la mer l’avaient fait aborder à l’île de Sériphos où régnait depuis peu de temps le héros Polydektès, et qu’elle était dans son palais.

Elle vécut là, éleva son fils, tissa la laine et cueillit des roses. Sa vie était heureuse et sans événements. Pour rester fidèle au souvenir de l’Or, elle avait refusé même la main du roi ; elle ne parlait à personne, si ce n’est à sa vieille nourrice, qui d’Argos était venue la rejoindre, et ne la quittait plus.

L’enfant grandissait. Douze années s’écoulèrent. On lui avait donné un arc et des flèches et une petite épée tranchante. Aussi passait-il déjà toutes ses journées à la chasse, seul, et parfois égaré dans la vaste forêt peuplée de bêtes, quelques-unes divines. Il faisait dans ces halliers sombres des tueries miraculeuses.

Un soir, il revint en courant, trempé de sueur et taché de sang ; deux pieds de bouc sortaient de son carquois. Et dès qu’il eut aperçu Danaë, il cria :

« Bonne chasse, mère ! J’ai couru tout le jour dans les bois à la poursuite de ce petit satyre insolent qui s’était moqué avant-hier de ma lèvre nue et de mes jambes pâles. Je l’avais suivi à la trace dans la terre molle et sur les rochers égratignés par ses pattes ; je l’ai rencontré au bord de son antre. J’ai jeté mon arc dans les branches et nous avons lutté corps à corps. Il était vigoureux, mère, j’étouffais dans son étreinte. Mais j’ai empoigné tout mon paquet de flèches, et d’un seul coup je l’ai plongé dans son flanc maigre. Il a poussé un grand cri et s’est effondré sur l’herbe comme un sanglier blessé. Alors je lui ai coupé les deux pattes et je te les apporte en trophée ! »

Danaë frémit à l’impiété de l’enfant, et la vieille nourrice se voila les yeux, car elle voyait dans cet acte insensé le présage et l’avertissement d’un grand malheur à venir. Et en effet, ce fut le lendemain qu’arriva l’événement fatal.


De tous les jardins, de tous les palais, de toutes les richesses de Polydektès, Danaë avait la jouissance, hors un sentier, une porte, un caveau.

Depuis de longues années, elle songeait à l’interdiction perpétuelle de ce seul point de la terre, et elle avait fini par imaginer que ce petit caveau défendu renfermait à lui seul toute la somme de bonheur qu’elle ne possédait pas, toutes les joies inconnues qu’elle désirait au-delà de sa vie.

Le lendemain de ce jour, elle pénétra dans le sentier.

Elle ouvrit la porte.

Elle descendit la première marche.

La deuxième.

Jusqu’en bas.

Et la nourrice accourut. Et elle cria :

« Danaë ! Danaë ! Vous avez tort de venir ici. Il ne faut pas descendre, Danaë. On vous l’a défendu, vous le savez bien. Pourquoi voulez-vous toujours faire ce qu’on vous défend ? Il n’y a qu’un lieu du monde où vous ne devez pas aller, et c’est celui-là que vous voulez voir… Vous ne sortez jamais, vous ne quittez pas votre chambre sinon quand le soleil se couche ou quand un orage foudroie. Mais vous n’allez pas dans les autres villes. On ne vous voit même pas dans les champs. Vous ne seriez jamais venue ici, vous ne l’auriez jamais voulu si je ne vous avais pas dit que Polydektès le défendait. Pourquoi vous ai-je dit cela ? Pourquoi ai-je parlé puisque vous ne demandiez rien ? Je suis sûre que cela retombera sur vous. Encore une fois, écoutez-moi, Danaë. Je sais pourquoi on vous défend ce que vous voulez faire aujourd’hui. Je ne peux pas vous le dire, mais je le sais, je le sais, je le sais ! Il s’agit de votre bonheur à vous, je vous le jure par vos beaux cheveux que j’ai vu croître, par vos beaux yeux que j’ai tant de fois endormis, par votre belle bouche que j’ai nourrie quand vous étiez toute nue en mes bras comme un petit Erôs de cire. Danaë ! Danaë ! ne descendez pas cette marche, n’entrez pas dans cette cave, n’ouvrez pas les portes ici, ne touchez pas aux serrures, ne tournez pas les clefs d’airain ! C’est votre malheur qui est là ; c’est la douleur de votre vie. Quand on connaît son malheur, il faut l’oublier pour toujours ! Quand on ne le connaît pas, il ne faut pas l’aller chercher. Danaë ! retournez-vous, éteignez votre lampe, retournez vers le jour, allez-vous-en d’ici, n’y revenez jamais, n’y pensez jamais, allez-vous-en de la mort, allez-vous-en de la nuit… »

Danaë parla, d’une voix lente :

« L’huile s’est répandue sur mes mains. Elle est tombée sur mon pied nu. Je tremble. Vois-tu, nourrice ? Tiens ma lampe, je ne peux plus la porter. Oh ! je suis toute couverte de parfum. J’aurais dû tout verser dans mes mains. Mais nous avons besoin de la lampe. Elaire-moi, nourrice ».

La nourrice pleura :

« Elle est entrée, c’était son destin qu’elle entre. C’était son destin qu’elle fût malheureuse. Ayez pitié de nous, divinités bienveillantes ! »

Et Danaë répondit :

« Je sais bien à peu près ce qu’il y a derrière cette porte. Le malheur, c’est toujours la même chose. C’est un bonheur ancien qui ne veut pas recommencer… »

Et elle continua, comme en rêve :

« Quel bonheur ai-je eu jamais qui fût égal à celui-là ? Je sais bien ce qui va arriver. C’est-à-dire… je ne le sais pas tout à fait, mais je devine bien à peu près. Eclaire-moi plus haut, nourrice. Je vais ouvrir la porte.

— Ce n’est même pas la porte du tombeau. C’est quelque chose de plus horrible…, c’est… Oh ! je ne peux pas vous le dire. Vous le verrez, Danaë. C’est votre destin que vous le voyiez vous-même. On ne peut plus vous en empêcher. Vous-même ne pourriez plus vous en aller d’ici.

— La porte n’est pas lourde. Les gonds sont luisants. On doit l’ouvrir souvent, cette porte, n’est-ce pas ? Comment se fait-il qu’on s’occupe tant de mon malheur et qu’il n’en paraisse rien dans les yeux ? Ou bien, peut-être est-ce un malheur pour moi seule et un bonheur pour tous les autres. — La porte va céder. Je n’aurais qu’à la toucher du bout du doigt, je sens qu’elle va tourner toute seule… Vois-tu, tiens, vois-tu ? vois-tu ?… »

Un monceau de pièces d’or s’écroula autour d’elle par la porte grande ouverte. Elle poussa un cri effrayant.

« Ah !… Dzeus !… oh !… oh !… oh !… mon amant ! ».

Elle se jeta à terre dans le trésor ruisselant.

« Hélas ! Hélas ! dit la nourrice. Hélas ! cela devait arriver ».

Danaë avait rejeté sa tunique, sa ceinture, ses rubans brodés :

« Dzeus adoré ! Dzeus aimant ! Dzeus tendre ! je t’ai donc revu enfin et comme autrefois, dans une prison d’airain. C’était toi qu’on cachait dans cette nuit souterraine, Dieu foudroyant ! Depuis qu’on m’a laissée libre, c’est toi qu’on a voulu murer, et moi je mourais sous le soleil, ignorant la retraite où se cachait ta splendeur par qui Persée a grossi dans mon sein ! Amant ! Amant ! Je suis là ! Eveille-toi ! Anime-toi ! Soulève-toi ! Je suis Danaë ! Danaë !… »

Et elle se roulait sur le métal glacé.

« Tu ne m’entends pas ?… Oh ! que tu es froid ! Mes mains sont comme dans la neige… Ah ! Ah !… il retombe… il ne me connaît plus. Ce n’est pas lui, nourrice… Dis-moi donc que ce n’est pas lui… J’avais bien deviné ce qui arriverait… Je ne vois plus… J’ai mal dans les bras…

— Venez, Danaë, dit la nourrice. Venez, remontez tout de suite. Il ne faut pas rester plus longtemps ici ».