D’Ischia au Pizzo - Les derniers jours de Murat (19 mai-13 octobre 1815)/02

D’Ischia au Pizzo - Les derniers jours de Murat (19 mai-13 octobre 1815)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 578-611).
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D’ISCHIA AU PIZZO

LES
DERNIERS JOURS DE MURAT
19 mai -13 octobre 1815 [1]
II

Le 17 septembre, dans la matinée, le Roi, accompagné par le général Franceschetti, le colonel Natali qu’il venait de nommer maréchal de camp, le commissaire Galvani et le commandant Poli, gendre de la nourrice de Napoléon, quitte le Vescovato, sous une escorte de quelque cent hommes armés. Il devait suivre la côte jusqu’à Vizzavona, et piquer ensuite, par Bocognano, sur Ajaccio, où il pensait trouver des bateaux et de l’argent. Les frères Antoine et Toussaint Gregori, négociants à Bastia, n’ayant pu lui fournir alors les 260 000 francs pour lesquels il leur avait remis des lettres de change sur Barillon, un de ses banquiers à Paris, il avait écrit à Barillon qu’il annulait l’opération, mais, pour plus de sûreté, présumant que Barillon, s’il n’avait pas été touché à temps par l’avis, aurait émis des effets sur un nommé Constantini, il prévenait celui-ci de suspendre l’acquit. « Il est essentiel à mes intérêts, écrivait-il, que je mette des oppositions. »

Au passage de Murat, ses anciens soldats accouraient des villages éloignés, certains à cheval avec tout leur clan. Le curé Moraccinole, qu’il rencontra au pont du Vecchio, lui présenta ses hommages, et lui offrit un beau cheval bai sur lequel il devait faire son entrée à Ajaccio. La plupart des couchées étaient chez des curés, avec lesquels l’ancien séminariste de Toulouse se plaisait à parler théologie, et dont il payait l’hospitalité en les nommant chevaliers de son ordre des Deux-Siciles. Partout il avait à sa porte une garde d’honneur prise dans les compagnies qu’il soldat. A Bocognano, où il comptait loger chez l’aîné des Bonelli, colonel de gendarmerie à son service, il ne trouva que le cadet, ci-devant commandant dans son armée, qui « fit grandement les honneurs de la maison. »

Il s’arrêta à Bocognano, et y prit poste jusqu’à ce que Franceschetti eût avisé aux questions d’argent et de bateaux, et eût négocié avec les membres de la famille de l’Empereur qui se trouvaient à Ajaccio. Ils avaient fait dire au Roi que « les approches de la maison paternelle de son épouse lui étaient interdites et que ses jours seraient menacés, s’il osait s’y présenter. » Assurément, sans aller jusqu’à un crime, les parents et les alliés de la Famille qui résidaient à Ajaccio, à commencer par le duc de Padoue, que Napoléon avait nommé gouverneur de la Corse et qui n’était pas encore relevé de son commandement, n’étaient point empressés à accueillir Murat, dont ils connaissaient la conduite à l’égard de l’Empereur, et dont l’arrivée ne pouvait que leur apporter des désagréments ou des périls. Ils ne se sentaient liés à lui par aucune affinité ; ils ne lui devaient rien ; aucun d’eux n’avait été employé à sa cour, ni dans son armée. Caroline même, partie de Corse quand elle avait onze ans, n’avait jamais, comme ses frères et certaines de ses sœurs, cherché à rétablir des liens qui lui étaient plutôt importuns. Il fallait au général Franceschetti qui, de Bocognano, vint en découverte pour préparer le logement du Roi, y noliser des bateaux, et surtout y chercher de l’argent, d’étranges illusions, s’il pensait sérieusement que la Famille allait se compromettre pour Murat.

Arrivé à Ajaccio le 21, il fut aussitôt appelé chez le duc de Padoue, chez lequel il trouva une vingtaine de personnes dont plusieurs parents des Bonaparte. Le duc lui demanda ce qu’il venait faire à Ajaccio, et, sur sa réponse, l’engagea à persuader au Roi de ne pas se présenter en ville. Franceschetti répondit « que le Roi voulait s’embarquer et abandonner la Corse ; qu’il était sans argent, qu’il avait besoin d’une somme de vingt-cinq à trente mille francs pour son voyage ; que, si l’on consentait à lui confier cette somme et que l’on fit sortir du port un bâtiment prêt à mettre à la voile, le Roi s’embarquerait sans mettre le pied dans le pays natal de son épouse ; que, dans le cas contraire, il était décidé à se présenter aux braves habitants d’Ajaccio pour trouver de l’argent et des bâtiments, et continuer sa route. »

Il y avait là une forme de chantage assez impudente pour exaspérer des hommes mal disposés déjà et dont la générosité n’eût point été la vertu cardinale : on ne s’arrêta point d’ailleurs à cette question et on n’envisagea même pas une solution qui eût sauvé la vie de Murat, et une part au moins de sa fortune. On aborda tout de suite les griefs historiques : la défection de Murat, son agression contre l’armée française, et le reste. On avait beau jeu, et Franceschettli répondit par des assertions plus ou moins erronées, car rien n’était alors moins connu que cette histoire encore controversée après un siècle. De là, Franceschetti passa à des reproches qui tournaient à l’injure, sur l’ingratitude des gens que le Roi avait comblés de bienfaits, ce qu’il prouva en confondant ce que Napoléon avait fait pour ses parents avec ce que Murat n’avait point fait pour ceux de Caroline. Puis, il se retira avec dignité, sans qu’on fit rien pour le retenir.

Il écrivit aussitôt au Roi une lettre « par laquelle il priait instamment Sa Majesté de se rendre à Ajaccio où l’enthousiasme du peuple était tel que chacun désirait voir de près sa royale personne ; il lui faisait observer que sa présence dans cette ville était nécessaire pour surmonter les obstacles que les fonctionnaires publics opposaient aux préparatifs de son expédition. »

Par retour du messager, Murat fit savoir qu’il se mettait en route à la tête de ses compagnies que grossit sur la route la population des villages. Le 23, à quatre heures du soir, Murat fit son entrée à Ajaccio sur le cheval que lui avait offert l’abbé Moracciuole. Les Ajacciens étaient ivres de joie ; vivais, chansons, cloches, feux de joie, illuminations, tout était spontané et populaire. Sans moyens de s’y opposer, et pour ne pas se compromettre, les autorités civiles et judiciaires disparurent. De même. Arrighi, Ramolino et les autres alliés de Murat. Seule, la demoiselle Paravicini[2] s’honora en venant embrasser son oncle et lui offrit sa maison. Le Roi, pour des raisons d’étiquette, refusa les appartements qui lui étaient proposés, et se logea dans une auberge agréable et commode. Le commandant provisoire de la citadelle, le commandant Cauro, ci-devant chef d’escadron au service de Naples, soit par inclination, et comme par crainte d’éveiller la guerre intestine, ne fît aucun mouvement, tint renfermés avec lui, les quelques soldats qu’il avait à ses ordres, et attendit les événements.

À quelle résolution Murat allait-il s’arrêter ?

Allait-il, comme il semblait à quelque moment s’y être résigné, se rendre à bord de la frégate anglaise où il se croyait certain d’être accueilli ? Consentirait-il à rejoindre à Trieste la Reine et ses enfants ? Suivrait-il, après son voyage triomphal en Corse, le dessein qui sembla quelque moment avoir traversé son esprit, et auquel il eût trouvé des facilités, de s’établir en Corse et de s’y former une sorte d’État indépendant ? Un bon juge, le général Simon, écrit à ce moment même : « On a grand soin de répandre le bruit que, quoique couvert de haillons, le roi Joachim apportait beaucoup d’argent. Il n’en faut pas davantage en Corse. Ajaccio ne peut pas être considéré comme entièrement soumis, puisque la citadelle seule a arboré le drapeau blanc, et que le peuple porte la cocarde tricolore dans la ville ainsi que dans tout le ci-devant département du Liamone. Il y a, en Corse, un grand nombre de militaires de tous grades qui reviennent sans solde ni pension du service de Naples, et qui n’attendent qu’un appel pour courir encore à leur ancien chef ; il y en a un plus grand nombre encore qui sortent du service d’Italie, ou de France, et qui n’ont pas de traitement, ou qui ne sont pas payés depuis longtemps de celui qui leur avait été accordé ; le peu de troupes qui sont dans les places sont corses. Elles ne sont pas payées ; elles vont se trouver sans officiers, et elles sont peu disposées à obéir à ceux qu’on leur donnera, et surtout aux ordres d’un homme tel que M. Galloni, actuellement chef d’État-major de la division. Les places sont dépourvues de vivres ; l’argent manque pour tous les services et il y a un grand nombre de mécontents. En outre, beaucoup de gens, comptant sur les embarras actuels du gouvernement français, parlent ouvertement d’indépendance. Si réellement le roi Joachim a de l’argent, il peut, dans huit jours, être maître de toutes les places fortes et par conséquent de toute la Corse. »

L’un de ceux qui avaient accompagné Joachim a dit que, « voyant la Corse presque en proie à l’anarchie, et les magistrats nommés par l’Empereur, menacés de destitution aussitôt que le gouvernement des Bourbons aurait été définitivement établi, le roi Joachim crut qu’il ne serait pas difficile d’établir en Corse un gouvernement provisoire qui, sous les apparences de gouverner au nom de Louis XVIII, lui faciliterait les moyens de s’embarquer, et d’emmener avec lui une force d’hommes assez considérable pour mieux assurer le succès de son entreprise. Il se flattait alors qu’après avoir reconquis le royaume de Naples, le gouvernement provisoire de la Corse aurait déclaré l’île en état d’indépendance, et l’aurait incorporée au royaume des Deux-Siciles... On tint pour cela, afin de complaire au Roi, deux séances auxquelles assistèrent plusieurs personnes, entre autres le général Gentile. »

Il est remarquable que, même en cette occasion où il eût rencontré des facilités au moins momentanées qu’il n’eût trouvées nulle part, il a toujours placé la Corse au second plan. Elle était un point de départ, au même titre qu’eût été l’île d’Elbe ; Naples et le royaume ne cessaient jamais d’être l’objectif.

Dès les premiers jours de son arrivée en Corse, le 29 août, Murat avait expédié à l’Ile d’Elbe deux agents : l’un, un nommé Lanfranchi, ancien officier de cavalerie, devait porter à Florence, au grand-duc, une lettre renfermant un billet pour la reine Caroline. Cette première négociation, uniquement familiale, échoua devant le refus formel du ci-devant grand-duc de Wurtzbourg de recevoir et de transmettre la moindre commission. N’en avait-il pas fait autant pour Napoléon et Marie-Louise ? L’autre envoyé était le sieur Simon Lambruschini, de Bastia, que Murat avait trouvé moyen de munir d’un passeport français pour Florence. Arrivé à Porto-Ferrajo, où il devait faire quarantaine, Lambruschini se mit en rapport avec un habitant de la ville, originaire de Bastia, qui se chargea de porter une lettre du Roi au général Dalesme, commandant encore pour la France sous le pavillon tricolore. Murat avait projeté de se réfugier à l’île d’Elbe et d’y tenir : « Général, avait-il écrit à Dalesme, vous me connaissez, je ne suis pas emporté par une vaine préoccupation. Si nous sommes les maîtres de l’île d’Elbe, nous pourrons conserver une grande influence en Italie, et disposer de nouveau de toutes les ressources du royaume de Naples. » Cette lettre fut aussitôt remise au général, qui répondit verbalement. « Il regrettait infiniment que les projets de Sa Majesté ne lui eussent pas été communiqués quelques jours auparavant, lorsqu’il était encore libre. Cependant, ajoutait Lambruschini, je sais que ce général fit tout son possible pour rompre la capitulation qui avait déjà été établie, en demandant au commandant des troupes toscanes, stationnées à Longone, une plus forte quantité de pièces de canon pour la France ; mais la demande fut aussitôt accordée. »

Tout espoir était donc perdu de ce côté, mais l’île d’Elbe n’était, on le voit, dans les projets de Murat, qu’un point de départ pour recouvrer son royaume et rétablir sa domination en Italie. Débarqué en Corse presque nu, sans argent, sans amis, sans moyens, il persistait dans son rêve et saisissait la première occasion d’en tenter la réalisation.

Lambruschini, s’il échouait à l’île d’Elbe, devait poursuivre sa mission en Italie, et particulièrement à Naples. Le 5 septembre, il s’embarqua donc pour Livourne. Il devait s’y informer des divers Napolitains qui étaient en Toscane, se rendre par Sienne à Rome, y visiter Madame et le cardinal, au cas qu’ils y fussent, et pousser sur Naples. A Naples, où il arriva le 28 septembre, il ne vit que deux personnes, et d’abord le général Filangieri, près duquel il était accrédité ; il devait lui demander « sur qui et sur quoi l’on pourrait compter si jamais on se déterminait à se jeter dans le royaume. » « Filangieri me fit connaître, écrit-il, la difficulté de réaliser dans cette circonstance les projets du Roi. Il me détailla la force de la situation du royaume, les sentiments des Napolitains, les préparatifs qu’on faisait pour mettre le royaume à l’abri de toute invasion, et les changements survenus dans les intendances et dans les ministères, surtout dans celui de la police... Il me pria de quitter Naples le plus tôt possible, puisque mes jours étaient en danger. »

L’autre personne qu’avait à voir Lambruschini était le banquier Falconet, auquel il devait réclamer cent mille francs que le Roi croyait avoir en compte. Il y avait seulement 65 790 livres tournois, faisant 14 952 ducats ; mais, par prudence, M. Agar, comte de Mosbourg, l’homme de confiance de Murat, les avait fait transférer à son nom, et, quant à une rente de 5 à 6 000 ducats (222 ou 266 000 francs), en une inscription mise sous le nom du Roi, sur l’État napolitain, elle venait d’être séquestrée par le ministre Medici.

Lambruschini avait donc échoué des deux côtés, mais il était justement pressé de rapporter au Roi ce résultat, qui pouvait prévenir un désastre. Il fit diligence, partit de Naples le 3 octobre, arriva le 5 à Rome, le 8 à Florence, le 9 à Livourne, le 12 à Bastia. Le Roi avait quitté la Corse, il était en route pour la mort.

En effet, d’autres individus avaient fourni des renseignements diamétralement opposés à ceux qu’eût apportés Lambruschini, et qui eussent peut-être modifié les intentions de Murat. Ainsi, le comte Borgia, de Rome, adjudant général au service de Naples et chambellan du Roi, avait, de Porto-Longone, adressé un rapport long et circonstancié, « où il disait entre autres choses, toutes de nature à encourager Murat dans son entreprise, que Ferdinand, loin de jouir de la considération de ses sujets, en était hautement méprisé, et que l’armée lui avait voué une haine éternelle. Il ajoutait qu’à Naples tout homme, sans aucune exception, adressait au ciel les vœux les plus ardents pour la conservation et le retour du bien-aimé Joachim. »

Faut-il penser que ce Borgia fût de bonne foi, ou qu’il se fût affidé au ministre de la Police de Naples ? Celui-ci passe pour avoir organisé le guet-apens où Murat trouva la mort, et on l’a accusé d’avoir employé pour l’y attirer nombre d’agents provocateurs. A la vérité, on ne voit pas qu’il en eût besoin ; et c’eût été seulement à régler des détails qu’ils se fussent attachés, car, dès son débarquement en France, et depuis lors presque constamment, Murat avait entretenu le projet d’une restauration. Il était prêt à accueillir toutes les combinaisons, à prendre au sérieux les renseignements les plus controuvés dès qu’ils flattaient sa manie ; l’opinion qu’il s’était faite de son génie militaire, de son prestige personnel et de sa popularité royale le désignait comme une proie si facile, qu’il n’y aurait guère eu de mérite à en faire une victime. Resterait à prouver pourtant que ces provocations aient été mises en jeu à son égard ; mais on a pu légitimement en chercher les traces, car l’émoi avait été porté à son comble à Naples.

Si nuls que fussent les moyens dont Murat disposait, les terreurs que Ferdinand IV et ses ministres éprouvaient à la simple nouvelle qu’il était en Corse et qu’il préparait une expédition contre quelque point des États de terre ferme, démontraient que le gouvernement à la française de Joseph et de Joachim avait laissé des traces plus profondes qu’on ne l’eût pensé à entendre les acclamations qui avaient salué sa chute, et la réaction, si différente qu’elle fût de cette de 1799, n’en avait pas moins lésé tant d’intérêts et dérangé tant d’habitudes, qu’elle avait provoqué des inimitiés profondes. Des mesures militaires furent donc prises pour prévenir cette invasion, ou la repousser ; mais faut-il croire que, moins que sur les mesures militaires, les ministres comptaient sur des menées policières, que certains historiens ont exposées peut-être avec plus d’imagination que de clairvoyance ?

On aurait eu à convaincre Murat, — et quelle tâche facile, étant donné son état d’esprit ! — que ses fidèles sujets des Calabres l’attendaient avec impatience et que, si Naples était occupé par une forte garnison autrichienne, cela n’avait aucune importance. A ce dessein, Medici, ministre des Affaires étrangères et de la Police, aurait employé quantité de gens qui, sciemment ou non, auraient coopéré à son plan. Le baron Petroni, intendant de Monteleone, ancien serviteur de Murat, aurait accepté un des rôles principaux : moyennant vingt mille ducats, il aurait écrit au Roi que ses fidèles Calabrais comptaient sur sa prochaine venue ; il aurait inspiré des lettres et des adresses à des muratistes sincères et les aurait transmises à des agents que Medici aurait envoyés en Corse pour confirmer oralement ce qu’on aurait écrit d’autre part.

Certains muratistes de marque, des généraux, un surtout, que le roi Joachim avait comblés de ses faveurs, auraient été soupçonnés, sinon convaincus, d’avoir participé au complot. Ainsi, le général Colletta aurait fait savoir qu’il obtiendrait l’envoi à Monteleone d’un des anciens régiments de la Garde royale devant lequel Murat n’aurait qu’à paraître pour l’entraîner. Mais était-il besoin de Colletta ? Murat lui-même aurait recruté des agents pour le roi Ferdinand. Ce fut lui qui appela de Porto-Longone au Vescovato, Barbara, ancien corsaire maltais, qu’il avait fait capitaine de frégate et baron du royaume. Il le chargea du nolis des bateaux et de leur commandement général. Or, Medici n’aurait pas manqué de pratiquer aussitôt cet individu et d’entrer en compte avec lui. Barbara serait devenu la cheville ouvrière de la combinaison : il devait trouver les bateaux, les affréter, les commander, et, par des routes soigneusement éclairées, les conduire au point choisi pour le débarquement.

Telle est la version qui semble prévaloir, et elle flatte assurément le goût qu’a le public pour les romans policiers. Il reste à prouver qu’elle est authentique. Les ministres de Ferdinand ont à coup sûr cherché à défendre le royaume contre une descente de Murat : ce pourquoi ils ont envoyé à Bastia une division de chaloupes canonnières, mais d’agents qu’ils aient expédiés en Corse, on n’en trouve positivement qu’un seul, un des anciens serviteurs de Murat, nommé Carabelli, chargé de le détourner de l’expédition dont on lui attribuait le projet et de lui représenter les périls qu’il courrait. Les ministres ont peut-être augmenté les forces de police sur certains points des côtes ; mais l’on n’a apporté aucune preuve des autres allégations que. certains faits acquis démentent formellement.

Murat n’avait aucun besoin d’être incité au coup de folie qu’il allait commettre, mais il eût pu en être détourné par des contraintes extérieures ; ainsi l’embargo mis à Bastia sur les bateaux qu’il avait achetés ; ainsi l’impossibilité de trouver d’autres bateaux à Ajaccio, ou l’entrée dans le golfe de la frégate anglaise et de la division sicilienne ; ainsi le manque d’argent.

Bien n’était venu de Naples par Lambruschini [3], Murat n’avait sur lui en arrivant chez M. Ceccaldi que 10 400 francs en or, et une valeur d’environ 200 000 en diamants. Il possédait à Paris, en dépôt chez une dame Michel, une somme de quatre cent mille francs, sur lesquels deux cent mille francs avaient été versés au banquier Barillon. Pareille somme restait aux mains de Mme Michel [4], mais elle refusait d’en tenir compte.

A la veille de son départ, le Roi reçut de son valet de chambre, Armand, des diamants et des bijoux qu’il lui avait confiés, mais l’on ne voit pas qu’il en ait reçu ni argent comptant, ni valeurs. Pourtant, il est partout question [5] d’une reconnaissance tantôt de 2 500 000 francs, tantôt de 500 030 ducats, ou (1 d’une lettre de crédit de 60 000 francs de revenu » sur une maison de banque de Naples : ces trois assertions produisent des chiffres fort différents : 2 500 000 francs, 2 000 126 francs, ou 1 200 000 francs. Mais ces sommes ne pouvaient être réalisées, et, ce qu’il convient de rechercher, ce sont les fonds que Murat eut entre les mains. Ils consistèrent en argent fourni par le négociant de Bastia, Gregori, auquel Franceschetti s’était adressé pour négocier les lettres de change de 200 000 francs tirées sur Barillon, du Vescovalo, le 2 septembre. Barillon, sur ces 200 000 francs, en paya 171 740 francs à Gregori, lequel versa seulement 80 435 francs à Franceschetti et autres pour le compte de Murat [6].

Gregori était comptable encore, un an après, de 91 305 francs que confisqua le gouvernement de Louis XVIII, et que dépensa à sa guise le marquis de Rivière. Telle était la situation que, le 27 septembre, Murat, pour se procurer l’argent nécessaire au nolis des gondoles destinées au transport des hommes qui devaient l’accompagner, consigna aux mains du commandant Poli vingt et un brillants recoupés, pesant environ quatre carats chacun, une étoile composée d’un gros brillant recoupé, pesant environ douze carats, et de trente brillants formant les angles, et un lot de neuf petits brillants. Le Roi attribuait à ces diamants une valeur de plus de cent mille francs, et ce fut en les prenant en nantissement que le commandant Poli put offrir au Roi un prêt de 90 000 francs. Y eut-il d’autres ressources dont on puisse faire état, et avec lesquelles celles-ci ne fassent pas double emploi ? Il ne le semble pas.

A la vérité, le général Natali dans une lettre qu’il adresse à la reine Caroline, le 28 mars 1817, pour la renseigner sur l’emploi des fonds que le Roi avait apportés en Corse, s’exprime ainsi : « La rapacité de ceux à qui ils furent confiés, l’avidité révoltante et scandaleuse qu’ils ont manifestée, les indignes ressorts qu’ils ont mis en jeu pour se les approprier, m’ont forcé de rompre le silence et d’informer Votre Majesté, » Et il porte le chiffre des traites à 290 000 francs, des diamants à 200 000 francs et des espèces à 10 400 francs. Supposant qu’il additionne les traites Poli aux traites Barillon, ce sont les mêmes chiffres, et l’on est fondé à croire que c’est avec un tel trésor que Murat entreprit de conquérir son royaume.

Franceschetti, chargé de toute la dépense, avait, avec Barbara, fait diligence pour l’organisation de la flottille. Aussitôt les fonds faits par Poli, cinq gondoles furent nolisées à Ajaccio à 6 000 francs l’une, plus une gondole de Bastia, appartenant à un M. Cecconi, qui le fut à 2 000 francs ; vingt matelots furent engagés à 500 francs l’un ; à l’imprimerie du département de la Corse, mise en réquisition, furent imprimées, moyennant 1 995 francs, d’abord une réponse au colonel Verrier que signa l’imaginaire Serra Longa, secrétaire du Roi ; puis divers documents, signés Colonna Ceccaldi et Franceschetti, concernant le séjour du Roi au Vescovato ; enfin une proclamation du Roi aux Napolitains, et un projet de constitution. Le Roi se fit faire par le tailleur Tourajon un habit de 230 francs. Sa table coûta 950 francs ; il y eut pour 4 416 francs d’habillements militaires, de fusils et de munitions pour les trois cents hommes qui devaient participer à l’expédition, et pour 18 000 francs de vivres pour l’armée et la flotte. A la vérité, certaines dépenses sur bons du général Franceschetti n’étaient point justifiées, mais le Roi avait accrédité le général comme son intendant général, en même temps que son ministre des Finances, de la Guerre et de la Marine. Seul, des trois ou quatre hommes un peu qualifiés qui entouraient le Roi, Franceschetti poussait à l’expédition, soit qu’il s’enivrât du rôle qu’il jouait, et que la vanité lui tournât la tête, soit qu’il attendit des bénéfices honorifiques ou pécuniaires, soit qu’il eût d’autres motifs. Tout était donc disposé pour la suprême folie, lorsque Macirone qui s’était annoncé de Calvi, et que le Roi avait attendu, arriva à Ajaccio.


Le 22 août, avant de quitter la France, Murat avait écrit à Fouché une lettre qu’il avait datée « de sa ténébreuse retraite. » Il y disait que le bâtiment sur lequel il avait eu l’intention de s’embarquer pour le Havre, avait pris la mer sans lui, emportant ses gens, son argent et ses effets, et qu’il était resté à terre sans avoir même de quoi changer de linge ; il se plaignait de n’avoir pas reçu de réponse à ses lettres, accusait la duplicité de Talleyrand ; déplorait l’arrestation de Coussy et de Macirone, informait le duc d’Otrante des persécutions et des dangers auxquels il était exposé, lui annonçait que, pour échapper aux assassins qui étaient nuit et jour à sa poursuite, il se déterminait à passer en Corse, sur une barque non pontée : enfin, il priait Fouché d’user de toute son influence auprès des Alliés pour obtenir qu’on lui envoyât, sans perdre de temps, une personne autorisée à recevoir son adhésion à la décision qu’ils auraient prise à son égard : décision qu’il allait attendre en Corse.

Fouché n’avait pas besoin que le Roi excitât son zèle, et il n’avait pas même hésité à se compromettre pour lui. Gruchet, Coussy, et Macirone étaient au secret depuis 15 jours, par ordre de M. Decazes, préfet de police, lorsque le 6 août, le ministre de la Police avait appris à la fois leur arrestation et l’incarcération de Macirone par ce billet que lui avait écrit Sir Charles Stuart : « Monsieur le duc, quoique je ne désire aucunement intervenir dans une affaire qui me paraît absolument du ressort de l’autorité du pays, j’ose prier Votre Excellence de me faire savoir si elle a connaissance de l’arrestation d’un individu nommé Macirone. » Sur l’heure, Fouché demanda un rapport a Decazes, ordonna la mise en liberté de Macirone, et en informa Sir Charles Stuart. Dans le rapport sommaire que le préfet de police remit le même jour, il avoua, sans détails, l’arrestation de Coussy et celle de Gruchet. Le 8, sur de nouvelles injonctions du ministre, il entra dans quelques explications, résuma les interrogatoires et les pièces saisies. Elles prouvaient simplement l’intention où était Murat de demander asile en Angleterre, mais, par certains documents, tels que l’arrêté de la Commission provisoire, les lettres de Coussy, et même celles de Murat, Fouché pouvait être compromis, et Decazes ne manqua point d’y insister. Il conclut à ce que les « sieurs Macirone et de Coussy, » contre lesquels de suffisantes preuves en matière de délit n’avaient pu être obtenues pour les traduire en cour de justice réglée, fussent détenus jusqu’au moment où Murat aurait quitte le royaume. En marge de ce rapport, le duc d’Otrante écrivit de sa main : « Le roi de Naples est embarqué depuis vingt jours, » et il ordonna la mise en liberté de Macirone, de Coussy et Gruchet. Decazes « obtint que les deux derniers seraient placés sous surveillance hors Paris [7]. »

Dans la lutte qu’il soutient contre Decazes et contre Vitrolles, Fouché est trahi par la plupart de ses anciens agents qui ont passé à ses adversaires ; il est désobéi par ses subordonnés, ouvertement combattu par ses collègues et par le Roi qu’il vient de rétablir sur le trône. Il s’est donné pour but d’accomplir cette révolution qu’il estime inévitable, sans effusion de sang, sans proscription générale, sans mesures de réaction violentes. Il s’est employé jusqu’à s’y compromettre, à assurer le départ de Napoléon, de Joseph, de Jérôme et de tous ceux qu’il a placés lui-même sur la liste imposée par les ministres étrangers, et il a été en toute occasion traversé par les ministres du Roi, et surtout par son préfet de police. Il a engagé avec celui-ci, à propos de Murat, un duel où il ne peut manquer de succomber, car il a contre lui toute la Cour et tous les adorateurs du soleil levant, mais où il déploie pour le salut d’un ancien ami, toutes ses ressources et tous ses moyens.

C’est sous l’inspiration de Fouché qu’agit Joliclerc ; c’est Fouché qui ordonne la mise en liberté de Bonafous ; c’est Fouché qui, sur le bruit que Murat s’est réfugié dans les environs de Nantua, écrit au préfet, l’invitant « à employer des moyens sûrs et discrets pour découvrir si réellement ce prince fugitif a choisi ce lieu pour sa retraite » et qui ajoute de sa main : « Si l’ex-roi de Naples est dans votre département, vous lui donnerez un passeport pour l’Autriche. » C’est lui enfin qui prépare, et qui offre à Murat les moyens d’assurer son salut. Dès qu’il a reçu, le 26 août, la lettre que Murat lui a écrite vers le 10, juste après l’échec de la tentative d’embarquement, il lui écrit : « Je m’empresse de vous envoyer les fonds nécessaires et un passeport du prince Metternich pour que vous puissiez vous rendre en Autriche où votre famille est déjà établie. Je vous invite à quitter promptement la France, et à prendre la route de Trieste. Je ne puis vous donner d’autres conseils aujourd’hui que celui d’une résignation complète à votre position. Le malheur a souvent des résultats heureux. Vous trouverez dans une vie privée le repos dont vous ne pouviez jouir sur le trône… Croyez-en celui qui connaît les illusions humaines, et qui ne cessera de prendre intérêt à vous, quels que soient votre destinée et votre éloignement. »

Si Fouché n’a point influé sur la mise à l’ordre du jour de la Conférence à Quatre, — la conférence des ambassadeurs des quatre cours qui décide souverainement des choses en France, — du moins a-t-il dû applaudir aux mesures prises le 27, pour régler le sort de Murat : « À l’égard de Murat et de sa famille, le gouvernement autrichien a fait connaître qu’il leur donnerait asile sous la condition convenue. » Par suite, lorsque Macirone, sur l’arrivée de San Giuliano apportant la nouvelle, — d’ailleurs fausse, — de l’embarquement de Murat pour le Havre, tenta de nouveau d’obtenir pour le Roi un asile en Angleterre, ses démarches ne pouvaient produire aucun effet. L’arrêt était rendu : la Sainte-Alliance avait prononcé. C’était l’internement en Autriche, ou la mise au ban de l’Europe. Il ne s’agissait plus pour Fouché, comme pour Macirone, et pour Metternich, que de déterminer Murat à quitter volontairement la Corse pour venir jouir en Autriche du repos dont le duc d’Otrante lui vantait les agréments, sans savoir qu’il serait appelé prochainement à en apprécier les bienfaits.

A cette tâche, qui consiste à sauver Murat malgré lui-même, tout le monde s’emploie. Le 29, Macirone résume les démarches qu’il a faites dans cette lettre au prince de Metternich : « D’après la conversation que j’ai eu l’honneur d’avoir avec Votre Altesse, je me suis concerté avec M. le duc d’Otrante pour ce qui concerne le maréchal Murat, et ce ministre est d’avis, ainsi que moi-même, qu’il serait nécessaire que Votre Altesse eût la complaisance de me fournir une lettre officielle pour le maréchal Murat, par laquelle Votre Altesse le rassurera sur sa liberté personnelle et sur la conduite généreuse et libérale que Sa Majesté Impériale et Royale se propose de tenir à son égard. Aussitôt que j’aurai pu rejoindre le maréchal Murat, j’en instruirai M. le duc d’Otrante, qui, de suite, donnera les renseignements nécessaires à l’officier autrichien qui sera chargé de l’accompagner dans les États de Sa Majesté Impériale et Royale. »

Le 1er septembre, Macirone reçoit du prince une déclaration qui a la forme et l’aspect d’un traité : « M. Macirone est autorisé par les présentes à prévenir le roi Joachim que S. M. l’Empereur d’Autriche lui accordera un asile dans ses États sous les conditions suivantes :

« I. — Le Roi prendra un nom de particulier, la Reine ayant pris celui de comtesse de Lipona, on le propose également au Roi.

« II. — Il sera libre au Roi de choisir une ville de la Bohême, de la Moravie ou de la Haute Autriche pour y fixer son séjour. S’il voulait se fixer à la campagne, cela ne souffrirait pas de difficulté dans ces mêmes provinces.

« III. — Le Roi engagera sa parole vis-à-vis de Sa Majesté Impériale et Royale qu’il ne quittera pas les États Autrichiens sans le consentement exprès de Sadite Majesté, et qu’il vivra dans l’attitude d’un particulier de marque, mais soumis aux lois en vigueur dans les États Autrichiens.

« En foi de quoi, et pour qu’il en soit fait l’usage convenable, le soussigné a eu l’ordre de l’Empereur de signer la présente déclaration.

« Donné à Paris, le 1er septembre 1815.

« Signé : METTERNICH »

Assurément, l’orgueil de Murat aurait peine à accepter de telles conditions. Et pourtant, nulle part l’Autriche ne parlait d’abdication : elle lui reconnaissait son titre royal, à la condition qu’il le voilât, et sous quel anagramme transparent : car Lipona, c’est Napoli. La liberté qui lui était accordée était bien un internement, mais dans des conditions singulièrement préférables à celles imposées aux autres Napoléonides, et, à l’user, les ménagements ne manqueraient point. Sans doute… mais Murat avait été, il s’était cru roi, et comment recevrait-il l’émissaire de Fouché et de Metternich ?…

En tout cas, il fallait se hâter ; chaque jour pouvait amener de la part de Murat, abandonné à lui-même au milieu de l’enthousiasme corse, sans un ami, sans un conseiller, sans un mentor, des résolutions désespérées, et des entreprises folles. Le premier venu pouvait trouver une prise étrange sur lui, pourvu qu’il sût lui plaire. Et, dans la conduite de ses affaires privées, comme dans sa carrière politique ou dans ses actions militaires, il avait eu constamment besoin d’un directeur de conscience ; que ce fût Caroline, ou Mosbourg, La Vauguyon ou Belliard, il ne distinguait pas trop bien quel valait quelque chose et quel ne valait rien. Certain avait influé sur ses résolutions jusqu’à assurer sa gloire militaire, d’autres jusqu’à le déshonorer : cette fois, sa vie dépendait de celui qui viendrait.

Ainsi qu’il l’avait écrit au prince de Metternich le 29 août, Macirone avait reçu pour instructions du duc d’Otrante, de partir le surlendemain. Il allègue qu’ayant appris par le Roi qu’il était dépourvu d’effets et de domestiques, il crut de son devoir de lui procurer les uns et les autres. Il acheta une grande malle avec des vêtements, du linge, des accessoires de toilette qu’il fit payer par M. de Coussy ; il engagea à l’accompagner pour retrouver leur maître en Corse, les deux valets de chambre de Murat arrivés tout juste, avec San Giuliano, du Havre à Paris[8]. Tout cela n’eût pas pris dix jours, non plus que la délivrance des divers papiers, mais Macirone, racontant une rencontre qu’il avait faite du duc de Wellington sur la place Louis XV, ajoute avec une fatuité qui donne la clef de ses dix jours de retard : « Il y avait alors une très jolie dame avec moi, à ce moment. »

Parti le 10 septembre, avec un passeport de Fouché à son nom, des lettres de Metternich pour le comte de Stahremberg, commandant l’armée autrichienne du Midi de la France, des passeports pour Trieste au nom du comte de Lipona, signés par Metternich, Schwarzenberg et Ch. Stuart, — mais non par Wellington qui avait déclaré cette formalité superflue, attendu qu’il n’y avait de troupes anglaises, ni dans le Midi de la France, ni en Corse, — Macirone arriva le 14 à Toulon. Il y vit M. Bonafous qui lui apprit le départ du Roi pour la Corse ; il écrivit au comte de Stahremberg qu’il n’aurait pas besoin de l’officier autrichien que le prince Metternich l’avait autorisé à requérir ; et il resta quatre jours en ville, attendant une occasion. Le 18, il écrivit au duc d’Otrante qu’il allait s’embarquer et il partit en effet le 20, sur un petit bâtiment qui le conduisit à Calvi, où il apprit que le Roi était à Ajaccio. De Calvi, il expédia à Murat un homme sûr que le maire lui avait procuré ; mais les informations qu’il avait prises à Calvi lui semblant médiocrement certaines, il se rendit d’abord à Bastia pour se mettre en communication avec les autorités de « la capitale effective de la Corse, » et obtenir des renseignements officiels sur la retraite du Roi. Il arriva le 25 à Bastia, où il trouva la frégate anglaise Meander, commandant Bastard, avec la division de cinq chaloupes canonnières siciliennes.

Le colonel Verrier parut à Macirone un émigré fanatique, car il refusait d’admettre qu’on donnât à Joachim un titre royal, et il lui concédait tout juste la qualification de Maréchal. « Il lui apprit que, quelques jours auparavant, le Meander était arrivé de Livourne, ayant à bord un officier anglais, se disant aide de camp du Commandant anglais à Gênes, et apportant à M, Murat une sommation de se livrer aux mains de cet officier, sous peine d’un traitement rigoureux : que cet officier avait été reçu civilement par le roi Joachim, qui lui fit des questions sur l’autorité de ceux qui l’avaient envoyé, sur ses instructions, sur la manière dont il serait traité, et sur les garanties qui lui étaient offertes ; qu’à toutes ces questions, la seule réponse qu’il pût faire, fut qu’il avait l’ordre de sommer M, Murat, au nom des Souverains Alliés, de se livrer à Son Excellence le Commandant de Gênes. » Cette démarche aurait été réitérée le 23 par le colonel Verrier et le commandant Bastard, lesquels auraient rédigé une sommation au nom des Souverains Alliés, et de Son Excellence Lord Burghersh pour que M. Murat eût à se rendre à Bastia ou à bord de la frégate pour y attendre ce qui serait décidé sur son sort [9]. » Bastard était au moment d’expédier devant Ajaccio ses chaloupes canonnières napolitaines pour enlever les gondoles que Murat avait affrétées, et avec lesquelles on craignait qu’il ne fît une descente sur les côtes des Deux-Siciles. Sur les instances de Macirone, convaincu que le Roi ne manquerait pas de se rendre à ses arguments et de recevoir avec gratitude les passeports de Metternich, Bastard consentit à ajourner le départ des chaloupes. Leur intervention eût sauvé Murat.

Au moment où Macirone hâtait les préparatifs de son voyage, il reçut la visite de deux Corses, venus de Livourne à bord du Meander. Ils se nommaient Carabelli : l’un, capitaine à demi-solde, avait servi plusieurs années dans les Royal Corsican Rangers, le régiment à solde anglaise que commanda Hudson Lowe ; l’autre avait occupé sous Murat une fonction civile assez importante dans le royaume de Naples Macirone, auquel ils avaient été présentés par le commandant Bastard, les invita à dîner à son hôtel ; puis, retournant à la frégate. passa la soirée avec eux. La, après une longue conversation, ils lui montrèrent un document signé Medici, ministre de la Police et des Affaires étrangères du roi Ferdinand, par lequel « ils étaient chargés d’affaiblir et d’entraver par tous les moyens l’expédition du roi Joachim, particulièrement en diminuant le nombre de ses partisans, et en leur faisant sentir qu’ils couraient à une catastrophe certaine, s’ils mettaient le pied dans les États des Deux-Siciles. »

Accompagné ainsi des deux Carabelli, et des deux valets de chambre du Roi, Macirone, qui se vante d’avoir fait diligence, arriva à Ajaccio le 18 septembre après midi. Il n’eut point de peine à trouver la maison où le Roi était descendu, car le drapeau amarante était hissé sur le faîte, et une garde d’honneur tenait la porte. Les Carabelli l’accompagnèrent ; leurs accointances avec la police napolitaine avaient été signalées à Franceschetti par le chef d’escadron Cristiani arrivé la veille, mais le Roi ne répugna point à les voir. L’entretien fut bref. Après quelques paroles insignifiantes : « Savez-vous, dit Murat, que je suis décidé à rentrer dans mon royaume ? — Je l’ai entendu dire, Sire, répondit Carabelli, mais Votre Majesté aurait tort, elle serait perdue. » Et très respectueusement, il rétorqua les allégations de Murat sur l’amour que lui portaient ses sujets, et sur les serments qui lui avaient été prêtés. Enfin, aux propositions de places inespérées, il répondit : « Non, Sire, je vous remercie, je ne veux pas aller me faire tuer à Naples. »

Si Carabelli, agent de Ferdinand, était chargé par la police napolitaine de détourner Murat de son expédition, il gagna proprement son argent, car on ne saurait trouver dans les dires que rapporte Galvani, aucune provocation. Restait à recevoir Macirone. Celui-ci arrivait mal : les préparatifs qu’avait faits Murat constituaient déjà un commencement d’exécution, et la proclamation qu’il avait fait imprimer révélait un état d’esprit que seule eût pu modifier une catastrophe d’un autre genre : telle que l’arrivée des chaloupes siciliennes, la destruction ou la capture de ses gondoles.

Joachim Napoléon disait à ses « braves Napolitains : Votre Roi vous est rendu. Il se trouve au milieu de vous... Il renouvelle à ses fidèles sujets le serment qu’il les fit de les rendre heureux. » Oubli du pacsé, amnistie, etc. » Je vivais solitaire dans un de ces modestes asiles que l’on est toujours sûr de trouver chez les pauvres vertueux. Là, je méprisais le poignard des assassins, de ces cannibales qui, à toutes les époques de la Révolution française, se sont baignés dans le sang de leurs concitoyens. J’étais déterminé à attendre dans ma retraite la fin de cette fièvre contre-révolutionnaire qui dévore la France, pour tenter la conquête de mes États, et pour venir chercher dans vos cœurs, un asile contre mes disgrâces et contre la persécution la plus inouïe et la plus injuste, quand je fus forcé de m’éloigner… Je me jetai dans une simple barque de pêcheurs, et je débarquai en Corse, où je trouvai l’hospitalité et les offres de service de tous les braves qui avaient fait partie de l’armée napolitaine. »

Ce qui l’a décidé à tenter la fortune pour reconquérir immédiatement son royaume, ç’a été, dit-il, la lettre que Ferdinand a écrite au feld-maréchal autrichien Bianchi, le vainqueur de l’armée napolitaine, pour lui offrir la grand-croix de ses ordres, avec le domaine de Casa-Lanza érigé en duché. « Oui, s’écrie-t-il, oui, braves et chers Napolitains, nous sommes offensés, et si l’offense est générale pour tous, vous devez tous vous réunir à votre Roi pour éloigner de votre territoire un prince qui a aussi souvent oublié le serment qu’il a prononcé tant de fois, et qui s’est constamment montré animé du désir de se venger. Que le palais de Casa-Lanza, que ce monument que Ferdinand voudrait ériger au déshonneur national soit détruit jusque dans ses fondements, et que, sur ses ruines, on élève une colonne qui annoncera à la génération présente et à la postérité la plus reculée, que, dans ce même endroit, l’armée nationale, après avoir remporté des victoires signalées, ne pouvant résister au nombre de ses ennemis, fut contrainte à souscrire une paix honorable et que Ferdinand, pour avoir érigé ce bien en fief du royaume, comme un monument du déshonneur national, et pour avoir qualifié de bandes ennemies, l’armée nationale, a été déclaré par la nation napolitaine indigne de gouverner et a perdu pour toujours le trône ! Oui, la nation est offensée I Quel est le Napolitain qui voudrait à l’avenir se qualifier de tel, et qui oserait se montrer en public ? Aux armes ! Aux armes I Que la nation se lève en masse, que tous les vrais Napolitains qui conservent des sentiments d’honneur, accourent en foule dans le camp ! Que les légions provinciales se réunissent ! Que l’armée se réorganise ! Que la brave et fidèle garde de sûreté de ma bonne ville de Naples sauve une autre fois ma capitale… »

Et durant des pages, il continue, invoquant, l’une après l’autre, chacune des provinces, annonçant qu’il est l’allié de l’Autriche, l’allié de l’Angleterre, exposant longuement ses négociations et sa dernière campagne. Finalement, il annonce la paix au dehors, la régularité au dedans ; il rétablit dans leurs emplois, leurs donations, leurs fonctions, tous ceux qui en ont été privés. « En un mot, dit-il en terminant, que tout rentre dans l’état tel qu’il était quand j’ai quitté mon royaume. »

Cette proclamation est révélatrice des idées qui obsédaient Murat, général et roi : le paladin ne pouvait supporter une injure qui, sans doute, laissait parfaitement calmes aussi bien « les braves et fidèles Calabrais » que » les généreux Sammites. » Le madré Cadurcien niait qu’il eût attaqué l’Autriche ; il se raccrochait à l’Angleterre qui, trompée peut-être au début par la manœuvre de M. de Blacas, avait ensuite consciemment achevé sa ruine ; il se perdait en déclamations, il racontait des histoires qui n’intéressaient que lui-même. Pas un mot qui portât, pas un qui pût émouvoir, intéresser, passionner. Et le décret qui accompagnait la proclamation était aussi mou et aussi vide : sauf qu’il annonçait, pour le 1er janvier 1816, la mise en vigueur de la Constitution octroyée le 20 juin 1808, par Joseph, comme un présent d’adieux à ses anciens sujets et à son successeur ; sauf qu’il tirait de l’ombre où il la gardait jalousement depuis huit années, cette enfant dont il avait vu sans joie la naissance, il restaurait purement et simplement son autorité, telle qu’elle était six mois auparavant. Il ajoutait pourtant dans un article 19 : « Tous nos sujets, tous ceux qui sont vrais Napolitains, les vrais amis du Roi, sont autorisés à se décorer de la médaille d’honneur[10], la couleur amarante étant déclarée couleur nationale. Les dames napolitaines et celles du Royaume, sont invitées à se décorer de cette couleur. » Ce dernier article achève l’idée qu’il faut prendre de Murat. Il invite les dames à prendre ses couleurs : assurément c’était, à l’inverse, d’ordinaire, les dames qui donnaient leurs couleurs aux chevaliers ; mais point pour Murat. En 1806, quand il fut investi de son grand-duché, au-dessus des armoiries de Berg et Clèves, accommodées de l’Aigle d’Empire, de la double ancre de grand-amiral, des bâtons de maréchal, du collier de la Légion d’honneur, posées sur le manteau ducal, et sommées du bonnet d’électeur, il fit voler sur une banderole ce cri de guerre : Dieu, la Gloire et les Dames, et tel il reste jusqu’à son dernier jour se plaisant ainsi à ce suprême hommage aux « Dames Napolitaines. »

Après ce salut de l’épée qui ne manque pas d’une grâce romantique, après la confection du drapeau napolitain, qu’il comptait emporter dans son expédition[11], comment eût-il reculé ? Il ne pouvait point se résigner à mener en Autriche, entre sa femme et ses enfants une existence bourgeoise. Il voulait vivre ou mourir roi. « La guerre par lui faite à l’Autriche et à l’Angleterre qui l’avait forcé de se réfugier en Corse, ne l’avait pas dépouillé de son titre de roi, reconnu par toute l’Europe ; les rois qui font la guerre pour un territoire, ne mettent pas en question leurs titres respectifs aux couronnes qu’ils ont portées, et ne cessent pas de se considérer comme sacrés ; quand il arrive que, par le sort de la guerre, un roi est chassé de sa capitale, il a le droit d’y retourner, s’il en a les moyens ; enfin il n’avait pas abdiqué. »

Et c’est la même illusion qui a perdu Napoléon, comme elle perdra Murat, de croire que, parce qu’ils ont porté le titre d’empereur ou de roi, ils ont été admis dans la ligne des souverains. Malgré sa triple élection par le peuple, son sacre par le Souverain Pontife, son mariage avec une archiduchesse. Napoléon n’a jamais été considéré par les souverains comme un des leurs, et combien moins Murat qui ne fut ni élu, ni sacré, ni marié à une princesse ! Mais il suffit qu’il croie fermement à sa légitimité pour qu’il prétende reconquérir son trône, et qu’il ne considère ni la disproportion des forces, ni la présence des Autrichiens, ni l’absence de préparation, ni le vide de sa caisse... et puis, il y eut Napoléon et le retour de l’Ile d’Elbe. Où Napoléon a réussi. Murat doit réussir.

A la lettre que Macirone lui a écrite, et qu’il lui remet en personne, le Roi répond par deux lettres. Dans l’une, ostensible et écrite pour dépister les espions qu’on lui a signalés, il accepte le passeport autrichien et déclare qu’il compte s’en servir pour se rendre à la destination qui lui est fixée se réservant, à l’époque où il sera réuni à sa famille, de traiter des conditions que S. M. I. et R. impose à l’offre d’un asile en Autriche ; il décline en même temps l’offre que lui a faite le commandant Bastard de le recevoir à son bord, « vu la sommation peu mesurée qui lui a été adressée par ce capitaine de frégate, » et il annonce vouloir se rendre à sa destination par ses propres moyens.

L’autre lettre, qui demeurera secrète jusqu’à ce qu’il ait gagné la haute mer, est un manifeste politique adressé à « M. Macirone, envoyé des Puissances alliées auprès du roi Joachim. » Il y résume ses malheurs ; il y accuse, — injustement, — le marquis de Rivière. Il repousse les propositions des Alliés. « Je n’accepte point, dit-il, les conditions que vous êtes chargé de m’offrir. Je n’y vois qu’une abdication pure et simple, sous la seule condition qu’on me permettra de vivre, mais dans une éternelle captivité, soumis à l’action arbitraire des lois sous un gouvernement despotique. Où est ici la modération ? la justice ? Y voit-on les égards dus à un monarque malheureux qui a été formellement reconnu par toute l’Europe, et qui, dans un moment bien critique, a décidé la campagne de 1814 en faveur de ces mêmes puissances qui, maintenant contre leurs propres intérêts, l’accablent du poids exclusif de leurs persécutions ! »

Et il reprend, à sa façon, l’histoire de la campagne de 1815, il expose les causes de la défaite de « sa belle armée ; » « il n’existe point à cette heure, dit-il, un individu de cette armée qui n’ait reconnu son erreur, je pars pour les rejoindre, ils brûlent du désir de me voir à leur tête. Ils m’ont conservé toute leur affection, de même que chaque classe de mes bien-aimés sujets. Je n’ai point abdiqué, j’ai le droit de reprendre mon royaume, si Dieu m’en donne la force et les moyens. »

Et il termine par ces paroles qu’il adresse à Macirone : « Vous ne sauriez mettre aucun obstacle à mon départ, quand même vous en auriez envie. Lorsqu’on vous remettra cette lettre, j’aurai déjà fait bon chemin vers ma destination. Ou je réussirai, ou je terminerai mes malheurs avec ma vie. J’ai bravé mille et mille fois la mort en combattant pour ma patrie, ne me serait-il pas permis de la braver une fois de plus pour moi-même [12] ! »

Nul n’a, en réalité, l’intention de le retenir. Macirone a eu soin de lui faire souscrire à son profit une lettre de change de quarante mille francs, qu’il a pris la peine de libeller de sa main, pour être assuré de n’omettre aucune formalité [13]. Nul ne s’inquiète des deux cents hommes qui passent par les rues muettes. Le commandant de la citadelle Cauro, qui a endossé les effets souscrits par le Roi au nom du commandant Poli, souhaite fort que le Roi évacue la ville, et il se garderait bien que le Roi évacue la ville, et il se garderait bien de tirer autrement qu’à la poudre sur la flottille qui va mettre à la voile cette nuit même.

Cette flottille, composée de cinq bâtiments légers qu’on appelait en Corse gondoles [14] et d’une felouque, portait deux cent quatre-vingt-dix-huit hommes ; la felouque, destinée en cas de malheur « à donner le change à l’ennemi, » n’embarquait que son équipage de vingt-deux hommes, commandées par le patron Cecconi ; sur un des bateaux, le Roi, vingt-quatre militaires, quatre domestiques, cinq hommes d’équipage sous le baron Barbara, commandant la flottille ; sur chacun des quatre autres, cinq marins, une quarantaine de soldats, cinq à six officiers. Une des barques était commandée par le chef de bataillon Courraud, les autres par le capitaine Ettore, le capitaine Mattei, le capitaine Semidei ; l’état-major se composait uniquement du général Franceschetti, du maréchal de camp Natali et du commissaire des guerres Galvani. On avait compté sur le général Ottavi ; mais, après un entretien avec Ignace Carabelli, il disparut Beaucoup d’autres, comme le commandant Poli, comme Blancard, Anglade et Donnadieu, compagnons de la première heure, avaient refusé de suivre Murat, et s’étaient efforcés de le détourner d’une entreprise dont ils avaient jugé la folie. Parmi ceux qui l’accompagnaient, il n’en était guère auquel il eût inspiré confiance, et Natali, qui semble un brave homme, n’avait pas même emporté d’uniforme.


On mit à la voile le 28, entre onze heures et minuit, et la citadelle salua le départ de la flottille d’un coup de canon inoffensif. Au jour, la flottille était devant l’Asinara, à l’entrée du canal, et, le vent étant devenu subitement contraire, on débarqua dans l’île. Barbara proposa de s’emparer d’un navire espagnol, qui semblait vouloir se mettre à l’abri de la côte, mais qui, à la vue des barques, vira de bord, et se dirigea vers la Madalena. Le vent étant devenu meilleur, on reprit route, en convenant de l’îlot de Tavotara comme point de ralliement. Le gros temps obligea de se réfugier dans une anse de la Sardaigne, en face de la Madalena, et d’y passer la nuit, Au jour, on passa devant la Madalena dont la tour tira quelques coups à boulets sur les barques suspectes. A deux heures, on était à la Tavolara ; tout le monde débarqua : le Roi passa en revue sa troupe et distribua quarante uniformes achetés à Ajaccio.

Le 1er octobre, on fit voile pour la destination assez incertaine que Murat avait choisie. Serait-ce Granatello, les environs de Pozzuoli ou Cetraro où régnait, disait le Roi, « le meilleur esprit de tout le royaume ? » En attendant, le 5 au matin, on reconnut Naples et le Vésuve ; on avait fait fausse route, et il fallait redescendre. Le 6, on était en vue de Paola, en Calabre Citérieure, et l’on se préparait à mouiller dans la petite baie de San Lucidio, lorsqu’un coup de vent éloigna de la côte les barques qu’il dispersa Au matin, la felouque et la gondole royale se trouvèrent seules au même point, en face de San Lucidio, Murat envoya par deux fois un canot aux renseignements, car il pensait débarquer à cet endroit même ; mais il ne gagna que d’y laisser prisonniers le commandant Ottaviani et un marin. Après des colères impuissantes, il se résolut de gagner Amantea, plus bas sur la côte. Barbara disait qu’on y serait bien accueilli. Au moment où on allait partir, on reconnut la gondole du capitaine Courraud, qui rejoignait ; mais, lorsque, à la nuit, on appareilla, le capitaine Pernice et le lieutenant Multedo, subordonnés de Courraud, passèrent sur la barque royale et prévinrent le Roi que leur chef paraissait suspect et qu’il décourageait les hommes. Le Roi fit venir Courraud, le sermonna et fit prendre sa barque à la remorque. Dans la nuit, on fut obligé de larguer l’amarre, et, au matin, lorsqu’on arriva à Amantea, Courraud avait disparu. Il rencontra en mer le capitaine Ettore et il lui annonça que le Roi avait renoncé à son expédition et se dirigeait sur Trieste. Il n’y avait plus qu’à regagner la Corse [15]. Ettore se laissa persuader.

Les deux autres gondoles avaient aussi disparu ; elles étaient quelque part, du côté du golfe de Policastro, cherchant à rallier la gondole royale. Il restait à Murat la poignée d’hommes montés sur son bateau : qu’allait-il faire ? Une seule solution était raisonnable : gagner Trieste, grâce au passeport autrichien. Le Roi parut s’y résigner : il donna l’ordre qu’on jetât à la mer le sac renfermant les exemplaires de la proclamation imprimée à Ajaccio. Les Corses qui avaient accompagné le Roi et que l’honneur obligeait à le suivre accueillirent cette décision avec joie, « car, écrit l’un d’eux, outre qu’elle nous promettait la fin prochaine de nos souffrances, elle nous donnait l’assurance que la vie du Roi était sauve, et qu’il ne serait plus exposé au hasard des événements. »

Les provisions étaient épuisées ; la felouque, comme la gondole, ne pouvait affronter, au delà du phare de Messine, les habituels coups de vent et la mer qui y est rude. Il paraissait expédient que l’on débarquât quelqu’un de compétent pour acheter des provisions et pour noliser un bateau plus marin. Barbara fut désigné pour faire ces commissions au Pizzo, le port le plus proche, où il disait avoir des amis, et être certain de trouver des ressources. Il reçut du valet de chambre du Roi la liste des objets nécessaires pour une traversée de cette durée, et il allait s’embarquer sur la barque N°6, lorsqu’il s’avisa de prier le Roi de lui confier le passeport autrichien, La demande semblait raisonnable, car comment Barbara eût-il débarqué et comment se fùt-il présenté aux autorités bourboniennes, comment eût-il acheté un navire, sans justifier de sa qualité et de celle de celui qui l’envoyait ? D’autre part, si le Roi se défiait de Barbara, sa prétention devait inspirer des soupçons, car si, en son absence, la gondole était visitée par une coursière napolitaine, quel serait le sort de Murat et de ses compagnons ? En tout cas, la demande de Barbara déplut, et comme il insistait, disant qu’il ne pouvait débarquer s’il n’avait les papiers, Murat s’écria : « Eh bien ! monsieur, je débarquerai moi-même. »

C’était là une de ces poussées de violence dont il était coutumier, et qui déconcertaient les plans qu’il avait le plus longuement combinés. Depuis six mois, il n’avait pu reprendre son équilibre, et il tournait à tout vent. N’ayant pu réaliser son voyage en Angleterre, il s’était accroché à ce Retour de l’île d’Elbe. Cet espoir suprême s’effondrait, et il retombait à une -forme d’existence qui lui faisait horreur et pitié. Tout naturellement, à la première résistance il se cabra ; il se décida à jouer le tout pour le tout, et il se jeta dans la mêlée.

Peut-être, s’il avait rencontré une opposition décidée, eût-il pu encore être sauvé, mais, si quelques-uns de ses compagnons lui parlèrent raison, tous ne firent pas de même. « Le 7 octobre, raconte le valet de chambre Charles, qui avait accompagné son maitre partout, même à la guerre, le Roi se leva à la pointe du jour. Ses officiers l’entourèrent. Il leur dit en regardant tristement la Calabre : « Messieurs, je suis on ne peut plus sensible au dévouement que vous avez pour moi, mais je ne crois pas qu’il soit prudent de descendre à terre d’où je n’ai aucune nouvelle, avec si peu de monde. Ce serait peut-être sacrifier la vie des braves gens qui m’ont suivi. Retournez, messieurs, dans votre patrie, sur la petite felouque qui me reste. Quant à moi, je vais m’abandonner à la mer, sans savoir où le sort me jettera : tel coin de terre que j’habite, je me rappellerai de vous et de la noble hospitalité que les Corses m’ont donnée. Ils trouveront toujours en moi un père et un ami. Je vous prie d’accepter ce sac de mille francs, c’est tout ce que je puis vous offrir pour vous aider à regagner votre pays. »

« Le Roi, pendant ce discours, était très ému : il laissait couler quelques larmes, et il était facile de juger combien il éprouvait de sentiments divers. Le général Franceschetti répondit qu’après avoir surmonté tant d’obstacles, bravé tant de dangers pour arriver sur les côtes de la Calabre, il ne concevait pas qui pourrait empêcher Sa Majesté d’entrer dans son royaume où tous les cœurs étaient pour lui, où tous les bras allaient s’armer pour sa défense. Avec les sentiments que Votre Majesté inspire, qu’est-il besoin d’armes et d’armées ? Votre présence seule. Sire, est la terreur de vos ennemis et l’espoir de vos fidèles sujets. Qui osera vous résister ? Votre descente sera la plus brillante époque de votre histoire ! qu’il est beau, Sire, d’exécuter de grandes choses avec de petits moyens. Cela n’est réservé qu’aux héros. A terre ! à terre ! s’écria le général, et vive Joachim [16] ! »

Murat n’avait pas besoin de telles excitations. Dès qu’on lui proposait un exploit extraordinaire, il se tenait forcé de l’accomplir ; ce fut donc un coup de tête qui le jeta sur la plage du Pizzo. Aucune intelligence n’avait été pratiquée avec les habitants, et Barbara n’eut aucune influence sur sa décision. Murat avait successivement envisagé comme point de débarquement : Granatello, Pozzuoli, Cedraro, Paola ; il était arrivé aux environs du Pizzo que nul n’avait recherché ; il avait constaté la défection de Courraud : et, d’une résolution salutaire, il avait tourné brusquement à la plus hasardeuse, parce qu’elle lui avait semblé héroïque, parce qu’on n’avait pas obéi instantanément à ses ordres, parce qu’il agissait en enfant. Comment eût-on dressé un guet-apens ; comment eût-on tendu un piège à cet endroit même que nul n’eût pu désigner la veille ? Personne n’a accusé Courraud d’avoir été vendu. Il a déserté une tâche qu’il a jugée trop lourde ; de même Ettore qui s’est laissé convaincre par Courraud, mais le départ de Courraud ne pouvait avoir aucune influence sur la décision qu’a prise le Roi, au contraire. Si quelqu’un y a contribué, c’est Franceschetti : mais encore ? En réalité, il n’y avait autour de Murat que des inférieurs, incapables de lui résister, et trop peu habitués avec lui, pour qu’il comptât leur avis. Le seul qui témoigna une opposition décidée fut le valet de chambre Charles : « Ne débarquez pas. Sire, dit-il, si vous débarquez, vous êtes perdu. » Il ajouta : « Vous n’avez jamais voulu écouter vos fidèles serviteurs. » Mais pour empêcher un tel acte de démence, c’était trop peu qu’un vieux domestique, si familier fût-il.

Murat ordonna que l’on prît l’uniforme ; il trouva mauvais que Natali gardât des vêtements bourgeois, n’en ayant point de militaires. Lui-même revêtit un habit bleu avec épaulettes d’or de colonel, passa sur ses bottes un pantalon de nankin, se coiffa d’un chapeau à trois cornes à glands de soie noire que décorait une cocarde de vingt-deux gros brillants, et s’arma d’un sabre et de deux pistolets. Il ordonna à Charles de faire les préparatifs nécessaires pour le suivre avec les bagages à Monteleone, et il enjoignit à Barbara de se tenir pendant une heure à portée de fusil du rivage, puis de se diriger vers une madrague à proximité du point de débarquement pour y attendre les événements.

Le vent poussait vers la plage. Le Roi voulut prendre pied le premier sur la terre napolitaine. Il fut suivi par sa troupe : trente hommes. Savoir : neuf officiers, neuf sous-officiers, neuf soldats, trois domestiques. On avait vainement cherché un tambour à Ajaccio. On y suppléa par des cris, quand, de la marine par un chemin d’environ trois cents pas, on déboucha, le Roi à la tête, sur la place, que délimitaient quelques églises, des maisons lépreuses, et, à l’angle de la falaise, un méchant petit château à deux tours rondes. C’était un dimanche. Il y avait foule sur la place où se tenait le marché. A l’arrivée de cette troupe, bizarrement composée, aux cris que poussaient ces hommes, aux gestes qu’ils faisaient, la foule, épeurée. se dispersa. Vainement le Roi tenta de parler à quelques bourgeois, ils s’esquivèrent. Succès à peu près pareil avec les quinze canonniers gardes-côtes qui tenaient un corps de garde à l’extrémité de la place : « Reconnaissez-vous votre roi ? » leur disait Murat, parodiant l’Empereur : on assure que deux le suivirent ; les autres s’en furent. La place s’était vidée ; bourgeois, paysans, soldats s’étaient retirés, laissant la petite troupe dans une solitude menaçante. Deux jeunes gens s’approchèrent, engagèrent le Roi à gagner Monleleone, où, disaient-ils, la population était disposée en sa faveur, et où il trouverait des soldats de sa garde.

Cela pouvait dire quelque chose au Roi, si l’avis donné par Coletta lui était parvenu. En tout cas, on ne pouvait rester là. Le Roi prit le pas de course avec sa troupe pour gagner la route de Monteleone. Essoufflé, il s’arrêta un moment et fut rejoint alors par deux gardes-côtes. Il leur demanda si leurs camarades suivaient. Pour s’en assurer, il gravit une hauteur d’où il aperçut une foule de paysans armés qui couraient sur sa trace. A la tête, le capitaine de gendarmerie Trentacapilli, dont les trois frères avaient été pendus par ordre du général Manhès. Entre le Roi et Trentacapilli, il y eut un échange de propos. Peut-être alors Murat allégua-t-il qu’il n’avait nulle intention agressive, que, n’ayant plus de vivres, il avait relâché au Pizzo pour en acheter et noliser un bateau plus solide à Monteleone. Le gendarme l’invita à revenir au Pizzo ; Murat, en réponse, lui ordonna de suivre son roi à Monteleone ; l’autre répondit qu’il n’y avait de roi que Ferdinand. Murat s’en offensa, mit la main sur la garde de son épée : mais c’était en parlementaire que Trentacapilli était venu. Il le laissa se retirer, et le gendarme, rruand il eut rejoint ses hommes, fit commencer le feu. Murat ordonna alors que sa troupe se repliât sur la marine, mais lorsqu’elle y arriva, Barbara, conformément aux ordres qu’il avait reçus, s’était éloigné d’une portée de fusil [17]. Les plus agiles essayèrent de mettre à flot une lourde barque qui se trouva tellement ensablée qu’il fut impossible de la pousser au large. De tous côtés, les habitants accouraient en armes, et ils entretenaient un feu continuel. Trois des Corses étaient tués, d’autres blessés. Les survivants n’avaient plus qu’à se rendre ; ils furent alors injuriés, menacés, quelques-uns blessés. Le Roi seul fut épargné. « Il paraissait inspirer encore assez de crainte pour empêcher ces forcenés de se porter à des excès contre lui. » Cependant on lui arracha ses épaulettes qui étaient en or.

Au milieu des cris, des vociférations et des injures, les prisonniers arrivèrent au château, où ils furent tous enfermés dans un corps de garde. Le gouverneur des biens du duc de l’Infantado, M. Alsala, vint s’informer de leurs besoins, et s’efforça d’y satisfaire. Quant à Trentacapilli, il ne pensait qu’à son aubaine. Il se fit remettre les papiers du Roi, — parmi lesquels la reconnaissance de 500 033 ducats, la proclamation et les décrets, et la cocarde faite de diamants, dont il garda quelques-uns pour sa bonne main. Quelques heures après, il revint faire subir aux détenus un interrogatoire d’identité.

Ensuite, apparut le général Nunziante, commandant la division des Calabres, qui, ayant appris à Tropea l’arrestation de Murat, était accouru avec un détachement d’infanterie. Nunziante n’avait jamais servi que les Bourbons. Il n’avait jamais eu aucun contact avec les rois napoléoniens. Il fut correct et courtois, mais il n’eut garde de traiter Murat en tête couronnée, ce qui eût été trahir son souverain. Il l’appela : Général. Murat esquissa vis-à-vis de lui la même justification que ci-devant. Il venait de Corse, avec les passeports des Puissances alliées, pour se rendre à Trieste. La tempête avait mis ses deux petits bâtiments hors d’état de continuer le voyage : manquant de vivres, il s’était décidé à relâcher au Pizzo, pour, de là, gagner Monteleone, y obtenir les autorisations nécessaires, et acheter à Cotrone deux bâtiments sur lesquels il se rendrait à Trieste ; mais il avait été assailli de tous côtés, maltraité et dépouillé. Le commandant de ses deux petites barques s’était enfui, emportant ses effets et ses bijoux : « Je demande, disait-il, à être mis en liberté, et qu’on me rende tout ce qu’on m’a pris. » Nunziante l’écouta et ne lui donna aucun démenti.

Aux questions précises qu’on lui posa, il opposa des dénégations obstinées. Il ne semble pas que ses compagnons aient alors été interrogés. D’ailleurs, c’était le flagrant délit.

Le 9, les soldats furent séparés des officiers : Galvani, blessé grièvement, fut transporté en ville pour être soigné. Lo 10 seulement, le Roi eut la disposition d’une chambre plus propre où il fut enfermé avec Franceschetti et Natali. Il déjeuna avec les officiers siciliens dans une pièce voisine. Puis il écrivit des lettres à sa femme, au roi Ferdinand, au général commandant l’armée autrichienne, et au ministre d’Angleterre à Naples. Ces lettres partirent par l’officier qui portait les rapports de Nunziante et du procureur général de la Calabre ultérieure, ainsi que le drapeau de Murat. Nunziante se plaignit de ne pouvoir y joindre les papiers et les diamants que Trentacapalli s’était hâté d’envoyer, — toutefois, après sa part faite.

A Naples, il n’y eut ni hésitation, ni discussion. Ordre de traduire le général Murat devant une commission militaire. Le 11, par télégraphe Chappe, l’ordre fut transmis. Dans la nuit, du 12 au 13, l’expédition authentique fut apportée par une estafette royale : constatation d’identité, et exécution immédiate. Murat se refusa à reconnaître des juges dans les sept officiers qui formaient le tribunal. Il se refusa à répondre aux interrogatoires. Les témoins unanimes affirmaient la rébellion à main armée contre le souverain légitime. Un décret que Murat lui-même avait rendu la punissait de mort. Avec un beau sang-froid, il se prépara à mourir. Il écrivit à la reine Caroline : « Ma dernière heure est arrivée, dans quelques instants, j’aurai cessé de vivre, dans quelques instants, tu n’auras plus d’époux. Ne m’oublie jamais. Ma vie ne fut entachée d’aucune injustice. Adieu, mon Achille ; adieu, ma Lætitia ; adieu, mon Lucien ; adieu, ma Louise ; montrez-vous au monde dignes de moi. Je vous laisse sans royaume et sans bien au milieu de mes nombreux ennemis ; montrez-vous supérieurs à l’infortune. Pensez à ce que vous êtes et ce que vous avez été, et Dieu vous bénira. Je déclare que ma plus grande peine dans les derniers moments de ma vie, est de mourir loin de mes enfants.

« Recevez ma bénédiction paternelle ; recevez mes embrassements et mes larmes... Ayez toujours présent à votre mémoire votre malheureux père. »

Il vit le doyen du chapitre du Pizzo, lui fît sa confession, reçut de lui l’absolution ; puis, d’un pas ferme, il marcha vers l’esplanade où douze soldats l’attendaient, il refusa de s’asseoir sur un fauteuil préparé, de se laisser bander les yeux ; il se plaça debout face au peloton d’exécution, si proche que les fusils touchaient presque sa poitrine. Il commanda le feu, et tomba foudroyé.

On plaça le corps dans un cercueil de bois blanc, aux planches mal jointes, que les soldats portèrent à l’église paroissiale et qu’on jeta ensuite dans la fosse commune [18].

A onze ans d’intervalle, le drame du Pizzo faisait pendant au drame de Vincennes. Murat, Gouverneur de Paris, avait donné l’ordre de mise en jugement du duc d’Enghien ; ce fut une loi pareille qu’il subit.

Lorsque quatre mois plus tard, le 7 février 1816, Napoléon apprit comment était mort son beau -frère, il dit à ceux qui reprochaient à Ferdinand de l’avoir fait tuer : « Voilà comme vous êtes, jeunes gens. Mais on ne badine pas avec un trône. Pouvait-on le considérer comme général français ? Il ne l’était plus ; comme roi ? mais on ne l’a jamais reconnu. Il l’a fait fusiller comme il a fait pendre tant de gens. »

Plus tard, examinant de nouveau le cas de Murat, et parlant à cœur ouvert. Napoléon disait : « C’est une pauvre tête qui se forge des chimères et se croit un grand homme. Il insurge les Italiens et n’a pas de fusils à leur donner. Il refuse comme un sot l’asile que lui offre Metternich, et où, comme comte de Lipona, il aurait pu vivre très heureux. — Sire, lui objecta quelqu’un, on dit qu’il a voulu mourir en soldat. — Bah ! reprit-il, il aurait mieux fait de vivre avec sa femme et ses enfants, et puis qui sait ce qui peut arriver ? Il a, au lieu de cela, fait la plus grande folie que l’on puisse commettre. Il a compromis deux cents Corses, braves gens, j’en suis sûr, et presque tous mes parents. Il a voulu, avec deux cents hommes, reprendre un royaume qu’il avait perdu à la tête de quatre-vingt mille. Il avait voulu débarquer à Salerne, eh bien ! il aurait été fusiller à Salerne. Il y avait huit mille Autrichiens à Naples. S’il y avait eu vingt mille Anglais à Paris lorsque je quittai l’ile d’Elbe, je n’aurais pas réussi. Soyez sûr qu’il n’a pas osé continuer sur Monteleone, et qu’il voulait s’en retourner quand il a été attaqué. »

Et ce n’étaient pas deux cents hommes, mais vingt-sept que Murat avait à sa suite. Aussi n’était-ce pas ici une expédition militaire, mais un suicide. Et peut-être, à trouver ainsi une mort qui serait la délivrance, en tentant l’exploit d’un paladin légendaire, ce soldat sans peur avait-il placé son espoir suprême d’héroïsme ?


FREDERIC MASSON.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Renuccî écrit : Paravissini. Il s’agit de Maria-Antonia (Lætitia) Paravicini née à Ajaccio le 19 novembre 1801, morte à Ajaccio le 18 avril 1890, mariée le 9 octobre 1811 à Jean-Marie-Tiburce Sébastiani. alors colonel, plus tard maréchal de camp (1823 ;, vicomte (30 juin 1830), lieutenant-général et pair de France. Dans son testament, l’Empereur l’avait destinée au général Drouot.
  3. Dans une lettre que le comte de Mosbourg adresse à la Reine le 18 avril 1826, il dit : « J’ai été étonné de trouver mon nom inexactement cité dans le livre de Franceschetti, qui, m’ayant vu vingt fois avant de le faire imprimer, aurait bien pu me demander des éclaircissements. Selon le rapport d’une personne envoyée à Naples, en septembre 1815, M. Falconet aurait dit « que le comte de Mosbourg aurait tiré sur lui des lettres de change et qu’il aimait à croire que cette opération de la part de ce ministre était l’effet de son zèle pour sauver les fonds de son maitre. » M Falconet n’a jamais pu faire une pareille déclaration, car, depuis mon départ de Naples, je n’ai tiré aucune lettre de change sur lui, à quelque époque que ce soit, et je ne pouvais pas avoir à sauver les fonds du Roi chez lui, car je n’ai jamais eu connaissance quo le Roi en eût dans les mains de ce banquier. » On est parti de là pour contester la déclaration de Lambruschini : je dois dire que l’original est entre mes mains, et que l’authenticité n’en parait pas douteuse.
  4. « Les enfants du Roi l’ont fait réclamer, mais l’extrême irritabilité des nerfs de cette dame lui fait éprouver des convulsions toutes les fois qu’on vient lui parler de cet homme-là, et l’on n’en peut rien obtenir de plus. » (Lettre de Macdonald à Franceschetti.)
  5. Franceschetti, 59 ; Galvani, 125.
  6. Si médiocres que soient ces ressources, Franceschetti, dans son mémoire, s’efforce à les diminuer. Il prétend que le Roi disposait d’une somme de 4 000 francs appartenant à lui, Franceschetti ; de 1 000 francs que le chef de bataillon Poli lui remit, pour le compte du Roi et de 6 400 francs d’or que le Roi avait sur lui au Vescovato. Il avait, en outre, une contre-épaulette en brillants, estimée 50 000 francs, « dont, dit Franceschetti, il avait fait présent à ma famille, et que l’on a eu soin de coudre dans sa ceinture avant son départ. » Quant aux lettres de change de Gregori, il prétend n’en avoir touché que 6 000 francs.
  7. Parmi les rapports sur l’affaire Macirone, il s’en trouve un que Decazes, devenu ministre secrétaire d’État au département de la Police générale, se fit adresser par un nommé Ménard, et qui relate tout l’historique de l’affaire. C’est là qu’on trouve ces détails : « Le portefeuille de ce ministère n’était pas encore dans vos mains. Monseigneur, écrit ce Ménard, et vous fûtes alors, en qualité de conseiller d’État, préfet de police de cette grande cité, appelé par votre prédécesseur, à faire un rapport sur cette première affaire dont les détails se reportent à la fois à votre souvenir. Ce rapport n la fois ferme et lumineux, et plein d’un véritable zèle pour l’intérêt et la sureté de l’État... »
  8. On lit à ce propos dans le rapport fait plus tard au ministre Decazes, où Fouché est inculpé, plus que Macirone : « Macirone lui cède (à Murat) deux de ses domestiques qui se trouvent précisément les mêmes qui lui ont été remis par le duc d’Otrante qui devinrent un des motifs de la prolongation de son séjour, et dont les noms sont postérieurement indiqués. » Plus loin, le même agent ajoute : « On a supposé avec raison que Murat en acceptant deux valets cédés par Macirone qui, voyageant sans faste, ne devait pas en avoir à céder, acceptait effectivement 200 000 francs dont on a la preuve certaine que la remise fut faîte par l’entremise d’un agent qu’on ne trouve nulle part, si ce n’est dans Macirone : on a observé avec justesse que ces deux valets qui ne se retrouvent nulle part que sous la main du duc d’Otrante, s’ils indiquent leur origine, ne font pas connaître aussi positivement leurs qualités, noms et prénoms. « Il est bizarre que l’agent n’ait point su que les valets de chambre de Murat avaient été ramenés par San Giuliano du Havre à Paris, et que c’étaient eux que Fouché avait renvoyés à leur maître. Mais le désir d’inculper Fouché n’avait point permis à l’agent de pousser ses investigations de ce côté.
  9. Il paraît ici bien des Contradictions. La première démarche faite par un officier anglais près de Murat, serait celle faite au Vescovato. La sommation dont parlerait le colonel Verrier, en lui donnant la date du 21 septembre, serait la proclamation du 13. Je n’en trouve pas d’autre : et pourtant le colonel Verrier écrit le 2 octobre au ministre de la Guerre : « Nous nous décidâmes, M. Bastard, capitaine commandant la frégate de S. M. B. le Meander, mouillée en rade de Bastia, de sommer M. Murat de se rendre ou à bord de la frégate, pour y attendre les passeports qu’il avait demandés, ou jusqu’à ce qu’il fût statué sur son sort par la France et les Puissances Alliées. »
  10. Il s’agit d’une médaille d’honneur instituée par décret du 1er novembre 1814 « destinée particulièrement à récompenser les services distingués rendus par le garde de Sécurité intérieure, dans diverses circonstances extraordinaires, où se trouvait le royaume. » Cette décoration consistait en une médaille portant d’un côté le portrait du Roi, de l’autre, la devise : Onore e Fedelta, posée sur deux drapeaux croisés, entourée d’une couronne de lauriers, et surmontée de la couronne royale. Voir Ruo, Saggio Sforico degli ordini cavallereschi istituiti nel regno delle Due Sicilie. Napoli 1832, in-8, pl. 15.
  11. Murat emporta d’Ajaccio un drapeau d’étoffe de soie, dite foulard, sans emblèmes, sans armoiries et qui, plutôt qu’à un drapeau, pouvait être assimilé à un mouchoir de grandes dimensions, mesurant approximativement 2 mètres sur 1 m. 50. Le fond était d’une couleur céleste (azur), légèrement lavée, avec à l’entour une bordure faite de carreaux alternas de couleur rouge et azur. Ce drapeau fut solennellement suspendu dans la chapelle royale du Pizzo, le 3 octobre 1816, et disparut en 1860, où on l’avait enlevé à l’approche des Garibaldiens. Cf. Murat al Pizzo, p. 196. Voir aussi Gioacchino Mural in Italia. Doc XXIII et Doc. XXXI Par le livre intitulé Trophées (1812-1813-1814) publié à Saint-Pétersbourg en 1909, on voit que l’armée de Joachim Napoléon avait des drapeaux d’au moins deux couleurs. Les uns, amarante avec bordure quadrillée blanc et rouge , les autres, azur, avec la même bordure. Je n’en ai point vu avec le quadrillé bleu et blanc.
  12. Macirone raconte : « Il (Murat) me dit qu’il n’avait que peu d’or sur lui, mais qu’il me ferait un billet. En effet, il me remit une traite de quarante mille francs, payable chez M. Barillon, banquier à Paris. Il écrivit une lettre d’avis et signa le tout en ma présence. » (Faits intéressants, p. 81, et Mémoires, II, 309.) Nulle part, je ne trouve d’indications relatives à trois lettres de change de vingt mille francs chacune, émises à Londres, le 2 juin 1817, à huit mois de date, sur Mme la comtesse de Lipona, Frohsdorf, en Autriche, suivant l’avis de son très humble et très dévoué serviteur, François Macirone, acceptées par la Reine (sur chacune, « acceptée pour la somme de vingt mille francs, comtesse de Lipona et dûment acquittées Ces trois lettres forment, avec celle de quarante mille francs, une somme globale de cent mille francs, qu’on retrouve dans le compte de tutelle des enfants Murat. Au cas où la lecture des Faits intéressants laisserait des doutes sur la valeur morale de Macirone, celle des Mémoires les dissiperait entièrement, car elle révèle un chevalier d’industrie cosmopolite, un faiseur d’affaires dont il est fâcheux que les Souvenirs n’aient pas été traduits en français et davantage répandus.
  13. Ajaccio, 28 septembre 1815. FCS. 40 000.
    A dix jours de vue, payé cette première de change, la seconde et la troisième ne l’étant pas, à l’ordre de M. François Macirone, la somme de quarant (sic) mille francs, monnaie de France, valeur reçue selon l’avis de
    Bon pour quarante mille francs,
    J. NAPOLÉON.
    A Monsieur Barillon, à Paris.
  14. C’étaient des barques pontées de 15 à 20 tonneaux de jauge, munies d’un seul mât et d’une voile latine.
  15. Galvani a soin de dire que Courraud était un continental, le fils d’un pharmacien établi à Ajaccio. Cela pour expliquer qu’il eût abandonné l’entreprise.
  16. Il se peut que Charles se soit trompé de date, mais cet homme qui ne quittait jamais le Roi, même à la guerre, n’avait aucun intérêt à faire, en 1815. une fausse narration à la Reine, et si son récit contredit entièrement celui de Franceschetti, n’est-ce pas que celui-ci avait tout intérêt à prouver qu’il n’avait en rien influé sur la décision du Roi ?
  17. On lui a reproché de n’être point venu tirer son petit canon sur les agresseurs de Murat, d’avoir fait voile quand il avait aperçu que le Roi et ses compagnons étaient prisonniers. On a dit qu’il avait emporté une valeur considérable en pierres précieuses, et que c’était là, la raison de sa fuite. « Or, il s’en vint à Ajaccio où il dut subir une quarantaine pour avoir communiqué avec des bateaux barbaresques : on a dit qu’il avait été de complicité avec eux... Tout cela sans preuve.
  18. Seul Murat a passé en jugement : tous ceux qui l’avaient accompagné furent transportés, le 27 octobre, dans l’île de Ventotene, et embarqués le 17 janvier 1816 pour la Corse. Les chefs furent jugés par la Cour prévôtale du Var, qui se déclara incompétente et ils furent mis en liberté le 16 janvier 1817. Franceschetti, reconnu par le Gouvernement de Louis XVIII dans le grade de colonel avec la demi-solde de ce grade, — faveur presque unique pour un officier ayant fait sa carrière entière au service étranger, — se crut en droit d’intenter à la reine Caroline un procès pour réclamer des sommes considérables qu’il disait lui être dues pour les quinze jours de l’hospitalité que son beau-père Ceccaldi avait offerte à Murat au Vescovato et que celui-ci avait largement reconnue. Il perdit son procès en 1827, sur des considérants peu flatteurs.