Départ d’un Jeune Soldat

Th. Clairet (p. 15-23).


DÉPART D’UN JEUNE SOLDAT.


Mon cœur est brisé par la force de mes chagrins ; mes yeux brûlants n’ont plus de larmes ; hélas ! voici le jour où il me faut quitter les lieux charmants de mon enfance, mon doux pays de Basse-Bretagne.

Adieu, ma cabane de genets, Bâtie au haut de la colline ; placis vert où je jouais enfant, grands ifs si touffus à l’ombre desquels pendant la chaleur des étés, je dormais à midi.

Adieu, ma mère et mon père, maintenant n’espérez plus que votre fils bien-aimé reste pour appuyer votre vieillesse, reste pour vous donner du pain, comme vous lui en avez donné ; la loi est sans cœur, il faut vous quitter.

Plus d’une fois, ma bonne mère, vous pleurerez sans doute, quand mon chien soucieux viendra se frotter contre vous ; quand vous verrez dans le foyer ma petite chaise vide, et l’araignée tendre ses toiles autour de mon bâton de chêne.

Adieu, cimetière de ma paroisse, adieu terre bénite qui recouvrez les os de mes pères que Dieu a rappelés à lui ; à la fête des âmes plaintives, je ne viendrai plus sur ces tombes répandre l’eau sainte et mes pleurs.

Adieu, ma plus aimée, Marie, ma douce belle ; une étoile fatale vient de jeter le deuil dans nos cœurs ; notre bonheur, nos joies brillantes sont passées comme un léger nuage emporté par le vent.

Je ne verrai plus tes yeux si perçants et si éveillés pétiller de plaisir, là-bas, à ma venue ; je ne verrai plus ta petite main blanche et vive tourner le rouet ; je n’entendrai plus ta douce voix chanter mes chansons.

Quand nous étions au catéchisme, enfants tous deux encore, déjà nos jeunes cœurs s’entendaient à merveille ; plus d’une fois, devant la statue de la vierge du carrefour, nous jurâmes que jamais rien ne nous séparerait.

Jeunes et sans soucis, hélas ! nous ignorions de combien de chagrins cette vie est mêlée ; il n’existait pour nous alors ni lois ni roi, nous ne connaissions qu’une loi, celle de l’amitié.

Adieu, mon proche voisin Iannik, mon ami véritable, compagnon de mes jeux, mon frère parle cœur ; qui viendra prendre hélas ! la moitié de mes peines ? qui rira maintenant avec moi quand je serai joyeux ?

À l’avenir tu iras sans ton frère aux paroisses prochaines fouler les aires neuves et battre dans les cercles, tu iras sans moi disputer le mouton, prix des luttes, et le ruban d’honneur a la fête de l’écobue.

Adieu, Mindu, mon pauvre chien, mon bon camarade, nous=n’irons plus dès le matin chercher les traces du ; lièvre ; je n’entendrai plus sur la montagne tes aboiements sonores ; sur ma main je ne sentirai plus ta langue caressante,

Dans peu de temps, bien des amis froids au pauvre exilé ne penseront plus ; mais ton cœur à toi, bon Mindu, n’est pas si oublieux ; longtemps encore tes gémissements diront que tu portes mon deuil.

Adieu, ma blonde cavale, légère comme une biche, proprette comme une souris, gentille comme une brebis ; je ne te sentirai plus frémir sous moi d’impatience ; ma main n’attachera plus le ruban d’honneur à ton front.

Adieu, plaisirs, adieu, foires ; joyeux pardons, soupe de lait des noces, veillées, aires neuves, ébats si animés ; biniou vif et perçant mon cœur né tressaillira plus en écoutant tes sons brillants.

Adieu, à tout ce que j’aime, adieu pour jamais ; je mourrai loin de la Bretagne, je mourrai de chagrin ; il est des plantes délicates qui ne doivent pas quitter le sol où elles sont nées, et qu’on voit se flétrir des qu’elles sont exilées.