Désespoir (Delphine de Girardin)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Désespoir.

DÉSESPOIR.[1]



Déjà mon cœur me quitte, et la mort me réclame,
Et je ne la crains pas : pourquoi me secourir ?
Vers le Ciel qui l’attend laisse voler mon âme.
Oh ! ma sœur, laisse-moi mourir !

Dès longtemps, tu le sais, ma vie est douloureuse ;
Souvent sur mes chagrins je te vis t’attendrir ;
Va, ne me retiens pas pour toi, sois généreuse.
Oh ! ma sœur, laisse-moi mourir !

Il est temps d’arrêter mes inutiles heures,
L’horizon dépouillé n’a plus rien à m’offrir ;
Je n’ai plus rien de moi ; vivante, tu me pleures.
Oh ! ma sœur, laisse-moi mourir !

Je ne veux point survivre à mes belles années
Fraîches fleurs du printemps que l’été va flétrir,
Parures du matin avant le soir fanées.
Oh ! ma sœur, laisse-moi mourir !


Je ne veux point survivre à la saison de plaire,
Et voir me blonds cheveux de neige se couvrir.
Sans enfants à bénir, le vieillesse est amère.
Oh ! ma sœur, laisse-moi mourir !

Je ne veux pas survivre à mes chants de poëte,
Gloire que ton orgueil me faisait tant chérir.
Mes yeux sont dessillés, et ma lyre est muette.
Oh ! ma sœur, laisse-moi mourir !
 
Je ne veux pas survivre à mes nobles pensées,
Trésors de loyauté qu’il est beau d’acquérir.
Le poison peut entrer dans les âmes blessées…
Oh! ma sœur, laisse-moi mourir !

Il est plus glorieux de tomber généreuse,
D’embrasser en partant ceux qui nous font souffrir,
De finir sans remords, comme une femme heureuse.
Oh ! ma sœur, laisse-moi mourir !

Ta pieuse douleur ne sera pas sans charmes ;
De mes ailes, la nuit, je viendrai te couvrir ;
Je veillerai sur toi, j’adoucirai tes larmes !
Oh ! ma sœur, laisse-moi mourir !

Demain, à votre amour quand je serai ravie,
Tu trouveras ces vers, mon dernier souvenir,
Et ma mère, en lisant les chagrins de ma vie,
Me pardonnera de mourir !


Paris, 1834.

  1. En 1834, madame Émile de Girardin eut la petite vérole, maladie qui heureusement ne laissa après elle aucune trace ; ces vers sont adressés à sa sœur, madame la comtesse O’Donnell, qui lui avait prodigué les soins les plus tendres. » (Note de l’Editeur.)