Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 5-31).

CHAPITRE I

L’ENFANCE DE D’ALEMBERT


Leibniz, dit-on, ne faisait cas de la science que parce qu’elle lui donnait le droit d’être écouté quand il parlait de philosophie et de religion. L’idée certes est généreuse et digne de son grand esprit, mais si tous ceux qui abordent ces hautes questions devaient commencer par être des Leibniz, ils deviendraient singulièrement rares. Quelque haut d’ailleurs qu’ils fussent placés, leurs discours éloquents ou vulgaires, orthodoxes ou hérétiques, vaudraient seulement par eux-mêmes et nullement par le nom de l’auteur. Les plus illustres sur ce terrain sont les égaux des plus humbles, et l’autorité n’y peut être acceptée dans aucune mesure. Que les luthériens ne triomphent donc pas pour avoir compté dans leurs rangs Kepler et Leibniz, car les catholiques leur opposeraient Descartes et Pascal, et si ces grands hommes se sont hautement déclarés chrétiens, on pourrait, parmi les penseurs les plus libres et les sceptiques les plus hardis, citer des génies du même ordre, au premier rang desquels se place d’Alembert.

Le nom de d’Alembert rappelle aux géomètres l’émule de Clairaut et d’Euler, le prédécesseur de Lagrange et de Laplace, le successeur d’Huygens et de Newton ; d’Alembert est, pour les lettrés, l’orateur spirituel, dont l’éloquence toujours prête fut, pendant un quart de siècle, pour deux Académies, le plus grand attrait des séances solennelles.

Les curieux d’anecdotes littéraires savent ses relations avec un grand homme et avec un grand roi, qu’il osait, tout en les respectant et les aimant, et sans méconnaître l’honneur de leur amitié, contredire souvent, blâmer quelquefois et conseiller avec une indépendante sagesse.

À la fin comme au commencement de sa vie, la destinée de d’Alembert le mit en lutte avec le malheur. Vainqueur dans son enfance, il a su, par la force de son caractère et la grâce de son esprit, triompher d’une situation difficile et cruelle. Brisé par le chagrin aux approches de la vieillesse, il a courbé tristement la tête et, sans accepter les consolations de l’amitié ni se soucier des distractions de la gloire, attendu la mort comme une délivrance.

D’Alembert fut exposé quelques heures après sa naissance, le 17 novembre 1717, sur les marches de l’église Saint-Jean-Lerond.

Cette petite église, démolie en 1748, avant d’être un sanctuaire particulier, avait été une chapelle dépendant de la cathédrale ou, pour parler plus exactement, le baptistère même de Notre-Dame de Paris, accolé à la gauche de la façade, dont Claude Frollo, pendant sa chute, apercevait le toit, « petit comme une carte ployée en deux ».

Dans plusieurs églises, à Sens et à Auxerre notamment, les chapelles réservées aux cérémonies du baptême s’appellent également Saint-Jean-Lerond.

La mère de d’Alembert, en le livrant à la charité publique, s’était réservé heureusement le moyen de le retrouver un jour. L’enfant, baptisé par les soins d’un commissaire de police, reçut le nom de Jean-Baptiste Lerond. On l’envoya en nourrice au village de Crémery, près de Montdidier ; il y resta six semaines. La première nourrice, Anne Frayon, femme de Louis Lemaire, en le rendant le 1er janvier 1718, reçut 5 livres pour le premier mois et 2 livres 5 sols pour les quatorze premiers jours du second. Molin, médecin du roi, probablement accoucheur de la mère, l’avait réclamé en prenant l’engagement de pourvoir à ses besoins. On ne rencontre plus dans la vie de d’Alembert l’intervention de ce praticien célèbre par son avarice. « Jamais, disait-il, mes héritiers n’auront autant de plaisir à dépenser mon bien que j’en ai eu à l’amasser. » Cette fortune était grande, on le devine ; d’Alembert n’en eut aucune part. Molin, en l’adoptant, n’était que le prête-nom de son père, le chevalier Destouches, général d’artillerie. Destouches, au mois de novembre 1717, était en mission à l’étranger. Au retour, il s’informa de l’enfant. La mère était Mme de Tencin, chanoinesse et sœur du futur cardinal-archevêque de Lyon. Nous n’avons ici qu’à nous détourner d’elle.

Désireuse avant tout d’éviter le scandale, elle ne demandait à l’enfant, s’il vivait, que de ne pas faire parler de lui. Cédant cependant aux instances de Destouches, elle lui donna, quoique à regret, le moyen de retrouver le pauvre abandonné.

Destouches ne cessa jamais de veiller sur lui. Lors de sa mort en 1726, l’enfant, âgé de neuf ans, laissait prévoir déjà ce qu’il serait un jour. On l’avait placé dans un pensionnat du faubourg Saint-Antoine, celui de Bérée, où Mme Rousseau, son excellente nourrice, passait pour sa mère et méritait ce titre par son empressement, sa tendresse et son orgueil d’avoir un tel fils. Jean Lerond profita beaucoup des leçons de Bérée, qui, dès l’âge de dix ans, déclarait n’avoir plus rien à lui apprendre.

Destouches en mourant ne laissa son fils ni sans ressource, ni sans appui : il lui léguait 1 200 livres de rente et le recommandait à l’affectueuse protection de son excellente famille. C’est par l’influence des parents de son père que d’Alembert, à l’âge de douze ans, toujours sous le nom de Lerond, fut admis au collège des Quatre-Nations. C’était une grande faveur.

Ce collège, fondé par la volonté du cardinal Mazarin, ne recevait que des boursiers choisis par la famille du cardinal, fils de familles nobles, s’il était possible, et originaires de l’une des provinces récemment annexées à la France. Jean Lerond y fut admis comme gentilhomme.

D’Alembert, sans ignorer le nom et la situation de sa mère dans le monde, n’a jamais eu de relations avec elle. Il n’est pas vrai que devenu célèbre il ait refusé de la voir. C’est Mme de Tencin qui le fuyait comme un remords. Le récit de Mme Suard, dans ses Mémoires, a toutes les apparences de la vérité :

« M. d’Alembert, dit-elle, m’a parlé avec la plus grande confiance de Mme de Tencin, sa mère, et de son père, M. Destouches, militaire distingué et le plus honnête homme du monde.

« M. d’Alembert m’a dit que sa nourrice (Mme Rousseau) l’avait reçu avec une tête pas plus grosse qu’une pomme ordinaire, des mains comme des fuseaux, terminées par des doigts aussi menus que des aiguilles. Son père l’emporta bien enveloppé dans son carrosse et parcourut tout Paris pour lui donner une nourrice ; mais aucune ne voulait se charger d’un enfant qui paraissait au moment de rendre son dernier souffle. Enfin il arriva chez cette bonne Mme Rousseau, qui, touchée de pitié pour ce pauvre petit être, consentit à s’en charger et promit au père qu’elle ferait tout ce qui dépendrait d’elle pour le lui conserver : elle y parvint à force de soins, et ceux qui ont connu d’Alembert ont été témoins de la tendresse qu’il a conservée pour cette excellente femme, qui s’est montrée sa véritable mère. Il est resté auprès d’elle jusqu’à l’âge de cinquante ans, et, lorsqu’il alla vivre avec Mlle de l’Espinasse, il allait sans cesse chercher sa chère nourrice, la consoler de ses peines, faire des caresses à ses petits enfants, et la laissait heureuse d’avoir un tel fils. »

« Son père le voyait souvent et s’amusait beaucoup, m’a dit d’Alembert, de ses gentillesses et bientôt de ses réponses, qui annonçaient, dès l’âge de cinq ans, une intelligence peu commune ; il allait en pension et son maître était enchanté de son esprit.

« Un jour M. Destouches, qui en parlait sans cesse à Mme de Tencin, obtint d’elle qu’elle l’accompagnerait où il l’avait placé, et par les caresses et les questions qu’il adressa à son fils en tira beaucoup de réponses qui le divertirent et l’intéressèrent. « Avouez, madame, dit M. Destouches à Mme de Tencin, qu’il eût été bien dommage que cet aimable enfant eût été abandonné. » D’Alembert, qui avait alors sept ans, se souvenait parfaitement de cette visite et de la réponse de Mme de Tencin, qui se leva à l’instant en disant : « Partons, car je vois qu’il ne fait pas bon ici pour moi. »

« M. Destouches, en mourant, recommanda d’Alembert à sa famille, qui jamais ne l’a perdu de vue. Quand j’ai connu d’Alembert, ajoute Mme Suard, il allait encore dîner avec le neveu et la nièce de son père une fois par semaine, et il était toujours reçu avec autant d’égards que d’estime et d’amitié.

« En me mettant si avant dans sa confidence, d’Alembert m’autorisa à lui demander s’il était vrai que Mme de Tencin lui eût fait dire par un ami, quand il eut acquis une grande célébrité, qu’elle serait charmée de le voir : « Jamais, m’a-t-il dit, elle ne m’a rien fait dire de semblable. — Cependant, monsieur, on vous prête dans cette occasion une réponse très fière à une mère qui, jusqu’à votre célébrité, ne vous avait pas donné un signe de vie ; et j’ai entendu bien des personnes applaudir à votre refus comme à un juste ressentiment. — Ah ! me dit-il, jamais je ne me serais refusé aux embrassements d’une mère qui m’aurait réclamé ; il m’eût été trop doux de la recouvrer. »

« Quand Mme de Tencin mourut, elle laissa tout son bien à Astuc, son médecin. On prétendit que c’était un fidéicommis et que le bien devait passer à d’Alembert, mais il n’en a jamais rien reçu ; il disait qu’elle aimait beaucoup Astuc et que, quant à lui, il était bien sûr qu’elle n’avait pas plus pensé à lui à sa mort que pendant sa vie. »

L’éducation des pupilles du cardinal était complète et brillante. Cent livres par an leur étaient accordées pour leur entretien et menues dépenses : une académie annexée au collège devait leur enseigner l’équitation, l’escrime et la danse. L’Université de Paris, exécutrice des volontés du cardinal, refusa sur ce point de s’y conformer. D’Alembert, dans son enfance, n’apprit pas les belles manières et ne les connut jamais. Le jeune Lerond fit de brillantes études. La famille de Destouches, heureuse sans doute de ses succès, ne cessa jamais de veiller sur lui. La preuve en est inscrite sur le registre de la Faculté des arts. À la fin de l’année 1735, le jeune écolier, âgé de dix-huit ans, fut reçu bachelier ès arts. Il est inscrit sous le nom de Daremberg. Le registre, dont je dois la connaissance aux recherches perspicaces de M. Abel Lefranc, mentionne la réclamation du candidat Jean-Baptiste Lerond qui repousse le nom de Daremberg que sa famille veut lui imposer. Une note du recteur du collège des Quatre-Nations atteste que Daremberg et Jean Lerond sont une même personne et l’un des plus brillants élèves du collège :

Lerond Parisinus, qui cum a pueritia credidisset et solitus esset a parentibus vocitari Daremberg, inscripsit se in catalogis philosophicis Joannem Baptistum Ludovicum Daremberg, omisso nomine suo gentilitio Lerond. Supplicavit ut inscribatur suo nomine Joannes Lerond sine ullo alio cognomine.

Ut non alia subesse possit dubitatio de Joanne Lerond, dixit idem prosyndicus, juvenem illum in collegio Mazarineo a pluribus annis magna cum laude studere, omnibusque magistris esse notissimum, praesertim ipsi amplissimo rectori, et M. Geoffroy philosophiae professori, quorum lectiones exceperit, et sibi ipsi qui eum habuerit discipulum, caeteris longe antecellentem, ita ut nullus sit dubitandi locus quin juvenis qui se inscripsit Joannem Baptistum Ludovicum Daremberg idem sit qui nunc postulat inscribi se Joannem Lerond.

Quelle est l’origine de ce nom de Daremberg ? Pourquoi la famille de Destouches voulait-elle le lui imposer ? Pourquoi Jean Lerond, comme par une transaction, adoptait-il trois ans plus tard celui de d’Alembert, qu’il a rendu illustre ? Ces questions paraissent insolubles.

Je proposerai une remarque au moins singulière.

L’anagramme de

Batiste Lerond


est

Dalenbert, soit.

Il n’est pas impossible que le jeune géomètre, familier avec la théorie des permutations, ait tourné lui-même cette inversion assez conforme aux habitudes de l’époque. Quoi qu’il en soit, dans la famille Destouches on le nommait dès l’enfance le chevalier Daremberg.

Les Archives nationales possèdent l’inventaire après décès de Michel-Camus Destouches, commissaire général de l’artillerie, frère et héritier du père de d’Alembert. On y lit :

« Item, une autre liasse contenant seize pièces qui sont mémoires des fournitures faites par ledit deffunt Michel-Camus Destouches et payements par lui faits au chevalier d’Arembert, mineur, pour servir au compte des arrérages de la pension viagère de 1 200 livres par an à lui léguées par ledit deffunt Louis-Camus Destouches. »

Le testament de Louis-Camus Destouches, conservé dans l’étude de Me Robineau, notaire à Paris, porte d’autre part :

« Je donne et lègue, . . . . . . . . . . ., plus au sieur Jean d’Arenbert à présent en pension chez Bérée, faubourg Saint-Antoine, 1 200 livres de pension viagère, que je veux et entends qui lui soient régulièrement payées et par préférence à tous autres legs, en ayant touché les fonds de ceux à qui il appartient, et, s’il est encore en bas âge quand je mourrai, on lui nommera un tuteur ad hoc. »

Que signifient ces mots, en ayant touché les fonds de ceux à qui il appartient ?

Le legs serait-il un souvenir de sa mère, le seul qu’il en ait jamais reçu ?

Les Archives nationales possèdent une lettre de d’Alembert du mois de mars 1779, adressée au ministre de la maison du roi et commençant par ces mots :

« J’ai l’honneur de vous envoyer mon extrait baptistaire. Vous n’y trouverez pas le nom de d’Alembert, qui ne m’a été donné que dans mon enfance et que j’ai toujours porté depuis, mais je suis connu de plusieurs personnes sous le nom de Jean Lerond, qui est mon nom véritable. »

L’orthographe des noms au XVIIIe siècle avait moins de fixité qu’aujourd’hui ; il est difficile cependant de considérer d’Alembert, d’Arenbert et d’Aremberg comme trois manières d’écrire le même nom.

D’Alembert apprit au collège ce qu’on y enseignait alors. Il en sortit excellent latiniste, sachant assez le grec pour lire plus tard dans le texte Archimède et Ptolémée. On l’exerça, conformément à la tradition, à circonduire et allonger des périodes et à faire brillamment des amplifications, nom très convenable, disait-il plus tard, non sans quelque injustice, à noyer dans deux feuilles de verbiage ce qu’on pourrait et devrait dire en deux lignes. Le talent de bien dire en amplifiant et de trouver sans effort l’heureux arrangement des paroles, développé par ses maîtres au collège Mazarin, n’a pas peu contribué sans doute, n’en déplaise à d’Alembert, à ses succès comme orateur académique. S’ils n’ajoutent rien à sa gloire, ils ont pu, en procurant à ses contemporains des heures de vif plaisir, devenir une des joies de sa vie.

Après avoir passé — c’est ainsi que lui-même juge ses études — sept ou huit ans à apprendre des mots ou à parler sans rien dire, il commença ou, pour mieux dire, on crut lui faire commencer l’étude des choses : c’était la définition de la philosophie. On désignait alors sous ce nom la logique ou, à très peu près, ce que le maître de philosophie se proposait d’apprendre à M. Jourdain : Bien concevoir, par le moyen des universaux ; bien juger, par le moyen des catégories, et bien construire un syllogisme, par le moyen des figures :


Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralipton.


On se demandait si la logique est un art ou une science, si la conclusion est de l’essence du syllogisme.

Quoique la forme prête à la comédie, ne nous persuadons pas qu’une telle étude ne fût alors qu’une inutile et ridicule curiosité. Nul ne songe aujourd’hui à invoquer les règles du syllogisme, on ne le comprendrait pas. Lorsque, il y a deux cents ans, ces règles rigoureuses et irréprochables étaient connues de tous les honnêtes gens, il suffisait, aux yeux des bons juges, pour triompher dans une discussion, de résoudre in modo et figura les arguments sophistiques de l’adversaire ; chacun félicitait le vainqueur sans ignorer pour cela que le vaincu pouvait avoir raison.

Par le respect de ces règles excellentes, ingénieux théorèmes dans la science du raisonnement, on faisait preuve d’éducation classique, à peu près comme la connaissance de l’escrime ou de l’équitation faisait paraître un élève des académies vraisemblablement de bonne famille.

L’éducation, à toutes les époques — on aurait grand tort de s’en plaindre, — a joint aux connaissances réellement utiles à tous un savoir convenu, sorte de franc-maçonnerie entre ceux qui le possèdent. À quoi sert l’orthographe, sinon à démontrer qu’on a été bien élevé ? En Chine, les lettrés ont une langue à part, cela n’est ni sans intention ni sans avantage.

La physique de Descartes enseignée pendant les années de philosophie convenait moins encore à l’esprit rigoureux de d’Alembert. Les cartésiens de collège déraisonnaient en termes obscurs sur des questions mal définies et mal comprises ; d’Alembert ne conserva de ses maîtres en physique que le souvenir de paralogismes qu’il parodiait avec gaieté.

C’est en songeant à son professeur de physique qu’il avait conçu l’idée d’une antiphysique dans laquelle on expliquerait et démontrerait, par des raisonnements non moins plausibles que ceux de l’école, le contraire précisément de la vérité.

On dirait, par exemple : Le baromètre hausse pour annoncer la pluie.

Explication. — Lorsqu’il doit pleuvoir, l’air est plus chargé de vapeurs, par conséquent plus pesant, par conséquent il doit faire hausser le baromètre.

Ce qu’il fallait démontrer.

L’hiver est la saison où la grêle doit principalement tomber.

Explication. — L’atmosphère étant plus froide en hiver, il est évident que c’est surtout dans cette saison que les gouttes de pluie doivent se congeler jusqu’à se durcir en traversant l’atmosphère.

Ce qu’il fallait démontrer.

Par malheur pour ces explications, les faits y sont absolument opposés. La baisse du baromètre annonce la pluie, et la grêle, en été, tombe plus souvent qu’en hiver. Les raisons sont préférables cependant à celles qu’on invoquait chaque jour dans l’étude de la physique. La liste peut s’étendre, et d’Alembert formait le projet d’y introduire tous les phénomènes physiques.

D’autres branches d’études, qui réclament aujourd’hui bien du temps et provoquent bien des efforts, ne jouaient dans les classes aucun rôle. Les plans d’études du XVIIIe siècle ne nous disent pas comment un excellent élève, comme d’Alembert, apprenait avant de quitter le collège que Charlemagne au IXe siècle avait renouvelé l’empire, et qu’un saint roi nommé Louis s’était croisé au XIIIe siècle. On pouvait mériter tous les prix dans toutes les classes sans avoir appris que Madrid est en Espagne et que François Ier y a été prisonnier de Charles-Quint. Il ne paraît pas que les générations instruites par cette méthode ignorassent plus que celles d’aujourd’hui la géographie et l’histoire. L’excès du mal était le meilleur des remèdes et l’ignorance complète le meilleur stimulant. Les jeunes gens qui n’avaient rien appris lisaient les histoires et consultaient les cartes, à leur jour et à leur heure, quand ils en sentaient le désir et le besoin, avec profit par conséquent. L’habitude de faire pendant les repas des lectures instructives pouvait aussi laisser quelques souvenirs, mais il est à croire qu’on n’écoutait guère.

Quoi qu’il en soit, Diderot, Voltaire et d’Alembert, et, au siècle précédent. Corneille, Racine et Bossuet ont été instruits par cette méthode ; leur ignorance a été passagère. Le désir d’apprendre est le meilleur fruit des premières études. On le fait naître en exerçant l’esprit, non en fatiguant la mémoire. Quand l’ignorance devient un ennemi, la victoire n’est pas douteuse. Les écoliers du XVIIIe siècle en sortant du collège ne pouvaient pas s’écrier comme ceux d’aujourd’hui : « Me voilà, grâce à Dieu, débarrassé de mes études ! » Ils ne l’étaient pas, et c’était un grand bien. Le but n’était pas alors de préparer l’élève à une profession libérale, moins encore à un examen, on lui livrait la source, c’était à lui d’y boire et d’apprendre, après son entrée dans le monde, suivant ses besoins et son zèle, les vérités utiles ou utilisables. Le collège l’y préparait par l’étude des bonnes lettres en le rendant capable de parler et de raisonner des choses avec les honnêtes gens, de lire avec fruit tous les livres, d’en écrire au besoin, en donnant à son esprit la politesse commune à tous les temps et à toutes les nations. Deux conditions sont nécessaires, on ne saurait le nier : la première est de connaître les choses ; la seconde est de savoir parler, raisonner et écrire sur celles que l’on a apprises.

La première n’est pas la plus importante ; elle s’apprend à tout âge. Si la seconde à vingt ans n’est pas acquise, on risque fort de l’ignorer toujours.

Jean Lerond, après avoir subi l’examen du baccalauréat ès arts, suivit pendant deux années les leçons de l’École de droit. Il s’inscrivit pour les cours des professeurs Amyot, Legendre, de Ferrière et Rousseau. On lit sur les registres dix mentions relatives à d’Alembert. Il suffira d’en citer une :

Ego Joannes Lerond Parisiensis excipio lectiones dominorum Amyot et Legendre, octob. 1736 die ultimo.

Dans le registre intitulé Registrum supplicantium pro assequendis gradibus : Die Jovis 17 Juli 1738, supplicaverunt pro examine gallico : Joannes Lerond Parisiensis et D. Rousseau, Legendre, Maillot, Delaroche, Bernard.

D’Alembert, licencié en droit, pouvait plaider, et son brillant esprit lui promettait de grands succès, mais la profession ne lui plaisait pas. Il n’aurait accepté que de bonnes causes, et elles sont rares. Il faut se garder d’en évaluer le nombre à la moitié de celles qui se plaident. Quand l’un des plaideurs a tort, il n’est pas certain que l’autre ait raison ; d’Alembert connaissait les fables de La Fontaine. Riche de 1 200 livres de rente, il vivait chez sa mère adoptive, heureux d’apporter dans la modeste vie de la famille sinon l’aisance au moins la sécurité. Jamais le Palais ne le vit à la barre. Il voulut étudier en médecine. Lui-même l’a raconté, mais son passage à la Faculté n’a pas laissé de traces.

Les professeurs du collège Mazarin, presque tous prêtres, se faisaient aimer de leurs élèves. Jansénistes ardents, ils servaient volontiers de directeurs à leurs consciences et de guides à leurs premiers pas dans le monde.

Jean Lerond, joyeux et confiant, accepta d’abord leurs conseils. Leurs livres de dévotion l’ennuyèrent, ils s’y attendaient : on lui prêta les livres de controverse. La sympathie et la confiance ont des bornes. D’Alembert, effrayé de cette pieuse ferveur qui n’engendrait que la haine, rejeta cet amer breuvage, et, sans cacher toute sa répugnance, devint l’adversaire, bientôt l’ennemi de ceux qui le lui présentaient.

Les invectives, dans les discussions théologiques, en 1736, allaient jusqu’à la fureur. Jansénistes et jésuites, pour l’attaquer ou pour la défendre, faisaient de la bulle Unigenitus l’essentiel de la religion et la pierre de touche de la foi.

Les pamphlets succédaient aux pamphlets, et si d’Alembert, comme il s’en est vanté, lisait avec conscience tous ceux qu’on lui prêtait, la polémique la plus violente occupait une grande part de son temps.

Le livre du père Quesnel : Réflexions sur le Nouveau Testament avait été l’occasion et devenait le terrain de la lutte. La destinée de ce livre est singulière. Publié en 1671, on le recommandait dans plusieurs diocèses et le citait comme le soutien le meilleur et le plus édifiant de la foi, tiré des pures sources de l’Écriture et de la tradition. Son succès pendant un quart de siècle s’accroissait sans cesse. L’archevêque de Paris, écrit Bossuet qui l’approuve, étant encore évêque de Châlons, crut trouver dans ce livre un trésor pour son Église. Le pieux évêque, après l’avoir revu et annoté, l’adressa aux curés, aux vicaires et aux autres ecclésiastiques de son diocèse pour servir de matière à leurs instructions. Les Réflexions du père Quesnel étaient reçues avec avidité et édification, les libraires ne pouvaient suffire à la dévotion des fidèles ; chaque mois voyait naître une édition nouvelle.

« Il suffisait, si nous en croyons le témoignage de Bossuet, de lire le livre des Réflexions morales pour y trouver, avec le recueil des plus belles pensées des saints, tout ce qu’on peut désirer pour l’édification, pour l’instruction et pour la consolation des fidèles. »

Tant d’excellentes pages cependant et tant de pieuses annotations cachaient le poison janséniste.

Les jésuites eurent d’abord des scrupules et des doutes, la discussion anima leur zèle. La question fut portée à Rome. On s’y partagea comme à Paris. La décision sans appel de la bulle Unigenitus ordonna enfin, en 1713, la soumission et le silence aux esprits les plus orgueilleux et les plus tenaces qui furent jamais. Un livre édifiant et orthodoxe pendant quarante ans était interdit. Les maximes et les conseils que les jésuites eux-mêmes avaient eus en vénération devenaient, sur leur insistance, dangereux et impies. On condamnait cent une propositions d’autant plus coupables que le venin y était plus caché.

Il l’était extrêmement, et beaucoup de fidèles, une grande partie même du clergé, habitués à en nourrir leur esprit, refusèrent de changer de régime. La guerre fut déclarée et troubla la France pendant plus d’un demi-siècle. Quarante ans après la publication de la bulle, le nombre des lettres de cachet lancées à son occasion dépassait quarante mille. Du haut en bas, la société était divisée. On était appelant ou non appelant ; les plus ardents étaient réappelants ; les non communiquants refusaient toute relation avec les approbateurs de la bulle. Le silence respectueux était blâmé de tous, le mépris prodigué à ceux qui pesaient les affaires du sanctuaire dans la balance de la raison, et le tolérantisme flétri comme une faiblesse ou dénoncé comme un crime. Pour délivrer la vérité retenue dans l’injustice, chacun se faisait gloire de devenir une ville forte, une colonne inébranlable et un mur d’airain. Un bourgeois de Paris bien pensant n’aurait pas confié ses souliers à un décrotteur ou sa malle à un commissionnaire sans prendre des informations, pour ne pas souiller sa conscience en encourageant l’indifférence d’un non appelant ou l’erreur criminelle d’un partisan de la bulle.

Il fallait être janséniste ou moliniste. Boindin, auteur comique fort oublié, disait : « Entre Dumarsais et moi la différence est grande : Dumarsais est athée janséniste, et moi je suis athée moliniste ».

Quoique la bulle fût de 1713, au moment où d’Alembert quitta le collège, en 1735, la polémique redoublait de violence. Les guérisons du cimetière de Saint-Médard sur le tombeau du diacre Pâris accroissaient l’ardeur fanatique des jansénistes, tout fiers des miracles que Dieu faisait pour eux.

On discutait sur les limites de l’observance due à la cour de Rome : s’étend-elle aux questions de fait ? Le problème, comme au temps de Pascal, avait deux solutions opposées, évidentes chacune pour ceux qui l’adoptaient. Pour se faire une idée de l’acharnement des partis, il faut les laisser parler.

« La charité chrétienne, disait une brochure du temps, permet-elle, sans se faire leur complice, de communiquer avec ceux qui, pour combattre la vérité, descendent tout vivants dans l’Enfer ? »

« Quand j’ouvre cette bulle, disait un autre auteur, et que j’y vois condamner cent une vérités qui sont l’élixir de la tradition, l’abrégé du christianisme, le rempart de l’Église, le fondement de la religion, dois-je me contenter de dire : on veut me faire illusion ? La bulle est visiblement subreptice et porte tous les caractères de la plus pernicieuse nouveauté. »

C’est sur ce ton que, par des milliers de pamphlets se répondant comme les voix d’un chœur d’anathèmes, les partis, pendant un quart de siècle, se maudissent, se déchirent et s’insultent. Pour ceux qui prendraient intérêt au fond, ils sont rares aujourd’hui, il serait malaisé de les instruire. Pour voir ce venin si bien caché et comprendre ces subtiles distinctions, il faut regarder de près et avoir de bons yeux.


Quand Dieu veut sauver l’âme, en tout temps, en tout lieu,
L’inévitable effet suit le vouloir de Dieu.


L’innocence de ces deux vers semble égaler leur platitude. C’est une dangereuse erreur : ils contiennent deux hérésies condamnées par la bulle.

Dans les miracles accomplis sur le tombeau d’un appelant, le bienheureux Pâris, les jésuites n’accordaient aucun sujet de triomphe à leurs adversaires.

Il fallait avant tout définir le mot miracle. Comment espérer sans cela une argumentation solide ?

Un miracle, disaient-ils, doit être instantané et complet. Tout ce qui vient de Dieu a d’abord sa perfection. Ses œuvres sont achevées suivant la force du terme. C’est une vérité dont Moïse nous est garant. Quelque chose que Dieu fasse, il est impossible, dit le Sage, d’y ajouter ou d’en retrancher.

Oserait-on prétendre qu’il est impossible d’ajouter à une guérison imparfaite ? Elle n’est donc pas l’œuvre de Dieu.

Satan, le père du mensonge, qui remue le ciel et la terre pour susciter des ennemis à Dieu parmi les hommes, ne peut-il pas aussi faire des miracles ? On n’en peut pas chrétiennement douter. Les maléfices sont constants, les histoires en sont remplies, les confessions des malfaiteurs en font foi, les arrêts des cours souveraines le confirment. Mais le démon n’a pas la toute-puissance, il essaye, il tâtonne, il s’y reprend à plusieurs fois. Entre sa folle malice et la sage bonté de Dieu, la distinction devient facile.

Les malades guéris à Saint-Médard, après avoir ajouté neuvaines sur neuvaines, ne peuvent être, suivant cette doctrine, que des imposteurs ou des démoniaques. Un paralytique jette ses béquilles sur le tombeau du diacre, et rentre à pied chez lui, mais en boitant. Ce n’est pas Dieu qui fait ainsi les choses à demi, le miracle est un piège, l’apparente promesse une menace, et les convulsions qui la précèdent, les effets, dans ce lieu maudit, de la rage et de la furie du démon. Il n’est rien de mieux fondé sur les Écritures.

N’a-t-il pas été dit dans l’Apocalypse : Vae terrae et mari, quia descendit diabolas ad vos habens iram magnam !

À ces preuves en apparence si solides on opposait l’évidence des faits.

La première œuvre de Dieu a été la production du chaos, et la terre fut d’abord sans beauté, afin que l’on apprît que toute créature ne devient parfaite qu’à mesure que Dieu l’enrichit.

L’enfant ressuscité par Élie ne l’a été qu’après que le prophète se fut étendu trois fois sur lui. Le même prophète, le texte est formel, a envoyé sept fois son serviteur avant que la pluie promise à Achab eût commencé à tomber. Élisée s’est couché sept fois sur l’enfant de la Sunamite, il a frappé sept fois le Jourdain. Naaman, qu’il envoya au Jourdain, s’y est baigné sept fois consécutives, et Ézéchias, personne ne l’ignore, n’a été guéri que le troisième jour ; si Dieu eût voulu le guérir subitement, on ne lui aurait pas promis comme une grande grâce qu’il irait au temple dans trois jours. Comme dans l’antiphysique de d’Alembert, les faits démentent la théorie.

Cette théorie d’ailleurs suppose ce qui est en question.

Les maladies du corps sont l’image des maladies de l’âme, c’est-à-dire des péchés ; les guérisons miraculeuses que Dieu opère des maladies du corps sont l’image de celles qu’il opère dans nos âmes.

La conséquence est évidente : Dieu quelquefois convertit un pécheur en un moment par un coup extraordinaire de sa grâce, mais cela arrive aussi rarement dans cette lie des siècles, qu’il arrivait fréquemment dans l’Église naissante.

Dans les efforts que fait un pécheur pour rompre ses liens et ses mauvaises habitudes, l’âme souffre des espèces de convulsions dont celles des corps malades dans le cimetière de Saint-Médard ne sont aujourd’hui que l’image.

Le père Quesnel a dit :

« On ne sait ce que c’est que le péché et la vraie pénitence, quand on veut être rétabli d’abord dans la possession des biens dont le péché nous a dépossédés et qu’on ne veut pas porter la confusion de cette séparation » ; et là-dessus les deux partis triomphaient, car cette maxime, acceptée par les appelants et favorable aux miracles lentement accomplis, est la quatre-vingt-huitième proposition condamnée par la bulle.

Les miracles du démon sont des crimes. Ceux qui en profitent méritent la mort, et la responsabilité s’étend fort loin.

Toute la postérité d’Aman fut pendue comme lui, et les enfants des accusateurs de Daniel furent jetés avec eux dans la fosse aux lions.

La peine est portée plus loin parmi les Chinois : les mandarins sont déposés en même temps que leurs parents sont punis lorsqu’il se consomme quelque grand crime, comme quand les enfants ont dit des injures à leurs pères. Sur ce pied, la punition des convulsionnaires irait bien loin, puisque leur état criminel est injurieux à Dieu, le père de tous les chrétiens.

L’ironie est une arme puissante. On lisait beaucoup en 1735 Cartouche, ou le Scélérat sans reproche par la grâce du père Quesnel.

Cartouche est un honnête homme, un fort honnête homme, en un mot un homme irréprochable, et ceux qui en jugent autrement sont obligés en conscience d’abjurer le père Quesnel ou de faire réparation à Cartouche. Pourquoi le blâmer ? Pouvait-il, si la grâce lui a manqué, se défendre des crimes dont il était tenté ? car les commandements sont impossibles à qui les transgresse.

« Un jour, dit la Correspondance de Grimm, le cardinal de Rochechouart, ambassadeur de France à Rome, entre chez le pape Benoît XIV avec un visage fort allongé : « Eh bien, qu’y a-t-il, monsieur l’ambassadeur ? lui dit-il. — Je viens de recevoir la nouvelle, lui dit l’ambassadeur, que l’archevêque de Paris est de nouveau exilé. — Et toujours pour cette bulle ? demande le pape. — Hélas ! oui, Saint-Père. — Cela me rappelle, reprend le pontife, une aventure du temps de ma légation à Bologne. Deux sénateurs prirent querelle sur la prééminence du Tasse sur l’Arioste. Celui qui tenait pour l’Arioste reçut un bon coup d’épée dont il mourut. J’allai le voir dans ses derniers moments : « Est-il possible, me dit-il, qu’il faille périr dans la force de l’âge pour l’Arioste que je n’ai jamais lu ! »

C’est à Benoît XIV si peu confiant dans les lumières des défenseurs de la bulle, que Voltaire a dédié sa tragédie de Mahomet, pour l’examen de laquelle, par une fantaisie singulière de M. d’Argenson, d’Alembert avait été pour une fois transformé en censeur.

Benoît XIV avait raison sans doute, mais sous ces questions mal comprises par les plus ardents s’agitait déjà la prétention de penser librement. Les jansénistes n’en convenaient pas, mais les jésuites montraient clairement qu’en se faisant juge de la foi, en préférant la persuasion de chacun à toute autorité visible, on fait de l’Église une république où le scepticisme doit triompher. Les pères fondaient de grandes espérances sur Jean Lerond ; ils voulaient de leur brillant élève faire un ennemi des jésuites. Leur pieux désir eut un succès complet, mais ils dépassèrent le but, et d’Alembert devint également hostile aux deux partis. Il conserva pendant toute sa vie pour cette nourriture, qu’il serait injuste d’appeler théologique, une répugnance mêlée de colère, traitant d’ennemis publics tous ceux qui, pour ces bagatelles sacrées, troublaient la tranquillité des citoyens et la paix des esprits.

D’Alembert aimait à rire. Les histoires de convulsionnaires, premier aliment de son esprit, lui en donnaient rarement l’occasion. On me permettra cependant, dans la Vie du diacre Pâris condamnée au feu par l’Inquisition et solennellement brûlée à Rome, de signaler une anecdote fort oubliée et cependant devenue célèbre. Labiche en a fait le sujet de sa charmante pièce le Misanthrope et l’Auvergnat. Bien peu de nos contemporains, en l’applaudissant au théâtre du Palais-Royal, y ont soupçonné une réminiscence des convulsionnaires de Saint-Médard.

Le diacre Pâris, interdit comme appelant de la bulle au futur concile, vivait saintement et souffrait sans se plaindre : le parti le canonisait. Le bon diacre consacrait aux bonnes œuvres une fortune supérieure à ses besoins. Sa conscience timorée se reprochait chaque jour des faiblesses qu’il était seul à apercevoir.

Un prêtre du diocèse d’Orléans s’était rendu célèbre par son humeur frondeuse et son caractère difficile. Il avait dans plusieurs paroisses apporté la discorde et le trouble ; suspect, de plus, de jansénisme et condamné par son évêque, il était tombé dans la pauvreté. Le bon diacre lui offrit l’hospitalité avec l’injonction formelle de tout observer dans la maison et d’étudier, sans craindre l’indiscrétion, les imperfections et les péchés de son hôte. Pâris couchait sans draps et vivait de légumes. En échange de cette maigre chère, la tâche imposée à son surveillant était facile. Le saint homme péchait rarement. La situation était celle de Machavoine chez Chiffonet. Le dénouement fut le même ; un jour vint où le diacre, à bout de patience, s’écria : « Véritablement, il va un peu loin ! »

Les livres jansénistes prêtés à d’Alembert contenaient peu d’histoires de ce genre ; il s’en dégoûta bien vite. Pendant ses études de médecine comme à l’École de droit, d’Alembert s’exerçait aux mathématiques. Les leçons élémentaires reçues au collège étaient excellentes, et un souvenir reconnaissant est dû à son maître M. Caron.

Les amis de d’Alembert, regardant, non sans raison, les mathématiques comme un mauvais instrument de fortune, eurent assez d’influence pour le décider à se séparer pour un temps de ses livres de science. Il les porta chez un ami, chez Diderot peut-être. La médecine restait sa seule étude, mais la géométrie, quoi qu’il fît, le divertissait sans cesse. Les problèmes troublaient son repos. Impatient de toute contrainte, même volontaire, d’Alembert, chaque fois qu’une difficulté l’arrêtait, allait chercher un des volumes. Ils revinrent tous dans sa petite chambre. La maladie était sans remède : il l’accepta comme un bonheur. La médecine fut abandonnée ; les problèmes, résolus sans scrupule, furent discutés avec persévérance. D’Alembert, à l’âge de vingt ans, avait, sans rien rêver de plus pour l’avenir, la modeste ambition de devenir un grand géomètre.