Nouvelle Édition nouvelle, JA Coulange et cie (p. 5-27).

DÉTOURS

Vénus des carrefours, efflanquée, mauvaise et maquillée, aux cheveux en casque, aux yeux vides qui ne regardent pas, mais aux lèvres plus rouges que le sang et que la langue mince caresse, tu m’as connu flairant l’ombre que tu laissais derrière toi. Me voici — comme autrefois — dévoré du tourment cruel de te rencontrer au coin de basses ruelles où la lumière fardée des persiennes coule le long des murs… J’ai longtemps tourné dans ce quartier désert. Je connais pourtant des bars aux glaces réfléchissant de blancs visages ; je connais des promenoirs brûlants, où le désir des hommes s’exalte dans l’arrogance, des maisons pleines de femmes, des salons étouffés dans les velours chauds, les odeurs et les satins miroitants. Je connais des comptoirs aux murs de lèpre grise. Je connais d’étranges boutiques où les vendeuses se donnent habillées, des chambres que la rumeur de la rue assiège pendant qu’un corps à moitié nu tremble et gémit sous le baiser, des terrains vagues peuplés de souffles, des caves humides et des greniers d’où l’on entend chanter la pluie. Tu n’aurais qu’à me citer les voies de la Ville et je te dirais qu’à tel étage de vieilles prostituées attendent l’homme qu’elles fouetteront et dont elles creuseront la chair avec des pinces, des limes, de longs et froids outils vivants et des lames agiles.

Donnant sur des cours noires dont les dalles toujours mouillées blanchissent à de lointains reflets du jour, des loges étroites reçoivent des couples qui, jusqu’à la nuit, s’acharnent à souffrir…

Vénus, ta nudité d’ivoire, vénéneuse et fleurie d’images symboliques, hante mes longs après-midi d’hiver. Que d’instants j’ai passés, devant le feu qui rougeoyait, à me rappeler ton visage et le grand rire silencieux qui te tordait la bouche. Le jour brumeux restait suspendu dans l’air et, quelquefois, le cri des remorqueurs montant du fleuve arrêtait ma vie….

Vénus, n’étais-tu pas cette poupée, sans cheveu ni dents, peinte et sans voix ?… D’horribles et lentes voluptés m’ont attachées sur toi. Masque effrayant : tes yeux de plâtre avaient vieilli !

L’Inconnue

En contrebas des loges et des promenoirs, un immense parquet luisant et glissant attendait les danseuses qu’on pouvait choisir ensuite pour la nuit. C’était des femmes mal habillées, fardées et point trop jeunes. Mais elles portaient dans tous leurs mouvements une liberté si grande et si ferme qu’un désir étrange vous faisait éclater le cœur.

Je m’arrêtai pour mieux les voir. Elles encombraient le bar : une vingtaine au plus. Quelques unes, fluettes, dévisageaient avec ennui des femmes inconnues, d’autres regardaient les hommes sans distinction d’âge ni de costume. Elles absorbaient des cocktails à l’éther et d’inqualifiables boissons glacées et parfumées à la rose, au musc, au benjoin, à la verveine.

Une seule, assise à l’écart, vidait mélancolique un litre de vin. Elle était coiffée bizarrement d’un petit chapeau de voyage. Ses mains, couvertes de bagues fausses, n’étaient ni belles, ni bien entretenues, mais son regard, posé distraitement sur moi, m’emplit d’une maladive angoisse.

Je dus m’asseoir à côté d’elle. Silencieusement, tandis qu’éclataient les cuivres proches de l’orchestre, je saisis le bras qu’elle sut offrir. La chair tendait l’étoffe, une chair que je devinais blanche et froide comme la neige et qui me chauffa jusqu’aux moelles.

Elle n’était pas danseuse. Pourtant à un geste qu’elle fit, je vis qu’elle portait un maillot sur le corps.

Alors je la suppliai de vouloir bien enlever sa robe qui la gênait. Elle obéit, puis s’en alla, toujours très indifférente, dans sa nudité de cirque et de music-hall, à travers le promenoir encombré, sans que personne s’en étonnât.

L’Œil du Diable

À Roland Dorgelès

Parfois — dépassant un mur — c’était, sur le ciel blanc de cette matinée d’automne, une branche lourde de pluie que le vent balançait. Des cours immenses, vides et sonores émerveillaient le promeneur. Il s’arrêtait. Il repartait du même pas régulier qui sonnait sur les pierres. Les ruelles descendaient, montaient, s’enchevêtraient, aboutissaient à une petite place et, dans un cabaret mystérieux, l’homme se faisait servir une bouteille de vin…

… On entendait le doux crépitement d’une averse sur les vitres vertes de la salle…

— Ô cher abri ! comme tu étais profond et fourré de langueur ; comme tu endormais mon cœur ! Mais mon cœur se réveilla lentement et je commençai de souffrir. Mille souvenirs me harcelaient. Je la voyais mélancolique et malheureuse, cherchant à m’attirer. Sa beauté me faisait mal. Elle m’appelait et j’étais à la fois méprisant et séduit, sévère et tourmenté. Ah ! que ton amour me fut alors difficile à combattre ! Tu pleurais, tu n’exagérais pas tes larmes. Comme toujours tu étais affectueuse, apitoyée, jeune, accueillante et belle. Et moi qui t’aimais, dès le premier jour, je n’avais pu m’attacher à toi… parce que je t’aimais.

(Ne comprends pas… Comprendrais-tu ?… Je ne veux pas que tu me méprises).

Donc j’étais parti : j’avais, dans des villes inconnues recherché les filles qui te ressemblaient. Plusieurs m’attirèrent mais ce n’était que poupées stupides et, depuis, l’univers devenait pour moi comme un bazar aux pantins actifs ou désordonnés dont je connaissais tout le mécanisme. — Ici le promeneur reprit à travers les ruelles tortueuses son chemin de hasard. Il admira leurs noms : rue d’Aigrefeuille, rue de Saint-Pierre le Vif.

… Les cours immenses et sonores s’ouvraient, toujours vides. Le vent balançait toujours les feuillages alourdis de pluie….

Il entra dans un musée et, quand il en sortit, sa mémoire était pleine de visions amères. Il se rappelait surtout les paysages de Salvator Rosa, cette nature sauvage et convulsée et les brigands qui la peuplent. Au bord d’un gouffre, trois hommes attendent. Deux sont assis. Le troisième, appuyé sur sa pique, est habillé de rouge.. Les rochers arrachés à la terre, les arbres fauchés par l’ouragan et la profondeur de l’ombre l’arrêtèrent longtemps.

C’est à cette toile, maintenant qu’il rêve en grimpant la rue étroite sous le ciel blanc. Les portes géantes des hôtels d’autrefois sont à lui et les corridors largement dallés l’invitent à entrer… — Comme ces brigands — (il rêve, laissez-le) — comme ces brigands, j’aurais joué ma vie à toute heure. Sur le chemin de la forêt, à l’auberge et dans la campagne, mon nom seul fait trembler le voyageur que j’arrête et dépouille.

— Est-il mort, compagnon ? — Voici ta part. — Dieu lui pardonne ! — Et toi, viens-tu ?…

Mais il pleuvait. Le promeneur reprit ses sens. Dans la clarté du jour indécis, les cloches battaient à la volée, se répondaient, et le rêveur, traversant la place qu’il avait découverte le matin même, rencontra — tirée par deux haridelles prétentieuses — une berline dans laquelle Madame la Préfète se rendait à l’Office. Et la berline tourna très vite. Et Madame la Préfète se signa car ce grand diable déguenillé qu’elle dévisageait par ennui, la toisait d’un regard cruel.

Le Concert Imprévu

à Pierre Mac Orlan.

La rue, déserte, ouvrait sur un grand ciel brillant et pur : et, pas un bruit, pas un souffle de vent, pas même, dans les plus hautes branches d’un platane, cet imperceptible frémissement des feuilles à l’air calme. On voyait des loques pendre aux fenêtres. Deux charrettes dételées élevaient vers les étages leurs brancards. Quelques pigeons, à ras de sol, décrivaient des cercles et de larges détours… Ils se posaient enfin.

C’est alors qu’une chanson s’éleva dans une des rues voisines. Une guitare accompagnait la voix perçante et la soutenait, la prolongeait, lui donnait une envolée qu’elle n’avait pas naturellement.

Joueur et chanteur débouchèrent à l’angle le plus proche. Les pigeons ne s’envolèrent point : ils sautillaient ou, s’arrêtant, regardaient venir vers eux ces inconnus. Le premier, bas sur des jambes tordues, le buste épais, la tête énorme, tenait en se cambrant, une guitare appuyée sur le ventre, une guitare rouge et retentissante dont il tirait des effets pittoresques pour ce jaune et long escogriffe à la voix pointue comme son chapeau tyrolien… Un moment, il s’égosilla. Un moment, l’instrument, sous les doigts habiles du musicien, répandit une infinité de sons et termina sur un accord plaqué net avec un grand cri du chanteur.

Il ne tomba pas un sou dans la rue. Aucun visage n’apparut aux fenêtres. C’était à croire que, dans les maisons, nul ne se souciait de ces artistes que j’observais sans dire mot. Ils me virent : ils me saluèrent discrètement de loin, et la chanson reprit sur une gamme étrangement colorée, à l’italienne, que le chanteur attaqua vite avant de donner à sa voix cette note suraiguë par quoi je la trouvais surprenante.

Mais, du coup, les pigeons s’envolèrent et le chat maigre qui les guettait, de derrière une borne, resta court, cependant que je me régalais du concert imprévu que me donnaient ces bizarres personnages, midi sonné partout depuis longtemps.

L’Amant surpris

à P. P. Girieud

Lestement, l’amant de Madame grimpa jusqu’au grenier car les chiens aboyants et fumants précédaient leur maître dans la cour. Il arriva, botté, le fusil en bandoulière, la gibecière plate, et sa femme l’accueillit avec un sourire ambigu, son beau regard et ses mains blanches tandis qu’il s’excusait du désir amoureux qui, l’ayant pris dehors, ne le quittait point. Elle se dérobait. Ses lèvres gardaient encore la saveur d’une caresse aimable et son être entier frissonnait dans l’attente d’un plaisir dont elle était friande.

Dans le grenier, le pauvre amant se morfondait. Il ouvrait une lucarne par désœuvrement et la pluie se mettait à tomber sur les champs. L’horizon fléchissait. Les tilleuls de la cour frémissaient. Un souffle frais faisait crépiter sur les tuiles tièdes l’ondée légère et tout s’assombrissait hormis ce bruit chanteur d’eau vive qu’en haut l’amant surpris se désolait d’entendre, qu’en bas le maître du logis appréciait fort justement.

Par la fenêtre ouverte du salon jaune sa voix montait. Elle était chaude et pénétrante. Elle vantait des plaisirs délicats et le soir descendait et le prisonnier du haut étage finissait par découvrir, dans une corbeille poudreuse de vieux bouquins, le tome premier d’une édition princeps de La Fontaine. Sa mélancolie se dissipait alors. Il poursuivait ses recherches, mais la fraîcheur le surprenant avec la nuit, il se félicitait et se gourmandait à la fois de sa trouvaille et de sa fâcheuse aventure.

Ami Bernard, appela-t-on… — Amie Lucie… répondit-il. — Silence… fit-on du bout des lèvres… On ne voyait plus clair. Il reçut dans ses bras une svelte et jeune amoureuse et ne la reconnut qu’après un long baiser qu’il appuya bien sur sa bouche… — Hé quoi ! c’est vous Mathilde ? s’étonna-t-il ensuite… — C’est moi, dit-elle un peu confuse… Madame m’envoie… — Restez… Il la retint et tandis que l’ombre se faisait plus épaisse, il ravit la jolie servante dans une extase que la sonnette du corridor dissipa seule après un long moment.

— Cette fille n’est jamais là… Mathilde ! Mathilde ! criait Madame… — Laissez Mathilde… — Descendez-vous ?… Elle descendit. Monsieur qui ne comprenait rien à l’humeur de sa femme, dit à la fille pour plaisanter : — Votre amoureux était-il avec vous que vous voilà si promptement défaite ? — Ah ! laissez donc ! lui fut-il répliqué. C’est une coureuse, c’est une évaporée. Je la mettrai demain dehors.

Mathilde pleurait. Monsieur que tout portait au bonheur souriait. Madame grondait et l’amant surpris, bénissant le hasard, s’installait au rebord de la lucarne. Il ne pleuvait plus. Pourtant, avant que de descendre, il alluma sa pipe et il se promettait de revenir bientôt chercher dans la corbeille les tomes suivants du bon Jean de La Fontaine, son auteur favori, dont il ne possédait hélas ! les œuvres complètes que dans une fort mauvaise édition abîmée par les vers.

Le Souvenir

à André Warnod

Si Pellerin m’appelle Jean-Jacques Rousseau-Moulin Rouge, on m’a donné d’autres surnoms et je réponds à tous. Ils forment mes souvenirs. Ils marquent non seulement ma jeunesse, mais celle de toute une poignée d’amis. C’est au Quartier, dans les bars des Halles, à Montmartre, sur le Boulevard, la façon qu’a l’un de boire et de rire, l’humeur d’un second, ses gestes, les emballements d’un troisième et la fumée des pipes. Je les retrouve avec leurs manies. Je n’ai pas envie d’être rosse avec eux. Pourtant, comme je déteste aujourd’hui ce passé de tourment et d’amour. Sous la pluie glacée du petit jour, un Paris de brume, timide et frileux, me poursuit. Ah ! que cette brume est charmante, qu’elle me pénètre, qu’elle me touche et m’afflige ! Je voudrais en respirer encore l’humidité malsaine… Rendez-moi, dans la buée trop froide du matin, le Montmartre du Lapin agile, d’Adèle et des petits comptoirs. J’ai tant de moi-même là-bas… Je ne puis plus m’en séparer.

Nous vieillirons. On détruira ces jardins étagés sur la butte, les coins aimables, les bistros et la tonnelle où j’ai, tant de nuits de printemps, méprisé de boire pour caresser une enfant amoureuse. On bâtira. L’énorme construction du Sacré-Cœur écrasera la petite église bourguignonne pourrie de vieillesse. Je connais des bars si retirés qu’on oublie Paris en s’y arrêtant, des salles basses de plafond, accueillantes et fraîches, des cabarets, des ateliers et de pauvres chambres de camarades où l’on pouvait discuter sans s’occuper des femmes. N’est-il pas autre chose ? Cet air de liberté méchante et querelleuse ne m’a-t-il pas toujours énivré ? On s’asseyait à une table, on écoutait ceux qui parlaient : on n’admettait jamais une idée sans l’attaquer un peu. Il y avait de bonnes natures qui cherchaient à ne froisser personne. Quel mépris nous avions alors ! On a toujours raison d’assassiner les faibles. Mais ceux qui, durement, voulaient nous blesser par un mot ou par une attitude, comme on les regardait en face. L’alcool nous excitait. Dehors, dans la nuit heureuse, nous ne désarmions pas et c’était au plus fort.

Chers ennemis d’une heure ou de toujours ! Nous regretterons plus tard les mêmes émotions. Le parc de la Belle Gabrielle élève sur un ciel ouaté de brouillards les hautes cimes dépouillées de ses arbres. Retrouverons-nous jamais, après la terrasse, l’herbe folle du jardin, les espaliers, le lierre et les murs éventrés ? Goûterons-nous encore, par les après-midi pluvieuses de mars, les baisers d’une amie inconstante, ses rires et l’insouciance de notre cœur ? Ah ! je voudrais effacer de ma vie cette jeunesse aventureuse qui me tente encore. Je voudrais ne me rappeler rien. Ma vie serait monotone : une pauvre vie de chaque jour avec le courage, la foi, la bonté comme des fleurs malades à moitié

fripées dans ma main… tandis qu’un de ces soirs, je partirai à travers des villes furieuses d’épuiser le plaisir qui les obsède ; j’entrerai dans les bars éclatants, dans des tripots et dans des bouges. On n’aura pour moi ni douceur ni colère. Je boirai comme autrefois et peut-être, l’auberge où j’aurai fréquenté sera-t-elle marquée par un meurtre abominable une nuit que j’aurai perdu tout espoir.

Détour

à Claudien

À quatre heures, le jour sombre que reflétaient les glaces s’éteignait. On allumait le gaz et les filles coiffées et maquillées attendaient l’homme aux verres.

Il arrivait toujours sur la tombée de la nuit, dans sa houppelande et chaussé de feutre. Il s’asseyait. On ne le servait pas. Les filles le regardaient avec une extrême répulsion. Il fallait les forcer à s’offrir. Alors elles se mettaient en cercle autour de lui ; lentement, elles ouvraient leurs peignoirs. Il choisissait. Ensuite chacune se retirait et le silence de la rue déserte envahissait le bar.

Ce bar m’attira. J’en aimais la façade ravagée, l’oblong vitrage dépoli, la lanterne bleue et, dominant, les hautes persiennes éternellement closes, les persiennes vertes et mortes…

Dans ce quartier, proche de la Seine, les sirènes sifflaient et criaient sous un ciel de brumes pluvieuses et c’était, le soir venu, par un dédale de ruelles étranglées, des lumières basses éclairant de sordides intérieurs. Quelques passants hâtaient le pas. De très vieilles femmes vous attiraient vers des impasses et quand, à la lueur d’un réverbère, un visage sortait de l’ombre, on en éprouvait un malaise indéfinissable où l’horreur et le plaisir se partageaient.

J’éprouvai cette angoisse cruelle, ce plaisir. J’allai, frôlant les devantures fermées, de grands porches obscurs et béants, de crapuleux débits. Mais on ne m’arrêtait pas. J’aurais voulu… Mais aurais-je résisté ?… Pour moi, les façades brouillées s’effondraient. J’allais, faisant le va et vient devant des hôtels vagues, et j’espérais du Hasard qu’il m’aurait en pitié.

C’est alors que les déconcertantes persiennes m’accrochèrent au passage et que la lanterne bleue, l’oblong vitrage dépoli, la façade ravagée me décidèrent à pousser l’étroite porte du bar et à pénétrer…

Au Vent Crispé du Matin

L’homme et la femme me suivaient. J’aurais pu — tant ils titubaient dans mon ombre — me soustraire à leur curiosité, mais un désir étrange ralentissait ma marche. Je me retournai

— Vous êtes chanteur, n’est-ce pas ? me dit l’homme.

— Evidemment.

La femme exultait : « Oh ! Vous en avez l’air. Quand je vous ai vu, j’ai tout de suite pensé : voilà, Monsieur est artiste de café-concert ! ».

Tant de bonhomie me mettait à l’aise. D’ailleurs il est bien rare de ne pas rencontrer, vers trois heures du matin, aux environs des halles, des gens fort accommodants. Sans rechercher leur compagnie, je ne crains pas de me mêler à eux ni de traîner, en accumulant cafés, marcs, calvados et vieux rhums, dans les nombreux petits débits qui avoisinaient l’église Saint Eustache et les Innocents. La fréquentation n’est jamais banale.

L’homme était ivre. Il tenait à la main son chapeau et se moquait des convenances. À ses côtés, la femme prenait de petits airs falots et balbutiants qui m’intriguaient.

Enfin, la conversation s’établit. Dans la lumière intense et sans cesse agitée des globes électriques, les lourdes voitures arrivaient qu’on déchargeait à même la chaussée. Des blouses et des casquettes rôdaient autour. D’autres, mélancoliquement, encombraient les comptoirs.

Nous prîmes à droite et, comme nous arrivions au boulevard de Sébastopol, l’homme brusquement me proposa de l’accompagner dans une guinguette où, disait-il, « un chanteur fait toujours de l’argent. » Je déclinai poliment l’offre. Il insista :

— Voyons… tant pis si je suis un crétin… mais je paie la voiture.

Et, de la voix, il arrêtait un fiacre endormi.

— Madame, ajoutait-il, nous accompagne…

Or, pas plus que moi, « Madame » ne se souciait de suivre l’ivrogne dans l’état où il se trouvait.

Ce double refus parut le contrarier.

— Mais, enfin, si je paie la voiture, répétait-il.

Il grogna, jura, s’emporta… Rien n’y fit. J’étais fatigué… Madame, « fallait qu’elle travaille… »

L’ivrogne alors nous écrasa de son mépris et, très cérémonieux :

— Par conséquent, mes enfants, je vous plaque. Mais, avant — on sait ce qu’on sait — que je vous présente : Monsieur, artiss’… Madame !…Cocher, place d’Italie ! »

Et, mollement, le fiacre détala.

Sur le boulevard, des ombres traînaient. Deux agents, à l’angle de Pygmalion, attendaient patiemment le jour qui déjà, faiblement, pointait au rebord aigu des toitures.

Heure charmante, où les viveurs, blêmis de fatigue, hument la brise, où des chiens maigres flairent, en portant la queue basse, les hautes poubelles et où les derniers chiffonniers que le jour chassera, causent entre eux d’une voix rauque devant les marchands de vin !

Je me perdais dans une rêverie légère et chaque bruit m’engourdissait. Ma compagne était moins distraite. Elle arrêtait les hommes et engageait avec eux de brefs conciliabules. Ce petit manège me surprit. Enfin la dame sut séduire un vieillard qui l’entraîna vers un banc… Elle revint au bout d’un moment, et me montra vingt sous.

Il faisait jour.

— Je vais boire, dit la femme.

Elle tirait un peu la jambe et son jupon dépassait la robe. Le petit collet noir et ridicule qu’elle portait sur les épaules, son vieux chapeau de paille grise, les espadrilles dont elle était chaussée, me faisaient l’effet d’un déguisement singulier et, très naturellement, j’imaginais une légende dont cette femme devait être la touchante héroïne. Pour une fois, mon rêve ne m’avait pas tout à fait trompé.

— Je ne cherche pas à plaire, voyez-vous… commença la buveuse un peu lasse ; mais dix sous d’un côté et dix sous de l’autre font une jolie pièce, et cette pièce, je la casse avec vous. Prenez un verre. Je n’ai jamais été jolie. Mais j’ai du cœur. Et si l’homme que vous avez vu tout à l’heure avec moi devenait moins exigeant, ma vie serait heureuse. Ce bougre là m’exploite… C’est son Destin… Silence !

Il me défend, car si je n’avais qu’Albert pour me défendre vous pensez bien !… Albert, c’est mon second… Autant dire un enfant. Tout jeune et déjà gâché… Quelle pitié ! malheureusement j’aimais Albert et il m’a eue. Depuis, nous avons pris l’habitude de nous voir. Je le console. Albert n’est pas heureux. Il va dans les cafés et chante des complaintes qu’il fabrique lui-même. Vous ne diriez pas qu’il est triste, mais dans la chambre il s’assied par terre et s’écrie : « je suis le rebut de la société ; elle me repousse. Je dégoûte même les agents ! » Entre nous, je crois qu’il n’a pas sa raison tout entière. Albert s’est trop fatigué autrefois. Sa jambe gauche maigrit. Albert est coxalgique.

Elle avala son petit verre d’alcool.

— Mais toutes ces misères ne me rebutent pas. Je reprendrai plus tard mon existence passée.

Nous nous levâmes. Elle me souriait. Le matin jaune et brumeux nous grisait d’espérances confuses. Je glanai quelques feuilles de navet, une carotte et deux poiraux dont mon amie fit un bouquet charmant. Puis je la quittai pour regagner Montmartre. Alors elle releva très haut son vieux jupon et me montra qu’elle avait encore de jolies jambes.