D. Antonio Canovas del Castillo

Revue des Deux Mondes4e période, tome 143 (p. 151-168).
D. ANTONIO CANOVAS DEL CASTILLO

Je me souviens, et je comprends à présent. Comme nous sortions de la Huerta, par cette claire nuit de novembre commençant, tandis que sonnait, haute et joyeuse, la voix d’Emilio Castelar, dans toutes les allées, de tous les massifs, des hommes de police se levaient. D’autres agens veillaient à la grille entr’ouverte. D’autres encore maintenaient les quelques passans attardés qu’avaient fait s’arrêter ici, à l’extrémité de la ville, aux portes de la grande maison dont une des façades regarde la campagne, près de la barrière de Salamanque à cette heure d’ordinaire déserte, les lumières et les voitures. M. Canovas était bien gardé. Huit mois après, Angiolillo a pu trouver et saisir sa minute. Qui sait ? Déjà peut-être, ce soir-là même, parmi ces curieux qui saluaient, un Angiolillo attendait.

Si jamais à un homme d’Etat la mort a pu apparaître en libératrice, certes il ne manquait pas de raisons, — on l’a observé justement, — pour que ce fût, quand la première balle l’a frappé, à M. Canovas del Castillo. Et s’il lui a été donné de se reconnaître, si dans ce puissant esprit s’est faite la suprême lucidité de la fin, sans doute ces raisons ne lui ont-elles pas échappé. Castelar l’a dit devant son corps sanglant : « En ces derniers temps, il portait à lui seul la croix de tous les Espagnols. » C’est vrai : à lui seul, en ces derniers temps, il portait toutes les croix de l’Espagne. Deux guerres aux deux bouts opposés du monde ; deux armées à lever et à entretenir ; avec le souci de vaincre, celui d’éviter des complications redoutables, et avec celui de sauver les colonies, le souci de les réorganiser : par-dessus les périls et les menaces du dehors, les embarras et les misères du dedans : des centaines de millions à tirer d’un pays qui semblait épuisé, le carlisme renaissant et déclarant ne faire trêve que par une sorte de pitié chevaleresque envers un roi enfant sous la tutelle d’une femme et de pitié patriotique envers l’Espagne malheureuse ; les républicains agités ; les socialistes enhardis ; les anarchistes, hélas ! plus nombreux et plus furieux que nulle part ; çà et là, dans l’est et le midi, des rappels, des réveils du fédéralisme, du cantonalisme : des grèves, des refus de payer l’impôt, des tentatives d’émeute, des promenades de bandes mêlées de partisans et de brigands ; au Parlement, les libéraux qu’on s’était habitué à croire rompus aux pratiques purement constitutionnelles, retournant à la vieille tactique, retombant dans la manie révolutionnaire du retraimiento ; des défections, presque des trahisons d’anciens amis, d’héritiers pressés de jouir ; autre « chose d’Espagne », des rivalités et des ambitions de généraux, des intrigues où la mauvaise foi politique ne craignait pas de traîner le nom d’une personne dont l’unique soin et l’unique défense consistent à demeurer étrangère, supérieure à toutes les intrigues ; des menées si ténébreuses qu’il a fallu éclairer la situation d’un jour cru, et de soi-même, au risque de provoquer une crise qui n’eût sans doute pas été un simple changement de ministère, poser, non pas aux Chambres, mais à la Couronne, la question de confiance ; tels ont été les derniers temps et, puisque l’assassin a osé parler du « calvaire qu’il allait gravir », tel a été le calvaire de M. Canovas. Peu de moyens de se tirer d’affaire ; pas de moyen de se retirer des affaires : oui, il se peut que tout autre, à sa place, eût, sinon désiré, du moins remercié la mort ; lui, j’en suis sûr, pas un instant, il n’a senti cette lassitude ni connu cette défaillance.

« Vous savez mes goûts, me disait-il, et que ce qui me plairait le mieux maintenant, ce serait de travailler dans ma bibliothèque, et de me reposer dans mon jardin. Me voici qui arrive à soixante-dix ans, et il y en a bientôt cinquante que je suis dans la vie publique. Mais j’y suis, il faut que j’y reste, et il le faut précisément parce qu’il y a cinquante ans que j’y suis. Et puis, je suis convaincu que l’Espagne a encore besoin de moi. Il suffit. Ce qu’on peut penser m’importe peu : il n’est pour moi que mon pays qui compte : avant tout, servir mon pays. Si je n’écoutais que les miens et moi-même, je m’en irais ; mais, je ne le dois ni ne le puis, ni par conséquent ne le veux : tant que l’Espagne ne m’aura pas signifié mon congé, — et elle n’a qu’une manière de me le signifier, qui serait de me refuser, pour la lutte, tout soldat et tout crédit ; — cela, tant que l’Espagne ne l’aura pas fait, quoi qu’on me dise, je ne m’en irai pas. »

Ces mots : « Je ne m’en irai pas », M. Canovas les prononça lentement et comme syllabe à syllabe, les coupant, les ponctuant, en quelque façon, de ce mouvement nerveux de la bouche et de l’œil qui donnait à son visage une expression si particulière. Je ne crois pas que la figure humaine puisse marquer plus de force, consciente et réfléchie, de vouloir. Tous les traits, d’un dessin très ferme, et chaque trait en ses moindres détails, le vaste front, les sourcils épais, l’arête vive du nez, la moustache grise aux poils rudes, tirée presque géométriquement en ligne droite sur la lèvre puissante, le menton saillant, tout ce qui constitue la physionomie dénonçait en celle-ci l’âme maîtresse, dominatrice, prédestinée à commander. Une contraction habituelle, où se révélait l’incessante tension de l’esprit, y ajoutait quelque chose d’un peu dur, et M. Canovas del Castillo ne mettait aucune coquetterie à l’atténuer. Jusque dans le port de la tête, qui se redressait et se rejetait en arrière, il y avait un air impérieux. Ce n’était pas assurément une attitude prise à dessein ; il ne la prenait pas, il l’avait ; elle lui était si naturelle qu’on ne l’imaginait pas et qu’il ne se voyait point autrement.

Entre tous les portraits qu’on a de lui, il en est un qui le représente de face, et qu’il n’aimait guère : « Autour de moi, remarquait-il avec un sourire, c’est ce médiocre portrait que l’on préfère, parce que j’y parais plus doux. » Il ne se cachait pas de ne pas tenir à paraître « trop doux » ; et la réputation de sévérité, de rigueur même, qu’on lui avait faite peu à peu sur les apparences, il ne cherchait pas à la démentir. Plutôt passer pour avoir la main lourde que pour l’avoir faible ; car l’autorité n’est pas faite pour qu’on demande humblement la permission de l’exercer : à l’entourer de formes, d’explications et d’excuses, on la compromet, on la perd : elle ne donne tout son effet, que lorsque ceux qui la font mouvoir la laissent tomber de tout son poids en la laissant tomber de toute leur hauteur.

Ainsi pensait M. Canovas, qui savait pourquoi il pensait ainsi dans l’Espagne qu’il avait trouvée. Cependant, à la longue, les rancunes et les convoitises aidant, une légende s’établissait, dont on peut dire qu’il a fini par être la victime ; légende mensongère qui ne se contentait pas de le peindre inflexible, faisait pis, et le peignait cruel. J’ignore si les anarchistes ont réellement souffert dans les cachots de Montjuich des tortures qui déshonoreraient à jamais le geôlier qui les invente et les applique, et je voudrais, avant de condamner personne, un témoignage plus impartial que le mélodramatique récit de M. Tarrida del Marmol. Mais admettons qu’ils n’exagèrent pas et que leur prison ait été, contre toute loi et tout droit, changée en martyre, que la question ait été ressuscitée pour eux par de nouveaux inquisiteurs. Supposons-le, maint exemple nous montrant de quelle inhumanité l’homme livré à lui-même est capable. En quoi l’accusation touche-t-elle M. Canovas ? Qui prétendrait sérieusement qu’il a ordonné, approuvé, toléré des actes aussi odieux, s’ils ont été commis et lui ont été révélés ?

N’y eût-il pas, pour qu’il ne les eût ni ordonnés, ni approuvés, ni tolérés, pour qu’il n’en fût à aucun titre ni en aucune mesure responsable, ce motif qu’ils étaient odieux, il y en aurait un autre, et c’est qu’ils étaient inutiles : ces prisonniers étaient des prisonniers, enfermés dans une citadelle qui ne lâche pas aisément ce qu’elle tient ; donc impuissans, hors d’état de nuire. Or, on peut, quand on est, au sens plein du terme, un homme de gouvernement, ne pas reculer devant des moyens qui feraient hésiter de plus timides : encore faut-il que ce soient des moyens de gouvernement, bons à atteindre une fin de gouvernement ; dans le cas des anarchistes de Montjuich, la fin était atteinte ; il eût été absurde, puisque aussi bien il était superflu, de recourir à ce moyen qui n’en était pas un ; et quiconque a vu de près le politique qu’était M. Canovas del Castillo n’a pas besoin d’en savoir davantage.

C’était en tout, partout et toujours, un politique. Les mêmes adversaires qui lui reprochaient sa « dureté » lui ont également reproché et son « orgueil », et sa « mauvaise humeur », l’un et l’autre tenus, grâce à eux, pour proverbes en Espagne : « la soberbia, et le malumor de Canovas. » — Mais, chez M. Canovas, l’orgueil n’était que le sentiment de la force, et bien moins de sa force ou de sa valeur personnelle que de la force et de l’autorité de l’État, du pouvoir gouvernant dont il était le dépositaire, qui en lui ne devait pas mollir et vis-à-vis duquel il ne devait pas laisser prendre de tentantes familiarités. Son seul aspect retenait, imposait, du reste, empêchait de devenir familier ; il donnait sans effort l’impression de la grandeur, et sans raideur, en n’abaissant pas les sommets, il excellait à marquer et à conserver les distances.

On a dit de M. Canovas que du haut de son orgueil, de cette fameuse soberbia, il voyait les autres tout petits et les dédaignait : mais il était trop politique pour ne pas les voir à leur taille et, obligé de se servir d’eux, pour dédaigner des gens dont il ne pouvait se passer. Nul, lorsqu’il le voulait, — et il le voulait toutes les fois qu’il n’y avait pas d’inconvéniens à le vouloir, — n’eut l’accueil plus courtois, l’hospitalité plus aimable ; seulement il ne supportait pas d’être dérangé par des importuns au moment opportun : en cela sa « mauvaise humeur » elle-même était politique. Il essayait d’autant moins de la dissimuler, alors, que jamais il n’a couru, à travers les banales affabilités de la rue, après ce qu’on nomme la popularité et qu’il offrait l’exemple, si rare en nos jours, d’un homme d’Etat qui avait fondé et qui dirigeait une monarchie absolument moderne, constitutionnelle, parlementaire, quasi démocratique, actionnée par le suffrage universel, et qui, néanmoins, ne se souciait pas d’être populaire.

Mais un tel homme n’était pas de ceux qui se définissent par ce qu’ils ne sont pas ; ses qualités comme les défauts qu’on lui prêtait, ses talens et, — pourquoi craindre le mot ? — ses vertus se rendraient mal par des négations : tout en cet homme était positif et actif, et il était éminemment. Ouvrez les journaux qui le combattaient : ce n’est pas une complaisance d’oraison funèbre ni un subit attendrissement devant la tombe qui leur fait vanter son patriotisme, sa foi dans les destinées de son pays, la largeur et la sûreté de ses vues, la rapidité de ses résolutions, sa persévérance dans l’exécution, sa sérénité dans l’épreuve, son éclatante intégrité, la fierté de tête et de cœur pour laquelle ceux mêmes des Espagnols qui ne l’aimaient pas aimaient et admiraient en lui ce que, par l’intelligence et par le caractère, il avait d’espagnol et comme de romain.

En des circonstances diverses, quand il vint réparer les folies de dix ans de révolution, apaiser les discordes civiles, guérir tant de plaies de sang et d’argent, quand il tint bon contre l’Allemagne de Bismarck dans le conflit des Carolines et contre les États-Unis dans les insurrections de Cuba, en plusieurs autres occasions encore, il fut vraiment le Consul qui ne désespère pas de la république. Si graves que fussent les difficultés, elles le trouvaient impassible ; et plus il s’y heurtait, plus il rebondissait, pour ainsi dire, et s’élevait. Quelque force ennemie qu’il rencontrât en face de lui, il se sentait autant de force, qui n’était pas seulement sa force à lui, mais la force, ramassée et vivante en lui, de l’Espagne qui avait été, qui était, et, il le voulait de toute sa puissance de vouloir, qui serait.

« Il en est de la patrie, disait-il, comme de notre père et de notre mère : on est pour elle, avec raison et sans raison. » Il savait bien qu’elle n’était plus la triomphante, la conquérante, l’impériale Espagne des temps passés ; mais, confiant en des jours plus justes, il avait sa façon de ne pas l’humilier, qui était de se réserver, de ne pas la conduire en des compagnies où l’insolence des parvenus ne l’eût admise que par faveur et au bas bout de la table. « Nous autres Espagnols, déclarait-il dès 1878, — on ne saurait trop citer cette phrase qui est typique et où la politique de M. Canovas se résume, — nous ne sommes pas assez forts pour nous imposer à la première place ; nous ne sommes point, nous ne pouvons pas être assez modestes pour occuper de bon gré la seconde. » Et l’an dernier, comme on le poussait indiscrètement à rechercher certaines alliances, il répondait : « Ce à quoi je ne consens pas, c’est à des sollicitations contraires à la dignité espagnole : ce que je ne fais pas, c’est d’aller de porte en porte chez les ambassadeurs demander aide et assistance, sitôt qu’une crise survient. »

Il n’allait pas de porte en porte quêter des alliances, parce qu’il n’y voulait pas mener avec lui l’Espagne de Charles-Quint et de Philippe II ; mais s’il était à ce point susceptible, et à ce point résigné, sur ce que l’Espagne ne pouvait pas faire, tout ce qu’elle pouvait faire, il n’en était que plus prompt et plus opiniâtre à l’exiger. Elle soutirait qu’il l’exigeât, car il y avait deux choses en M. Canovas dont l’envie elle-même, — l’envie qui, selon un de ses biographes, le suivait comme son ombre, — ne s’est jamais permis de douter : ce patriotisme d’abord, tout à la fois ardent et raisonné, instinctif et tiré de l’étude profonde de l’histoire, physiologique, autant qu’un sentiment peut l’être, et hautement intellectuel ; ensuite l’inattaquable probité, l’absolu désintéressement, — puisqu’il paraît que c’est maintenant une vertu qui mérite d’être louée en un homme d’Etat.

M. Canovas del Castillo ne se répandait pas volontiers en confidences sur sa vie ; et, les deux ou trois brochures que, malgré lui, on a publiées, ce n’était pas par lui qu’on pouvait les avoir. Un jour, pourtant, que nous en causions, il me dit : « Un de mes concitoyens de Malaga, qui veut me faire honneur, raconte que, jusqu’à un âge avancé, je n’avais jamais vu cinquante mille francs ensemble. Il me comble. Si fait ; je les avais vus ; pas bien des fois, mais je les avais vus. »

Sa jeunesse avait été pauvre, il n’en rougissait pas : la fortune était venue enfin embellir sa vieillesse ; elle ne l’avait pas changé. Elle avait passé près de lui, sans qu’il fît rien pour croire qu’elle était à lui. Ce qu’il en aimait le mieux, c’était, avec le charme qu’elle avait mis dans sa demeure, ses livres, ses bronzes, ses fleurs, ses oiseaux. Depuis de longues années déjà, l’homme qu’on disait si ambitieux, impérieux et dur, qui, disait-on, avait le don, le goût et le besoin du commandement ; ce Président du conseil qui, murmuraient les jaloux, ne pouvait supporter de ministres à ses côtés et voulait être, lui seul, le ministre universel ; ce despotique serviteur qui courbait sous son joug — on l’insinuait — même les rois, ses maîtres ; qui donc enfin ? celui que les pamphlets montraient, maniaque sanguinaire, occupé à faire torturer les prisonniers de Montjuich — et qui assurément n’était pas cet homme-là, mais qui, si l’on veut, avait eu, et paraissait toujours avoir quelques parties de cet homme-là : l’amour du pouvoir, le besoin de commander — M. Canovas n’aspirait qu’à un coin de fraîcheur, en face d’une pelouse verte, contre le mur de sa maison. Il jurait : « Je ne m’en irai pas », estimant ne pouvoir partir sans trahir ; mais son vœu le plus cher était de pouvoir bientôt s’en aller tranquille, certain qu’avec lui ou après lui, du même coup, la monarchie et l’Espagne ne s’en iraient pas.


Sa tâche ainsi achevée, dans ce repos bien gagné, M. Canovas eût pu lire un livre glorieux qui eût parlé de lui, où il y eût eu peu de pages vides, où trois ou quatre eussent été de très grandes pages. Il eût pu y revoir et y refaire en raccourci le chemin parcouru, du point de départ au point d’arrivée. Seize ans : il quittait la ville natale et rejoignait à Madrid son ami José de Salamanca, comme lui riche d’espérances, qui lui procurait un emploi dans les bureaux de la Compagnie du chemin de fer d’Aranjuez. De temps en temps, il faisait visite à son oncle, le solitaire, El Solitario, le poète D. Serafin Estebánez Calderòn dont la protection s’étendait sur lui, capricieuse et souvent ironique, bonté fantasque qui ne l’en touchait pas moins et à laquelle, plus tard, il a rendu pieusement hommage. C’étaient les jours de l’Université où il se liait d’affection avec deux de ses futurs émules en politique, Castelar et Martos, qui tous deux aussi devaient devenir ministres, présidens du conseil et académiciens. L’étude du droit n’emplissait pas toutes les heures et, le soir, une gaie tertulia s’assemblait dans la cal le de la Montera, au petit café de La Esmeralda. Là, autour d’une carafe d’eau claire, on réformait la politique et on renouvelait la littérature. Là, pendant un hiver, quelqu’un s’était assis à la table voisine, qui écoutait, ne soufflait mot et que l’on prenait pour un espion. Nettement averti qu’il gênait, il avait dit : « Je ne reviendrai plus », mais, en se retirant, avait laissé tomber cette prophétie : « Il y en a un de vous, — il le désigna, c’était Canovas, — qui occupera les plus hautes charges et donnera des lois à son pays » ; puis il avait remis sa carte : Joaquin Maria Lopez, le célèbre orateur parlementaire.

Vingt ans : les promesses commençaient à s’accomplir ; Canovas débutait dans le journal La Patria, dans le recueil Las Novedades ; vingt-six ans : les portes de la Chambre cédaient devant lui, et, à trente ans, cédaient les portes de l’Académie. Et la course se précipitait : Canovas rédigeait le manifeste de Manzanares, jetant en des voies moins étroites ce qu’avait de moins vieux le vieux parti conservateur, acceptait des fonctions au ministère d’Etat, allait à Rome comme chargé d’affaires, devenait gouverneur civil de Cadix, directeur général de l’administration, terminait par la pratique son apprentissage, et à trente-six ans, en 1864, dans le cabinet formé et présidé par Mon, recevait, ministre pour la première fois, le portefeuille de l’intérieur. Dès cette première fois qu’il fut ministre, le cabinet, formé et présidé par un autre, prit son nom ; on l’appela le ministère Mon-Canovas. En 1865, sous O’Donnell, il passe aux finances et aux colonies ; il y marque sa présence par un acte considérable : c’est lui qui signe le décret instituant une enquête sur les conditions du travail à Cuba et Puerto-Rico, d’où devait sortir l’abolition définitive de l’esclavage. Les années qui suivent s’écoulent en discussions contre les fautes de Narvaez et de Gonzalez Bravo, jusqu’à ce qu’éclate la révolution de 1868. Elle surprit M. Canovas del Castillo, si toutefois elle le surprit, dans les archives de Simancas, où il se délassait, se consolait et se retrempait par l’histoire. Cette date, comme il l’a dit, « ouvrait une parenthèse dans sa carrière. » Comme il l’a dit, il « touchait à l’âge de la pure raison », il allait avoir quarante ans, et il était tout plein de pensées qui avaient mûri. La parenthèse ouverte se refermera ; mais cependant, dans la méditation et la retraite, c’est l’œuvre de la vie qui s’ébauche.

M. Canovas, de loin et sans s’y mêler, suit les événemens. Avec cette clairvoyance qui est un des dons de l’homme d’Etat, il observe et voit venir, du fond de l’inconnu, l’inévitable. Il voit débarquer à Carthagène le roi élu, Amédée de Savoie, et, trop monarchiste pour lui créer des embarras, il est trop avisé pour répondre aux avances qu’on se hâte de lui faire : il connaît trop son pays pour ne pas deviner que cette dynastie étrangère ne peut prendre en terre espagnole ; il attend. Le duc d’Aoste retourne en Italie, la république est proclamée. M. Canovas attend et ne s’étonne pas : il voit venir, il voit passer Pi y Margall, Salmeron, Castelar, Pavia, fleur d’un jour — flor de un dia, — Serrano, et, derrière eux, s’approcher cet inévitable, auquel il s’est patiemment préparé. Martinez Campos en avance l’heure à Sagonte ; mais le manifeste de Sandhurst est tout prêt (chaque période de sa vie publique a pour prologue un manifeste). M. Canovas est, par lettre royale, investi de la régence, et les pensées mûries dans la solitude des archives de Simancas se concentrent et s’expriment en ces paroles, elles-mêmes historiques : « Je viens continuer l’histoire d’Espagne. »

Au-delà, en effet, l’histoire d’Espagne continuait. La Restauration en finissait à l’intérieur avec les carlistes, à l’extérieur, avec les insurgés cubains. Mais ce n’était pas tout, c’était peu d’avoir ressuscité la monarchie : il fallait la rendre vraiment nationale et constitutionnelle, la doter des organes indispensables à un gouvernement de ce siècle, instruire et guider un jeune prince grandi dans l’exil, improviser un personnel, corriger les mœurs politiques ; former, réformer, transformer ; faire des partis en armes, des partis de parlement et de tribune, les attirer dans la légalité, discipliner le sien et aider à l’éducation des autres ; après s’être créé une majorité, créer à cette majorité une opposition, et après l’avoir créée, par une dernière habileté, que tout le monde ne comprendrait pas, la lier sans retour à la monarchie, en lui remettant à son tour le pouvoir. Non seulement le décor et la pompe, mais toute la réalité du pouvoir ; lui démontrer qu’il y avait pour elle quelque chose à faire avec ce régime ; qu’elle pouvait introduire dans le fait par la loi une partie au moins de ses principes et de ses aspirations ; la combattre peut-être quand elle proposait tel ou tel article, mais s’incliner, une fois l’article voté, et surtout, le tour des conservateurs revenu, ne point songer à défaire ce que les libéraux avaient fait : considérer comme droit acquis même le droit acquis contre soi ; par-là, « monarchiser » l’opposition et « libéraliser » la monarchie ; le dessein n’en était ni vulgaire, ni aisé : M. Canovas le conçut et le mena à bien.

En vain, la fatalité, sur sa route, ajouta des obstacles aux obstacles prévus : il dut faire franchir à la monarchie le pas redoutable de la mort prématurée du roi, alors qu’une énigme se posait et que l’on ne savait pas quel serait le successeur à ce trône relevé d’hier et si vite vacant. L’énigme résolue, il restait à pourvoir aux nécessités d’une régence qui devait durer toute une minorité royale et être exercée par une femme, mettant à profit le malheur même, de telle sorte qu’au lieu d’ébranler la monarchie, cette régence lui fît gagner du temps, l’implantât, la consolidât. M. Canovas en sortit par un coup de génie ; et de même que, pour parfaire la Restauration, il n’avait pas hésité à céder la place à M. Sagasta, de même, pour opérer sans accident la transmission de la couronne, il n’hésita pas à s’en remettre aux libéraux, les liant à nouveau et intéressant au succès leur loyalisme plus récent. Le danger ne pouvait guère venir que d’eux, eux seuls, entre les partis d’opposition, représentant un ordre légal et non l’anarchie ; ce danger, en les chargeant de le vaincre, M. Canovas le supprimait.

Le temps passe : le Régence s’assied et s’affirme, solide, pacifique, bienfaisante. Mais voici revenir des jours difficiles : Cuba encore révolté et les Philippines soulevées, le trésor anémié, les bourses étrangères fermées, l’administration accusée ou soupçonnée. Les camps opposés se défient à coups de généraux ; les uns déclament, les autres conspirent ; les libéraux, après dix-huit ans de sagesse, sortent de la Constitution, remontent sur l’Aventin ; la reine est inquiète et indécise ; l’Espagne est secouée comme par un tremblement de terre ; il semble que tout soit à recommencer. Et vieux, mais oubliant son âge, M. Canovas recommence, ou plutôt, fidèle à la parole donnée, il « continue l’histoire d’Espagne ». Il la continue dignement, noblement, frappant le sol et en faisant surgir des hommes et de l’argent, malgré tous ceux qui l’abandonnent, changeant en deux années épiques ces deux années terribles, attentif à la garde du roi et du pays, jusqu’à ce que la balle d’Angiolillo le couche dans ce repos sans fleurs et sans livres qui n’était pas celui qu’il rêvait, et qui sera le seul qu’il ait connu.

Si l’Espagne lui paye ce qu’elle lui doit, elle dira qu’il lui a donné vingt-deux ans d’un régime meilleur qu’elle n’en avait eu depuis des siècles, une Restauration qui n’a point versé de sang, ni fait couler de larmes, qui s’est abstenue de représailles, et qui lui vaut plus de libertés qu’une révolution. Les rois chargeront de titres et d’honneurs la veuve et les neveux de ce ministre, qui, plus qu’un dictateur avec l’épée, fut avec l’esprit un faiseur de rois et qui, plus que de la Toison d’Or et de tous ses cordons et de toutes ses plaques, était heureux d’avoir à montrer deux souvenirs : une photographie de la famille royale, portant, au bas, cette dédicace : « A D. Antonio Canovas del Castillo, une famille espagnole reconnaissante », et une cassette renfermant un exemplaire sur parchemin de l’enquête de 1865, qui aboutit à l’émancipation des nègres de Cuba. « Je ne demande pas de miracles aux gouvernemens, s’écriait jadis M. Castelar, parce que j’ai vu de près le gouvernement. » On serait tenté de dire qu’il y eut parfois du miracle, dans ces vingt-deux ans de Restauration, si, manifestement, tout n’y était pas le travail d’une intelligence admirable, servant une admirable volonté. Et l’on conviendra que l’épithète s’applique ici sans hyperbole, pour peu que l’on ne perde pas de vue que l’homme qui a trouvé le temps de tant agir a, d’autre part, trouvé le temps de tout apprendre ; qu’étant le premier politique de l’Espagne contemporaine, il en a pareillement été l’un des premiers orateurs, l’un des premiers philosophes, et l’un des préhistoriens.

C’est Posada Herrera, si je ne me trompe, qui, avec plus de malice que de vérité, a dit de M. Canovas qu’il était : « un orateur du premier ordre, un homme d’Etat du deuxième, et un écrivain du troisième. » Tout au plus pourrait-on souscrire à ce jugement sommaire, si en M. Canovas écrivain on ne retenait que le poète et le romancier. Mais M. Canovas écrivain ne s’est jamais identifié avec son roman et ses poésies, qui n’ont jamais été pour lui que les occupations, les obligations ou les distractions de sa jeunesse, un travail à tromper la fatigue des travaux sérieux.

L’unique roman qu’il ait laissé a été conçu au café de La Esmeralda, un jour qu’on avait mal dîné et qu’un éditeur magnifique, attiré par le bruit que faisait le cénacle, avait offert de payer une once d’or chaque manuscrit qu’il accepterait. Sur l’invitation de ce protecteur des lettres, tandis que Luis Eguilaz donnait l’Epée de saint Ferdinand et Diego Luque la Dame du Comte-Duc, Canovas composa La Campana de Huesca ; l’affaire ne fut pas mauvaise pour le libraire, puisque, sans compter ce que rapportèrent les autres, l’ouvrage de M. Canovas n’eut pas moins de quatre éditions. Rien qu’au titre, on reconnaît le genre. « Ce n’est point du Walter Scott, a écrit un critique, mais cela mérite de n’être pas confondu avec les productions dont font leurs délices les amateurs de fantaisies historiques par livraisons. » Péché de la vingtième année qui avait une excuse majeure et dans lequel l’auteur ne s’est pas endurci : dans le péché de poésie, au contraire, il a persévéré jusqu’au seuil de cet âge qu’il vouait « à la pure raison » ; ce fut l’innocente faiblesse d’un homme qui n’eut guère de faiblesses.

Que valent ces vers ? Un de ses compagnons de toute la vie en faisait bon marché et s’amusait à dire : « Je suis un plus grand poète que Canovas et un plus grand homme d’affaires que X… ; car je ne fais point d’affaires, comme X…, ni de vers, comme Canovas. » Mais c’est bien vite dit, et l’on peut louer dans ses poésies la simplicité et le naturel, sans soutenir que la politique nous ait fait perdre en M. Canovas un grand poète. Il ne le croyait pas, il ne le souhaitait pas ; et ce n’était pas comme poète qu’il voulait comparaître devant la postérité. Il a fallu lui faire violence pour recueillir en volume ces pièces fugitives ; il n’a consenti que par crainte que quelque chercheur n’allât, lui disparu, à cause du nom qu’il s’était fait ailleurs, les déterrer dans les journaux ou les cartons où elles gisaient, et les réimprimât avec trop d’indulgence, en n’en condamnant pas assez : « Je n’attache à ces poésies, comme à mes Etudes littéraires, — un autre ouvrage de sa jeunesse, — qu’une fort minime importance. Il ne m’en coûterait rien, s’ils étaient inédits, de jeter tous mes vers au feu. » Il ne les y jetait pas pourtant, et en secret, il continua longtemps de rimer : ce qu’il demandait à la poésie, il nous l’explique quand il nous explique pourquoi, à partir d’un certain âge, ses compositions sont, pour la plupart, amoureuses. « Chose tout d’abord incongrue et extravagante, mais, à la réflexion, logique. Rare est le sujet élevé, digne de la poésie philosophique ou politique, que je n’aie pas eu à traiter, tout de suite après mes vingt-cinq ans, en face de nombreux auditoires, avec toute la fougue que peut prêter à la parole la sincérité non équivoque des émotions. Mes opinions sur la religion, la morale, la patrie, la science, l’histoire, les arts, ce n’est pas dans mes poésies qu’il faut les chercher, après mon entrée dans la vie publique. Il n’y a dans mes vers que mes désirs, mes douleurs, les espérances, les peines de ma vie privée. » — La poésie politique, le mot y est, et ce mot classe M. Canovas comme poète ; c’est, jusque dans ses vers, un homme politique, et combien de ces morceaux sont inspirés d’incidens politiques : A propos du mariage de l’Infante Doña Maria de la Paz ; à la France, à propos de l’élévation au trône de la comtesse de Teba ; A Sa Majesté la Reine Doña Isabelle II, sur son voyage à Malaga ; Cierra España ! Chant de guerre, à l’occasion d’une insulte à notre drapeau ; Lors de la translation en Italie des cendres du roi Charles-Albert ; L’invasion piratesque de Cuba ; ne sont-ce pas encore « des opinions sur l’histoire et sur la patrie » ? n’est-ce pas, encore et toujours, de la politique ?

On tient là le trait essentiel de la figure littéraire de M. Canovas. Je ne dis pas comme orateur, — ce qui est évident par soi-même, — mais comme historien, comme philosophe, comme romancier et poète même, dès le début et jusqu’à la fin, il ne cesse pas d’être un homme politique. Historien ou philosophe, ce n’est pas un professeur qui enseigne l’histoire ou disserte de la philosophie : non ; il y a dans ses écrits quelque chose de moins et quelque chose de plus. Les savans de cabinet ont trop souvent le tort de faire fi des « politiciens », et ce serait à merveille si par « politiciens » ils n’entendaient sans exception tous ceux qui font la politique ; et, en revanche, les politiciens trop souvent se piquent d’ignorer ou plaisantent les savans de cabinet : c’est l’éternelle et stupide querelle de « la théorie » et de « la pratique ». La vérité est que la théorie ne saurait être sans la pratique, non plus que la pratique sans la théorie. La supériorité de M. Canovas comme homme d’État venait certainement pour une part de ce qu’il avait le courage d’aborder les questions les plus ardues de la philosophie et de l’histoire ; sa supériorité comme historien, de ce qu’il s’interrogeait, avec l’expérience du pouvoir : — dans cette conjoncture, qu’eût-il fait ? — sa supériorité comme philosophe, de ce qu’il examinait la valeur d’une idée, en ministre qui serait contraint de l’appliquer.

L’histoire, en général, étant l’école de la politique, — et l’histoire d’Espagne, tout spécialement, étant pour lui d’une utilité plus directe, — a toujours eu ses prédilections. Lui-même nous avoue qu’il était encore sur les bancs, lorsqu’il s’attaqua à une œuvre de grandes proportions, qui ne devait pas être moins que l’Histoire de la décadence de l’Espagne, et qui, quand il la relut plus tard, ne lui parut plus qu’une défectueuse suite à l’histoire du Père Mariana, témérairement entreprise, de seconde ou troisième main, et criblée de grosses erreurs. Cet essai de jeunesse avait servi de base à l’Esquisse historique de la maison d’Autriche en Espagne, qui n’était, à l’origine qu’un article de Dictionnaire, et où M. Canovas s’accusait d’avoir fait passer les erreurs qui déconsidéraient à ses yeux son premier travail. De cette étude aussi il était mécontent ; le titre même ne le satisfaisait pas ; il hésitait, lui qui hésitait rarement, entre Esquisse, Sommaire, ou Jugement critique. C’était un jugement critique ; mais, exigeant envers lui-même et plus exigeant à mesure qu’il s’élevait, M. Canovas en était arrivé à se persuader que le jugement manquait de motifs parce que la critique manquait d’élémens. De méchantes langues ne se privaient pas de faire entendre que ce jugement critique semblait à l’historien homme d’Etat moins bien fondé surtout depuis que le roi don Alphonse XII avait épousé une archiduchesse d’Autriche. Ce qui est sûr, c’est que M. Canovas promettait, en 1888, de reprendre et de développer ce livre qui était devenu introuvable. Mais d’autres soins l’en ont probablement distrait.

La principale des œuvres historiques de M. Canovas del Castillo reste donc ses Études sur le règne de Philippe IV qui, dans le fond, ne sont, avec l’Histoire de la décadence de l’Espagne et l’Esquisse de la maison d’Autriche, qu’un seul et même dessein. M. Canovas y pose des assises plus résistantes pour un monument plus durable. Outre les documens sur lesquels elles s’appuient (c’est, ici, de l’histoire critique) elles se composent de trois morceaux : Révolution de Portugal, texte et réflexions ; Négociation et rupture avec la République anglaise ; Antécédens et relation de la bataille de Rocroy. Ce troisième morceau, de beaucoup le plus étendu, embrasse en réalité avec toutes ses causes politiques, économiques et sociales, l’histoire de la prépondérance militaire des Espagnols en Europe, de ses commencemens à son déclin. Nulle part M. Canovas historien ne se montre plus homme d’Etat. Cette décadence de l’Espagne pouvait-elle être arrêtée et comment ? il n’est pas un chapitre où la question ne soit implicitement ou explicitement posée, et c’est la marque que, dans l’histoire, M. Canovas ne voit pas uniquement l’histoire, toute desséchée et toute froide : il veut y voir un enseignement, un principe d’action, pour un peu l’on dirait une règle de métier.

A ses œuvres historiques se rattache encore la biographie de son oncle El Solitario, Estebánez Calderón, dont le cadre serait sans doute un peu trop grand pour le sujet, si le sujet ne s’amplifiait et ne s’élargissait jusqu’à devenir un tableau, — dessiné et peint par un homme qui professionnellement devait en connaître toutes les manifestations, — de la vie publique de l’Espagne dans la première moitié du XIXe siècle.

Mais où M. Canovas del Castillo se révèle tout entier, sous les multiples aspects de son talent, c’est sans doute dans les trois volumes de ses Problèmes contemporains, qui, bien qu’à de certains égards ils s’en distinguent, à d’autres égards pourtant rappellent les Essais de Macaulay. Pour décider d’un trait de plume qu’il n’a été que de son pays, et qu’il n’a pas toujours été de son temps, il faut ne les avoir jamais feuilletés, car ils prouvent jusqu’à l’évidence que toujours il fut de son temps et que, s’il fut avant tout de son pays, il fut un peu de tous les pays.

Rien ne s’imprime en France, en Angleterre, en Allemagne, en Amérique, qu’il ne le sache, ne le lise et ne l’annote. Rien ne se pense, ne s’écrit, ne se dit ou ne se fait, qui ne l’intéresse. Qu’on prenne ses discours de l’Ateneo ; dans l’un il traite des transformations de l’Europe en 1870, de la question de Rome, de la guerre franco-prussienne et de la suprématie de l’Allemagne ; dans l’autre, du pessimisme et de l’optimisme par rapport aux problèmes actuels, du concept et de l’importance de la théodicée populaire, de l’Etat en lui-même et dans ses relations avec les droits individuels et corporatifs, des formes politiques, monarchie et démocratie ; ailleurs, du problème religieux, du problème moral, du problème social, du problème économique. Toutefois, on doit le confesser, comme il allait, dans l’histoire, chercher des leçons pour le temps présent, ce qu’il va chercher en tous lieux chez les philosophes, les moralistes, les « sociologues » et les économistes, c’est un remède aux maux de l’Espagne, de son Espagne. Et lui-même, philosophe, moraliste, sociologue ou économiste, comme lorsqu’il était historien, il est et demeure homme d’Etat. Il l’est, soit qu’il prononce devant un congrès de géographes l’éloge de Sébastien del Cano, ou devant des gens de lettres l’éloge de Revilla et de Moreno Nieto, soit qu’analysant un ouvrage sur les orateurs grecs et latins, et, pensant à ce que put la parole dans l’Athènes et la Rome antiques, il pense, non sans effroi, à ce qu’elle peut dans l’Espagne troublée de 1874.

Cette puissance de la parole publique, moins que qui que ce soit M. Canovas pouvait la nier ou la rabaisser, lui ayant dû autant et plus que qui que ce soit. Historien et philosophe, ainsi qu’il fut, avant tout, homme d’Etat, il fut, avant tout, orateur ; sa forme écrite est une forme oratoire ; sa période longue, mais fortement articulée et emportée d’un mouvement rapide, est la période d’un orateur. Quand on ne l’a pas entendu, on ne sait pas ce qu’est le don de « dominer, comme il l’a dit, dans le silence ». Et il adresse tout un hymne au silence, « effet suprême et incomparable satisfaction, la plus grande que goûte l’orateur… Le silence, communication intime, magnétique, de l’intelligence, de celui qui écoute avec celui qui parle ; le silence, qu’imposent premièrement la voix et le geste, et ensuite la phrase, le sentiment, l’idée ; le silence qui humblement soumet mille voix différentes à une voix, sans plus, et à une seule intelligence mille intelligences en désaccord ; le silence, enfin, dans lequel, les uns étouffant leur enthousiasme, les autres leur colère, et tous subjugués, rendent un tribut unanime, et le plus rare des tributs, à la vraie et virile éloquence. »

C’est dans ce silence flatteur qu’il parlait et qu’il « dominait ». D’autres, à côté de lui, émouvaient, transportaient, se faisaient acclamer, et même, comme Castelar, enlever en triomphe. Lui, — il faut répéter les verbes mêmes qu’il emploie, — il soumettait, subjuguait, imposait le silence solennel et sacré, où l’on dirait que l’esprit souffle. J’ai assisté à plusieurs des combats que M. Canovas, en 1894, avant de revenir aux affaires, livra à M. Sagasta. Je ne sais pourquoi ce spectacle parlementaire évoquait invinciblement en moi l’image d’une course de taureaux. C’était la même escrime, avec les mêmes passes ; c’était ainsi que M. Canovas menait l’attaque, lançant contre le ministère ses plus agiles lieutenans, pour placer les banderilles, pour le piquer, le harceler, l’exciter, lui faire voir rouge, le porter et porter la Chambre à l’exaspération, à la fureur ; alors, très calme, M. Canovas disait au président : Pido la palabra, comme le torero demande l’autorisation de mettre à mort ; et le grand silence retombait aussitôt sur cette assemblée délirante, comme si, réellement, il y eût là quelqu’un qui allait mourir.

De quoi cette domination était-elle faite ? De la belle ordonnance du discours ; d’une aptitude innée et d’un art consommé à enchaîner les raisonnemens et comme à construire des édifices de paroles, — M. Canovas ne comparait-il pas l’éloquence à l’architecture ? — d’une souveraine aisance à manier les idées générales, qui tenait peut-être tout bonnement à ce que l’orateur avait pris la peine de se faire des idées générales ; des ressources d’une érudition capable de fournir juste à point l’exemple qui éclairait une situation ou le précédent qui la dénouait ; de la puissance d’une dialectique que réchauffai t la flamme de convictions ardentes ; par-là-dessus, de la volonté de dominer et de la certitude d’y réussir, pour tout dire en un mot, de la conscience d’être le plus fort. Cette volonté, cette certitude s’affirmaient jusque dans la plus brève de ses répliques, celle-ci par exemple à M. Silvela : « Au surplus, je ne suis pas de ceux qui, à aucun âge et dans aucun temps, aient passé au pouvoir sans y laisser une trace profonde de leur passage, et, pour me parler comme on vient de me parler, il faudrait, en vérité, avoir fait autre chose que d’avoir mis, étant ministre sous moi, sa signature au bas de quelques décrets insignifians. »

Le parlement, pour lui, était un champ de bataille : sans qu’il lui semblât excessif, il empruntait le langage du bon chevalier dont il lisait et relisait les aventures : « L’orateur est celui qui fait de la tribune la dame de ses pensées et qu’enfièvre la multitude, ainsi qu’enfièvrent un vieux soldat la vue des troupes et le tout prochain resplendissement des armes. » À ce duel, qui n’était pas toujours courtois, il se présentait, visière haute, avec la lance, l’épée et la dague, avec la raison, la science et l’esprit, et les coups qu’il frappait ne s’égaraient pas dans le vide.


Maintenant, c’est fini. L’histoire de la restauration des Bourbons en Espagne, dont il caressait le projet, M. Canovas ne l’écrira point, et n’étant point écrite par lui, on ne pourra jamais assurer qu’elle le soit : « Oh ! me disait-il, je la ferais passionnée ! mais, moi, je ne comprends l’histoire que passionnée ! » La passion qu’il eût apportée à juger les autres, l’apportera-t-on à le juger ? Quoi que l’on fasse, il est un hommage que ses pires ennemis ne lui refuseront pas, l’hommage qu’il rend quelque part à un politique de l’ancien régime : « d’avoir, jusqu’au bord de sa tombe, eu le souci que ne s’ouvrît pas en même temps celle de sa patrie. » Il concluait : « La patrie ne mourut pas, sans doute parce que les nations meurent difficilement. » Et ce sera aussi bien la conclusion de sa propre histoire.

La mort, comme la vie, a ses injustices. Héroïque ou seulement tragique, elle est parfois plus grande que les hommes. Cette fois, elle a été à la mesure de l’homme. Pour M. Canovas, la vie avait commencé la consécration : « Quand nous serons tous, a dit Campoamor, dans ce champ sans haines qui se nomme le cimetière, les gens passeront indifférens près de nos sépultures oubliées ; mais il n’y aura pas un Espagnol qui, pour s’honorer soi-même et pour honorer son pays, ne se découvre respectueusement devant la pierre de Canovas del Castillo. »


CHARLES BENOIST.