D’Annunzio et la musique

D’Annunzio et la musique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 188-204).
D’ANNUNZIO ET LA MUSIQUE

C’est toujours avec plaisir, et même avec une secrète fierté, qu’un musicien reconnaît, chez tel ou tel grand écrivain de son temps, l’intelligence et l’amour de la musique. Chez un Maurice Barrès, le sens musical se cache et semble s’ignorer. Dans la Colline inspirée, nous avons pourtant essayé naguère d’en surprendre les traces. Nous en voudrions aujourd’hui relever les signes, plus apparens et plus nombreux, à travers l’œuvre de Gabrîele d’Annunzio.

Il pourrait dire, l’auteur des Ode navali, de l’lsotteo et de la Chimera, des Vergini delle Rocce, du Trionfo della Morte et d’Il fuoco, il pourrait dire, en ne changeant qu’un mot à certaine profession de foi connue : « Je suis un homme pour qui le monde sonore existe. » Oui, le monde des sons, ou des bruits, avant même celui de la musique véritable, est déjà pour d’Annunzio non seulement une réalité, mais un enchantement. Autant que du monde des formes et des couleurs, il en a fait son royaume. Il l’anime et le domine. Il s’y plonge, il en jouit, et, comme de toute chose qu’il aime, avec une ardeur, une volupté qui peut aller jusqu’à la frénésie. Proche ou lointain, le ramage des oiseaux, le mugissement d’un bœuf et le bêtement d’un agneau, puis, dans le brusque silence, la plainte seule d’un enfant, il ne faut rien de plus pour émouvoir, pour troubler encore davantage le héros déjà troublé du Triomphe de la Mort.

Il rentre un jour, le sombre Giorgio Aurispa, dans une chambre de musique, depuis longtemps fermée, asile et sanctuaire autrefois de ce Demetrio Aurispa, musicien étrange, désolé comme lui-même, et qu’il aimait. Là, pas un souvenir qui ne soit musical, qui ne vienne des instrumens aujourd’hui silencieux : du piano de palissandre, où les objets se reflètent comme dans un miroir ; du violon de Guarnerius, endormi dans sa « custode » de velours vert olive ; d’un pupitre même, sur lequel une page de musique abandonnée semble doucement palpiter au souffle et selon le rythme de la brise pénétrant par la porte rouverte. Le silence est animé de menus bruits mystérieux. L’air vif, la chaleur du jour fait tressaillir les libres des meubles immobiles. Une multitude légère et murmurante sort de toutes choses sur les pas du survivant, et l’environne.

Mais surtout, il est un élément, une force de la nature, dont le romancier-poète des Vierges aux rochers a célébré, glorifié la beauté sonore c’est l’eau, ce sont les eaux, les « grandes eaux, » qui jaillissent dans les jardins solitaires et sous les mains, elles-mêmes harmonieuses, des trois princesses de rêve : Anatolia, Violante et Massimilla. Musicales toutes trois, même quand elles gardent le silence, elles forment un parfait accord. Tandis qu’il gravit, derrière elles, les degrés de leur triste palais, Claudio les voit monter, les trois sœurs, non pas seulement devant ses yeux, mais dans son désir, dans sa prière, chacune d’elles obéissant à la musique secrète qui dirige leur destin vers un but inconnu.

Imaginations, direz-vous, et rêveries. Mais voici de réels et magnifiques concerts. Voici, muette encore, mais déjà prête à chanter, toute une architecture de pierre et de marbre, un ensemble pompeux de chevaux neptuniens, de tritons, de dauphins et de vasques à triple étage. Aidée par Claudio, l’une des trois sœurs, Anatolia, soulève le disque de bronze dont la clef retenait l’eau prisonnière. « Ce fut un moment d’attente anxieuse, comme si toutes les bouches des monstres allaient nous donner une réponse. Involontairement, j’imaginai la volupté de la pierre envahie par cette vie fraîche et fluide et j’en crus sentir en moi-même l’impossible frémissement. » Alors commence, et se développe, et s’exalte, un poème à la fois pittoresque et musical, éblouissant, retentissant aussi, où l’on ne sait trop quelles images et quelles sensations, visuelles ou sonores, ont le plus de puissance, d’éclat et de beauté. « Symphonialis est aqua, » disait le Moyen Age. Et depuis, jamais écrivain n’avait ainsi commenté cette parole, traduit, égalé, surpassé peut-être cette symphonie.

Sensible à la musique des choses, d’Annunzio l’est naturellement plus encore à celle dont les êtres, et tous les êtres, simples ou raffinés, artistes ou paysans, sont les musiciens. Par un soir pluvieux, dans une rue de son village, le Giorgio du Triomphe de la Mort prend plaisir, « sombre plaisir d’un cœur mélancolique, » au chant des boulangers qui se mêle à l’odeur des pains, aux grincemens d’une guitare, à la ritournelle d’une chanson. Un matin, au contraire, un matin de mai, dans la vaste plaine que les genêts fleuris recouvraient tout entière d’un seul manteau d’or, il rencontra cinq jeunes filles. « Elles cueillaient les fleurs et elles en remplissaient leurs corbeilles en chantant. Elles chantaient un chant qui se déployait, avec des accords de tierce et de quinte, parfaits. Quand elles arrivaient à une cadence, elles relevaient leur buste de dessus les buissons, afin que la note jaillit plus libre de leur poitrine ouverte, et cette note, elles la tenaient longtemps, longtemps, se regardant les yeux dans les yeux, étendant leurs mains chargées de fleurs. » Favetta, la petite Favetta, conduisait le chœur. Brune comme une olive, sa voix était pure, fluide, cristalline comme une source. Elle chantait un distique et ses compagnes reprenaient le refrain. Toutes, elles prolongeaient la cadence, et leurs bouches se rapprochaient pour ne former qu’un même flot sonore. Ce matin-là, Giorgio, par extraordinaire, crut trouver dans la musique le secret de la joie.

Deux ou trois fois encore il espéra l’y surprendre, l’associant même à de plus augustes mystères. « Les chants des moissonneurs et des glaneuses se répondaient, de l’aube jusqu’au soir, sur les flancs de la colline féconde. Les chœurs masculins célébraient, avec une violence bachique, la joie des repas abondans et le bienfait annuel du vin… Mais les chœurs féminins se prolongeaient en cadences quasi religieuses, avec une douceur lente et solennelle, révélant la sainteté originelle de l’œuvre du blé, la noblesse primitive de ce travail, où la sueur de l’homme, en coulant sur la terre paternelle, consacrait la naissance du pain. » Même grandeur et même beauté symbolique dans les chants de bénédiction et d’actions de grâces, par où les moissonneurs encore accueillent les femmes qui leur apportent, marchant en double théorie et chantant elles-mêmes, les cruches pleines de vin.

Ainsi, pour le poète italien aujourd’hui comme autrefois pour un des nôtres, « une voix est dans tout, un hymne sort du monde. » Tout est musique et le fut toujours. Les plus curieuses coutumes de son pays, aux bords lointains et presque perdus de l’Adriatique, en rendent éternellement témoignage. Là-bas, « hommes et femmes exprimaient sans trêve leur âme par le chant. Tous, ils accompagnaient par le chant toutes leurs œuvres, celles du dedans et celles du dehors ; tous, ils célébraient par le chant et la vie et la mort. Autour des berceaux, autour des cercueils, ondoyaient les mélopées lentes et répétées, très vieilles, aussi vieilles peut-être que la race dont elles traduisaient la tristesse profonde. Tristes, graves, et fixées dans un rythme jamais altéré, elles semblaient des fragmens d’hymnes appartenant à d’immémoriales liturgies et survivant à la ruine de je ne sais quel mythe primordial. Elles étaient en petit nombre, mais si puissantes, que les chansons nouvelles n’étaient pas capables d’en combattre ou d’en amoindrir le pouvoir. Elles se transmettaient de génération en génération comme un héritage intérieur, inhérent à la substance corporelle. Chacun, en s’éveillant à la vie, les entendait résonner en soi-même comme un langage inné auquel la voix donnait les formes sensibles. A l’égal des montagnes, des vallées et des fleuves, à l’égal des coutumes, des vices, des vertus et des croyances, elles participaient de la structure du pays et de la race. Elles étaient immortelles comme la glèbe et comme le sang. »

Souhaitez-vous d’ouïr une autre musique ? Après celle du peuple, celle d’un seul, d’un grand virtuose ? Retournez, en compagnie de Giorgio Aurispa, dans la chambre déserte. Avec le survivant, évoquez la figure du mort : ce visage haut et mince, un peu courbé, ce cou long et pâle, ces cheveux rejetés en arrière et cette mèche blanche au milieu d’un front extraordinairement pur. Il a pris son violon. Déjà, vous croyez le voir et bientôt vous croirez l’entendre. Il n’existe pas de plus beau portrait, plus vivant, surtout plus chantant, d’un violoniste ; non pas au repos, comme celui que Raphaël a peint, mais dans la chaleur, dans le feu de l’action : tel celui que notre Sully Prudhomme a tracé, mais plus sombre, plus inspiré, plus pathétique encore.

Si d’Annunzio ne dit pas avec Verlaine : « De la musique avant toute chose, » à toute chose, il mêle de la musique. Il a fait des vers sur un morceau de Grieg et sur un adagio de Brahms. Une de ses poésies a pour titre : « Sopra un’ aria antica. » Une autre s’appelle : « Romanza della donna velata. » Il y est question de musique et d’un songe, d’un jour d’automne, où le soleil, dans le ciel blanc, luisait comme une grande opale. Le piano brillait dans l’ombre, et « dans l’enchantement souverain du jour mourant, la musique coulait avec une telle douceur, que mon pauvre cœur humain ne put la soutenir. » Autant qu’à la sensibilité du poète, pour sa joie, et quelquefois pour son tourment, la musique est unie à son imagination. Elle la peuple défigures magnifiques ou charmantes. C’est « avril, le jeune troubadour, » qui, « sur les roseaux sonores, chante la bienvenue aux avoines naissantes. » Ou bien encore, cette silhouette de femme : « Elle tenait, de ses deux mains élevées, une grande lyre ; et, marchant au-devant du soleil, on voyait à travers les cordes son visage resplendir. »

Pour témoigner de quel amour ce maître du verbe aime la musique et quelle ardeur il met à la poursuivre, quel est son désir, sa fièvre de l’atteindre et de la posséder elle aussi, il suffirait de cette phrase, écrite à propos de guerre et de beauté, de génie et de conquête : « Une mélodie vaut une province. » Ailleurs, avec plus d’effusion et de lyrisme, le héros du Feu, Stelio Effrena, le mieux nommé parmi tant de frénétiques héros, s’anime, s’exalte presque jusqu’à l’égarement. Dans un formidable ouragan dont Venise est secouée tout entière, il ne croit, ne veut entendre qu’une voix : « Ah ! je t’ai saisie, » s’écria Stelio avec une joie triomphante. » La ligne entière de la mélodie s’était révélée, lui appartenait maintenant, immortelle dans son esprit et dans le monde. De toutes les choses vivantes, nulle ne lui parut plus vivante que celle-là. Sa propre vie même cédait à la puissance illimitée de cette idée sonore, à la force génératrice de ce germe capable de développemens infinis. Il l’imaginait plongée dans la mer symphonique où elle se déployait sous mille aspects jusqu’à sa perfection. « Daniele, » cria-t-ïl à son ami, « Daniele, j’ai trouvé ! »

Puis il ajoute : « C’est vrai, Daniele, ce dont tu m’as fait part un jour : la voix des choses est essentiellement différente de leur son… Le son du vent imite tantôt les gémissemens d’une multitude frappée d’épouvante, tantôt les hurlemens des fauves, tantôt le fracas des cataractes, tantôt le frémissement des étendards déployés, tantôt le défi, tantôt la menace, tantôt le désespoir. La voix du vent est la synthèse de tous ces bruits : c’est la voix qui chante et qui raconte le travail terrible du temps, la cruauté du sort humain, la guerre éternellement soutenue pour une illusion éternellement renaissante. »

Tout cela peut-être est surtout d’un poète. Mais ce qui suit est d’un musicien : « As-tu jamais songé que l’essence de la musique n’est pas dans les sons ? — demanda le docteur mystique. — Elle est dans le silence qui les précède et dans le silence qui les suit. C’est dans ces intervalles de silence qu’apparaît et vit le rythme. Chaque son et chaque accord éveillent dans le silence qui les précède et qui les suit une voix que notre esprit seul peut entendre. Le rythme est le cœur de la musique ; mais ses battemens ne sont perçus que pendant la pause des sons. »

Certains musiciens d’aujourd’hui l’oublient trop ou l’ignorent, cette vertu musicale du silence. Un Beethoven l’a bien connue. Et justement, quelques lignes plus bas, à l’appui de sa thèse, c’est Beethoven qu’atteste d’Annunzio, le Beethoven parfois si tragiquement silencieux de Coriolan et de Léonore, le Beethoven aussi du point d’orgue qui suit, de deux en deux, les quatre premières mesures de la Symphonie en ut mineur, le Beethoven enfin que Wagner, avant d’Annunzio, faisait parler ainsi : « Tenez mon point d’orgue longuement et terriblement ! Je n’ai pas écrit des points d’orgue par plaisanterie ou par embarras, comme pour avoir le temps de réfléchir à ce qui suit… Alors la vie du son doit être aspirée jusqu’à extinction. Alors j’arrête les vagues de mon océan et je laisse voir jusqu’au fond de ses abîmes ; ou je suspends le vol des nuages, je sépare les brouillards confus, je fais apparaître au regard le ciel pur et azuré, je laisse pénétrer jusque dans l’œil rayonnant du soleil. Voilà, pourquoi je mets des points d’orgue[1]. » Et voilà pourquoi dans la musique, le silence a ses droits, son rôle et sa beauté.

« D’Annunzio et la musique, » avons-nous écrit en tête de ces pages. On dirait aussi bien, peut-être mieux : « d’Annunzio musicien. » Jamais homme ne ressembla moins à cet homme que maudit Shakspeare, « qui n’a pas de musique en lui. » Bien plus, on croirait par momens que l’écrivain est lui-même dans la musique. C’est elle qui l’environne, qui l’enveloppe et l’étreint. « Te rappelles-tu, » demande Stelio Effrena à sa maîtresse, « te rappelles-tu ce soir de tempête où je revenais du Lido ? » (Le soir dont nous avons nous-même parlé plus haut.) « Peu auparavant, sur le pont du Rialto, j’avais trouvé un motif ; j’avais traduit en notes la parole de l’élément… Sais-tu ce que c’est qu’un motif ? Une petite source d’où peut naître un troupeau de fleuves, une petite semence d’où peut naître une couronne de forêts, une petite étincelle d’où peut naître une chaîne d’incendies sans fin. Dans le monde des origines idéales, il n’y a pas un être plus puissant, un organe de génération plus efficace. Et, pour un cerveau actif, il n’y a pas de joie plus haute que celle que peuvent lui donner les développemens d’une telle énergie…

«… Tantôt je m’étais mis à développer le motif de ce soir orageux, que je veux appeler l’Outre d’Eole. Le voici.

« Il s’approcha du clavier, frappa d’une seule main quelques touches.

— « Cela, et rien de plus. Mais tu ne saurais imaginer la force génératrice de ces quelques notes. Il est né d’elles un tourbillon de musique, et je n’ai pas réussi à le dominer… »

Ainsi, constamment hanté par la musique, on comprend, lorsqu’il se souvient du fameux conseil de l’oracle à Socrate, qu’un d’Annunzio se demande, s’il avait eu pour maître un Socrate, « quelles musiques il aurait pu trouver. »

Deux sortes de musique, deux génies musicaux se sont partagé son âme orageuse : celui de l’ancienne Italie et celui de Wagner. Entre tous les romans contemporains, le Triomphe de la Mort est sans doute le plus directement issu de Tristan et Iseult. Du commencement à la fin, surtout vers la fin, il en porte le signe fatal et la pernicieuse empreinte. La dernière partie du roman contient une analyse de Tristan qui n’a pas sa pareille pour l’intelligence et la fidélité, pour la complaisance que l’écrivain apporte à se reconnaître, à s’admirer (sous les traits de son héros), en son terrible, en son funeste modèle. La mort, la mort proposée, au lieu de la vie, pour fin et pour idéal à l’amour, telle est la malsaine et détestable beauté partout présente, honorée et glorifiée partout, dans le commentaire, ou la glose littéraire, comme dans l’œuvre musicale elle-même.

Dès le prélude de Tristan, d’Annunzio nous signale « l’insatiable désir, exalté jusqu’à l’ivresse de la destruction. » Plus loin, qui l’accuserait de calomnier Iseult en écrivant : « La puissance de destruction se manifestait en la femme magicienne contre l’homme qu’elle avait élu, qu’elle avait voué à la mort… La passion mettait en elle une volonté homicide, réveillait dans les racines de son être un instinct hostile à l’être, un besoin de dissolution et d’anéantissement. Elle s’exaspérait à chercher en elle et autour d’elle une puissance foudroyante qui frapperait et détruirait sans laisser de trace. » Quand Iseult, au second acte, éteint et foule aux pieds la torche annonciatrice, c’est avec une joie farouche, et de cette joie son cœur bondit non seulement à l’approche de l’amour, mais de la mort. « Elle offrait sa vie et celle de l’élu à la nuit fatale ; elle entrait avec lui dans l’ombre pour toujours. » Critique littéraire, va-t-on dire, ou de littérateur et de poète, partant extra-musicale. Attendez : voici qui va droit à la musique, au fond même de la musique et jusqu’au foyer du mal, mais, — il nous semble du moins, — pour s’y complaire et non pour s’y opposer : « Dans l’impétuosité des progressions chromatiques, il y avait la folle poursuite d’un bien qui se dérobait à toute prise, quoiqu’il resplendit très proche. Dans les changemens de ton, de rythme et de mesure, dans la succession des syncopes, il y avait une recherche sans trêve, une convoitise sans limites, il y avait le long supplice du désir toujours déçu et jamais éteint. L’effrayante vertu du philtre opérait sur l’âme et sur la chair des deux amans déjà consacrés à la mort. Rien ne pouvait éteindre ou adoucir cette ardeur fatale, rien, hormis la mort. Ils avaient tenté vainement toutes les caresses ; ils avaient recueilli vainement toutes leurs forces pour s’unir dans un embrassement suprême… Leur substance corporelle, leur personnalité vivante, tel était l’obstacle. Et une haine secrète naissait chez l’un et chez l’autre, un besoin de se détruire, de s’anéantir, un besoin de faire mourir et un besoin de mourir. »

La mort ! Toujours et partout la mort ! Comme l’opéra, c’est d’elle que le roman célèbre le triomphe. Toute activité, toute personnalité détruite, tout effort stérile, toute lutte vaine et toute victoire impossible ; tout être enfin englouti, abîmé, dans le néant… Oh ! que nous aimons mieux, comme principe et comme fin, non seulement d’une œuvre isolée, mais de tout un art, cette dédicace, inscrite au seuil d’une de ses partitions par un de nos grands musiciens à nous : « Je souhaite que mon humble travail soit de quelque utilité pour l’accroissement de la vie en mes frères et en moi-même, ad incrementum vitæ in fratribus meis et in meipso[2]. »

Si l’œuvre de Wagner, et peut-être la plus wagnérienne de toutes, inspire, — de son souffle puissant et redoutable, — l’un des romans du romancier d’Italie, on voit, dans un autre, le Feu, la figure de Wagner lui-même passer par intervalles. Venise est le lieu de l’action : Venise, le séjour préféré de Wagner en Italie ; Venise, qui fut d’abord le refuge de sa douleur et de son génie, l’une et l’autre au paroxysme, et qui devait un jour être l’asile de sa mort. La fin, l’extrême fin du roman, n’est que le récit, ou le tableau, — splendide, — des funérailles du maître allemand. Ainsi, comme le Triomphe de la Mort baigne en quelque sorte tout entier dans la pensée wagnérienne, la vision, la suprême vision de Wagner lui-même emplit et domine les dernières pages du Feu.

Mais, dans le roman vénitien, Wagner n’est pas seul à régner. Un musicien d’Italie, et de Venise, de la Venise d’autrefois, lui dispute l’empire, de sorte qu’ici l’on voit répondre, s’opposer même à l’apothéose du maître étranger, du « créateur barbare, » la protestation de l’idéal classique et du vieux génie latin. C’est bien de Venise qu’elle pouvait, qu’elle devait s’élever ; de Venise, la cité mélodieuse entre toutes ses sœurs, et dont personne aussi bien que le romancier du Feu n’a compris, senti la musique, ou la « musicalité » tout entière, depuis ses chants les plus graves jusqu’à ses plus légères chansons.

« A Venise, » dit quelque part Stelio Effrena, « à Venise, il est impossible de sentir autrement que selon des modes musicaux. » Et encore : « N’est-ce pas d’un désir musical que Venise est pleine, d’un désir immense et indéfinissable ? Tous les bruits s’y transforment en voix expressives. » Mais il y a des degrés et comme une hiérarchie dans l’expression de ces voix. Un soir de septembre, une barque, ornée de lanternes multicolores, chargée de musiciens et de chanteurs, était arrêtée devant le palais de Desdémone. Une sérénade en dialecte vénitien, « la vieille chanson de la jeunesse brève et de la beauté passagère, » montait doucement vers une femme attentive et souriante. « Ne vous semble-t-il pas, Effrena, que voici l’âme vraie de Venise ?…

« — Non, répondit Stelio, ceci n’est point l’âme vraie de Venise. Il y a en nous, vagabonde comme un papillon voltigeant à la surface de notre âme profonde, une animula, un minuscule esprit joyeux qui souvent nous séduit et nous amène à nous incliner vers les plaisirs aimables et médiocres, vers les passe-temps puérils, vers les musiques légères… Ce que vous entendez maintenant chantonner sur les guitares, c’est l’animula de Venise ; mais son âme vraie ne se découvre que dans le silence… »

Non pas seulement dans le silence ; mais quelquefois, il est vrai, dans le silence même, et rien que dans le souvenir de concerts évanouis. Parmi tant de belles histoires que Stelio Effrena raconte à sa compagne, au cours de leurs promenades sur la lagune, il est une poétique et pathétique légende, celle d’un orgue merveilleux, à sept mille tuyaux de verre, qu’avait parié de construire un maître verrier d’autrefois. « Corpo di Bacco ! s’écria Dardi, vous verrez quel orgue je saurai faire ! Je veux faire le dieu des orgues… Je veux que l’eau de la lagune lui donne le son et que les pieux, les pierres, les poissons chantent aussi. » Le Conseil de la République tint la gageure, décrétant seulement à l’avance que le maître aurait la tête tranchée dans le cas où son œuvre serait inférieure à son orgueil. Au jour dit, le Bucentaure, portant le Sérénissime et sa suite, sortit du bassin de San Marco et se dirigea vers une île, voisine de Murano, où devait avoir lieu l’épreuve. Temodia, c’était le nom de l’île, disparue aujourd’hui. Déjà les vannes qui retenaient l’eau sont ouvertes et « l’instrument gigantesque répand sous les doigts magiques du nouveau musicien une onde d’harmonies si vaste, qu’elle arrive jusqu’à la terre ferme et se propage dans l’Adriatique. Le Bucentaure s’arrête… mais tout à coup l’onde se brise, se réduit à quelques sons discordans, s’affaiblit, s’éteint. Dardi sent tout à tout à coup l’orgue s’assourdir sous ses doigts, comme si l’âme de l’instrument défaillait, comme si une force étrangère dévastait le prodigieux appareil dans ses profondeurs… Une embarcation se détache du Bucentaure, amenant l’homme rouge avec le billot et la hache… La tête tombe : elle est lancée sur l’eau, où elle flotte comme celle d’Orphée… Regarde, Fosca ! Nous passons sur le souvenir de Temodia, peut-être ! Les tuyaux de l’orgue sont ensevelis dans la vase, mais ils ne pourriront pas. Il y en avait sept mille. Nous passons sur les ruines d’une forêt de verre mélodieux. »

Si des voix même éteintes, que dis-je ! des voix imaginaires, concourent au sortilège musical de Venise, de quel charme ses voix encore vivantes, et vibrantes, ne nous enchanteront-elles pas ? C’est l’heure de l’Ave Maria. « Les cloches de San Marco donnèrent le signal de la Salutation Angélique, et leurs puissans éclats se dilatèrent en larges ondes sur le miroir du bassin, vibrèrent dans les vergues des navires, se propagèrent sur la lagune infinie… De proche en proche, par tout le domaine de l’Evangéliste… les voix du bronze se répondirent, se confondirent en un seul chœur immense, étendirent sur le muet assemblage des pierres et des eaux une seule coupole immense de métal invisible dont les vibrations semblèrent communiquer avec le scintillement des premières étoiles. Ces voix sacrées donnaient une idéale grandeur infinie à la Ville du Silence. »

D’autres voix, un autre soir, la plongent dans une égale horreur :

« Alors, un chant lointain flotta dans l’air sans changement, trembla dans la stupeur immense : un chant de voix féminines qui semblait sortir de poitrines brisées, de gorges fendues comme de fragiles roseaux, pareil à ces sons qui s’éveillent dans le fond des vieilles épinettes aux cordes lâches, lorsqu’une main en presse les touches usées ; un chant inégal et strident, sur un rythme vulgaire et allègre qui était triste comme les plus tristes choses de la vie, dans cette immobilité et dans cette lumière.

« . — Ce sont les folles de San-Clemente ! »

« Venu de cette île de la Folie, de cet hospice clair et désolé, des fenêtres grillées de la terrible prison, le chœur allègre et lugubre tremblait, hésitait dans l’immensité extatique, devenait presque enfantin, s’affaiblissait, était sur le point de s’évanouir ; et puis il se relevait, se renforçait, grinçait, se faisait presque déchirant ; et puis il s’interrompait comme si toutes les cordes vocales se fussent cassées à la fois, il remontait comme un cri de torture, comme un appel de naufragés éperdus qui voient passer à l’horizon un navire, comme une clameur de moribonds ; et il s’éteignait, finissait, ne ressuscitait plus. »

Voilà pour la Venise en quelque sorte musicale. Dans les sensations, les rêveries ou les imaginations du romancier-poète, on voit quelle est sa place et son rôle. Quant à la Venise musicienne, celle d’autrefois, l’auteur du Feu ne l’a ni moins bien comprise, ni célébrée avec moins de splendeur. A la ressusciter il a mis tous ses soins, tout son amour. Au début du roman, le héros, un soir d’automne, dans la grande salle du Palais des Doges, parle, devant le plus noble auditoire, du génie, ou de l’âme de Venise. A propos de l’un des chefs-d’œuvre de la peinture vénitienne, le Concert de Giorgione, non pas le Concert champêtre, du Louvre, mais celui de Florence, plus vêtu, masculin et religieux, voici comment s’exprime Stelio :

« Quinconque a vu le Concerto avec des yeux sagaces, connaît un extraordinaire et irrévocable moment de l’âme vénitienne…

« Le moine assis au clavicorde et son compagnon plus âgé ne ressemblent pas à ceux que Vettor Carpaccio représentait, fuyant devant la bête apprivoisée par saint Jérôme, à San Giorgio-degli Schiavoni. Leur essence est plus forte et plus noble ; l’atmosphère où ils respirent est plus haute et plus riche, propice à la naissance d’une grande joie, ou d’une grande tristesse, ou d’un rêve superbe. Quelles sont les notes que ces mains belles et sensitives tirent des touches où elles s’attardent ? Des notes magiques sans doute, puisqu’elles ont la puissance d’opérer chez le musicien une transfiguration si violente. Celui-ci est parvenu au milieu de son existence mortelle, déjà loin de sa jeunesse, déjà près de son déclin ; et voilà qu’alors seulement la vie se révèle à lui, riche de tous les biens, telle une forêt chargée de fruits vermeils, dont ses mains, occupées ailleurs, ne connurent jamais le frais velours. Comme sa sensualité est assoupie, il ne tombe pas sous la domination d’une seule image tentatrice ; mais il souffre d’une confuse angoisse où le regret domine le désir, tandis que, sur la trame des harmonies qu’il recherche, la vision de son passé, — tel qu’il aurait pu être et qu’il ne fut pas, — se compose comme un tissu de chimères. Son compagnon devine cette tempête, lui qui déjà est au seuil de la vieillesse, calmé ; doux et grave, il touche l’épaule de l’autre avec un geste pacificateur. Mais là se trouve aussi, émergeant de l’ombre chaude, comme l’expression même du désir, le jeune homme au chapeau empanaché et à la longue chevelure… Il est là, présent, mais étranger, séparé des premiers comme un être qui n’a souci que de son propre bien. La musique exalte son indicible rêve et semble multiplier indéfiniment sa faculté de jouir. Il se sait maître de cette vie qui échappe aux deux autres, et les harmonies recherchées par le musicien ne sont pour lui que le prélude de sa propre fête. »

A ce curieux exemple de critique d’art, ou de deux arts, peinture et musique, mêlés, fondus l’un dans l’autre, je ne sais rien d’analogue, hormis certaine analyse, également en partie double et comme transposée, de la Sainte Cécile de Raphaël, par Liszt. Mais bientôt voici la musique seule, voici la musique reine : musique classique cette fois, musique latine, celle que nous avons, nous aussi, nous Français, le droit de reconnaître et d’aimer comme nôtre. Au discours de Stelio, dans la salle du Grand Conseil, un concert succède. L’œuvre exécutée est l’Arianna du vieux Marcello. Dès les premières notes, le caractère, le grand style se révèle. « Une idée sonore, nette et forte comme une personne vivante, se développait selon la mesure de sa puissance. » Rien qu’à ces mots, ne sentez-vous pas qu’il ne va plus être ici question de Wagner ? En effet, durant des pages, un commentaire du drame lyrique italien se développe, aussi éclatant, aussi sain, aussi débordant de vie et de joie, que l’analyse de l’autre, l’allemand, était sombre, maladive, et ne respirant que la mort.

Oui, la vie et la joie animent, exaltent ce magnifique et somptueux dithyrambe en l’honneur du vieux et bachique chef-d’œuvre vénitien.

« Il (Stelio) tressaillit à l’éclat des voix humaines qui saluaient d’une triomphale acclamation le dieu invaincu :

Viva il forte, viva il grande !

« La salle profonde résonna comme une immense timbale vigoureusement frappée et le résonnement se propagea par l’escalier des Censeurs, par l’escalier d’or, par les passages, par les vestibules, jusqu’aux puits, jusqu’aux fondemens du palais, comme un tonnerre d’allégresse dans la nuit sereine.

« Dans cet impétueux mouvement fugué, les basses, les contralti, les soprani répétaient l’acclamation frénétique vers l’Immortel aux mille noms et aux mille couronnes… Toute l’antique ivresse dionysiaque renaissait et s’épanchait en ce chœur divin… Dionysos libérateur réapparaissait tout à coup aux yeux des hommes sur les ailes du chant, couronnait pour eux de félicité cette heure nocturne ainsi qu’une coupe débordante, plaçait devant eux une fois encore les biens sensibles de la vie. »

En vérité, lorsqu’il vient à lire, à relire de telles pages, un critique musical de notre connaissance, et qui, lui-même, par la naguère de l’opéra de Marcello, ne peut que s’excuser, avec un peu de honte, d’en avoir si pauvrement parlé.

« Le chant croissait en force ; dans l’essor, les voix se fondaient… Mais, tout à coup, surgissait, des sonorités héroïques, un large rythme pastoral évoquant le Bacchus thébain au front pur, ceint de pensées suaves… » Puis l’esprit de la « fugue passait dans l’orchestre et s’y déployait en belles volutes légères, tandis que les voix battaient sur la trame orchestrale avec une percussion simultanée. » Enfin, c’était l’acclamation dernière et la suprême explosion d’allégresse. Le tumulte s’apaisait peu à peu. Une voix solitaire, une voix féminine, ardemment attendue, désirée, allait se faire entendre. « Quelqu’un chuchota près de Stelio le nom de Donatella Arvale. Il tourna les yeux vers l’estrade, par-delà les violoncelles, qui formaient une haie brune. La cantatrice, demeurait invisible, cachée dans la forêt délicate et frémissante d’où allait sortir l’harmonie douloureuse qui accompagne la lamentation d’Ariane.

« Enfin, dans le silence favorable, monta un prélude de violens. Les violes et les violoncelles unirent à cette plainte suppliante un plus profond soupir. N’était-ce pas, après la flûte et le crotale, après les instrumens orgiaques dont les sons troublent la raison et provoquent le délire, n’était-ce pas l’auguste lyre dorienne, grave et suave, harmonieux support du chant ?… » Bientôt, les lèvres de la chanteuse s’entr’ouvrirent : « La mélodie de l’antique amour et de l’antique douleur coula de cette bouche avec une expression si pure et si forte, que, soudain, dans l’âme innombrable, elle se convertit en une félicité mystérieuse. Etait-ce bien la divine plainte que jetait la fille de Minos, abandonnée sur la rive de Naxos déserte, les bras en vain tendus vers le blond Etranger ? La fable s’évanouissait, l’illusion du temps était abolie. Ce qui s’exhalait dans cette voix parfaite, c’était l’éternel amour et l’éternelle douleur des dieux et des hommes. L’inutile regret de toute joie perdue, le rappel de tout bien fugitif, l’imploration suprême s’enfuyant à toute voile à travers les mers, se cachant à tout soleil derrière les montagnes, et l’implacable désir, et la nécessité de la mort, toutes ces choses passaient dans le chant solitaire, transmuées par la vertu de l’art en sublimes essences que l’âme pouvait recevoir sans souffrir. Les paroles s’y dissolvaient, y perdaient toute signification, s’y changeaient en notes d’amour et de douleur infiniment révélatrices. Comme un cercle qui serait clos, mais qui se dilaterait continuellement, selon le rythme même de la vie universelle, la mélodie avait enveloppé l’âme innombrable qui se dilatait avec elle dans une immense félicité. »

Sommes-nous assez loin de Wagner et de Tristan ! Si loin, qu’il nous semble toucher à l’autre pôle de l’art, à l’idéal contraire. Certes, de cette analyse d’un chef-d’œuvre italien, et de ce chef-d’œuvre même, il s’en faut que la passion, la douleur, fut-ce la mort, soit absente. Mais voyez comme un sentiment, un mot, y revient sans cesse, y commande, y triomphe partout : la félicité. Dans l’esprit du poète-musicien et dans son âme latine, jusqu’au fond de cette âme, voyez réapparaître, ou plutôt rentrer, en vainqueur, le génie de sa race. Du coup, son idée générale et comme sa conception de la musique en est modifiée. Alors qu’il parlait tout à l’heure d’ « une idée sonore, nette et forte comme une personne vivante, » ne rendait-il pas un hommage instinctif à la forme par excellence, à la forme arrêtée et plastique, à la forme-type de l’art musical italien ? Sans compter que, sur la perfection définitive de l’art germanique, un doute, une inquiétude maintenant lui vient : « Parmi les matières aptes à recevoir le rythme, la Parole est le fondement de toute œuvre d’art qui aspire à la perfection. Crois-tu que, dans le drame wagnérien, soit reconnue à la Parole toute sa valeur propre ? Et ne te semble-t-il pas que le concept musical y perde sa pureté primitive, par le fait qu’il dépend souvent de représentations étrangères au génie de la musique ? Certes, Wagner a le sentiment de cette faiblesse, et il l’avoue tacitement, lorsque, à Bayreuth, il s’approche d’un de ses amis et lui couvre les yeux avec ses deux mains, pour que celui-ci s’abandonne tout entier à la vertu de la symphonie pure et soit ravi dans une plus profonde vision par une joie plus haute. »

Plus loin maintenant, plus loin que Marcello même, voici que Stelio se plaît à remonter le cours des Ages, des âges fortunés de la musique d’Italie : « Il reste, s’écrie-t-il, il reste à glorifier le plus grand des innovateurs, celui que la passion et la mort sacrèrent Vénitien, celui qui a son tombeau dans l’église des Frari, digne d’un pèlerinage : le divin Claudio Monteverde… Voilà une âme héroïque, de pure essence italienne. » et déjà, sur la demande d’Effrena, la belle cantatrice, l’Ariane de Marcello tout à l’heure, devient l’Ariane de Monteverde.

« Soudain les âmes furent ravies par un pouvoir comparable à cet aigle qui en songe ravit Dante jusqu’à la région du feu. Elles brûlaient toutes ensemble dans l’éternelle vérité, entendaient la mélodie du monde passer à travers leur extase lumineuse…

« La voix se tut ; la cantatrice ne reparut point. L’air de Claudio Monteverde se composa dans le souvenir des auditeurs comme une ligne immuable. »

« — Y a-t-il un marbre grec qui soit arrivé à une perfection de style plus ingénue et plus sûre ? dit Daniele Glauro…

« — Voilà, dit Stelio, un artiste de notre race qui, par les moyens les plus simples, réussit à s’élever jusqu’au plus haut degré de cette beauté dont le Germain ne s’approcha que rarement dans sa confuse aspiration vers la patrie de Sophocle… »

Cependant, pour défendre « le Germain » en péril, un des auditeurs intervient et, rappelant Parsifal :

« — Connais-tu la lamentation du roi malade ? »

Mais Stelio, continuant d’évoquer l’une après l’autre, et de siècle en siècle, les gloires musicales de sa patrie :

« Toute la détresse d’Amfortas est déjà contenue dans un motet que je connais bien : Peccantem me quotidie ; mais avec quel essor lyrique, avec quelle simplicité puissante ! Toutes les forces de la tragédie s’y trouvent pour ainsi dire sublimées, comme les instincts d’une multitude dans une âme héroïque. Le langage de Palestrina, beaucoup plus ancien, me parait encore plus pur et plus viril. »

Bientôt, dans cet esprit et dans cette âme italienne, la lumière et la flamme latine vont achever de l’emporter :

« — Vous n’admirez pas l’œuvre de Wagner ? lui demanda Donatella Arvale…

« — L’œuvre de Wagner, répondit-il, est fondée sur l’esprit germanique, est d’essence purement septentrionale. Sa réforme n’est pas sans analogie avec celle que tenta Luther. Son drame n’est que la fleur suprême du génie d’une race, l’abrégé extraordinairement puissant des aspirations qui travaillèrent l’âme des symphonistes et des poètes nationaux, depuis Bach jusqu’à Beethoven, depuis Wieland jusqu’à Gœthe. Si vous imaginiez son œuvre sur le rivage méditerranéen, parmi nos clairs oliviers, parmi nos lauriers sveltes, sous l’éclat glorieux du ciel latin, vous la verriez pâlir et se dissoudre.

« Puisque, selon sa propre parole, il est donné à l’artiste de voir resplendir dans la perfection future un monde encore informe et d’en jouir prophétiquement par le désir et l’espérance, je vous annonce l’avènement d’un art nouveau ou renouvelé, qui, par la simplicité forte et sincère de ses lignes, par sa grâce vigoureuse, par l’ardeur de ses inspirations, par la pure puissance de ses harmonies, continuera et couronnera l’immense édifice idéal de notre race élue. Je me glorifie d’être latin, et, veuillez me pardonner… en tout homme de sang différent, je ne reconnais qu’un barbare. »


De tout notre esprit et de tout notre cœur, unissons-nous à cette conclusion, à l’expression d’un pareil vœu, à l’annonce, à la promesse d’un si bel avenir. Il nous plait que d’aussi fières paroles nous soient venues de Venise, de cette Venise où, naguère, le romancier-poète glorifia l’Italie, où, blessé, le poète-soldat hier encore souffrait pour elle. Sous le ciel, au bord des flots, que ses yeux rouverts peuvent de nouveau contempler, qu’il reçoive notre hommage et nos actions de grâces. Parlant de musique toujours, et toujours à Venise, ne disait-il pas aussi : « Réaffirmons le privilège dont la nature a ennobli notre sang latin. » Et nous pareillement, nous, Français, nous le réaffirmerons par les arts, après l’avoir rétabli par les armes. Musiciens, mes frères, il nous appartiendra de libérer la musique de France après la terre française, et de ne plus souffrir que l’air natal, sur les lèvres de la patrie, module des chants étrangers.


CAMILLE BELLAIGUE.

  1. Traduit et cité par M. Maurice Kufferath dans sa brochure : L’art de diriger l’orchestre.
  2. Gounod, dédicace de Mors et Vita au pape Léon XIII.