D’Ingres aux cubistes

Louis Gillet
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 685-690).


D’INGRES AUX CUBISTES




Le Musée de Strasbourg est très pauvre en ouvrages français. L’Allemagne, qui les collectionne avec soin pour son compte, semblait les redouter en Alsace. Sans doute la cathédrale et le palais de Rohan, le tombeau de Maurice de Saxe et la statue de Kléber, suffisaient à donner, en dépit des Allemands, une magnifique leçon de français. Mais c’est une leçon d’autrefois, et il s’agit maintenant, après cinquante ans de séparation, de reprendre la vie commune et de mettre l’Alsace « à la page. » Ce n’est pas tout. On souhaite d’attirer à Strasbourg l’ancienne clientèle des universités allemandes. Quel ne serait pas le rôle d’une École des Beaux-Arts ouverte à ces jeunes nations qui viennent de secouer les chaînes du germanisme ! On me contait à Prague, il y a quelques semaines, que l’Académie de cette ville, organisant l’été dernier un voyage d’études, faute de pouvoir faire les frais d’un séjour à Paris, avait dû se contenter d’une tournée à Berlin et Munich. Peut-être qu’on eût volontiers poussé jusqu’à Strasbourg, si Strasbourg avait eu de quoi attirer de jeunes peintres : Strasbourg leur aurait épargné la moitié du chemin.

C’est à quoi ont pensé quelques personnes de bonne volonté, qui méditent de combler les lacunes du musée. Chacun tient à faire, dans sa sphère, quelque chose pour l’Alsace. Une donatrice généreuse a déjà fait présent d’une collection magnifique d’ouvrages de la Chine. Enfin, pour accélérer les choses, en intéressant à cette œuvre les sympathies du public, on a eu l’idée de former une exposition, dont les bénéfices serviront de premier fonds d’achat à la caisse du musée. Deux peintres, d’âge et de talent bien divers, mais d’une égale intelligence, M. Jacques-Émile Blanche et M. André Lhôte, en ont pris l’initiative. Avec quelques-uns de leurs amis, ils ont présidé à un choix de tableaux du XIXe siècle, choix qui s’étend jusqu’à nos jours, — les limites adoptées vont en somme de 1820 à 1920, — et qui peut passer pour un modèle du musée de peinture française, du nouveau « Luxembourg » qu’il serait souhaitable de voir réaliser à Strasbourg.

Je ne puis songer à décrire une exposition que chacun a déjà vue ou ne manquera pas d’aller voir. C’est une « Centennale » en petit, un siècle de peinture résumé à grands traits, en quelques œuvres significatives. L’ensemble comprend moins de deux cents numéros, environ quatre-vingts artistes, pas davantage, mais ces deux cents toiles, la plupart rares ou peu connues, montrent le talent des différents maîtres sous le jour le plus piquant et le plus imprévu. On ne saurait trouver une plus belle occasion de voir, en quelques moments, autant de chefs-d’œuvre des grands maîtres du dernier siècle, d’Eugène Delacroix à Courbet, de Millet à Gustave Moreau et de Manet à Cézanne, sans compter des tableaux charmants d’auteurs peut-être un peu démodés, mais qui tiennent toujours leur rang, tels que Cabanel ou Baudry, Ricard ou Carolus-Duran, pour ne parler ici que des morts.

Mais il est clair que cette revue n’est pas le vrai intérêt de cette exposition. Si le public trouve son plaisir dans la partie rétrospective, l’objet des organisateurs est certainement de nous amener à la partie contemporaine. Leur programme n’a pas été de nous divertir et de nous faire admirer une fois de plus des talents consacrés ; ce n’était même pas de nous offrir le tableau, déjà souvent offert, de l’évolution de l’art au dernier siècle. Tout le sens de leur entreprise est dans la conclusion. Ils profitent du cortège des maîtres pour accrocher à ce convoi leur bateau, le dernier bateau. De Delacroix au néo-impressionnisme, tel est le titre d’un opuscule de M. Paul Signac, paru voilà une vingtaine d’années. En tête du catalogue de la présente exposition, se trouve une préface de M. André Lhôte, intitulée : D’Ingres au cubisme.

Voici donc une petite conférence de Gênes, où l’extrême avant-garde des peintres se présente à nous sur le pied d’égalité avec les maîtres, et nous convie à reconnaître ses titres de légitimité, à peu près comme les députés des Soviets à côté des anciens gouvernements bourgeois. On a même prétendu nous mettre sous les yeux les pièces du procès. On a été jusqu’à suspendre dans la salle des « fauves, « comme des portraits d’ancêtres, un tableau célèbre, et d’ailleurs un peu creux, de Daumier, et deux toiles admirables et mystérieuses d’Odilon Redon. On a été plus loin. Dans un esprit de rapprochement curieusement didactique, on n’a pas hésité à faire voisiner Corot et le douanier Rousseau.

Le douanier Rousseau (Henri) était, comme vous le savez, un de ces inoffensifs maniaques qui sont la proie d’un don redoutable des dieux, et qui font de la peinture, par une nécessité fatale et mécanique, comme d’autres petits bourgeois, concierges ou gardes-barrières, font de la tapisserie ou tournent des ronds de serviette ; il faisait dans ma jeunesse la gaîté du Salon des Indépendants, où on le voyait sur une échelle, la veille du vernissage, avec sa barbe et ses pantoufles, ajouter la touche décisive à ses paysages ou à ses portraits absurdes et cocasses. Au vrai, il avait le génie d’un barbouilleur d’enseignes, dont il possédait, en effet, le goût pour les notions simples et pour les formes absolues, et il était né pour suspendre à la potence de fer des auberges de village l’image reluisante, invariable et catégorique de l’Homme sauvage ou du Cheval blanc. Son portrait, — assuré, dit-on, pour deux cent mille francs, — est un chef-d’œuvre dans le genre de ces frégates de liège que des capitaines au long cours construisent patiemment par le goulot d’une bouteille, pour enfermer dans ce tube de verre les souvenirs de leurs voyages : on y voit un navire avec tous ses agrès un pont avec ses réverbères, et la tour Eiffel, mais plus petite que le personnage principal, qui la domine de toute sa taille, tandis que sa tête suffoquée, encadrée de favoris noirs, se détache en plein ciel, avec un impérieux instinct de la symétrie, entre un soleil couchant et un ballon captif.

Or, il y a chez M. Jacques Blanche un étonnant tableau de la jeunesse de Corot, un de ces pensums comme il arrive à tous les débutants d’en faire pour contenter le caprice d’un amateur. En 1833, un M. Henry, fabricant d’étoffes d’ameublement, établi à Soissons dans le faubourg de Reims, invita Corot à venir peindre le portrait de son usine. On n’imagine guère de donnée plus ingrate et de tableau plus extraordinaire. Le peintre s’en est tiré, comme toujours, à force de candeur et de simplicité. On dirait l’œuvre d’un enfant, mais c’était déjà le Corot d’Italie, c’était le poète qui avait reçu en partage le don divin, et qui a toujours su mêler l’expérience la plus consommée à la plus aimable pureté de cœur. Comment il a trouvé moyen de donner à un sujet si pauvre une apparence monumentale, de composer ses masses d’une manière pittoresque, de faire circuler à travers toute la toile l’atmosphère la plus fine et la gamme de valeurs la plus enchanteresse, comment le magicien transforme toutes choses, et fait de ce motif médiocre un poème à la fois solide et délicat, le poème diaphane de la blonde lumière de France, c’est ce qu’il serait impossible de dire en quelques mots.

Mais ce qu’il resterait à prouver, c’est le rapport qui existe entre cette page inouïe et le Portrait du douanier Rousseau. Il ne suffit nullement, pour établir une filiation, d’un rapprochement arbitraire entre deux morceaux exceptionnels ; il faudrait démontrer que l’auteur du second a connu le premier et s’en est inspiré, ce qu’on ne fera croire à personne, le pauvre douanier étant le type de l’ignorant et du primaire. Quant à une parenté morale, où la reconnaître entre ces deux hommes, dont l’un est Ariel, et l’autre un ouvrier de l’espèce de la fourmi ?

La récente promotion des ouvrages du gabelou à la dignité de chefs-d’œuvre (je viens même de voir en Allemagne un gros livre dont il est le héros) est au moins le signe que c’en est fait de l’impressionnisme ; c’est aussi bien l’enseignement qu’on tirerait des exemples de Cézanne et de Gauguin, qui du moins sont des peintres, et parfois de grands peintres. Ces affirmations enfantines, ces découpures sur zinc où toute chose, personnage ou brin d’herbe, semble exister à l’état de vérité première, comme dans un dessin d’écolier de sept ans, où les nuages ont la consistance et la forme d’un caillou, forment un vif contraste avec la langue souple et elliptique dont se servaient les peintres de la fin du dernier siècle. En fait, ce curieux renversement des idées était un nouvel épisode de la vieille querelle de la couleur et du dessin. Depuis cinquante ans, les coloristes, partant des découvertes chromatiques de Delacroix, avaient poussé jusqu’aux dernières conséquences possibles les déductions du principe de la division du ton ; après quoi, il ne restait plus qu’à revenir en arrière et qu’à rendre à la forme l’importance que l’impressionnisme lui avait retirée. Et c’est ainsi que les cubistes, puisque tel est le nom qu’on leur a imposé à tort ou à raison, furent conduits à unir le culte d’Henri Rousseau et le culte de M. Ingres.

J’ai peur de ne pas très bien entendre M. André Lhôle, quand il parle du « sur-réalisme » de la jeune école, et quand il le déduit du « réalisme-déformateur » du peintre de l’Odalisque. Ce n’est pas parce que cette dernière a « deux vertèbres de trop » (est-ce bien sûr ? ) que le vieux maître de Montauban nous paraît admirable ; c’est parce qu’il a eu plus vivement que personne le sentiment de la beauté ; c’est parce qu’aucun peintre n’a connu comme lui le pouvoir d’une ligne, et que nul n’a rendu les choses du monde plastique dans une forme plus rigoureuse et plus particulière. Il suffit de jeter les yeux sur le portrait de Mme Gonse : essayez de reproduire le geste, en apparence si naturel, des doigts de la main gauche, qui soutiennent cette tête charmante ; essayez, je ne dis pas de copier ce dessin à la fois mystérieux et précis, volontaire et insaisissable, mais d’imiter le mouvement et de vous figurer la position de cette main, et vous comprendrez peut-être ce qu’un maître comme Ingres met de génie dans l’observation, et ce qu’il entre de personnel dans la plus simple de ses expressions. Que nous donnent, auprès de ces merveilleux poèmes sensuels, nos jeunes « sur-réalistes » ou « impressionnistes- plastiques, » comme il leur plaît de s’appeler ? Laissons les théories et les systèmes à part, et ne considérons que les œuvres qu’on nous présente : c’est une insignifiance qui ne se sauve du commun que par la bizarrerie, des pochades en style d’affiche, au fond desquelles se hérissent d’inexplicables peignes, ou roulent des « volumes » d’une mollesse dégoûtante, des figures d accroche-cœurs, qu’on nous rend incompréhensibles par des syncopes et des brisures, et qui ne cessent d’être en tôle que pour prendre l’apparence du carton.

Il est vrai que les styles meurent et que les formes changent. L’art est obligé quelquefois de renouveler son instrument. C’est ce qui s’est passé sous nos yeux dans la poésie. Les poètes essayèrent quelque temps du vers libre, et puis ils en revinrent à l’ancienne prosodie, délivrée çà et là de certaines contraintes, et soumise seulement à un rythme secret et délicat. On devine qu’un travail semblable s’accomplit depuis quinze ans dans les ateliers. Il serait inintelligent de le décourager. C’est l’honneur de l’école française, que l’impossibilité où elle est de s’endormir et de se reposer jamais ; c’est ce qui en rend l’étude si passionnante, et ce qui, aujourd’hui encore, excite la sympathie de toute la jeunesse d’Europe. Je reconnais sans peine les « limites » de l’impressionnisme. Avec tout cela, peut-on dire que la nouvelle école ait encore rien fait de comparable à la double rangée de tableaux, romantiques ou impressionnistes, aux Ingres et aux Delacroix, aux Corot et aux Chassériau, aux Manet, aux Monet et aux Fantin-Latour, qui se font vis-à-vis dans la salle principale de l’exposition ? Qu’a-t-elle à nous montrer d’égal à ces chefs-d’œuvre ? Où sont ces talents nouveaux et ces valeurs nouvelles, qui se lèvent pour remplacer leurs maîtres et leurs aînés ?

Je ne doute point des intentions classiques de la jeunesse. Mais les mots sont des mots, et il n’y a que les œuvres qui comptent. Puisque l’exposition dont je parle est donnée au profit du Musée de Strasbourg, je crois que nos jeunes camarades pourraient réfléchir utilement sur ce sujet : lequel de leurs ouvrages serait digne de figurer dans ce musée auprès d’une merveille comme l’Algérienne de Corot ou le Portrait de Mme Gonse, ou à côté de l’Éducation de la Vierge, une perle ignorée d’Eugène Delacroix ? Y en a-t-il qui vaille le Musicien de Degas, ou le divin paysage de la collection Comiot, ce penchant de colline ruisselant de soleil et de fleur, où Renoir a mis toute la joie d’un Paradis d’Angelico ? Des dix ou quinze tableaux qui composent la salle des « fauves, » combien feraient honneur à la France ? Il faut bien y songer, dans ce Strasbourg où le jeune Gœthe, amoureux d’une Française, prit la première idée d’une politesse supérieure et d’une culture parfaite. Où il n’y a pas la grâce, on ne reconnaît pas la France.


LOUIS GILLET.