Députés contre Parlement/III


Le Soviet.


Avant la guerre, parmi les socialistes, personne n’était absolument antiparlementaire. L’abjection des assemblées commençait à éclater à tous les yeux. Mais on ne savait pas comment remplacer ça.

Il a fallu que la Constituante devînt en 1918 et 1919 le mot d’ordre contre-révolutionnaire, le leit motiv bourgeois en Russie, en Hongrie, en Autriche, en Allemagne, et jusque dans les conseils des Alliés, il a fallu que partout, d’emblée et d’instinct les partis communistes opposassent Conseils à Constituante, suffrages de classes à suffrage universel, dictature des travailleurs à démocratie, pour que nous en vinssions à comprendre que le suffrage universel n’est que mensonge dans une société de classes et que la démocratie n’y est que camouflage d’une dictature capitaliste. Insuffisance, nous n’hésitons pas à l’écrire, la convocation d’une Constituante, que réclament certains camarades qui, négligeant les leçons venues d’Allemagne, d’Autriche, de Russie, ne veulent pas reconnaître qu’en période de révolution sociale on ne peut pas négliger l’existence des classes sociales.

En même temps que l’histoire contemporaine nous enseigne ces choses, et que la constitution des soviets nous révèle une ébauche de mise au point du gouvernement direct par les masses travailleuses, la caste capitaliste internationale inaugure une politique de réaction aiguë qui nous fait convenir que tout espoir d’éviter une révolution totale, soudaine, s’évanouit. L’extrémisme de droite exige de nous un extrémisme contraire.

Ainsi peu à peu s’élabore un rapprochement entre des fractions jusqu’alors divergentes de la classe ouvrière qui se sont données rendez-vous sur le terrain nouveau du soviet. Syndicalistes et socialistes communistes, longtemps séparés par de gros problèmes, sont en passe de se réconcilier, et peuvent, doivent, dès aujourd’hui, envisager d’étroits rapprochements. Telle la langue anglaise qui donna au monde bourgeois le mot parliament, la langue russe vient de donner au monde du travail le mot soviet. Cet organe souple, sobre, précis, compétent, devient dès lors notre modèle à tous.

Les élections qui vont avoir lieu en France, en Angleterre, en Italie, en Suisse, cet automne, vont faire à merveille la preuve de la supériorité du soviet. En quinze jours de fièvre, de clameurs, de corruptions, de manœuvres, les partis politiques et les comités vont vouloir raconter, au malheureux peuple effaré, l’avant-guerre, la guerre, l’après-guerre, panorama minutieux qui porte sur deux versants d’histoire, larges chacun de plusieurs siècles.

Élu, le futur Parlement sera incapable de préciser une seule solution à un seul des problèmes urgents qui l’attendent, hormis peut-être le rétablissement de l’absinthe et l’augmentation de l’indemnité parlementaire. Mais construire un budget qui n’écrase pas le travailleur, organiser l’importation et la répartition de la main-d’œuvre, faire bénéficier la nation seule de ses richesses en houille blanche, créer, enfin, l’hygiène, une hygiène de force à lutter contre le danger grandissant des épidémies et de la tuberculose, en un mot sauver le peuple français et refaire la France, le futur Parlement en est incapable, parce que, Parlement bourgeois, il devra servir des intérêts opposés à ceux de la nation, les intérêts des profiteurs et non pas ceux des victimes.

Avec un soviet, voilà un danger qu’on ne pourra même pas envisager.

D’abord, élu des seuls travailleurs, composé de travailleurs, il n’a cure que de leurs intérêts.

Et puis, il n’a pas le temps de former aristocratie, de se détacher de la masse d’où il sort. À peine en émerge-t-il que l’y voilà replongé. Réuni pour quelques jours seulement et avec des mandats précis, il se borne à être l’écho direct de la voix de la foule, à contrôler la gestion des comités techniques, où des hommes compétents et responsables administrent, travailleurs silencieux, ce qui leur a été confié.

Promptitude dans la discussion et dans le vote, sévérité d’un contrôle que la camaraderie n’a pas le temps d’aveugler, garantie de compétence et de technicité, voilà, sauf erreur, ce à quoi tendent soi-disant certains avocats d’une démocratie nouvelle ou d’une royauté restaurée, plus éloquents à flétrir les politiciens qu’à vouloir ce qu’il faut pour en libérer la France : voilà ce que donne le soviet, qu’on insulte, mais qu’on cache.

Voilà ce que nous voulons sans concession, sans retard.

On peut trouver, même parmi de bons milieux, des hommes qui proclament tous ensemble que la situation est révolutionnaire et que pour éviter cette révolution qu’ils disent d’ailleurs inévitable, il faut prendre un minimum de mesures dont ils suggèrent de longues, fastidieuses, prudentes listes.

Non. Rien. Nous ne voulons plus rien savoir. Nous n’avons plus le temps. Nous sommes payés de quatre cent milliards de dettes et deux millions de victimes pour ne plus nous faire d’illusions. Une force pousse au pire. Nul n’y résiste. Tous la servent. Nous savons que les élections donneront un Parlement de profiteurs. Nous savons que la gabegie continuera. Nous savons que le déficit crèvera. Nous savons que la diplomatie française s’obstinera à préparer le retour du Tzar et celui du Kaiser, insoucieuse de l’alliance qui s’amasse contre nous.

Nous avons le droit de prédire cela parce que le pessimiste le plus bilieux n’aurait jamais pu imaginer que moins d’un an après sa « victoire », la France, sous le triumvirat Clemenceau-Poincaré-Tardieu, serait aussi méprisée, bafouée, haïe qu’elle l’est de par le monde… et lamentable pourtant.

Non. Entre la caste dirigeante et nous, il n’y a plus rien, qu’un duel à mort. Et ne faites pas appel à notre patriotisme : c’est lui qui, plus fort que tout, exige de nous la révolution.

Croyez-vous donc que la violence nous séduise, nous qui revenons de la guerre ? Nous qui, autrefois pacifiques et comme étrangers à notre siècle, ne souhaitions rien de mieux qu’une vie sans lutte, une vie d’étude ? Croyez-vous donc que nous acceptions avec légèreté de cœur de telles responsabilités, lourdes à des épaules auxquelles le sac de soldat et les blessures ont déjà donné la courbe de la vieillesse ?

Mais quoi. Peut-on assister immobile à l’assassinat de la civilisation ? Vous avez peur de la révolution… Qui donc y pense sans inquiétude ? Sa violence vous effare… Cette grandiose inconnue ne vous rassure pas… Vous la critiquez déjà dans ses détails, que vous imaginez à votre fantaisie… Vous prévoyez gratuitement ses défaillances, ses manquements (certes qui ne défaille jamais, surtout à travers de telles tourmentes).

Mais il n’est pas question de tout cela. Il est simplement question de ceci : sauver la France, l’Europe, la civilisation des mains d’accapareurs à ce point déments qu’ils en sont à pratiquer la politique de la poule aux œufs d’or… Les ancêtres des capitalistes actuels avaient trouvé la loi d’airain : payer leurs hommes juste ce qu’il faut pour qu’ils leur rapportent le plus possible. C’était inique, mais ça se tenait. Nous n’en sommes plus là, entendez-vous bien. Aujourd’hui on laisse mourir exprès, sans soins, cinq cent mille tuberculeux militaires, qui répandent leur mal autour d’eux, et des dizaines de milliers de mutilés, de malades, parce que les employeurs gagnent davantage avec la main-d’œuvre noire et jaune. La voilà, la question : la France ne vivra, la race française ne durera que si les travailleurs prennent le gouvernail tout de suite. Nous sommes trahis.

Au reste, la déclaration de guerre sociale n’est pas notre fait. Ce n’est pas nous qui faisons mourir de faim, avec la collaboration des généraux boches, des enfants coupables de naître dans un état socialiste. La séquestration et la torture de la Russie constitue bien, n’est-ce pas, une déclaration de guerre sociale ? Non, ce n’est pas nous qui avons posé la « question de force ».

La classe ouvrière française s’affirme solidaire des bolcheviki. Non pas que nous soyons, nous bolcheviki. Le bolchevisme n’est que la formule russe du socialisme. Si Lénine ou Trotzky étaient Français, ils riraient de qui se déclarerait bolchevik. Copier servilement la grande révolution russe serait en faire une injurieuse caricature. Bolcheviks en Russie, nous sommes communistes en France, et si notre but est analogue au but que poursuivirent nos camarades, nous savons que l’existence de la petite bourgeoisie française, cette autre victime de la guerre capitaliste, cette dernière venue au prolétariat, et de la petite paysannerie qui connaîtra sous peu son avènement à la misère, exigent que nous arrivions au but par d’autres moyens.

Mais cette distinction nettement établie, nous affirmons notre complète solidarité avec l’héroïque république des Soviets, et nous savons exprimer la pensée du prolétariat français en signifiant à nos maîtres actuels qu’ils répondront demain de leur forfait d’aujourd’hui.